XIV

SALAMMBÔ

Au mois de mai 1862, Gustave Flaubert confie ses intérêts d’auteur à Ernest Duplan, son notaire, frère de son ami Jules, qu’il informe de ses desideratas. Primo, il ne veut pas, ce qui peut nous surprendre, que Michel Lévy l’éditeur lise son manuscrit : il le lui vend sur son nom, sa renommée, le succès de Madame Bovary. Car, si Lévy en fait la lecture, couvrant comme il se doit son intérêt particulier de l’intérêt commun, il lui infligera, en homme d’affaires compétent, ses doutes sur les espoirs de ventes, afin de soumettre Flaubert à ses conditions. Secundo, pas d’illustrations ! « parce que la plus belle description littéraire est dévorée par le plus piètre dessin ». Tertio, il refuse, bien qu’elle soit possible, la rémunération au pourcentage, car on ne dispose d’aucun moyen de connaître le nombre d’exemplaires vendus — et, de fait, Flaubert n’a jamais su à combien s’élevaient les ventes de Madame Bovary. Donc, il céderait son roman pour vingt mille francs (on peut estimer cette somme à environ quatre-vingt mille de nos euros). Michel Lévy, on s’y attendait, résiste à ces prétentions : il veut lire, il ne veut pas s’interdire d’illustrer, il réclame de surcroît un droit de suite sur un « roman moderne » (action non antérieure à 1750), et il estime, de toute façon, la somme demandée trop élevée. La négociation devient âpre ; Flaubert menace de chercher un autre éditeur.

Finalement, on fera des concessions de part et d’autre. Michel Lévy renonce aux illustrations et au second traité par lequel Flaubert se serait engagé à lui fournir un roman moderne. S’il en écrivait un, mais ce n’était plus une obligation, un droit de préférence reviendrait à Lévy, sans plus. De son côté, Flaubert adresse une copie de Salammbô à Duplan : il en fera ce qu’il voudra, si Lévy veut y regarder. Il accepte enfin un prix de vente divisé par deux : dix mille francs, pour dix années d’exploitation. Traité signé le 11 septembre 1862. En habile commerçant, Lévy laissera courir le bruit dans la presse que Salammbô a été vendu trente mille francs. Les Goncourt en prirent ombrage : « Quelque chose de douteux chez Flaubert s’est dévoilé, lit-on dans leur Journal, à la date du 20 octobre, depuis qu’il s’est fait le compère de Lévy dans le prix de trente mille francs de Salammbô. Les dessous de cette nature, si franche en apparence, que je pressentais me sont apparus et j’ai pris défiance de cet ami — qui disait que le véritable homme de lettres devait travailler toute sa vie à des livres pour lesquels il ne devait pas même chercher la publicité — quand je l’ai vu mettre un si adroit saltimbanquage dans la vente des siens. » Si les deux frères furent amers, c’est aussi que leur livre Hommes de lettres avait été refusé par Michel Lévy quelques années plus tôt. Gustave, qui ne prit aucune part à cette promotion mensongère, s’estima en tout cas satisfait de rester chez Lévy, éditeur de George Sand, d’Ernest Renan, de Balzac, de Stendhal, de bien d’autres fameux, et qui allait signer quinze jours plus tard un contrat avec l’ami Bouilhet pour sa nouvelle pièce, Dolorès. Le public suivit : Salammbô eut cinq éditions entre 1862 et 1864(248).

Un « roman archéologique »

Le nouveau roman de Flaubert était une nouvelle gageure. Il appliquait sa méthode de l’impersonnalité bien plus loin qu’il ne l’avait fait dans Madame Bovary, en choisissant son sujet dans une Antiquité fort mal connue, pour échapper aux « petites passions et petites gens » de son siècle. Du même coup, le roman carthaginois a dérouté bien des lecteurs enthousiastes de Madame Bovary. Mlle Leroyer de Chantepie en est un bon test : elle remercie Flaubert de l’exemplaire qu’elle a reçu de lui, elle le félicite de son grand talent, lui annonce qu’elle fera un article sur Salammbô, mais ne manifeste d’aucune façon l’enthousiasme ; elle ne l’éprouve sûrement pas. Elle qui s’était identifiée à Emma, comment pourrait-elle se sentir concernée par ce récit de batailles aux protagonistes si lointains ? Flaubert l’avait annoncé dès mai 1857, à un moment où on le rapprochait de Balzac : « Quant au Balzac, j’en ai décidément les oreilles cornées. Je vais tâcher de leur triple-ficeler quelque chose de rutilant et de gueulard où le rapprochement ne sera plus facile. Sont-ils bêtes avec leur observation de mœurs ! Je me fous bien de ça(249) ! »

Salammbô, qui « rutile » et « gueule », se situe aux antipodes du roman psychologique qu’était Madame Bovary. Il s’agit d’une sorte d’épopée dont les personnages sont plus symboliques que réels, et toujours entourés de masses anonymes, qui sont les acteurs principaux de cette fresque. L’amour, qui est au genre romanesque ce que le vent est au moulin, est réduit ici à sa plus simple expression. Certes, Mâtho, le chef des Mercenaires, est tombé amoureux de Salammbô, fille d’Hamilcar et prêtresse du dieu Tanit, et l’on devine que le siège de Carthage, entrepris par Mâtho et ses troupes, c’est l’assaut de la fille d’Hamilcar, mais Flaubert ne s’attarde guère sur les sentiments du guerrier et de la prêtresse. Cette absence d’intérêt psychologique et de dimension sentimentale en même temps que la surabondance des scènes de guerre ont certainement, jusqu’à nos jours, découragé beaucoup de lecteurs. Salammbô n’émeut pas. Émile Faguet en fait l’aveu dans son Flaubert : « C’est très fatigant, et c’est aussi ennuyeux que fatigant. Je ne crois pas qu’un seul lecteur soit de bonne foi s’il dit qu’il a lu Salammbô sans la laisser reposer plusieurs fois un assez long temps. On peut lire en trois jours Salammbô, mais seulement par ferme propos et gageure, et ce ne sera pas impunément. » Albert Thibaudet, qui cite Faguet, se récrie : « Quelle absurdité ! À seize ans ou dix-sept ans, j’ai lu Salammbô d’affilée avec autant de passion que je mettais à douze à dévorer Les Enfants du capitaine Grant(250). » À chacun son Flaubert !

La grandeur du livre tient à un style élevé qui s’applique non plus à décrire un petit bourg de Normandie au XIXe siècle, mais à composer un immense poème épique plein de sonorités, de couleurs, d’odeurs, de violences de toutes sortes à couper le souffle. Dans Bovary, du trivial il avait fait de l’art ; dans Salammbô, c’est de scènes horrifiantes et monstrueuses qu’il assouvit son besoin de beauté. Il décrit le mouvement des armées, les machines de guerre, le raffut des assauts et la fureur des contre-approches, les massacres en chaîne, les chairs putrescentes et les suffocations de la mort, le tout avec un souci esthétique du pittoresque, de la couleur locale, du dépaysement, nous soûlant de mots rares et exotiques, s’appliquant à détailler les armes, les vêtements, les bijoux, les gestes des combattants, à retracer les massacres et les pires cruautés, usant d’un vocabulaire original, ne répugnant pas à l’effet d’accumulation dont témoigne le défilé des Mercenaires :

Il y avait là des hommes de toutes les nations, des Ligures, des Lusitaniens, des Baléares, des Nègres, des fugitifs de Rome. On entendait, à côté du lourd patois dorien, retentir les syllabes celtiques bruissantes comme des chars de bataille, et les terminaisons ioniennes se heurtaient aux consonnes du désert, âpres comme des cris de chacal. Le Grec se reconnaissait à sa taille mince, l’Égyptien à ses épaules remontées, le Cantabre à ses larges mollets. Des Cariens balançaient orgueilleusement les plumes de leur casque, des archers de Cappadoce s’étaient peint avec des jus d’herbes de larges fleurs sur le corps, et quelques Lydiens portant des robes de femmes dînaient en pantoufles et avec des boucles d’oreilles. D’autres, qui s’étaient par pompe barbouillés de vermillon, ressemblaient à des statues de corail.

Ah ! semble nous dire Flaubert, nous sommes loin des bourgeois d’Yonville, j’avais promis de vous étonner ! De faire « du neuf » ! Et aussi de nous faire tressaillir dans ce que nous appelons aujourd’hui le genre « gore » : profusion de scènes sanglantes, cannibalisme, crucifixions, morts de faim et de soif, lynchages sadiques, rien ne nous est épargné des cruautés des Carthaginois aussi bien que des Barbares. Les uns et les autres ne sont que des représentants d’une humanité qui, livrée à ses instincts et à ses pulsions de mort, révèle son animalité. Les animaux eux-mêmes participent à la bataille, notamment des troupeaux d’éléphants qui piétinent la piétaille, écrasent les fantassins, mêlent leurs rugissements au fracas des armes et des boucliers. Certes, la guerre est répétitive, et Flaubert, au moment d’achever son roman, s’inquiète d’avoir mis en scène tous ces soldats : « Il me semble que Salammbô est embêtante à crever, écrit-il aux Goncourt en juillet 1861. Il y a un abus évident du tourlourou antique. Toujours des batailles, toujours des gens furieux. On aspire à des berceaux de verdure et à du laitage. Berquin semblera délicieux au sortir de là. » Pourtant, le plus rétif des lecteurs ne peut, devant certains morceaux de bravoure, rester insensible à la force de l’écrivain.

Dans le chapitre intitulé « Moloch », les Carthaginois dans leurs murs, privés d’eau, sont aux abois, et les Anciens décident, pour renverser la fortune de la guerre, le sacrifice des enfants des grandes familles, raflés par les serviteurs de Moloch. Ceux-ci viennent saisir le petit Hannibal, le fils d’Hamilcar lui-même. Il cache alors son enfant et livre à sa place un garçon de huit ou neuf ans, fils d’esclave. Mais le père vient lui demander, tremblant, sa grâce.

[Hamilcar] n’avait jamais pensé, — tant l’abîme les séparant l’un de l’autre se trouvait immense, — qu’il pût y avoir entre eux rien de commun. Cela même lui parut une sorte d’outrage et comme un empiètement sur ses privilèges. Il répondit par un regard plus froid et plus lourd que la hache d’un bourreau ; l’esclave, s’évanouissant, tomba dans la poussière, à ses pieds. Hamilcar enjamba par-dessus.

Finalement, pour obtenir son silence, Hamilcar lui envoie « les meilleures choses des cuisines : un quartier de bouc, des fèves et des conserves de grenades. L’esclave, qui n’avait pas mangé depuis longtemps, se rua dessus ; ses larmes tombaient dans les plats ».

Suit la scène grandiose du sacrifice, le lendemain :

Les Riches, les Anciens, les femmes, toute la multitude se tassait derrière les prêtres et sur les terrasses des maisons. Les grandes étoiles peintes ne tournaient plus : les tabernacles étaient posés par terre ; et les fumées des encensoirs montaient perpendiculairement, telles que des arbres gigantesques étalant au milieu de l’azur leurs rameaux bleuâtres.

Plusieurs s’évanouirent ; d’autres devenaient inertes et pétrifiés dans leur extase. Une angoisse infinie pesait sur les poitrines. Les dernières clameurs une à une s’éteignaient, — et le peuple de Carthage haletait, absorbé dans le désir de sa terreur.

Enfin, le grand prêtre de Moloch…

Nous sommes au chapitre XIII. Le roman atteint son acmé au chapitre suivant, « Le Défilé de la Hache », qui narre le dernier affrontement entre les Carthaginois et les Barbares. Une des armées des Mercenaires se trouve bloquée dans une gorge fermée aux deux extrémités par les éboulements d’énormes pierres. Ils n’attendent plus leur salut que de l’arrivée de Mâtho à la tête de sa propre armée, mais les jours passent, les vivres et l’eau s’épuisent, des hommes efflanqués meurent de faim. C’est alors que commencent les scènes d’anthropophagie : « Puis, comme il fallait vivre, comme le goût de cette nourriture s’était développé, comme on se mourait, on égorgea les porteurs d’eau, les palefreniers, tous les valets des Mercenaires. Chaque jour on en tuait. Quelques-uns mangeaient beaucoup, reprenaient des forces et n’étaient plus tristes. » On achève les blessés ; des agonisants, « pour faire croire à leur vigueur, tâchaient d’étendre les bras, de se relever, de rire ». Plus loin : « La soif les tourmentait encore plus, car ils n’avaient pas une goutte d’eau, les outres, depuis le neuvième jour, étant complètement taries. Pour tromper le besoin, ils s’appliquaient sur la langue les écailles métalliques des ceinturons, les pommeaux en ivoire, les fers des glaives. D’anciens conducteurs de caravane se comprimaient le ventre avec des cordes. D’autres suçaient un caillou. On buvait de l’urine refroidie dans les casques d’airain. » Toute la suite de ce chapitre est à la mesure de ces scènes féroces. L’espoir change de camp tour à tour, les horreurs se succèdent, les engagements se multiplient, les éléphants effrayés par les flammes brandies devant eux se précipitent dans le golfe, les projectiles de toutes sortes tournoient dans l’air, les casques, les boucliers, les épées s’entrechoquent, et même des lions sont mobilisés.

Arrivé à ce point, juste avant le chapitre final qui verra la mort de Mâtho et celle de Salammbô, le lecteur éprouve, sinon de l’émotion, à tout le moins une sensation visuelle de grandeur barbare et de l’admiration devant l’art de Flaubert, la puissance baroque de ses descriptions, la véhémence de son théâtre sanguinaire. Comme un cinéaste de notre temps, à la Chabrol, qui aurait scruté au scalpel la bourgeoisie de province et qui, du jour au lendemain, se serait lancé dans la réalisation d’un peplum à la Cecil B. DeMille, Flaubert faisait la démonstration de l’étendue de sa puissance créatrice. Dans un siècle où l’on aimait lire la poésie, où on lisait La Légende des siècles avec ferveur, il donnait en tout cas à admirer une épopée, qui fit événement.

Les amis et la presse

Avec ce roman, Flaubert, personne ne pouvait plus le nier, était devenu l’un des écrivains majeurs de son temps. Bon nombre de lettres qu’il a reçues, conservées dans la collection Lovenjoul, quand elles ne sont pas de pure politesse, rivalisent de louanges(251). Champfleury regrette qu’il n’ait pas « indiqué le fossé qui séparait les deux œuvres, et c’est ce qui a amené les nombreux bêlements des moutons qui, ne pouvant franchir la distance entre Madame Bovary et Salammbô, geignaient sur tous les tons », mais les compliments pleuvent, notamment de la part d’artistes et d’écrivains de premier plan. Hector Berlioz : « Votre livre m’a rempli d’admiration, d’étonnement, de terreur même… J’en suis effrayé, j’en ai rêvé ces dernières nuits. Quel style ! Quelle science archéologique ! Quelle imagination ! » Eugène Fromentin : « J’achève Salammbô. C’est beau et robuste, éblouissant de spectacle et d’une intensité de vue extraordinaire. Vous êtes un grand peintre, mon cher ami, mieux que cela, un grand visionnaire, car comment appeler celui qui crée des réalités si vives avec ses rêves et qui nous y fait croire ? » Victor Hugo loue l’immarcescible beauté du légendaire marié au réel : « C’est un beau, puissant et savant livre. […] Vous êtes érudit de cette grande érudition du poète et du philosophe. Vous avez ressuscité un monde évanoui, et à cette résurrection surprenante vous avez mêlé un drame poignant. Toutes les fois que je rencontre dans un écrivain le double sentiment du réel, qui montre la vie, et de l’idéal, qui fait voir l’âme, je suis ému, je suis heureux, et j’applaudis. » Leconte de Lisle : « C’est plein de force et d’éclat, et pénétré surtout de ce génie singulier, propre à notre siècle, qui reconstruit pièce à pièce les époques passées, par leurs côtés puissants et idéalement vrais. » Jules Michelet : « On sera renversé d’étonnement, cher Monsieur. Je le vois dès le début. C’est un aérolithe…, mais énorme d’effet, de grandeur. » Nous n’avons pas de lettre de Baudelaire à Flaubert sur son roman, mais il parle de Salammbô dans une missive à Auguste Poulet-Malassis, le 13 décembre : « Grand, grand succès. Une édition de deux mille enlevée en deux jours. […] Ce que Flaubert a fait, lui seul pouvait le faire. Beaucoup trop de bric-à-brac, mais beaucoup de grandeurs, épiques, historiques, politiques, animales même. Quelque chose d’étonnant dans la gesticulation de tous les êtres(252). »

Publié en novembre 1862, Salammbô fait l’objet d’une quantité d’articles de presse dès le mois de décembre. L’accueil est mitigé, mais, d’entrée, Fortuné Calmets, dans Boulevard, élève Flaubert sur le pavois : « À l’heure qu’il est, un écrivain existe, qui possède assez de puissance pour trouver un succès dans une œuvre témoignant de cet impertinent dessein d’intéresser par la seule force de l’Art, c’est-à-dire sans le secours d’aucun de ces moyens à l’usage des gens à succès : l’intrigue vulgaire, la donnée utilitaire, le scandale. » Paul de Saint-Victor, ami de l’auteur, n’économise pas ses vivats dans son article de La Presse, un des grands quotidiens du second Empire, le 15 décembre : « Je n’ai plus à dire le succès de Salammbô : son nom est sur toutes les lèvres, le livre est dans toutes les mains. […] Je suis de ceux qui l’admirent presque sans réserve et qui pensent que l’auteur a grandi avec son sujet. » Il vante « la splendeur du coloris et l’ampleur de la perspective », le « génie ethnographique », le « sentiment des races disparues », « la restitution des types abolis, la faculté de ranimer et de faire revivre les familles mortes du monde antique ». Flaubert est très touché par cet article : « Un peu plus et il m’appellerait le Père éternel. » Le 22 décembre, c’est la célébration de Salammbô par Théophile Gautier, dans Le Moniteur : « La lecture de Salammbô est une des plus violentes sensations intellectuelles qu’on puisse éprouver. [… On a accusé] M. Gustave Flaubert d’enluminure, de papillotage, de clinquant. Quelques mots de physionomie trop carthaginoise ont arrêté les critiques. Avec le temps, ces couleurs trop vives se tranquilliseront d’elles-mêmes, ces mots exotiques, plus aisément compris, perdront leur étrangeté, et le style de M. Gustave Flaubert apparaîtra tel qu’il est, plein, robuste, sonore, d’une originalité qui ne doit rien à personne, coloré quand il le faut, précis, sobre et mâle lorsque le récit n’exige qu’ornement : le style d’un maître enfin. Son volume restera comme un des plus hauts monuments littéraires de ce siècle. Résumons, en une phrase qui dira toute notre pensée, notre opinion sur Salammbô. Ce n’est pas un livre d’histoire, ce n’est pas un roman : c’est un poème épique. »

Gustave est comblé. « Quel bel article, mon cher Théo, et comment te remercier ? Si l’on m’avait dit, il y a vingt ans, que ce Théophile Gautier, dont je me bourrais l’imagination, écrirait sur mon compte de pareilles choses, j’en serais devenu fou d’orgueil. » Flaubert peut aussi compter sur George Sand, qu’il connaît peu, mais qui consacre à son roman un autre article dans La Presse, le 27 janvier 1863. Elle célèbre le « grand artiste » qui a fait ce livre « étrange et magnifique », plein de « ténèbres et d’éclats ». Une œuvre « complètement originale ». « C’était monstrueux, cette Babylone africaine, ce monde punique, atroce, ce grand Hamilcar, un scélérat, ce culte, ces temples, ces batailles, ces supplices, ces vengeances, ces festins, ces trahisons ; tout cela, poésie de cannibales, quelque chose comme l’enfer du Dante. » Dans ce très long article si élogieux, George Sand relève toutefois une invraisemblance répréhensible, dans le chapitre intitulé « Le Défilé de la Hache » : « Il n’y a pas de sites inaccessibles à quarante mille hommes qui ont tous des armes pour entailler la roche quelle qu’elle soit, des cordes probablement pour leurs chariots, ou tout au moins des animaux dont la peau peut faire des courroies, mille engins pour fabriquer des crampons […] », bref, elle ne croit pas que cette armée si énorme puisse être claustrée dans cette gorge. Nous n’avons pas la lettre de remerciement de Flaubert, mais seulement la réponse de George Sand, qui lui explique avoir voulu réparer une injustice, tant ce qu’elle avait lu sur le roman lui avait paru « injuste ou insuffisant ». Quant à la critique sur le défilé de la Hache, elle convient qu’elle était assez « puérile » : « Si je l’ai laissée c’est qu’une réserve ajoutait à la sincérité de mon admiration. » Michel Lévy, lisant l’article de Sand, jubile : « Magnifique ! » S’amorce alors une amitié qui donnera lieu à une abondante correspondance entre la dame de Nohant et l’ermite de Croisset : pour l’heure, il lui demande un portrait pour l’accrocher « à la muraille de [s]on cabinet ».

L’article de Sand avait été motivé par les critiques qu’elle avait lues de Salammbô, et dont les iniquités l’avaient heurtée. De fait, dans la presse, les épines étaient plus nombreuses que les fleurs. Léon Gautier, dans Le Monde, se demandait s’il s’agissait d’un roman ou d’un traité d’érudition. « En réalité, on aurait pu intituler ce livre : Éléments d’archéologie punique » (5 décembre 1862). Taxile Delord, dans Le Siècle, autre grand quotidien de l’époque, fait grief au roman d’un surcroît de détails au détriment du sentiment, de l’amour, de la passion (8 décembre). Alfred Cuviller-Fleury, dans le Journal des débats, dénonce son « enflure » et son style hyperbolique (9 décembre). « Manie descriptive », écrit Horace de Lagardie dans la Revue nationale (10 décembre). Armand de Pontmartin, qui avait déjà éreinté Madame Bovary, raille Salammbô dans La Gazette de France : « Il est très probable que les médecins interdiront cette lecture à la plus belle moitié de leur clientèle, qui y récolterait, non seulement des migraines, mais des spasmes et des attaques de nerfs. Quant aux femmes grosses, c’est effrayant que d’y penser : prohibition absolue de Salammbô, sous peine d’accoucher de petits monstres et de compromettre les générations futures » (21 décembre). Ennuyeux ! c’est le blâme le plus courant : « Tout l’art descriptif de M. Flaubert, écrit Benoît Jouvin, dans Le Figaro, courra le risque de ne donner aux têtes studieuses courbées sur son livre qu’un violent mal de tête. […] Eh bien ! le livre est ennuyeux ; en France, c’est un arrêt de mort » (28 décembre). Georges Cadoudal, dans L’Union : « On en sort fatigué, rompu, brisé d’ennui et de courbatures. » Il incrimine aussi l’auteur de manquer à la bienséance : « Il y a dans la nature humaine des choses qu’on doit éloigner du regard, des images qu’il faut voiler, des coins interdits à la curiosité des peintres ou des poètes. » La Revue des deux mondes, qui n’avait pas ménagé Flaubert pour Madame Bovary, l’accable encore, sous la plume de Saint René de Taillandier, de « son indifférence hautement affichée, dans cet art égoïste qui se croit dispensé de tout sentiment humain lorsqu’il a dit : “Je suis le réalisme.” Le bien et le mal, les entraînements et les résistances, le dévergondage et le repentir, il décrit tout du même ton, avec une impartialité glaciale. […] Madame Bovary, malgré un talent des plus vifs, avait inspiré du dégoût ; Salammbô, malgré un énergique effort, n’a fait qu’ajouter au dégoût la fatigue et l’ennui » (15 février 1863). Dans la Revue nationale et étrangère, Émile Boutmy, un esprit distingué, publie une étude plus équilibrée, mais où l’on retrouve la critique de l’amoralisme de Flaubert : « Les personnages de M. Flaubert n’ont aucune consistance morale. Ils apparaissent poussés ou tirés çà et là par leurs passions, n’essayant point de lutter, sans énergie personnelle, sans conscience et sans liberté. À vrai dire, la plupart de ses héros, ceux qui sont sur le premier plan, sont tous de vrais malades, maniaques, fous ou idiots, que sais-je ? Enfouis dans les illusions de leur esprit borné ou se débattant contre des appétits maladifs et sans objet sérieux, ils peuvent plaire à la curiosité savante ; ils n’excitent point la sympathie. Salammbô, comme on l’a très bien dit, n’a pas d’autre caractère que d’être hystérique » (10 mai 1863).

Dès le début de son travail, Flaubert avait prévu de se faire « engueuler ». En septembre 1861, il confie aux Goncourt qu’il est déjà las de « toutes les stupidités qui seront dites à l’occasion de ce livre ». À quoi il ajoute : « À moins qu’il ne tombe à plat. Car où trouver des gens qui s’intéressent à tout cela ? » Il se trompait puisque Salammbô a été un succès public. À l’époque, hormis la peinture, seul un livre pouvait offrir cet exotisme débridé au son des trompettes, ces scènes de bataille hallucinantes, cette profusion triomphale de bizarreries, tous ces excès introuvables dans la littérature courante et dont au XXe siècle le cinéma a fait un genre.

Polémiques

Dès le 8 décembre 1862, dans Le Constitutionnel, Sainte-Beuve, élevé par ses Causeries du lundi au niveau d’arbitre des lettres françaises, entame sur Salammbô un long feuilleton, qui se poursuivra le 15 et s’achèvera le 22 décembre. D’emblée, il avertit ses lecteurs que son amitié avec Flaubert ne l’empêchera pas d’avoir sur son roman « un jugement attentif, impartial et dégagé de toute complaisance ». Sainte-Beuve n’a pas aimé Salammbô et il va le faire savoir au moyen d’une argumentation détaillée. Mais, pour commencer, et avant qu’il n’analyse l’ouvrage, on le sent rétif devant le passage d’Yonville-l’Abbaye à Carthage : « L’impossible, et pas autre chose le tentait : on l’attendait sur le pré chez nous, quelque part en Touraine, en Picardie ou en Normandie encore : bonnes gens, vous en êtes pour vos frais, il était parti pour Carthage. »

Consciencieusement, Sainte-Beuve rend compte du roman par un résumé très détaillé et très remarquable qui montre avec quelle attention il a lu le livre. Dès ce premier article cependant il regrette que le réalisme de Flaubert soit avant tout attiré par ce qui est « affreux et dur ». L’archéologie, qui est à la mode, a vidé l’histoire de sa substance humaine ; on ne croit pas aux personnages de l’intrigue : « On s’est depuis longtemps raillé de ces romans ou tragi-comédies d’autrefois, où l’on montrait Alexandre amoureux, Porus amoureux, Cyrus amoureux, Genséric amoureux ; mais Mâtho amoureux, ce Goliath africain faisant toutes ces folies et ces enfantillages en vue de Salammbô, ne me paraît pas moins faux ; il est aussi hors de la nature que de l’histoire. » Et que d’invraisemblances ! que de descriptions inutiles ! « Nous avons affaire ici à un commissaire-priseur qui s’amuse, et qui, dans le caveau des pierreries, se plaira, par exemple, à nous dénombrer toutes les merveilles minéralogiques inimaginables, et jusqu’à des escarboucles “formées par l’urine des lynx”. C’est passer la mesure et laisser trop voir le bout de l’oreille du dilettante mystificateur. Dans toute cette visite à des magasins souterrains, le but de l’auteur n’est pas de montrer le caractère d’Hamilcar, il n’a voulu que montrer les magasins. » Et que de mots étranges sans lexique explicatif ! Pis : le mauvais goût triomphe, « le chirurgien semble tenir le pinceau ; on reconnaît toutes les formes et toutes les nuances de corruption, de décomposition cadavéreuse, selon les races ». Il invente « des supplices, des mutilations de cadavres, des horreurs singulières, raffinées, immondes. Une pointe d’imagination sadique se mêle à ces descriptions » : « un travers qu’il faut absolument oser signaler ». Flaubert « cultive l’atrocité ».

Dans son dernier article, Sainte-Beuve annonce d’entrée la couleur : « Il y a tant de batailles dans Salammbô que l’envie me prend aussi d’en livrer une. » Le critique enfonce le clou : il n’y a rien d’humain dans ce récit, dont l’auteur s’acharne à « peindre des horreurs ». L’idée même qui a présidé à cette composition est une « erreur » : l’Antiquité est trop loin de nous, surtout qu’on ne sait à peu près rien de Carthage, et l’auteur « n’a pu communiquer à son œuvre l’intérêt réel et la vie ». Tout ce roman « sent trop l’huile et la lampe ». Certes, on a affaire à un ouvrier consommé. « Je vois des portes, des parois, des serrures, des caves, bien exécutées, bien construites, chacune séparément », mais « je ne vois nulle part l’architecte ». De bons paragraphes, oui, mais « peu d’heureuses pages ! ». À vrai dire, tout cela fait bâiller Sainte-Beuve : « Comment voulez-vous que j’aille m’intéresser à cette guerre perdue, enterrée dans les défilés ou les sables de l’Afrique, à la révolte de ces peuplades libyennes et plus ou moins autochtones contre leurs maîtres carthaginois, à ces mauvaises petites haines locales de barbare à barbare. Que me fait, à moi, le duel de Tunis et de Carthage ? » Flaubert a voulu à tout prix sortir du connu et du commun, et le voilà qui nous parle de choses étranges, comme de ces « pattes de mouches écrasées […] qui entrent dans un cosmétique de la jeune fille, et de tant d’autres singularités pareilles ». Le verdict est tranchant : l’entreprise de Flaubert était grandiose, le résultat fait un flop.

Flaubert, mortifié par ces trois articles, ces trois « philippiques », adresse à Sainte-Beuve son « apologie ». « Êtes-vous bien sûr, d’abord, — dans votre jugement général, — de n’avoir pas obéi un peu trop à votre impression nerveuse ? L’objet de mon livre, tout ce monde barbare, oriental, molochiste, vous déplaît en soi ! » Il répond à toutes ses objections dans le détail. Ainsi, sur le vocabulaire : « J’aurais pu assommer le lecteur avec des mots techniques. Loin de là ! j’ai pris soin de traduire tout en français. Je n’ai pas employé un seul mot spécial sans le faire suivre de son explication, immédiatement. J’en excepte les noms de monnaie, de mesure et de mois que le sens de la phrase indique. Mais quand vous rencontrez dans une page kreutzer, yard, piastre ou penny, cela vous empêche-t-il de comprendre ? Qu’auriez-vous dit si j’avais appelé Moloch Melek, Hannibal Han-Baal, Carthage Kartadda, et, si au lieu de dire que les esclaves au moulin portaient des muselières, j’avais écrit des pausicapes ! Quant aux noms de parfums et de pierreries, j’ai bien été obligé de prendre les noms qui sont dans Théophraste, Pline et Athénée. Pour les plantes, j’ai employé les noms latins, les mots reçus, au lieu de mots arabes et phéniciens. »

De chaque trait qui a suscité le scepticisme ou l’ironie de Sainte-Beuve, « lait de chienne » ou « escarboucles formées par l’urine des lynx », Flaubert se justifie en citant ses sources. Quant aux cruautés dénoncées, il n’a pas apprécié la « pointe d’imagination sadique » que lui impute Sainte-Beuve. Celui qui est passé en correctionnelle pour « outrage aux mœurs » ne peut accepter pareille accusation. L’horreur, la cruauté, la barbarie des scènes qu’il décrit, il en donne les références, il n’a rien inventé ! Et de décocher une flèche à l’auteur de Port-Royal : « Je regarde des Barbares tatoués comme étant moins antihumains, moins spécieux, moins cocasses, moins rares que des gens vivant en commun et qui s’appellent jusqu’à la mort Monsieur ! — Et c’est précisément parce qu’ils sont très loin de moi que j’admire votre talent à me les faire comprendre. — Car j’y crois, à Port-Royal, et je souhaite encore moins y vivre qu’à Carthage. Cela était aussi exclusif, hors nature, forcé, tout d’un morceau, et cependant vrai. Pourquoi ne voulez-vous pas que deux vrais existent, deux excès contraires, deux monstruosités différentes ? »

Flaubert termine sa lettre en seigneur : « En me donnant des égratignures, vous m’avez très tendrement serré les mains, et bien que vous m’ayez quelque peu ri au nez, vous ne m’en avez pas moins fait trois grands saluts, trois grands articles très détaillés, très considérables et qui ont dû vous être plus pénibles qu’à moi. » Le 25 décembre, Sainte-Beuve remercie Flaubert de toutes ses explications, et lui assure que lors de la reprise de ses trois articles en volume, il placera son « apologie » en fin de volume, « et sans plus de réplique de ma part. J’avais tout dit ; vous répondez ; les lecteurs jugeront ». Par un dernier mot, Flaubert le remercie de cet engagement, mais lui demande que, dans son recueil, il supprime tout le paragraphe où se trouve le mot « sadique ». « En relisant ce passage, il me semble contenir une certaine âcreté qui me déplaît. Il y a des choses que l’on dit et que l’on n’écrit point, d’autres que l’on écrit et qu’on ne se soucie pas de voir imprimées. C’est un reproche que je vous fais. Je ne veux pas qu’il soit public. Me comprenez-vous ? »

Notons ici un trait de Gustave Flaubert qui l’honore. Dans l’intervalle de ces articles, il a continué de fréquenter Sainte-Beuve, de dîner en sa compagnie : « Nos rapports d’amitié et de cordialité, écrira Sainte-Beuve, n’en souffrirent en rien. » La sévérité du grand critique eût provoqué la colère de bien d’autres écrivains, la brouille, voire la demande de réparation. Il est vrai que Flaubert admire cet ami qu’il appelle « cher Maître », et dont il sait toute l’influence. Il n’use pas de la même courtoisie avec l’archéologue et conservateur de musée allemand Guillaume Frœhner installé en France, qui s’aventure à critiquer l’auteur de Salammbô de toute sa science.

L’archéologie est à la mode, disait Sainte-Beuve. En 1862, l’exposition des collections d’un marquis italien ruiné, Campana, riche de plus de onze mille œuvres rachetées par l’empereur, avait été inaugurée le 1er mai au Palais de l’industrie, construit pour l’Exposition universelle de 1855. On en parlait comme du « musée de Napoléon III ». Celui-ci, l’année suivante, ferait entrer les collections Campana au musée du Louvre. Dans un article, « Le Roman archéologique en France », paru dans la Revue contemporaine du 31 décembre 1862, Frœhner passait au crible les ignorances d’Ernest Desjardins, présentateur de l’exposition des fresques étrusques dans sa brochure Promenade au musée Napoléon-III, les fantaisies de Théophile Gautier dans son Roman de la momie, remontant à 1858, et surtout les erreurs de Salammbô.

L’échec de M. Flaubert est total, disait-il :

En parcourant son gros volume pseudo-carthaginois, à titre pompeux et de mine arrogante, on ne sait trop si c’est l’œuvre d’un esprit fantastique, qui a voulu créer un monde impossible, ou bien si c’est un effort désespéré de l’homme de goût qui a horreur de l’affadissement du roman moderne, ou enfin s’il faut reconnaître tout simplement un essai de l’auteur de Madame Bovary, qui, honteux d’un facile succès, aurait voulu prouver à son tour qu’il sait ennuyer les gens. Sur ce point important, la critique est engagée. Pour nous, il nous semble que Salammbô est la fille naturelle des Misérables et du musée Campana.

On y surprend, en effet, de ces phrases sublimes, de ces idées colossales qui sont la marque distinctive de Victor Hugo. En revanche, la même diction forcée, le même penchant pour les atrocités, pour les scènes horribles, et une tendance fâcheuse à les rendre plus horribles encore.

Et de se demander quelle part le musée Campana « peut revendiquer dans l’enfantement laborieux de cette lamentable histoire ». Mais tandis que M. Desjardins transforme dans ses brochures les magasins en romans, le roman de Flaubert, lui, « est devenu un magasin ». Suit, dans ce long article, une liste d’inexactitudes, d’erreurs foncières, d’anachronismes, d’inventions topographiques, religieuses, vestimentaires, historiques et autres : « L’amour des aspects bizarres et inattendus l’a emporté trop souvent sur l’amour de la vérité. » Et pourquoi le nom de l’héroïne est-il écrit « avec deux m, contrairement aux règles élémentaires de la grammaire sémitique » ? Il y a plus de chinois que de carthaginois dans ce roman, qu’on pourrait appeler une « carthachinoiserie ». L’auteur aurait mieux fait avant de se lancer de consulter Falbe et Dureau de la Malle(253). Et puis, ce peuple carthaginois n’avait pas que des défauts, il a produit de grandes choses, Flaubert ne nous en montre rien !

La réponse de Flaubert flambait dans L’Opinion nationale du 24 janvier 1863 et dans la Revue contemporaine du 31 janvier :

Je vous demanderai d’abord, monsieur, pourquoi vous me mêlez si obstinément à la collection Campana en affirmant qu’elle a été ma ressource, mon inspiration permanente. Or j’avais fini Salammbô au mois de mars, six semaines avant l’ouverture de ce musée. […] Je n’ai nulle prétention à l’archéologie, [mais], j’en sais cependant assez, monsieur, pour oser dire que vous errez complètement d’un bout à l’autre de votre travail, tout le long de vos dix-huit pages, à chaque paragraphe et à chaque ligne. Vous me blâmez de « n’avoir consulté ni Falbe ni Dureau de la Malle, dont j’aurais pu tirer profit ». Mille pardons ! je les ai lus, plus souvent que vous peut-être et sur les ruines mêmes de Carthage.

Flaubert reprend une à une les critiques de l’auteur, cite ses sources, lui explique que les deux m de Salammbô sont « mis exprès pour faire prononcer Salam et non Salan ». La verve, la précision, l’ironie, l’entrain de cette réponse révèlent ses talents de ferrailleur : les objections partent en quenouille, la science du savant est dévastée, on sent poindre chez Flaubert la jubilation impitoyable, la volonté de réduire à quia l’adversaire comme un Pascal ajustant ses flèches contre les casuistes. Son factum fait mouche, on le sent bien dans la réponse de Guillaume Frœhner, que publient la Revue contemporaine du 31 janvier 1863 et L’Opinion nationale du 4 février suivant. Il se dit « malmené », parle de la « terrible épître », « cette réponse accablante, comme on a dit quelque part, je me suis moi-même apparu comme un prodige d’ignorance. […] Ce doit avoir été une bien grande joie pour M. Flaubert de me voir garrotté et livré à la risée de vos quarante mille lecteurs, pendant qu’il vous énumérait mes crimes, tantôt en latin, tantôt dans son français de parade ». Le savant est sonné comme un boxeur à terre. Il veut se relever, et s’accroche à une prétendue erreur de l’auteur de Salammbô sur la description des sacrifices humains à Carthage. Et il achève sa défense par une sentence ex professo sur le « néant de cette science » que le romancier affiche : « Sur quelques points, l’auteur confirme mes dires tout en croyant les réfuter ; sur d’autres, il se donne le malin plaisir de dénaturer le sens de mes paroles pour se procurer la joie d’un facile triomphe ; sur tout le reste, il administre la preuve de son incompétence. »

Flaubert, échauffé, ne baisse pas la garde. Le 4 février, L’Opinion nationale fait paraître son ultime réponse, où il note que sur les vingt points de sa réfutation, l’éminent savant est demeuré court. « Je ne m’occuperai plus de ce monsieur. Je retire un mot qui me paraît l’avoir contrarié. Non, M. Frœhner n’est pas léger, il est tout le contraire. Et si je l’ai choisi pour victime parmi tant d’écrivains qui ont rabaissé mon livre, c’est qu’il m’avait semblé le plus sérieux. Je me suis bien trompé. […] Vous [il s’adresse au directeur Guéroult du journal] lui avez donné l’occasion d’apprendre à beaucoup son existence. Cet étranger tenait à être connu ; maintenant il l’est… avantageusement. »

Les critiques de Salammbô n’avaient sans doute pas tort sur toute la ligne. Flaubert s’était lancé un défi à lui-même : reconstruire de toutes pièces un milieu antique sur lequel on savait peu de choses. Il faisait ainsi du roman historique avec de rares sources. Son érudition a pu donner le change, mais la part d’invention dominait. Il le savait : « Au reste, écrivait-il à son ami Félicien de Saulcy, je ne distingue plus maintenant dans mon livre, les conjectures des sources authentiques(254). »

En un sens, Madame Bovary est bien plus « historique » que Salammbô, les personnages plus vrais, le milieu décrit, les paroles échangées, l’intrigue, tout nous plonge dans les réalités d’un monde rural vivant sous la monarchie de Juillet, y compris le « bovarysme ». Mais Flaubert, en écrivant Salammbô, a-t-il voulu faire du « roman historique » ? Ne s’est-il pas plutôt appliqué à produire une œuvre d’art conforme à sa théorie de l’impersonnalité. Or, comme cette fois la vérité qu’il quête en même temps que le beau est localisée dans un temps lointain, il s’est contraint à fournir tous les morceaux de vrai qu’il pouvait collecter dans les bibliothèques. Le résultat est que Salammbô n’est ni un livre d’histoire (trop d’incertitudes l’interdisent, trop d’inventions le nient), ni un roman qui touche, émeut, passionne. C’est une série de tableaux peints avec des couleurs vives ; c’est un poème en prose dont la longueur peut lasser ; au mieux, une sorte d’opéra. Ce caractère lyrique a du reste inspiré plusieurs musiciens, dont Moussorgski, qui tira du roman de Flaubert Le Libyen, en 1864(255) ; Le conseil de Sainte-Beuve ne sera pas perdu : Flaubert, sitôt éteints les incendies causés par Salammbô, se lancera dans un « roman moderne » ; ce sera L’Éducation sentimentale.