La publication de Salammbô, les polémiques qui ont suivi autant que l’accueil favorable du public ont laissé Flaubert dans un certain état d’hébétude : « J’ai passé trois mois à Croisset, écrit-il en juin 1863 à Mlle Leroyer de Chantepie, fort pénibles, sans rien écrire, et sans rien lire. Cela m’arrive presque toujours entre deux œuvres. » Il confie cependant à sa correspondante qu’il a fait « deux plans de livre » — nous savons qu’il s’agit de L’Éducation sentimentale et de Bouvard et Pécuchet. Il lui faudra beaucoup de temps pour écrire le premier et le second restera inachevé. Il a aussi en tête le projet d’une féerie, qu’il écrira avec Bouilhet. Pour l’heure, en ce mois de juin 1863, il séjourne à l’hôtel Britannique à Vichy, où il accompagne sa mère venue prendre les eaux, en compagnie de sa nièce Caroline qui a maintenant dix-sept ans. C’est avec elle qu’il fait de longues promenades. Il lit pendant qu’elle dessine, s’interrompant pour lui parler ou lui réciter des vers(256). L’oncle ne se doute pas encore que la grande affaire va être, l’année suivante, le mariage de sa nièce.
Une affection paternelle
Flaubert a reporté sur Caroline son amour pour sa sœur, dont il avait pleuré la perte juste après la naissance de la petite qui va porter le même prénom. Il lui donne, dans les lettres qu’il lui écrira, de tendres diminutifs : Caro, Bibi, Bichon, Chat, Loulou, Lolotte, Lilinne, Loup, d’autres encore qui trahissent une affection qui ne se démentira jamais. On se souvient qu’au temps où Louise Colet lui reprochait de trembler à l’idée d’avoir un enfant il s’était défendu : « J’ai le cœur humain […]. J’aime ma petite nièce comme si elle était ma fille, et je m’en occupe assez (activement) pour prouver que ce ne sont point des phrases. »
De fait, Flaubert a pris plaisir à contribuer à l’éducation de Caroline, qui habitait Croisset aux côtés de lui et de sa grand-mère. Tous deux avaient redouté un moment que l’enfant ne leur soit arrachée par le père, Émile Hamard, ancien condisciple de Gustave et devenu son beau-frère peu désiré. Après la mort de sa sœur, Flaubert avait pu craindre qu’Hamard, d’abord effondré puis délirant, jurant de devenir comédien, annonçant qu’il allait débuter incessamment au Français, dilapidant ses biens, ne devienne fou. « Mon père, écrit Caroline dans ses mémoires, fut, dans toute mon enfance, un sujet de honte et de chagrin pour ma petite conscience qui s’éveillait. » Dans un retour momentané de sa raison, il avait voulu récupérer sa fille, Mme Flaubert l’avait cachée à Forges-les-Eaux, et Hamard y était allé d’une assignation. La justice s’était prononcée en faveur de Mme Flaubert, reconnue tutrice légitime avec Achille Dupont, oncle maternel d’Émile, comme subrogé tuteur. Hamard s’éloigna, et l’oncle Gustave fut pour Caroline un substitut de père, tendre et affectionné. L’ennui a habité la vie de l’adolescente à Croisset, l’oncle Gustave fut sa planche de salut.
Il fut pour elle un professeur : « C’est une joie pour moi, mon pauvre Loulou, de t’avoir donné le goût des occupations intellectuelles. Que d’ennuis et de sottises il vous épargne ! chez toi d’ailleurs, le terrain était propice et la culture a été facile. » Outre ses récits à haute voix dont elle s’enchantait, les lectures qu’il lui faisait, il prit à cœur de l’initier à l’histoire et à la géographie, après que Mme Flaubert lui eut appris à lire et à écrire. Caroline avait aussi une institutrice anglaise, que sa grand-mère avait recrutée, et qui était chargée d’enseigner l’anglais et le piano. « Mon institutrice [miss Isabel Hutton] était peu aimable, raconte Caroline, très sévère et nous ne nous entendions pas du tout. Les leçons de piano étaient dramatiques, elle n’avait aucune patience […]. C’est vers mon oncle que je courais me réfugier quand j’étais grondée. C’est dans ses grands bras qui s’ouvraient pour me recevoir que je sautais avec élan. Nous étions d’une infinie tendresse l’un pour l’autre, ce qui, bien des fois, nous valut de la part de ma grand-mère plus d’une remontrance. “C’est ridicule, Gustave, disait-elle, tu gâtes beaucoup trop cette enfant”(257). » Miss Hutton fut remerciée dès 1853 ; c’est Juliet Herbert qui occupa la place de 1854 à 1857.
Jusqu’à ses dix-sept ans, Lilinne reçut donc les leçons de son oncle, dans son bureau de Croisset, où les cartes, les sphères, les jeux de patience rivalisaient avec les livres. « Quand j’eus dix ans, il m’obligea à prendre des notes pendant qu’il parlait et, lorsque mon esprit fut capable de le comprendre, il commença à me faire remarquer le côté art en toutes choses, surtout dans mes lectures. » La fillette, de caractère passionné, adule son oncle et suit ses conseils. Il lui enseigne que quand on a ouvert un livre, il faut « l’avaler d’un seul coup », parce que c’est le seul moyen de voir l’ensemble : « Continue à lire l’Histoire de la conquête [de l’Angleterre par les Normands, d’Augustin Thierry]. Ne t’habitue pas à commencer des lectures et à les planter là pour quelque temps. […] Accoutume-toi à poursuivre une idée. Puisque tu es mon élève, je ne veux pas que tu aies ce décousu dans les pensées, ce peu d’esprit de suite, qui est l’apanage des personnes de ton sexe. Voilà des conseils bien rébarbatifs (ou rébarbatifs), mon bibi, et qui sentent le sheik(258). — Mais ta lettre de ce matin est si gentille et bien troussée que l’on peut te parler comme à un jeune homme raisonnable, ce qui est le plus grand éloge que je puisse te faire. » Flaubert ou l’éducation des filles.
Caroline était aussi pieuse qu’on était indifférent chez les Flaubert aux choses de la religion. À neuf ans, elle suivait les cours de catéchisme, c’était la tradition. L’oncle Gustave, on l’a vu, loin de rechigner, lui recommandait autant de sérieux que dans l’apprentissage de la géographie. « Le moment de ma première communion fut celui d’une grande ferveur, écrit Caroline. Dans un milieu où la pratique religieuse ne tenait aucune place, j’étais très gênée pour me livrer à toutes celles que mon zèle me suggérait. Je me souviens de pèlerinages de mon invention dans les vergers, j’atteignais pieds nus le haut de la propriété, une allée déserte qui longeait un vieux mur à mi-côte de la colline, et dans ma chambre j’avais une petite chapelle toute garnie de bougies minuscules que j’allumais pour faire ma prière. Mon oncle, très tolérant, ne disait jamais rien de mes sentiments et ne les a jamais blessés. Il y voyait, je crois, une certaine poésie qui convenait à mon âge. Tout autre était mon oncle, le docteur Achille Flaubert. La terreur était de le voir venir dîner un vendredi : quand mes deux œufs [menu de jeûne] apparaissaient, il ne manquait pas de jeter une de ces plaisanteries qui me glaçaient et qui auraient suffi à m’empêcher de m’affectionner à lui, lors même que j’eusse pas eu plus tard d’autres raisons pour cela(259). » Si mécréant soit-il, Gustave, lors de la cure à Vichy, ne renâcle même pas à accompagner sa nièce, alors que Mme Flaubert garde la chambre, à l’office dominical.
L’adolescente prit aussi des cours de dessin, pour lequel elle montrait des aptitudes certaines, si l’on en juge par les portraits qu’elle nous a laissés. Son professeur s’appelait Johanny Maisiat, un peintre de vingt-deux ans son aîné, dont elle devint amoureuse. À Paris, il l’emmène au Louvre ; à Croisset, il lui fait admirer les beautés des paysages et les effets de la lumière. Ces tête-à-tête prolongés font naître chez la jeune fille un premier émoi sentimental. Las ! « Quand, sur le point d’atteindre dix-huit ans on me proposa un mariage convenable, honorable, bourgeois pour tout dire, je fus comme précipitée du Parnasse. »
Mme Flaubert et Gustave avaient-ils craint trop d’intimité entre le professeur et son élève, une amourette qui pouvait se terminer en demande en mariage ? Quelle que fût l’amitié de Gustave pour Johanny, celui-ci n’était certes pas ce qu’on appelle un bon parti. La menace d’un caprice pour son professeur de dessin a pu précipiter le désir de Mme Flaubert de marier sa petite-fille(260).
Un mariage bourgeois
Un jeune homme avait remarqué Caroline au mariage de sa cousine Juliette Flaubert avec Adolphe Roquigny. Il s’appelait Ernest Commanville, avait vingt-neuf ans, était le fils d’un négociant en bois. Trouvant Caroline à son goût, il s’en était confié à son ami Roquigny, qui l’avait encouragé dans ses approches. Commanville fait sa demande en mariage, Mme Flaubert y acquiesce ; Caroline, elle, n’est pas du tout séduite. Elle trouve le prétendant assez bel homme, il est grand, il a de bonnes manières, de jolis yeux, il n’y a que le front qui « déparait cette tête, trop bombé au-dessus des sourcils ». Un monsieur qui porte beau et qui a du bien, ce sont des arguments, mais la jeune fille ne se sent pas attirée ; son premier réflexe est de dire non. Elle rencontre Ernest deux fois, demeure incertaine, se confie à son oncle Gustave. Celui-ci lui répond, de Paris, le 23 décembre 1863 :
Eh bien, ma pauvre Caro, tu es toujours dans la même incertitude, et peut-être que maintenant, après une troisième entrevue, tu n’en es pas plus avancée ? C’est une décision si grave à prendre que je serais exactement dans le même état si j’étais dans ta jolie peau. Vois, réfléchis, tâte bien ta personne tout entière (cœur et âme), pour voir si le monsieur comporte en lui des chances de bonheur. La vie humaine se nourrit d’autre chose que d’idées politiques et de sentiments exaltés. Mais si d’autre part l’existence bourgeoise vous fait crever d’ennui, à quoi se résoudre ? Ta pauvre vieille grand-mère désire te marier, par la peur où elle est de te laisser toute seule, et moi aussi, ma chère Caro, je voudrais te voir unie à un honnête garçon qui te rendrait aussi heureuse que possible ! Quand je t’ai vue, l’autre soir, pleurer si abondamment, ta désolation me fendait le cœur. Nous t’aimons bien, mon bibi, et le jour de ton mariage ne sera pas un jour gai pour tes deux vieux compagnons. Bien que je sois naturellement peu jaloux, le coco qui deviendra ton époux, quel qu’il soit, me déplaira tout d’abord. Mais là n’est pas la question. Je lui pardonnerai plus tard et je l’aimerai, je le chérirai, s’il te rend heureuse.
Bien qu’il se défende d’avoir l’apparence même d’un conseil à lui donner, l’oncle Gustave indique tout de même plus loin dans sa lettre de quel côté il penche :
Ce qui plaide pour M. C[ommanville], c’est la façon dont il s’y est pris. De plus, on connaît son caractère, ses origines et ses attaches, choses presque impossibles à savoir dans un milieu parisien. Tu pourrais peut-être, ici, trouver des gens plus brillants ? Mais l’esprit, l’agrément, est le partage presque exclusif des bohêmes ! Ô ma pauvre nièce mariée à un homme pauvre est une idée tellement atroce que je ne m’y arrête pas une minute. Oui, ma chérie, je déclare que j’aimerais mieux te voir épouser un épicier millionnaire qu’un grand homme indigent. — Car le grand homme aurait, outre sa misère, des brutalités et des tyrannies à te rendre folle ou idiote de souffrances.
Flaubert, qui a consacré des années à décrire la lente agonie d’Emma Bovary, prise au piège du mariage bourgeois, dévorée de solitude au milieu de gens qui lui sont intellectuellement inférieurs, réagit dans cette affaire comme n’importe lequel de ces bourgeois dont il a horreur. Quitte à laisser filtrer, dans la première partie de sa lettre, son mépris pour cette existence bourgeoise qui fait « crever d’ennui ». Cela dit, la sécurité matérielle, le confort, l’argent nécessaire à un train de vie lui paraissent le fondement le plus solide. En parlant de gens plus « brillants », l’oncle Gustave songe peut-être à son ami Johanny Maisiat, l’artiste peintre, pour lequel Caroline avait une inclination, et qui était sans doute fauché. Cette horreur de la « bohême » illustre la fameuse formule de Flaubert : « Vivre en bourgeois et penser en demi-dieu. »
Caroline lui ayant dit qu’elle serait ennuyée d’habiter Rouen, où ce mariage la destinait, il la rassure :
Il y a à considérer ce gredin de séjour à Rouen, je le sais. Mais il vaut mieux habiter Rouen avec de l’argent que vivre à Paris sans le sou. — Et puis pourquoi, plus tard, la maison de commerce allant bien, ne viendriez-vous pas habiter Paris ?
Je suis comme toi, tu vois bien, je perds la boule, je dis alternativement blanc et noir. On y voit très mal dans les questions qui vous intéressent trop.
Il reprend néanmoins son argumentation : « Tu auras du mal à trouver un mari qui soit au-dessus de toi par l’esprit et l’éducation. Si j’en connaissais un rentrant dans cette condition et ayant en outre tout ce qu’il faut, j’irais te le chercher bien vite. Tu es donc forcée à prendre un brave garçon inférieur [Ô Emma !] Mais pourrais-tu aimer un homme que tu jugeras de haut ? Pourras-tu vivre heureuse avec lui ? Voilà toute la question. Sans doute que l’on va te talonner pour donner une réponse prompte. Ne fais rien à la hâte. Et quoi qu’il advienne, mon pauvre loulou, compte sur la tendresse de ton vieil oncle qui t’embrasse(261). » On sent quand même que derrière la perplexité apparente de Flaubert se profile la sagesse des nations : sécurité d’abord !
Caroline lui répond par retour de courrier. Elle est toujours dans les mêmes incertitudes, les mêmes réflexions :
Cet état d’indécision ne peut durer, il paraît que ça commence à être su dans Rouen ; et je suis effrayée en pensant que d’ici à quelques jours il me faudra dire oui ou non. Certainement M. C (puisque tu le désignes ainsi) a pour lui beaucoup d’avantages, nous avons fait hier de la musique ensemble, c’est un bon musicien […]. En causant avec moi, il m’a dit qu’il avait pris des leçons de Bouilhet. J’ai un bien grand désir que tu lui en parles. Vois ce qu’il t’en dira, s’il le juge un garçon intelligent ; peut-être Bouilhet ne s’en souviendra-t-il pas ?
Il faut donc en savoir plus, se renseigner auprès de tel et tel : « Je suis ridicule, écrit-elle, de m’informer ainsi de tous côtés, mais j’ai si peur, si peur de me tromper. Puis, te quitter, pauvre vieux, est une idée qui me fait bien de la peine. Mais tu viendrais toujours me voir, n’est-ce pas ? Quand même tu trouverais mon mari trop bourgeois, tu viendrais pour ta Lilinne ? Tu aurais chez moi une chambre, avec de grands fauteuils comme tu les aimes. »
On sent que Caroline est sur le point de céder sous la pression de sa grand-mère. Elle finit par dire oui. Il faut cependant que, selon les règles, le prétendant fasse sa demande en mariage auprès de son père, Émile Hamard. Mme Flaubert se charge alors d’écrire au notaire familial, Me Fovard, à Paris, pour lui annoncer le projet de mariage et, en même temps, l’informer que Caroline laisse à Émile Hamard les huit cents francs de sa pension, qui serviraient à habiller son père « proprement », « et puis on lui louerait une chambre garnie, dans un hôtel respectable et à notre prochain voyage à Paris, M. Commanville irait lui-même lui faire sa demande. Avant cette époque j’espère que vous aurez pu obtenir le consentement d’Hamard, en lui faisant valoir tous les avantages qu’il y a pour sa fille à se marier à un homme qui est riche, qui l’aime, et qui l’accepte sans un sou(262) ».
On ne sait si Commanville a fait sa démarche auprès d’Hamard remis à neuf, le père de Caroline en tout cas donna sa procuration au notaire Fovard pour l’établissement du contrat de mariage.
Une péripétie survint, quand on crut s’apercevoir à Croisset que Commanville n’était pas le véritable patronyme d’Ernest. Celui-ci s’appelait en effet Ernest-Octave Philippe dit Commanville. Or l’acte de naissance d’Ernest, par oubli, ne mentionnait pas le patronyme de Philippe, ce qui laissa craindre qu’Ernest ne fût un enfant naturel. Averti, le grand-oncle paternel de Caroline, Achille Dupont, son subrogé tuteur, vint trouver la grand-mère de Caroline pour lui signifier qu’elle avait été bien légère en choisissant l’époux de sa petite-fille. Alors à Paris, Gustave veut en savoir plus : « Tout ce que j’y comprends, c’est qu’Achille Dupont a fait une scène à notre pauvre vieille ? » (26 janvier 1864). Tout rentra dans l’ordre, le nom de Philippe fut ajouté sur l’acte par un jugement du tribunal civil de première instance du Havre le 6 janvier 1864(263).
« Espérons, écrit Gustave à Caroline, le 1er février 1864, que toutes nos agitations sont terminées et que le calme va succéder à la tempête. » La future épousée s’habitua à son sort : « Non seulement mon fiancé s’occupait beaucoup de moi, mais pour toute la famille j’étais devenue subitement une personne importante. J’étais ahurie par les courses à faire, les gens à voir, les choses à décider : location d’une maison, mobilier à acheter… J’avoue que je prenais assez goût à recevoir les beaux bouquets blancs envoyés chaque semaine de Paris avec l’estampille du fleuriste à la mode. M. Commanville était généreux, agissait largement. Ma nouvelle situation m’intéressait. J’étais aussi un peu grisée parfois de sentir un homme amoureux près de moi bien que mon cœur restât au fond tout meurtri(264). »
Le 6 avril 1864, Caroline épousait Ernest Commanville. Les nouveaux mariés partaient sans plus attendre pour l’Italie en voyages de noces. Tout paraît au mieux, mais Flaubert ignore un lourd secret qui devait assombrir ce mariage. Nous le connaissons par les confidences de Caroline dans ses Heures d’autrefois. Caroline ne voulait pas d’enfant, écrit-elle dans ses mémoires, sans autre explication. Cette volonté pouvait avoir pour origine le souvenir de sa mère, morte d’une fièvre puerpérale peu après ses couches. Un autre cas familial pouvait ajouter à sa peur, celui de son arrière-grand-mère, la mère de Mme Flaubert, morte des suites de son accouchement. À cette époque, outre la surmortalité infantile(265), la mortalité des parturientes était considérable(266). Ne pas vouloir d’enfant pouvait avoir un autre sens : refuser des relations sexuelles, notamment avec un monsieur qu’on n’aime pas. Nous n’en saurons pas plus. En annonçant en tout cas à sa grand-mère son refus de maternité et en la priant d’en avertir son fiancé, peut-être Caroline jouait-elle sa dernière carte. Ce fut un échec : Mme Flaubert « sourit, écrit-elle, de ce qu’elle considéra sans doute comme une absurdité de petite fille, mais promit cependant de faire l’étrange commission. À quelque temps de là, je m’informais si c’était convenu. “Sois tranquille, me répondit-elle, tout s’arrangera”. » En fait, sa grand-mère n’avait rien dit à Commanville — une source de rancune pour sa petite-fille : « Certes, ma grand-mère était une personne d’honneur et très vénérable. Comment avait-elle pu alors agir avec si peu de sérieux ? Comment ne pas avoir mieux compris l’enfant qu’elle avait élevée ? Comment n’avoir pas reculé devant la responsabilité de me marier avec la preuve de mon manque absolu d’amour pour mon fiancé et celle de mon incompréhension totale des devoirs du mariage ? C’est une véritable souffrance pour moi que d’avoir des reproches à faire à sa mémoire, mais il me faut pourtant dire à quel point je fus sacrifiée dans l’acte le plus important de la vie de la femme, car cela explique bien des événements incompréhensibles sans cette première tragédie de mon âme(267). »
L’éducation sexuelle des jeunes filles était alors inexistante, même dans une famille de médecins. On laissait au mari le soin d’initier sa femme. Lorsque, au début de son voyage de noces, Caroline doit elle-même faire l’aveu à Commanville qu’elle ne veut pas d’enfant, on devine l’étonnement, la déconvenue et l’amertume du jeune époux(268). Par ailleurs, comme la jeune femme était, écrit-elle, « dans l’incompréhension totale des devoirs du mariage », on peut imaginer ce qu’ont pu être ces débuts de couple. Caroline, dans ses mémoires, reste trop discrète pour nous les révéler elle-même. Nous savons qu’en bien des cas, au XIXe siècle, la nuit de noces tourne au cauchemar. Dans Une vie, Maupassant nous décrit celui que subit son héroïne Jeanne lorsqu’elle se retrouve seule dans une chambre avec son mari Julien, qu’elle aime pourtant. Peu avant la nuit de noces, le père a tenté de la préparer : « Il est des mystères qu’on cache sérieusement aux enfants, aux filles surtout, aux filles qui doivent rester pures d’esprit, irréprochablement pures jusqu’à l’heure où nous les remettons entre les bras de l’homme qui prendra soin de leur bonheur. C’est à lui qu’il appartient de lever ce voile jeté sur le doux secret de la vie. » À ce discours, Jeanne ne comprend rien, et quand Julien voudra la prendre, elle aura envie de se sauver, de « s’enfermer quelque part, loin de cet homme ».
Que s’est-il passé en Italie entre les deux jeunes gens ? On sait seulement, par le récit de Caroline, qu’ils se sont affrontés, heurtés, et que — c’est le moins qu’on puisse dire — l’amour n’a pas été éclairé dans le cœur de Caroline sous cette lune de miel. « La première fois que je sentis l’abîme entre nous, c’était au lendemain de notre vie commune. En montant le Saint-Gothard, je fus prise d’admiration pour le galbe de trois pifferari qui mendiaient à la portière de la diligence. En eux, je voyais toute la poésie de l’Italie et de l’Antiquité. Ce sont d’“ignobles loqueteux”, interrompit mon mari ; il ne voulut pas aller au-delà. Ce fut l’abîme. »
Gustave Flaubert ne sait rien de cette déconfiture et de cette amertume. La fierté de Caroline donnait le change. De Croisset, il écrit le 11 avril à sa nièce : « Eh bien, mon pauvre loulou, ma chère Caroline, comment vas-tu ? Es-tu contente de ton voyage, de ton mari et du mariage ? Comme je m’ennuie de toi ! et comme j’ai envie de te revoir et de causer avec ta gentille personne. » Le 14 avril : « Il était temps que ta lettre arrivât, ma chère Caro, car ta bonne-maman commençait à perdre la boule. Nous avions beau lui expliquer qu’il fallait du temps à la poste pour apporter de tes nouvelles. Rien n’y faisait, et si nous n’en avions pas eu aujourd’hui, je ne sais comment la journée de demain se serait passée. […] Tu as l’air de bien t’amuser, mon pauvre loulou ? J’aurais bien voulu te voir en traîneau et sur un mulet ! […] Mais ce qui m’intéresse plus que ton voyage, c’est ton P.S., à savoir que tu te plais beaucoup avec ton compagnon et que vous vous entendez très bien. Continuez comme cela une cinquantaine d’années encore et vous aurez accompli votre devoir. » La correspondance entre l’oncle et la nièce se poursuit sur le même ton. Dans une lettre adressée en ce même mois d’avril à son vieil ami Ernest Chevalier, Flaubert lui confie le contentement que lui procure le mariage de Caroline : « Je te dirai que mon nouveau neveu me paraît un excellent garçon, et qu’il adore sa femme. C’est le principal. Quant à son métier, il a une scierie mécanique à Dieppe, et fait venir des bois du Nord qu’il vend à Rouen et à Paris. Il est très considéré par les bourgeois comme honnête homme et homme capable dans son industrie. »
Le 23 avril, Caroline et Ernest, rentrés d’Italie, s’installaient 9 quai du Havre, à Rouen. Plus tard, ils habiteront à Neuville, près de Dieppe, à côté des scieries exploitées par Commanville. Après avoir eu une jeunesse sans joie, une morne existence matrimoniale commençait pour la nièce de Flaubert, sans que celui-ci en ait pris connaissance, tant Caroline sut « jouer la comédie du bonheur conjugal(269) ».
À son insu, contre sa volonté, il avait fait le malheur de sa nièce bien-aimée, en contribuant à la pousser au mariage. Mme Flaubert aussi, qui avait exercé toute son autorité pour que l’union se fasse et qui avait volontairement oublié d’entretenir Ernest Commanville du refus d’enfant que sa petite-fille lui avait confié. On mesure, dans cette affaire, tous les malheurs que le mariage bourgeois pouvait traîner derrière lui. D’un côté, l’inquiétude des parents pressés de marier leur fille à un homme bien « sous tous rapports », sans se soucier des sentiments profonds de la jeune fille. D’un autre côté, l’impossibilité de communiquer où se trouvent les fiancés, entre lesquels il faut un intermédiaire, éventuellement défaillant. On ne sait ce que peuvent avoir été les relations sexuelles entre Caroline et Ernest : pudeur oblige ! On imagine les frustrations de l’un, les embarras de l’autre. Le divorce était interdit. Il fallait donc se résigner à vivre côte à côte. Ils n’eurent en tout cas pas d’enfant. D’une psychologie pénétrante sur le cas d’Emma Bovary, Flaubert n’a pas pris conscience de ce qui se tramait là. Les apparences furent sauves. Le Dictionnaire des idées reçues nous en prévient à l’article MÉNAGE : « En parler toujours avec respect. »
Flaubert appréciait son neveu Ernest Commanville, qui lui paraissait avoir la tête carrée — ce qui le décida à lui confier la gestion de sa fortune. Mais, si intime avec sa nièce, comment aurait-il pu se laisser complètement abuser ? Sans doute ne voulait-il pas trop savoir. À peine un an plus tard, Caroline tomba amoureuse du baron Ernest Leroy, le préfet, qu’elle avait rencontré au cours du bal que celui-ci donnait. Flaubert s’était rendu compte d’un rapprochement entre le baron et sa nièce : « Continues-tu à faire les délices des salons de Rouen en général et celui de M. le préfet en particulier ? Ledit préfet m’a l’air ravi de ta personne », lui écrit-il en février 1865. Et encore en avril 1867 : « Je sais […] que tu continues à embellir les soirées de M. le préfet. » Pendant des années, les assiduités de Leroy, les rencontres, les bouquets, les messages d’amour enchantèrent Caroline, laquelle trouvait son galant « sans beauté » mais avec des « yeux ardents, un teint pâle, le visage fatal, comme on dit dans les romans(270) ». Cette liaison, assure-t-elle, n’alla pas jusqu’à l’adultère : « La pensée d’être la cause de désespoir des trois êtres auxquels je me jugeais d’appartenir — mon mari, mon oncle et ma grand-mère — m’empêcha de fuir avec celui que j’aimais. » Du moins éprouva-t-elle un doux réconfort : « Je ne fus plus seule. » Jusqu’au moment où le baron perdit la vie, en juillet 1872. C’est alors qu’elle tomba malade, qu’on lui conseilla les eaux de Luchon, où l’oncle Gustave l’accompagnerait. Il prit enfin connaissance de ce qui s’était passé : « Il sut ma blessure, écrit-elle, je me livrai à lui entièrement et il comprit combien peu heureuse était mon union avec M. C[ommanville] et à quel point il se souciait peu de ce que contenaient mon esprit et mon cœur. »
Plus que jamais Caroline pouvait se féliciter d’avoir une « bonne nounou », comme elle appelait son oncle. Il n’empêche, le pourfendeur de la bourgeoisie s’était montré en cette affaire parfaitement conforme aux préjugés de cette classe qu’il abominait et qui était la sienne.