Avec Madame Bovary, le nom de Gustave Flaubert est entré dans l’histoire de la littérature. Sa vie change. On veut le rencontrer, on le sollicite, on l’invite. Il fait désormais partie de ces gens de lettres qui tiennent le haut du pavé. Paris lui ouvre les bras ; l’ermite pourrait devenir un mondain. À vrai dire, une autre raison l’incline à venir plus souvent dans la capitale : la présence de sa mère qui accompagne la petite Caroline, devenue élève d’une pension parisienne. Et puis, lancé dans l’écriture de son nouveau roman, Salammbô, il a besoin d’une énorme documentation qu’il ne peut se procurer qu’à la Bibliothèque impériale, rue de Richelieu, ou en d’autres bibliothèques parisiennes.
Au demeurant, s’il arrive à Flaubert de défrayer la chronique dans les gazettes, il y a une barrière qu’il ne franchit pas : écrire dans les journaux et les revues. « On me verra cocher de fiacre avant de me voir écrire pour de l’argent(236). » Puisqu’il peut vivre sans courir les piges, comme tant d’autres écrivains y sont contraints, il se consacre entièrement au livre qu’il écrit, et à Croisset de préférence, plutôt qu’à Paris, boulevard du Temple. Entre la publication de Madame Bovary et celle de Salammbô s’écoulent cinq bonnes années, au cours desquelles il passe moins d’un tiers de son temps dans la capitale : entre trois et quatre mois par an, pendant l’hiver ou le printemps de préférence. À Croisset, devant la Seine, où il aime à se baigner les jours cléments, il demeure l’écrivain farouche, toujours insatisfait, gueulant ses phrases, se corrigeant sans cesse, traquant les assonances et les répétitions, quêtant la bonne métaphore, jusqu’au moment où il prend le train pour aller piocher dans les ouvrages érudits qu’il n’a pas à la portée de sa main. Une vie de moine, mais de moine qui sait aussi se dissiper.
Un nouveau milieu
Flaubert s’est intégré dans le milieu littéraire et le monde du théâtre. Déjà, en 1856, il s’était battu en faveur de son ami Bouilhet qui avait finalement obtenu un beau succès à l’Odéon avec sa pièce en vers, Madame de Montarcy. Vivant à Mantes, en compagnie de sa concubine Léonie, Bouilhet confie à Flaubert le soin de défendre son drame Hélène Peyron, qu’en bon mandataire son ami réussit à faire prendre par le Théâtre impérial de l’Odéon. En 1860, il s’active pour la nouvelle pièce de Bouilhet, L’Oncle Million ; ce sera un fiasco, mais l’amitié n’en reste que plus solide entre Gustave et Louis. À Croisset, Bouilhet reviendra passer des heures auprès de Flaubert pour relire et corriger avec lui le manuscrit de Salammbô.
Un nouvel ami est entré dans ses relations, Ernest Feydeau — dont le fils Georges deviendra célèbre vaudevilliste. Il est lui-même écrivain et gagne sa vie comme coulissier à la Bourse ; Flaubert fait sa connaissance à L’Artiste, où, on s’en souvient, il a fait paraître des fragments de son Saint Antoine. En 1858, Feydeau obtient un beau succès avec son roman Fanny. Très vite, les deux hommes sont devenus familiers. Ernest et sa femme viennent parfois déjeuner à Croisset. Il confie la lecture de son nouveau roman, Daniel, à Flaubert qui, selon son habitude, lui en parle sans tourner autour du pot : « J’ai lu deux cents pages du Daniel. J’aurai fini la lecture complète ce soir. J’en pense beaucoup de bien. Mais je suis révolté très souvent par les redites et les négligences de style qui sont nombreuses. Quel sauvage tu fais ! À côté de choses superbes tu me fourres des vulgarités impardonnables. » Il ne changera pas : la franchise est pour lui la règle première de l’amitié. On admire, dans ses lettres, la minutie avec laquelle il analyse le manuscrit qu’on lui a confié, relevant dans chaque partie ce qui est bon ou ce qui cloche, applaudissant ici, écumant de colère là, traquant le cliché, les phrases toutes faites, multipliant les conseils, non sans humour : « Quant au docteur [un personnage du roman], je te demande sa mort comme un service personnel(237). » Avec Ernest, qui a le même âge que lui, Gustave sait aussi garder le ton du vieux collégien qu’il ne cesse d’être : « Eh bien ! lui écrit-il lors d’un voyage de Feydeau dans le Midi, vieux lubrique, vieux Valmont, infect Noireuil et père Jérôme, souilles-tu suffisamment le département de la Haute-Garonne ? Emplis-tu les ravines des éjaculations de ton indomptable broquette ? Combien de chèvres as-tu déshonorées, combien de caméristes séduites, de pâtres violés et de tables d’hôtes éblouies ? Tu dois être bien là-bas, parlant javanais, avec tes grandes guêtres et ton costume espagnol ? » Les années n’ont pas changé le vieux potache.
À Paris, où il connaît déjà Théophile Gautier, Flaubert entre en relations avec Baudelaire, Michelet, Sainte-Beuve, Renan, le chroniqueur Saint-Victor et surtout les Goncourt, Jules et Edmond, bientôt ses intimes et dont le Journal l’évoquera à profusion. Avec tous ces confrères, il se révèle un bon camarade qui discute avec passion, et sait faire le pitre après le café. Baudelaire a la curieuse idée, en janvier 1862, de se porter candidat à l’Académie française. Il demande à Flaubert d’intervenir en sa faveur auprès de Jules Sandeau pour solliciter sa voix, et lui qui n’a qu’ironie pour le Quai Conti écrit à Sandeau sans hésitation : « Faites cela ! Nommez-le ! Ce sera beau. » Pour lui, « le premier devoir d’un ami est d’obliger un ami ». Réponse de l’auteur des Fleurs du mal : « Mon cher Flaubert, vous êtes un vrai guerrier. Vous méritiez d’être du bataillon sacré. Vous avez la foi aveugle de l’amitié, qui implique la vraie politique. » Évidemment, jamais Baudelaire n’aura la moindre chance d’être élu à l’Académie, mais de cette entreprise désespérée l’amitié sort victorieuse.
Envers Michelet, qu’il a beaucoup lu dans sa jeunesse, il balance. Il commence par mettre en miettes l’ouvrage consacré à L’Amour dans une lettre à Théophile Gautier : « Il ne parle que de ça [la matrice], ne rêve qu’ovaires, allaitement, lochies et unions constantes. C’est l’apothéose du mariage, l’idéalisation de la vesse conjugale, le délire du pot-au-feu. » Sur La Femme, qu’il lit ensuite : « Quel vieux radoteur ! Il abuse de bavardage, franchement », écrit-il à Feydeau. Mais voici que Michelet lui adresse son nouveau livre, La Mer. « Comment vous remercier ? Monsieur et cher Maître, de l’envoi de votre livre ? Comment vous dire l’enchantement où cette lecture m’a plongé ? » Le Garçon sait trouver des délicatesses de femme du monde. Et de lui apprendre comment au collège déjà il dévorait ses livres. Michelet, enchanté, le remercie et admire : « Une telle lettre, c’est plus que le livre — belle et rare singularité, si curieuse que je vois si peu : un homme supérieur qui aime la production des autres, et lui soit sympathique(238). » Derechef, en juin 1861, Flaubert s’enchante du nouveau livre de Michelet, Le Prêtre, la Femme et la Famille. « Il n’est maintenant personne qui puisse se passer de vous, se soustraire à l’influence de votre génie, ne pas vivre sur vos idées. » Échange de bons procédés : le « vieux radoteur », à la sortie de Salammbô, félicite chaleureusement Flaubert, qui répond : « Voilà huit jours que je veux aller vous voir pour vous parler de votre prodigieuse Sorcière, que j’ai dévoré en une nuit d’une seule haleine. » C’est dit : pour lui, Michelet est un maître, on ne le contestera plus.
C’est aussi au siège de L’Artiste que Flaubert, en 1857, avait fait la connaissance des frères Goncourt, qu’il apprécie tout de suite, qu’il reçoit à sa table, qu’il visite et qu’il prend l’habitude d’appeler « mes bichons ». Discussions à n’en plus finir, confidences, repas communs, ils s’apprécient. Ce qui n’empêche pas les vacheries du Journal. Flaubert les félicite pour leurs Maîtresses de Louis XV, s’émerveille devant leur Sœur Philomène, mais, comme toujours avec ses amis, il sait discuter, objecter, relever les couacs du concert. Les deux autres répondent, s’expliquent, justifient leurs choix. Et quand, séparé d’eux, leurs lettres se font rares, il proteste, les réclame, bref une amitié intense est née entre Gustave et les deux grands concierges des lettres françaises. Ils en font le portrait : « Très grand, très fort, de gros yeux saillants, des paupières soufflées, des joues pleines, des moustaches rudes et tombantes, un teint martelé et plaqué de rouge. » Ils le décrivent dans ses déclamations passionnées, « les yeux hors de la tête, le teint allumé, les bras soulevés comme pour des embrassements de drame » : il parle du style, des maîtres, de son livre, à étourdir les deux bichons. Sur Sade, qui le fascine, il déclare : « C’est le dernier mot du catholicisme. Je m’explique : c’est l’esprit de l’Inquisition, l’esprit de torture, l’esprit de l’Église du Moyen Âge, l’horreur de la nature. Il n’y a pas un arbre dans de Sade, ni un animal(239). » Les réserves des Goncourt ne font pas défaut dans leur Journal à l’endroit de leur ami. Du reste, s’agit-il pour eux d’un ami ?
Au fond, cette nature franche, loyale, ouverte, furieusement épanouie, manque de ces atomes crochus qui mènent une connaissance à l’amitié. Nous nous trouvons au même point que le premier jour où nous l’avons vu, et quand nous lui parlons de venir dîner chez nous, il nous dit tous ses regrets, mais ne pouvoir travailler que le soir. Oh ! l’amusante erreur ! Ces hommes — que le bourgeois voit toujours en fêtes, en orgies, vivant le double des autres hommes —, n’ayant point une soirée à donner à l’amitié et à la société ! Ouvriers solitaires et renfoncés, vivant loin de la vie, avec une pensée et une œuvre(240) !
Cette notation, née du dépit d’un jour où Flaubert n’était pas libre, ne reflète pas la réalité du personnage. Que de stationnements ne fait-il pas au Café Anglais, chez Tortoni, aux Trois Frères Provençaux, avec les uns et les autres. L’ours sait se ménager les sorties de tanière. La célébrité a aiguisé ses dons de séducteur, et d’abord auprès des comédiennes. On connaît déjà sa liaison avec Béatrix Person, « cette excellente créature ». Elle finit par convoler avec un exploitant agricole, Jules-Émile Godefroy : la terre, elle, ne ment pas ! Plus tapageuses seront ses amours avec Suzanne Lagier, autre comédienne et bientôt chanteuse. Nous connaissons sa personnalité surtout grâce au Journal des Goncourt qui la présentent comme une sacrée gourgandine. Replète, déboutonnée, tonitruante, le verbe haut et le mot acide, circulant de lit en lit, « une grosse mère avec une grosse voix, type de bon chien de Terre-Neuve, qui doit donner son cul comme un sou » : « Madame, disait d’elle sa bonne, c’est un monsieur qui bande toujours. » Dans les soirées, vive, spirituelle, appétissante, elle est intarissable d’anecdotes salées, elle met dans tous les cercles une touche de gaieté : « Nulle comédie de ce temps pareille à cette femme, nulle joie si amusante que ce boute-en-train et cette réjouissante forte-en-gueule, le plus beau plat d’un souper, une femme à servir dans du cresson comme une maîtresse de la Régence(241). » Les deux frères relatent à plusieurs reprises des déjeuners chez Flaubert avec une Lagier toujours aussi baroque, crue et cynique. La relation, intermittente, dura quelques années cahin-caha, s’arrêta, reprit. Nous n’avons qu’une seule lettre de Flaubert à la comédienne ; elle date de 1871 : il s’agit alors de lui faire jouer Mademoiselle Aïssé, une pièce posthume de Louis Bouilhet.
Les conquêtes de théâtre de Flaubert ne s’arrêtent pas là ; des allusions dans sa correspondance à la Ramelli et à d’autres inclinent à le croire, mais nous n’en savons guère plus. Nous sommes mieux renseignés sur ses amours avec la haute « bicherie » parisienne, ces dames entretenues qui parfois tenaient un salon. On lui connaît une aventure au moins avec Esther Guimont, dont le prince Napoléon et Napoléon III en personne avaient été les amants. Un billet d’elle, découvert par un collectionneur et publié par L’Intransigeant le 2 mars 1939, et qui ressemble à une parodie d’après boire, semble attester la relation : « Je m’engage, écrivait la dame, quand la salle de bains de l’hôtel que je fais construire rue de Chateaubriand sera prête, à livrer ma personne au sieur Gustave Flaubert qui en usera et en abusera à sa volonté. » La cocotterie, dont Georges Feydeau se fera le peintre comique, était composée de filles de modeste origine, dont la beauté ou l’abattage était le meilleur diplôme. Le gîte et le couvert assurés par un protecteur, riche et d’âge avancé, elles pouvaient recevoir gratuitement les greluchons qui leur plaisaient. Gustave, qui était du nombre, s’en inspirera pour créer Rosanette, dans L’Éducation sentimentale.
Jeanne de Tourbey, autre lionne sous l’Empire, fut aussi sans doute la maîtresse de Flaubert, sans qu’on sache à quel moment. Il avait fait sa connaissance en 1857, au moment où Marc-Fournier, le protecteur de la belle chérie, voulait monter Madame Bovary au théâtre. La dame tient un salon littéraire que fréquentent Mérimée, Renan, Sainte-Beuve et désormais Flaubert. Comme elle habite rue Vendôme (aujourd’hui rue Béranger), c’est-à-dire à deux pas du boulevard du Temple, Flaubert l’appelle sa « chère voisine ». Devenue en 1871 par son mariage comtesse de Loynes, elle tiendra à la fin du siècle le salon antidreyfusard le plus fameux, où pontifiait son amant, le célèbre critique Jules Lemaître. Pour l’heure, elle est une très jeune femme à laquelle Gustave conte fleurette, comme on le voit dans cette lettre qu’il lui envoie au cours de son voyage à Tunis, le 15 mai 1858, où il se targue de songer à elle « presque continuellement ». Il lui trousse le madrigal : « … Et je me croyais pourtant revenu de tout cela ! Quel orgueil ! Le cœur est comme les palmiers, il repousse à mesure qu’il se dépouille. » Les galanteries de Flaubert continueront auprès de sa « chère et belle voisine » :
Est-ce dans le boudoir de la rue de Vendôme que se retrouvent vos grâces de panthère et votre esprit de démon ? Comme je rêve souvent à tout cela ! Je vous suis, de la pensée, allant et venant partout, glissant sur vos tapis, vous asseyant mollement sur les fauteuils, avec des poses exquises !
Mais une ombre obscurcit ce tableau…, à savoir la quantité de messieurs qui vous entourent (braves garçons du reste). Il m’est impossible de penser à vous, sans voir en même temps des basques d’habits noirs à vos pieds. Il me semble que vous marchez sur des moustaches comme une Vénus indienne sur des fleurs. Triste jardin !
D’autres lettres suivent à l’adresse de l’« exquise personne ». Mais des lettres plus respectueuses que les billets qu’il envoie à une autre dame, Aglaé Sabatier, qu’on appelle « la Présidente », de cinq mois la cadette de Flaubert. Entretenue par un industriel belge, Alfred Mosselman, elle était aussi « la Muse et la Madone » de Baudelaire. Elle organise chez elle, rue Frochot, des dîners littéraires, auxquels Flaubert participe tous les dimanches quand il est à Paris, et où il retrouve Théophile Gautier, Ernest Feydeau, Henri Monnier, Maxime Du Camp et d’autres. La première lettre que nous avons de Flaubert à Aglaé date du 1er mars 1856, où il est question d’un dîner. L’année suivante il lui envoie un exemplaire de Madame Bovary, ainsi dédicacé : « À l’esprit charmant, à la ravissante femme, à l’excellente amie, à notre belle, bonne et insensible Présidente, Mme Aglaé Sabatier, mince hommage de son tout dévoué Gve Flaubert. » Les quelques lettres que nous avons de lui adressées à Aglaé sont assez lestes et laissent entendre des relations étroites entre eux deux. Ainsi, pendant l’été 1859 : « Restez-vous à Paris tout l’été ? Il fait chaud ces deux derniers mois ? Et j’imagine que vous avez maintes fois plongé votre beau corps de femme dans les ondes de la Seine. La tribade, comme [elle] a dû jouir sous vous ! et que j’aurais voulu être à sa place ! Pardon, je crois que j’ai lâché un gros mot ! C’est un cri du cœur. » Ou encore : « Adorable Présidente, “Je mets la main à la plume pour vous écrire” (et entre nous ce n’est pas à la plume que je voudrais mettre la main) », etc. Maxime Du Camp, plus tard, croira reconnaître Aglaé dans le personnage de Rosanette : la Présidente devenue la Maréchale. Les Goncourt en ont esquissé le portrait : « C’est une assez grande nature, d’un entrain commun, une courtisane un peu peuple. Cette belle femme à l’antique, un peu canaille, elle me représente une vivandière de faunes(242). » Nous n’avons pas beaucoup d’autres détails sur les fréquentations parisiennes de Flaubert à cette date, du moins est-il sûr qu’il s’y est ébroué.
Juliet
Joli cœur, corsaire des coulisses, séducteur à moustache gauloise, Flaubert, dans sa nouvelle vie parisienne, semble bien correspondre au portrait-robot du code de la virilité : le commerce des femmes et des filles est une nécessité où le sentiment n’est qu’accessoire. Cependant, le comportement de Flaubert au regard des femmes a d’autres facettes. D’abord, celle de l’amitié. Ses échanges avec sa compatriote Amélie Bosquet l’attestent. Celle-ci, après avoir publié La Normandie romanesque et merveilleuse, s’est lancée dans le roman, sous le pseudonyme d’Émile Bosquet. Flaubert, qui avait fait sa connaissance à la bibliothèque municipale de Rouen, a pu songer à la séduire mais, Amélie s’étant refusée, leurs rapports ont évolué, et Flaubert ne manque pas de lire ses textes, de l’encourager, de passer de longues heures avec elle pour en parler, de s’entremettre auprès des éditeurs. En octobre 1862, il lui écrit : « Savez-vous qu’à votre dernier voyage nous avons eu deux séances qui me sont restées non pas sur, mais dans le cœur ? Il me semble que nous avons été plus intimes qu’à l’ordinaire ; il y a eu… je ne sais quoi. Mais quelque chose de bon, de fort et d’attendri en même temps… et comme une étreinte douce. Je vous aime beaucoup quand vous ne riez pas. » Tout cela sera définitivement compromis, quand, lisant L’Éducation sentimentale en 1869, Amélie Bosquet, qui écrit dans Le Droit des femmes et vient de publier Le Roman des ouvrières, découvrira, indignée, le personnage de Mlle Vatnaz, qui ridiculise la cause féministe.
Cependant Jacques-Louis Douchin nous raconte une belle histoire dans sa Vie érotique de Flaubert. Lui qui ironise sur le « grand amour » de Gustave pour Élisa Schlésinger croit être en mesure de nous révéler qu’il y a bien eu un grand amour de Flaubert, mais qui a été un amour « censuré ». La bien-aimée s’appelait Juliet Herbert, la troisième institutrice de la petite Caroline, débarquée au printemps de 1855, à l’âge de vingt-six ans, à Croisset, où elle resta jusqu’en 1857. Née dans une famille anglaise distinguée mais ruinée, elle avait résolu de gagner sa vie comme préceptrice. Le 9 mai 1855, Flaubert en parle à Bouilhet sans romantisme : « Depuis que je t’ai vu excité par (et pour) l’institutrice je le suis (excité). À table, mes yeux suivent volontiers la pente douce de sa gorge. Je crois qu’elle s’en aperçoit, car elle pique des coups de soleil, cinq ou six fois par repas. » Un tournant décisif a lieu dans leur relation, quand, au printemps de 1857, toujours à Croisset, Juliet se met à traduire Madame Bovary sous l’œil de Gustave. Pendant des jours côte à côte, sont-ils devenus amants à ce moment-là, comme le suppose Jacques-Louis Douchin ? Flaubert avertit son éditeur Michel Lévy que cette « traduction est un vrai chef-d’œuvre ». Sans suite, la première traduction en anglais n’aura lieu qu’en 1886, mais ce ne sera pas celle de Juliet.
Après son départ de France en septembre 1857, nous savons, grâce notamment à la correspondance de Louis Bouilhet, qu’elle est revenue plusieurs fois à Croisset dans les années suivantes. En 1865, Flaubert lui-même fait un séjour à Londres, du 26 juin au 12 juillet, sans qu’on sache le but de ce voyage. Dans son Carnet de notes no 13, on lit les annotations qui confirment la relation : repas en tête à tête au restaurant, et « le soir, clair de lune — Retour délicieux — longue conversation ». La pudeur même de ces notes incite Jacques-Louis Douchin à conclure que « pour la première fois, et la seule de sa vie, Gustave Flaubert a connu l’amour ». Flaubert retourne à Londres en 1866. Nous n’avons aucune lettre de la correspondance supposée entre eux. Une chercheuse anglaise, Hermia Oliver, dans son Flaubert and English Governess. The Quest for Juliet Herbert (1980)(243), a enquêté sur la place prise par Juliet dans la vie de Flaubert. La « gouvernante anglaise » lui a notamment fourni des informations pour L’Éducation sentimentale. L’un et l’autre ne cessent de se revoir de manière espacée. Dans une lettre à sa nièce du 28 octobre 1870, il écrit : « Ma vie n’est pas drôle depuis dix-huit mois ! Pense à tous ceux [que] j’ai perdus ! (Je n’ai plus que toi et cette pauvre Juliet [souligné par nous] ! Et vous n’êtes là ni l’une ni l’autre !). » Le 8 septembre 1872, alors qu’il est à Paris, il écrit à la même : « Quand la pauvre Juliet m’aura quitté, j’irai trois ou quatre jours », etc. En 1874 encore, Flaubert dédicacera le premier exemplaire de sa Tentation de saint Antoine à Juliet, sa « chère compagne ». La même expression est employée à son sujet dans une lettre de Flaubert du 14 septembre à Caroline : « Je pense que dans huit jours ma chère compagne (ce n’est pas de toi que je parle) viendra te voir… » Plus loin, dans la même lettre : « Dès que je serai revenu à Croisset, Laporte m’amènera mon chien pour lequel Juliet m’a fait cadeau d’un collier superbe. » Le 21 août, il avait appris à Caroline qu’il partait pour Paris où il verrait « la chère Juliet ».
En 1967, l’historien américain Benjamin F. Bart estimait dans son Flaubert(244) que cette liaison avec Juliet avait dû être « certainement la plus tendre, la plus longue et la plus profonde des relations de Flaubert avec les femmes ». Pour Douchin, « Juliet a régné, souveraine, reléguant loin derrière, toutes les autres aventures ou toutes les autres expériences amoureuses de Gustave Flaubert ».
Pour en être certain, il faudrait disposer de la correspondance des deux amants. Une correspondance qui ne fait pas de doute parce que, primo, l’un et l’autre se sont vus et revus pendant de longues années, mais qu’ils ont été le plus souvent séparés, parce que, secundo, Flaubert est un épistolier infatigable, et qu’on ne saurait imaginer qu’il écrive moins à sa « chère compagne » qu’à Mlle Leroyer de Chantepie. Malheureusement, rien. Faut-il en accuser Caroline ? Douchin émet une autre hypothèse, très plausible : la destruction des lettres a été voulue par Juliet elle-même — « témoignages d’un amour exceptionnel qu’elle a voulu conserver pour elle seule. Trésor trop précieux pour que les générations à venir le prostituent sur la place publique ». Caroline, son ancienne élève, aurait-elle exécuté son souhait en détruisant les lettres de Juliet, qui de son côté se serait chargée de faire disparaître celles de Gustave ? On doit remarquer que nombre de lettres de femmes à Flaubert ont disparu — à commencer par celles de Louise Colet : n’est-ce pas l’écrivain lui-même, si hostile à toute publicité sur sa vie privée, qui aurait nettoyé sa vie posthume de ses secrets ?
Si amour il y eut, ce qui est probable, il reste que c’est le « dernier grand mystère de la vie de Flaubert », écrit Jean Bruneau. Un grand amour qui pouvait se concilier avec de longues séparations, allant jusqu’à plus de quatre ans. Et qui n’a pas tout aboli sur son passage. En 1859, il écrit encore à Mlle Leroyer de Chantepie : « Quant à l’amour, je n’ai jamais trouvé dans ce suprême bonheur que troubles, orages et désespoirs ! La femme me semble une chose impossible. Et plus je l’étudie, et moins je la comprends. Je m’en suis toujours écarté le plus que j’aie pu. C’est un abîme qui attire et qui me fait peur. » Reste que Flaubert peut aimer à distance : ne jouit-il pas d’autant mieux de son amour qu’il est éloigné de l’être aimé ? Juliet pouvait être l’amour idéal — celui qui ne perturbe pas le créateur, celui qui emplit son imaginaire et que l’intermittence des rencontres ravive sans danger.
En route vers Carthage !
Avant même que Madame Bovary ne fût publiée, Flaubert s’attelait à un nouveau roman, qu’il intitula Carthage avant de le nommer Salammbô. L’intrigue lui est inspirée par un récit de l’historien grec Polybe sur la guerre des Mercenaires qui éclata, en 241 avant J.-C., dans l’Empire carthaginois, au lendemain de la première guerre punique qui avait opposé les deux empires de la Méditerranée, Rome et Carthage. Cette guerre, qui dura trois ans et quatre mois, de l’automne 241 à la fin de 238, avait commencé par la révolte des Mercenaires contre le gouvernement punique dans l’impossibilité de leur verser leurs arriérés de solde et leurs indemnités. Les troupes de Carthage étaient d’origine diverse : Ibères, Gaulois, Ligures, et surtout Libyens. Le gouvernement tenta de les éloigner à près de deux cents kilomètres de Carthage, à Sicca, où on leur demanda de sacrifier une partie de leur solde. Un Libyen, Mâtho, prit la tête de la révolte, soutenue bientôt par les populations indigènes soumises à Carthage. La guerre qui s’ensuivit fut « inexpiable », selon le mot de Polybe. Massacres, atrocités, tortures, mais aussi scènes d’anthropophagie — les prisonniers mourant de faim. La victoire revint aux Carthaginois, Mâtho fut pris vivant et quelques-uns de ses compagnons furent tués sous la torture devant la population. Le nom de Salammbô (l’écrire avec deux m, nous précise Flaubert, pour prononcer Salam’ et non pas Salan’) est celui de la fille du chef carthaginois Hamilcar, dont le rebelle Mâtho était tombé amoureux, et qui mourra devant le spectacle de son exécution finale.
Carthage ! quelle idée ! Flaubert, depuis longtemps, songeait à écrire un roman historique situé dans l’Antiquité, dont il admirait déjà les grandes images dans son enfance. Le voyage en Orient avec Du Camp avait avivé ce désir, et il avait d’abord songé à écrire un roman « égyptien ». Carthage lui parut un défi plus élevé, parce que, sur Carthage, fondée au IXe siècle avant J.-C. par les Phéniciens, on ne savait pas grand-chose, à l’exception des trois guerres puniques, dont la dernière s’acheva en 146 avant J.-C. par la destruction de la ville, qui fut complètement rasée. La méconnaissance même de cette cité-Empire excita l’imagination de Flaubert. Après Yonville, après la trivialité, Carthage ! l’épopée ! Toutefois, fidèle à sa méthode, répugnant à l’exotisme rêvé, il s’évertua à restituer le vrai ou du moins, si c’était impossible, le « probable ». Il reprenait le mot qu’Ernest Feydeau avait utilisé dans son Histoire des usages funèbres et des sépultures des peuples anciens : « Quant à l’archéologie, lui écrit-il, elle sera “probable”. Voilà tout. Pourvu que l’on ne puisse pas me prouver que j’ai dit des absurdités, c’est tout ce que je demande. »
La tension qui, dans son esprit, existe toujours entre le beau et le vrai, il en parle très concrètement dans cette même lettre à Ernest Feydeau : « Un livre peut être plein d’énormités et de bévues, et n’en être pas moins fort beau. Une pareille doctrine, si elle était admise, serait déplorable, je le sais, en France surtout, où l’on a le pédantisme de l’ignorance. Mais je vois dans la tendance contraire (qui est la mienne hélas !) un grand danger. L’étude de l’habit nous fait oublier l’âme. Je donnerais la demi-rame de notes que j’ai écrites depuis cinq mois et les 98 volumes que j’ai lus, pour être, pendant trois secondes seulement, réellement émotionné par la passion de mes héros(245). »
Il est vrai que pour se documenter il n’a rien négligé. Il alerte ses amis pour l’aider à dénicher l’information. Il sollicite Félicien de Saulcy, un orientaliste rencontré à Constantinople, qui lui fournit des renseignements sur Carthage ; demande son aide à Alfred Maury, bibliothécaire de l’Institut ; écrit à Eugène Crépet, dont il a consulté l’Encyclopédie catholique, pour lui demander davantage de gravures, de dessins utiles ; adresse à Jean Clogenson, une connaissance de Bouilhet, et qui vient de visiter Tunis et Carthage, une liste de questions qu’il pourrait envoyer à ses amis de Tunis ; il presse le comte de Saint-Foix, rencontré dans son voyage en Orient, alors élève consul à Tunis, de lui expliquer comment les Psylles prennent et éduquent les serpents… Louis Bouilhet, au départ, est quelque peu sceptique sur l’entreprise — « une difficulté qui m’épouvante ». Mais il ne résiste pas aux volontés de son ami, décidé à relever le défi. Alors, le voilà, Flaubert, plongé dans d’immenses lectures, parfois inattendues, comme il s’en confie à Feydeau : « Ma table est tellement encombrée de livres que je m’y perds. — Je les expédie rapidement et sans y trouver grand-chose. Je tiens, cependant, à Carthage, et coûte que coûte j’écrirai cette truculente facétie. Je voudrais bien commencer dans un mois ou deux. Mais il faut auparavant que je me livre par l’induction à un travail archéologique formidable. Je suis en train de lire un mémoire de 400 pages in-quarto sur le cyprès pyramidal, parce qu’il y avait des cyprès dans la cour du temple d’Astarté. Cela peut vous donner une idée du reste(246). »
Dans ses lettres à Ernest Feydeau et à Jules Duplan, Flaubert détaille ses innombrables lectures. Duplan, qu’il connaît depuis 1851 grâce à Maxime Du Camp, est le frère de son notaire Ernest Duplan. Devenu intime avec lui, Flaubert n’hésite pas à lui demander son aide pour lui trouver les ouvrages qu’il recherche. Déjà, il avait fourni à l’auteur de Madame Bovary les coupures de presse sur son roman. Lui aussi, comme Bouilhet, au début, a un peu douté du projet Carthage : « Non, mon bon vieux, lui répond Flaubert le 20 mai 1857, malgré votre conseil je ne vais pas abandonner Carthage pour reprendre Saint Antoine, parce que : je ne suis plus dans ce cercle d’idées et qu’il faudrait m’y remettre, ce qui n’est pas pour moi une petite besogne […]. Je suis dans Carthage et je vais tâcher au contraire de m’y enfoncer le plus possible, et de m’ex-halter. » Le 20 septembre, il peut lui annoncer qu’il a écrit quinze pages. Le roman est parti ! Mais non sans tourment : « J’ai peur que ce ne soit embêtant, franchement. — Il me semble que je tourne à la tragédie et que j’écris dans un style académique déplorable ! »
La rédaction commencée, redoublent les angoisses, les doutes, les peurs, les migraines, les pages qu’on écrit et qu’on abandonne, les assonances à traquer, les mots justes à trouver et, chemin faisant, les compléments d’information à dénicher… « Il faut être absolument fou pour entreprendre de semblables bouquins ! À chaque ligne, à chaque mot, je surmonte des difficultés dont personne ne me saura gré, et on aura peut-être raison de ne pas m’en savoir gré. Car si mon système est faux, l’œuvre est ratée. »
En avril 1858, décidé à faire un repérage des lieux, il part pour Carthage, via l’Algérie. À Marseille, où il attend le bateau, il tient encore à revoir la « fameuse maison » où, dix-huit ans plus tôt, il a eu la rencontre mémorable avec Mme Foucaud née Eulalie Langlade : « Tout y est changé ! écrit-il à Bouilhet. Le rez-de-chaussée, qui était le salon, est maintenant un bazar et il y a au 1er un perruquier-coiffeur. J’ai été par deux fois m’y faire faire la barbe. Je t’épargne les commentaires et les réflexions chateaubrianesques sur la fuite des jours, la chute des feuilles et celle des cheveux. » Il a beau aimer Juliet, le souvenir d’Eulalie aussi bien que celui d’Élisa habitent sa mémoire à la manière d’une émotion latente que l’occasion ranime. Ces femmes qu’il a chéries, il les aimera toujours, avec mélancolie.
De Tunis, il peut dire à Bouilhet : « Je connais Carthage à fond et à toutes les heures du jour et de la nuit. » Qu’y avait-il trouvé ? Des pierres, des vestiges, au fond pas grand-chose si ce n’est la couleur locale, les paysages, les habitants, dont il adopte sans hésiter le genre de vie : « J’ai l’autre jour (en allant à Utique), écrit-il à Ernest Feydeau, couché dans un douar de Bédouins, entre deux murs faits en bouse de vache, au milieu des chiens et de la volaille ; j’ai entendu toute la nuit les chacals hurler. »
De là, il revient en Algérie par voie de terre, accompagné d’une petite escorte — « un voyage, écrit-il à Duplan, que peu d’Européens ont exécuté. Je verrai de cette façon tout ce qu’il me faut pour Salammbô. » Car, depuis novembre 1857, il a trouvé le titre : Salammbô, roman carthaginois. Le 3 juin, il rembarque de Philippeville pour la France.
Il assure à ses amis qu’il a été « chaste » pendant son voyage, mais son carnet de route nous révèle au moins deux exceptions. L’une consiste en la rencontre avec Ra’hel dans un bordel répugnant près du souk aux cuirs. Plus importante est sa visite chez la « splendide » Nelly Rosemberg, une demoiselle de compagnie, qui semble bien avoir inspiré le type physique de Salammbô : « longs cils, lèvres charnues courtes et découpées, — un peu de moustaches, des cils comme des éventails. — ses yeux plus que noirs et extrêmement brillants que langoureux, pommettes colorées, peau jaune, prunelles splendides et noyées dans le sperme(247)… »
Le résultat le plus clair de ce voyage, qui a duré environ deux mois, est aux yeux de Flaubert la certitude que tout est à recommencer : « Je t’apprendrai, écrit-il à Feydeau le 20 juin 1858, que Carthage est complètement à refaire, ou plutôt à faire. Je démolis tout. C’était absurde ! impossible ! faux ! » Et le voilà reparti, l’esprit plus clair, dans son « colossal » travail. À vrai dire, il ne fait que retravailler les trois chapitres qu’il a déjà écrits. Il n’achèvera son manuscrit qu’en avril 1862, après mille souffrances, mille scrupules, mille remaniements. En juin, en plein dans ses corrections, il confesse à son ami Jules Duplan : « J’ai la tête pleine de ratures, je suis harassé, excédé, hhahuri par Salammbô. Le dégoût de la publication s’ajoute aux nausées de l’œuvre ; bref, le nom seul de mon roman m’emmerde jusqu’au fond de l’âme. » Dans ce travail, comme pour Bovary, il a pu compter sur Louis Bouilhet, Monseigneur, l’ami sans complaisance. Il lui reste maintenant à placer son livre chez un éditeur, mais cette fois, c’est juré, il ne se laissera plus prendre par un traité… carthaginois. Il a des exigences !