XVI

L’ERMITE AUX GANTS BLANCS

Lorsqu’il était parti faire ses études de droit à Paris, Gustave Flaubert, on l’a dit, ne se voyait pas dans la peau d’un Rastignac. Une vingtaine d’années plus tard, le succès public de Madame Bovary et de Salammbô l’a imposé comme une des figures de la vie littéraire dont on parle dans les journaux, et pas seulement à propos de ses livres. Sans mener la vie à grandes guides, sans jamais renoncer à passer la majeure partie de l’année à Croisset, où il poursuit son travail d’écrivain, il prolonge ses séjours dans la capitale, fréquente les hommes de lettres en vue et prend quelque teinture de mondanité chez la princesse Mathilde, cousine de l’empereur. On rencontre désormais l’ermite en habit noir et en gants blancs.

La vie mondaine ou semi-mondaine, le beau monde et le demi-monde, les agapes entre amis dans les bons restaurants ou chez soi, l’entretien d’un domestique dans un appartement qu’on loue, les voyages occasionnels (à Bade, à Londres pour revoir Juliet), tous ces frais de représentation qui s’ajoutent aux dépenses nécessitées par la préparation de son nouveau roman ont assez vite épuisé les dix mille francs gagnés par Salammbô. En février 1865, Gustave demande à son notaire et ami Frédéric Fovard « quelques effigies du monarque afin de pouvoir : 1° payer mes dettes, 2° vivre tranquille quelque temps, sans songer à ce bougre d’argent ». Mme Flaubert avait été alertée par la « position de Gustave ». En février de la même année, elle avait informé Fovard que son fils lui réclamait sept mille francs. Elle faisait allusion à la ferme de Courtavant qu’on pourrait vendre, mais « ce serait une affaire de quelques mois, en supposant que l’on trouve un acquéreur ». Elle ajoutait : « Ensuite, s’il recevait ce qui lui reviendrait de cette ferme, j’ai bien peur que ce ne soit bien vite absorbé. » Aussi compte-t-elle sur son amitié « pour nous aider à tirer votre pauvre camarade de ce mauvais pas(271) ». Nous connaissons encore une lettre du 2 mars suivant où elle écrit à Fovard : « Les affaires de Gustave me mettent dans un très grand embarras, car je ne puis me priver des 6 ou 7 mille francs dont il a besoin sans me gêner excessivement. » Avant de venir à Paris, elle demande à son notaire de faire le point sur les notes des fournisseurs de Gustave, et le prie de mettre en vente Courtavant. Le 7 avril, Gustave adresse donc à Fovard la note de ses dettes : à Touzan (le tapissier qui a refait son cabinet à Croisset) : 2 728 francs ; à Marguillier (son tailleur à Paris) : 1 883 francs ; à Guy, son marchand de gants : 498 francs ; divers fournisseurs : 500 francs. Total des dettes : 5 609 francs. Dans les jours suivants, il supplie Frédéric Fovard d’« arranger tout » : « Rien n’est plus pénible que de demander continuellement de l’argent à ma mère. Tâche de lui persuader que je ne me livre pas à de folles débauches ! Hélas ! je le voudrais, je serais un peu plus gai. Et puisqu’elle est décidée à payer mes dettes, qu’elle fasse le bien, bien, sans trop de récriminations. »

À quarante-quatre ans, écrivain devenu célèbre, Flaubert tire encore le diable par la queue. C’est aussi ce qu’il estime être son honneur — assuré par la manne maternelle : il refuse toujours de compromettre sa plume dans les activités journalistiques, les seules qui permettent à nombre de ses confrères de ne pas être mis en chemise. Une plume mercenaire ? Jamais ! En même temps, il a beau dire qu’il ne se livre « pourtant pas à de grandes débauches » et que sa vie est « peu rigolboche », il vit sur un certain pied, se permet à son propre aveu des « débordements », et ne se soucie de ses finances qu’au cri d’alarme de ses créanciers. Alors, il prie Fovard de solliciter son éditeur Michel Lévy, ce qu’il n’a cure de faire lui-même : « Tâche, mon vieux, de lui tirer une prime (qu’il me doit, franchement) et en désespoir de cause une avance(272). » Il confie à Jules Duplan, son fidèle ami, qu’il pourrait s’adresser à son frère Achille, qu’il aurait de l’argent tout de suite : « Mais c’est précisément ce que je ne veux pas. » Finalement, Michel Lévy lui prêtera cinq mille francs. Et puis le patrimoine familial n’est pas rien — ce qui l’amène à écrire à George Sand : « Non, je n’ai pas ce qui s’appelle des soucis d’argent. Mes revenus sont très restreints, mais sûrs. » Il est seulement gêné parfois : petits problèmes de trésorerie, qui ne l’empêchent nullement d’offrir son aide financière à son amie de Nohant — qu’elle n’accepte pas, mais qui l’embrasse « pour cette bonne pensée ».

Si l’on oublie cet envers du décor, Flaubert est désormais de plain-pied avec les écrivains de son temps qui défraient la chronique. Au-delà des amis anciens si chers, Louis Bouilhet, Ernest Feydeau, Maxime Du Camp lui-même, le cercle s’est élargi : outre Théophile Gautier, il sympathise avec Taine, il s’attache à Renan, dont La Vie de Jésus a fait scandale, et qui a été chassé du Collège de France, il a lié une amitié fervente avec George Sand, fait la connaissance de Tourgueniev (qu’il écrit Tourgueneff), de Mistral. À Paris, il reçoit désormais à dîner le dimanche — jour qui était naguère celui de la présidente Aglaé, et dont il a pris la relève.

En ces années qui suivent la sortie de Salammbô, il entretient des relations assez étroites avec Michelet, qui lui adresse ses livres, et à qui il ne manque pas de répondre en disant son admiration : « À tout ce que vous touchez, vous laissez une empreinte ineffaçable(273). » Il fréquente le grand historien en compagnie des Goncourt, qui nous ont laissé dans leur Journal la description de la « grande maison bourgeoise, presque ouvrière » de celui qu’ils appellent le « grand somnambule du passé » : « Au troisième, une petite porte à un seul battant, comme une porte de commerçant en chambre. Une bonne ouvre, nous annonce, et nous entrons, comme dans un moulin, dans un petit cabinet(274). » Michelet invite le trio à ses soirées du jeudi, où l’on se serre les coudes dans le petit appartement, et où l’on retrouve des savants comme Renan ou le chimiste Berthelot : « Tout ce monde de républicains et de libéraux, écrivent les Goncourt, a l’air de professeurs : on se croirait à une soirée chez un recteur d’académie de province. » Flaubert n’apprécie pas tous les ouvrages de Michelet ; il s’en confie à son amie Edma Roger des Genettes : « La Bible de l’humanité est un mauvais livre parce que le plan est vague, et parce que l’auteur parle d’un tas de choses qu’il ignore, à commencer par l’Inde. […] Ce qu’il y a d’atroce dans ce dernier livre, c’est le procédé fragmentaire, le peu de lien entre les idées, le peu de preuves sous les faits. » À l’auteur lui-même, c’est un autre son de cloche qu’il lui fait entendre : « Je viens de lire, d’un seul coup, en dix heures, ce merveilleux livre. J’en suis écrasé. Je crois cependant en saisir l’ensemble nettement. Quelle envergure ! Quel cercle ! […] Qu’est-ce qui n’est pas le beau dans votre œuvre ? Cœur, imagination et jugement, vous ébranlez tout en nous-mêmes, avec vos mains puissantes et délicates(275). » Cette hypocrisie est rare chez Flaubert, si franc d’ordinaire. Michelet comme Hugo est une vache sacrée à laquelle on ne s’attaque pas.

À partir de la fin de l’année 1862, ses fréquentations littéraires trouvent leur cadre privilégié dans les dîners Magny, en passe de devenir une véritable institution du monde des lettres.

Du côté de chez Magny

On ne sait avec exactitude qui en a eu l’idée. Il semble que ce soit le docteur François Veyne, qui soignait le dessinateur Gavarni et qui était aussi ami des frères Goncourt. Toujours est-il qu’à l’automne 1862 furent lancés ces dîners au Café Magny, 3 rue de la Contrescarpe-Dauphine, aujourd’hui rue André-Mazet, où jadis Sainte-Beuve, bibliothécaire à la Mazarine, avait ses habitudes. Tenu par Modeste Magny, un Champenois qui avait fait son apprentissage chez un grand cuisinier des environs et qui avait inventé le tournedos Rossini et le chateaubriand, le restaurant était devenu, selon le guide Joanne, une des meilleures tables de Paris. Les convives s’y retrouvaient dans un cabinet particulier, loin des oreilles trop curieuses. On appela ces rencontres, qui avaient lieu tous les quinze jours, d’abord le samedi puis le lundi, les dîners des athées (Barbey d’Aurevilly les fustigeait pour être servis « contre Dieu »), les dîners Magny ou encore, pendant quelque temps, la société Gavarni.

Paul Gavarni — de son vrai nom Guillaume Chevalier —, célèbre dessinateur qui avait représenté de son fusain, dans Le Charivari notamment, la société des étudiants, des bohèmes, des lorettes, et qui s’était rendu célèbre par ses illustrations dans La Mode, allait avoir soixante ans. Il avait été le maître et restait l’ami des Goncourt, qu’il fréquentait assidûment dans leur appartement de la rue Saint-Georges. En 1862, il ne dessinait plus, sa santé déclinait, il s’était aigri, et le docteur Veyne, surnommé le « médecin des bohémiens », semble avoir eu cette idée des dîners réguliers, pour le distraire(276). De ces agapes entre écrivains et quelques-uns de leurs amis, le Journal des Goncourt a tenu la chronique, qui nous permet de pénétrer dans cette société recrutée par cooptation. Flaubert y participe dès le deuxième dîner, le 6 décembre 1862 ; il y sera assidu au cours de ses saisons parisiennes. Il s’y retrouve entre hommes (jusqu’à l’arrivée de George Sand en 1866), aux côtés de Sainte-Beuve, Gavarni, du docteur Veyne, Chennevières, conservateur de musées et futur directeur des Beaux-Arts, Charles-Edmond, réfugié polonais, de son vrai nom Chojecki, mais qui signe ses articles et ses livres de son seul prénom, le critique dramatique Paul de Saint-Victor, Frédéric Baudry, bibliothécaire à l’Arsenal, Eudore Soulié, conservateur du musée de Versailles, Taine, Renan, le sculpteur Émilien de Nieuwerkerke, amant de la princesse Mathilde, Théophile Gautier, le journaliste fondateur du Temps Nefftzer, Marcellin Berthelot et, bien sûr, les frères Goncourt. Sainte-Beuve s’impose comme la personnalité la plus tonitruante de l’assemblée par une sorte de droit d’aînesse (il a cinquante-huit ans en 1862), mais aussi parce que, à ce moment-là, il est le plus célèbre d’entre tous, académicien, historien de Port-Royal et véritable moniteur du monde des lettres dans Le Constitutionnel, auquel il donne ses fameux « Lundis ». Tempêtant, péremptoire, la tête farcie de souvenirs colorés, heureux de se défouler et d’assassiner les plus grands, tels Balzac, qui « n’est pas vrai », Hugo qui n’est qu’un « farceur » ou Michelet, rabaissé par lui au rang d’un faiseur de précis pour les collèges. Et si Flaubert plaide pour Michelet et Hugo, Sainte-Beuve tape du poing sur la table même quand il souffre d’une « inflammation des articulations » !

Les Goncourt détestent Sainte-Beuve, sa calotte de chauve, ses « trépidations de collégien », ses colères et ses nostalgies : « Griserie de cerveau d’une jeunesse qui a été sevrée, libertinage de vieillard, qui s’irrite et s’excite, chaleurs et visions de tête de l’homme de cabinet assidu et hémorroïdal(277). » Par dérision, Gautier l’appelle « mon oncle » ou « oncle Beuve ». Flaubert aurait bien des raisons de le narguer, ce démolisseur de Salammbô, mais, s’il discutaille avec lui, il n’a jamais la hargne que lui manifestent les Goncourt, qui en font « un suceur de conversations », un « écouteur de bidets », un « confesseur de brouilles », dont il nourrit ses articles, un homme « qui prend, sous les lits, des notes pour ses mémoires ». Plus sérieusement, on rencontre dans la critique des Goncourt des griefs qu’on lira dans le Contre Sainte-Beuve de Proust : « À propos d’un livre, jamais il ne répond sur le livre, mais toujours sur l’homme, sur ses relations, sur sa position, sur le rôle qu’il a joué. » Et puis, c’est un ambitieux, qui ne cache pas sa rage d’être nommé au Sénat, où il sera payé trente mille francs, pour « entretenir proprement une petite femme, doubler les gages de son secrétaire et payer les mille écus de dettes de sa gouvernante ».

Cette violence en dit long sur ces dîners, où les fureurs avouées le disputent aux arrière-pensées homicides. Flaubert, à cette table, fait partie des bons garçons qui, comme Théophile Gautier, sait tempêter mais sans médisance. Le style de la conversation, le plus souvent, ne ménage pas la politesse : on s’éclabousse de mots drus. La littérature et les beaux-arts sont couramment à l’ordre du jour, on en discute sur des pointes d’aiguille ou à coups de marteau, mais aucun sujet ne captive l’attention des convives autant que la femme, l’amour, la prostitution. « Là-dessus, écrivent les Goncourt, Flaubert, la face enflammée, la voix beuglante, remuant ses gros yeux, part et dit que la beauté n’est pas érotique, que les belles femmes ne sont pas faites pour être baisées, qu’elles sont bonnes pour dicter des statues, que l’amour est fait de cet inconnu que produit l’excitation et que très rarement produit la beauté. Il développe son idéal de la rouchie ignoble. On le plaisante. Alors il dit qu’il n’a jamais baisé vraiment une femme, qu’il est vierge, que toutes les femmes qu’il a eues, il en a fait le matelas d’une autre femme rêvée. »

C’est donc autour du coït et de sa nécessité que tournera ce dîner, au cours duquel les paradoxes, les affirmations bravaches, les démonstrations tordues mais éloquentes fusent de toutes parts. Taine, le savant, disserte de ces choses en « prédicateur d’Écosse », toujours « anglais et protestant ». Théophile Gautier se vante d’avoir engendré dix-sept enfants. Sainte-Beuve comme d’habitude tape du poing sur la table et déclare qu’il aime la crasse. Saint-Victor s’indigne « contre l’épilage des femmes en Orient ». Flots d’éloquence, descentes aux enfers sexuels, concours de vantardises, rabâchages de frustrés, hymnes à l’Ève future : la femme du XIXe siècle passe quelques mauvais quarts d’heure.

Si l’on parle de religion, de Dieu, c’est la même empoignade, le même concours d’assertions, où la violence rime avec la science. « Dans le feu des arguments, des cris, Taine semble prendre peu à peu une tournure presque fantastique. Il m’a l’air, écrivent les Goncourt, une idée de Kant qui sortirait d’un conte d’Hoffmann. Et il arrive, presque effrayant, surnaturel, à être d’un grotesque presque menaçant, avec ses lunettes bleues qui jettent des éclairs et qui semblent être devenues ses vrais yeux. » Ernest Renan, évidemment, ne peut pas ne pas intervenir dans ces joutes qui font trembler les verres. Longtemps effarouché, muet, mais attentif, il prêche le calme de sa petite voix et se risque à déclarer à ses camarades ébahis qu’il admire Jésus-Christ et qu’il n’y a qu’une seule chose de vraie et de belle en ce monde : la sainteté. Malgré le matérialisme dominant, l’athéisme proclamé de la plupart, certains sont terrorisés si jamais un soir ils se comptent treize à table. Saint-Victor y est particulièrement sensible : il n’envisage pas de rester si le chiffre fatidique tombe par hasard. Alors, quand c’est le cas, une solution règle tout : on fait venir le fils de Magny, un collégien, pour faire le quatorzième — devant lequel on n’hésite pas à « causer des copulations d’Hugo ». Même là-dessus on n’est pas d’accord. L’un déclare qu’Hugo est un taureau, Sainte-Beuve, lui — qui fut l’amant de Mme Hugo —, affirme être allé une fois au bordel avec Mérimée, Musset et Hugo, mais que celui-ci, avec sa décoration et ses brandebourgs, n’est pas monté. « Les filles ont dit : “C’est un jeune officier qui a un échauffement”. »

On s’entretue avec des mots, mais parfois le ton change, on se confie, on débourre son cœur, on avoue son spleen. Malgré leur détestation de Sainte-Beuve, les frères éreinteurs s’attendrissent un moment sur la tristesse profonde manifestée par le critique, qui parle de sa solitude, de sa laideur, alors qu’il voudrait être beau, séduire, mais ils ne peuvent s’empêcher de conclure : « Il y a un satyre mélancolique et déçu au fond de ce petit vieux. » Ils n’ont pas plus d’indulgence pour Flaubert, leur ami fidèle et dévoué pourtant, et qui n’est à leurs yeux qu’un provincial, gonflé d’orgueil, enfilant les paradoxes les plus lourds et les plus pénibles. Il y a du barbare en lui, qui rêve « des temps héroïques, sauvages, tatoués de couleurs crues, chargées de verroteries ». Un Viking échappé de son drakkar !

On parle peu de politique, mais l’occasion en est donnée, en juin 1863, par les élections législatives. L’opposition marque des points, surtout dans les villes. À Paris, les neuf députés élus sont de l’opposition, huit républicains et Thiers qui fait profession de libéralisme. Les Goncourt, en bons réactionnaires, estiment que « tout gouvernement qui diminue le nombre des illettrés va contre son principe ». Ce jour-là, la discussion chez Magny est intense, mais Flaubert est absent. Il accompagne alors sa mère et sa nièce aux sources thermales de Vichy, où il n’a pas le moindre commentaire sur le sort politique de la France. Il s’ennuie « outrageusement » lorsque lui arrive le nouveau roman de Feydeau, Le Mari de la danseuse, qu’il épluche au scalpel dans une longue lettre à son ami. Vichy n’est pas drôle, non plus que Croisset. Paris est ô combien plus amusant ! Mais c’est la force de Flaubert de savoir quitter les branle-bas du milieu littéraire, pour « bûcher comme un ours » loin du cirque parisien.

Les dîners Magny continuent, Flaubert les fréquentera encore, mais, déjà, dans leur troisième année, ces agapes bruyantes commencent à lasser les Goncourt : « Il nous vient un mépris, un dégoût pour les dîneurs de Magny. Penser que c’est là la réunion des esprits les plus libres de la France ! Certainement, ce sont pour la plupart, de Gautier à Sainte-Beuve, des gens de talent. Mais quelle misère d’idées à eux, d’opinions faites avec leurs nerfs, leurs sensations propres ! Quelle absence de personnalité, de tempérament ! » Il est vrai qu’Edmond et Jules sont des rabat-joie professionnels.

Du côté de chez la princesse Mathilde

Les gants blancs, Flaubert n’en avait nul besoin pour se rendre aux dîners Magny. Mais là ne s’arrêtaient pas ses sorties parisiennes. À partir de janvier 1863, il devient un habitué des salons de la princesse Mathilde. Fille de Jérôme Bonaparte, cousine de l’empereur et sœur du prince Napoléon, elle avait épousé un prince russe dont elle s’était séparée au bout de quatre ans. La princesse, qui se pique d’art et de littérature, se pose en protectrice des écrivains, qu’elle invite chez elle, rue de Courcelles ou à Saint-Gratien, sa villégiature estivale près du lac d’Enghien. En décembre, les Goncourt, qui lui avaient adressé leur Femme au XVIIIe siècle, avaient précédé chez elle l’auteur de Salammbô en pleine bagarre avec ses critiques. Cette fois, le 21 janvier 1863, ils accompagnent Flaubert, dont le dernier roman a enchanté la princesse.

La dame reçoit avec à ses côtés son amant Nieuwerkerke et sa lectrice Mme Defly. Elle montre à ses visiteurs son atelier, encombré de bibelots, où elle peint des aquarelles. Femme libre, sans chichis, pleine de curiosités, elle sait mettre à l’aise ses hôtes, les questionne sur leurs travaux, leur confie ses avis sur l’actualité artistique et littéraire. Les soirées qu’elle donne le mercredi sont souvent intimes, mais quand Flaubert s’y rend pour la première fois, avec les Goncourt, les invités sont en nombre (au moins cent cinquante), la culotte plutôt que le pantalon et les bas de soie sont de la partie. L’empereur est présent, un peu morne, le prince Napoléon qui parle de la Question romaine, des ministres, des directeurs de journaux, et la fête bat son plein. « Tous trois, lit-on dans le Journal des deux frères, nous faisons un groupe d’originaux. Nous sommes à peu près les trois seuls non décorés. Et puis je réfléchis encore, en nous voyant tous les trois, que tous les trois, le gouvernement de cet homme qui est là, la justice de ce même empereur, assis là et que nous touchons presque du coude, nous a traduits en police correctionnelle pour outrage aux mœurs ! Ironie que tout cela ! »

Et Flaubert ? Selon ces méchantes langues, il crève de vanité : « L’impératrice lui a parlé, lui a demandé le costume de Salammbô pour un bal […], et il me fait part du projet qu’il a de se faire faire un pantalon de cour, collant, comme les invités d’habitude en portent. » D’évidence, l’ermite est ébloui ; il reviendra. Ce seront des soirées en plus petit comité, où la parole se libère, où l’hôtesse fait des théories sur les arts et la littérature. On y retrouve Flaubert dès le 11 février suivant, toujours en compagnie des Goncourt, et cette fois de Sainte-Beuve.

En novembre, il est invité par le prince, qu’on appelle familièrement Plon-Plon, au Palais-Royal. Il passe pour l’aile avancée de la famille impériale. Député sous la seconde République, il siégeait à l’extrême gauche ; il est anticlérical et défend le principe de l’unité italienne, face à l’impératrice Eugénie, très catholique, elle, et inquiète pour le pape. Depuis 1859, Napoléon III s’est allié au Piémont-Sardaigne, soutenant le mouvement national italien. Ses armées ont remporté les batailles de Magenta et de Solférino contre l’Autriche, ce qui lui a valu les critiques de l’opinion catholique. Par la suite, l’empereur conseilla au pape de renoncer à une partie de ses États, ce que Pie IX refusa tout net. Ayant permis au Piémont d’annexer l’Italie centrale, la France reçut en échange Nice et la Savoie, dont les habitants confirmèrent en 1860 par plébiscite le rattachement à la France. Mais la Question romaine n’était pas réglée. Lorsque Flaubert fait son entrée chez le prince Napoléon, cousin de l’empereur, qui s’était marié à Marie-Clotilde, fille du roi du Piémont-Sardaigne Victor-Emmanuel II, épousant du même coup ostensiblement la cause italienne, la famille impériale était donc divisée, les uns défendant le parti pontifical derrière Eugénie, les autres favorables à l’achèvement de l’unité italienne avec Plon-Plon. Flaubert, peu engagé dans les questions politiques, lie amitié avec le prince, qu’il rencontre non seulement au Palais royal, sa demeure, mais aussi chez Jeanne de Tourbey, qui est alors sa maîtresse. Gustave s’émerveille, en décembre 1863, dans une lettre à Caroline que le prince l’appelle désormais son « cher ami ». Un peu plus tard, il s’enchante d’avoir été au bal de l’Opéra en compagnie du prince Napoléon et de l’ambassadeur de Turin, « en grande loge impériale ». Le 15 mai 1865, le prince Napoléon, à l’occasion de l’inauguration de la statue de Napoléon Ier à Ajaccio, prononce un grand discours libéral, mal reçu par la Cour. De Croisset, Flaubert écrit à Jeanne de Tourbey : « J’ai lu, hier matin, un bien beau discours, qui m’a ému et enthousiasmé. C’est beau et bon, crâne et vrai, élégant et sensé. Vous devez être fière et bienheureuse. » L’empereur fait connaître sa réprobation, Plon-Plon répond dans La Presse, et Flaubert se réjouit encore dans une lettre à Jeanne de Tourbey : « Je suis très fier de ce qu’un pareil homme me serre la main quand je le rencontre. » Comme l’amant de Jeanne lui avait envoyé son discours d’Ajaccio imprimé, il se dit « flatté et presque attendri […]. Avoir pensé à moi, de loin, est une amabilité charmante ». Il n’en a pas moins d’égards pour l’impératrice : en novembre 1864, alors qu’il est cette fois au Palais impérial de Compiègne, il demande à son bon vieux Jules Duplan de commander un bouquet de camélias blancs, « tout ce qu’il y a de plus beau, je tiens à ce qu’il soit archichic. (Il faut donner de soi une bonne opinion, quand on appartient aux classes inférieures de la société) ».

En juin 1867 il est invité à la grande fête donnée aux Tuileries par Napoléon III à l’occasion de l’Exposition universelle : « Les Souverains, écrit-il à sa nièce, désirant me voir comme une des plus splendides curiosités de la France, je suis invité à passer la soirée avec eux lundi prochain. » L’ironie ne cache pas le sentiment d’amour-propre.

Au demeurant, c’est surtout avec la princesse que Flaubert pénètre dans la mouvance napoléonienne. Les dîners rue de Courcelles alternent avec les séjours à Saint-Gratien, où il s’évertue à se montrer à son avantage. Avec Mathilde, Gustave échange une correspondance, où l’on découvre une amitié partagée. Elle lui annonce une de ses aquarelles, qu’elle lui envoie à Croisset, mais le paquet semble s’être perdu. Il court dans les gares de Rouen, et finit par le récupérer. Merci ! merci ! « Je viens de l’accrocher à mon mur, lui écrit-il, devant ma table, entre un buste de ma sœur par Pradier et un masque d’Henri IV, en chère et illustre compagnie, comme vous voyez. » Flaubert serait-il un peu amoureux ? Et elle, aurait-elle un penchant pour lui ?

La question s’est en effet posée. On rencontre une ou deux allusions dans le Journal des Goncourt. Ainsi, ils notent le 26 avril 1865 que la princesse « n’a d’yeux, de place à côté d’elle, d’attention et d’intérêt que pour Flaubert. […] Aurait-elle envie de [le] prendre comme amant ? ». Dans sa préface aux Lettres inédites à la princesse Mathilde de Gustave Flaubert, publiées en 1927, le comte Joseph Primoli décrivait une scène de Saint-Gratien entre « Mâtho » et Mathilde : « La porte s’entrouvre : Mâtho entre sournoisement, plutôt en collégien timide qu’en guerrier conquérant […]. Sans mot dire, il la regarde travailler […]. La princesse sent ce regard brûlant qui se promène sur son cou, sur ses épaules, sur sa main et… elle attend… Après un long moment de silence, agacée par ces yeux fixés sur elle, brusquement elle lève la tête : “Eh bien ? Qu’avez-vous à me dire de si confidentiel, de si pressant ? Nous sommes seuls, comme vous le désiriez, et je suis prête à tout entendre.” Quelle n’est pas sa stupeur en le voyant devenir tour à tour très rouge et très pâle ! Les expressions les plus diverses passent sur ce visage décomposé : la crainte, l’angoisse, la terreur, le désespoir… Est-ce l’évocation de Mâtho qui le poursuit encore ? Elle l’entend balbutier quelques mots incohérents, puis le voit se lever précipitamment, gagner la porte et s’enfuir(278). » Enfin, une phrase dans une lettre de Flaubert à la princesse Mathilde pourrait passer pour une confirmation : « Il [le roman que j’écris] est entrepris pour apitoyer un peu sur ces pauvres hommes tant méconnus, et prouver aux dames combien ils sont timides(279). » Tout cela ne fait pas le quart d’une preuve. Chacun conclura comme il veut.

Quoi qu’il en soit, la princesse, sachant servir ses amis, n’hésite pas à intervenir en leur faveur auprès des autorités. En septembre 1864, elle s’ingénie à faire entrer Sainte-Beuve au Sénat qu’il convoitait si ardemment ; la nomination a lieu en avril 1865. L’occasion lui est alors donnée de changer d’attitude. Très conformiste jusque-là, mais désormais assuré de ses revenus, il saura défendre au Sénat des idées libérales qui feront la joie de Flaubert(280). Pour lui-même, la princesse s’entremet auprès du ministre de l’Instruction publique, Victor Duruy, afin qu’il reçoive la Légion d’honneur. Il l’accepte sans scrupule malgré sa proclamation de jadis : « Les honneurs déshonorent. » Il explique à la ronde que ce qui lui fait plaisir dans ce ruban rouge, c’est « la joie de ceux qui m’aiment ». Ritournelle ! Les lecteurs de Madame Bovary se souvenaient peut-être, eux, de la dernière phrase du roman, cet ironique triomphe d’Homais : « Il vient de recevoir la croix d’honneur. »

Qu’est-il arrivé à Flaubert, le farouche, l’intransigeant, déchirant à pleines dents les bourgeois, les solennels, les importants, les agenouillés, les sous-commis du pouvoir ? Il avait refoulé pendant si longtemps un désir de reconnaissance et de gloire que, le succès venu, en acceptant ses dividendes mondains, il n’a pas dû avoir le sentiment de se trahir lui-même. L’engrenage des fréquentations littéraires s’est ajouté à un secret désir de gloire. Dans ce régime impérial, où tout provient d’en haut, l’amitié de Mathilde, l’intérêt qu’elle a pris pour lui, son désir immodéré de plaire à celle-ci, le luxe qui fascine ont achevé d’annihiler en lui ce qu’il restait de son esprit de sédition. Une remarque d’Edmond de Goncourt, faite bien plus tard, en 1874, à la princesse Mathilde, résume assez bien l’obligeance qu’eurent lui-même et Flaubert à l’égard du régime impérial : « Ah ! Princesse, vous ne savez pas quel service vous avez rendu aux Tuileries, combien votre salon a désarmé de haines et de colères, quel tampon vous avez été entre le gouvernement et ceux qui tiennent une plume… Mais Flaubert et moi, si vous ne nous aviez pas achetés, pour ainsi dire, avec votre grâce, vos attentions, vos amitiés, nous aurions été, tous deux, des éreinteurs de l’empereur et de l’impératrice(281) ! »

Pour autant, il n’est pas devenu une âme servile. Maxime Du Camp raconte qu’au château de Compiègne il avait su défendre Hugo l’exilé, le pestiféré, l’ennemi de l’usurpateur : « Dans ce monde soumis et rectiligne, écrit Du Camp, il porta l’esprit d’indépendance littéraire qui était en lui plus qu’en tout autre. Un soir, au cercle particulier de l’impératrice, quelqu’un parla de Victor Hugo avec irrévérence. Je ne sais si les paroles exprimaient une conviction sincère, ou si elles n’étaient qu’une tentative de flatterie. Gustave Flaubert intervint et ne se modéra pas : “Halte-là ! celui-là est notre maître à tous, et il ne faut le nommer que chapeau bas.” L’interlocuteur insista : “Mais cependant vous conviendrez, monsieur, que l’homme qui a écrit Les Châtiments…” Flaubert, roulant des yeux terribles, s’écria : “Les Châtiments ! il y a des vers magnifiques ; je vais vous les réciter, si vous voulez !” On ne jugea pas à propos de pousser l’expérience jusqu’au bout ; la discussion fut interrompue et un des assistants se hâta de donner un autre cours à la conversation(282). »

Les bichons

De tous ses amis parisiens, Jules et Edmond de Goncourt ont été, ces années-là, entre 1860 et 1865, les plus intimes de Gustave Flaubert. Edmond, l’aîné, né en 1822, était à peu près du même âge que lui ; Jules, lui, avait vu le jour en 1830. Jusqu’à la mort de ce dernier, en 1870, les deux frères ne font qu’un, signant leurs œuvres de leurs deux noms, écrivant un Journal à deux mains, vivant ensemble, sortant ensemble, partageant la même maîtresse : une gémellité rare dans les lettres françaises. Ils ont rencontré Flaubert en 1857, l’année de Madame Bovary, alors qu’eux-mêmes n’avaient encore publié aucun livre majeur. Ils l’ont considéré comme un maître avant qu’il ne soit à leurs yeux un rival. Très vite, ils sont devenus proches, parce qu’ils étaient tous les trois les adeptes d’un même culte : celui de la littérature. À partir de 1860, tous les trois paraissent inséparables, du moins quand Flaubert est à Paris. S’ils précèdent Gustave chez la princesse Mathilde, ils s’y rencontrent ensuite régulièrement, de même qu’aux dîners Magny. Le dimanche, les deux frères participent aux agapes du boulevard du Temple, Flaubert est lui-même leur invité rue Saint-Georges, et tous les trois se retrouvent fréquemment chez Théophile Gautier ou chez d’autres amis.

Le vif contraste de leurs tempéraments saute aux yeux. Eux, que Flaubert appelle ses deux « bichons » — nom de ces petits chiens d’appartement —, sont des êtres délicats, soucieux de décoration artistique, collectionneurs de bibelots et d’autographes ; sorti de son ermitage, lui est un compagnon tonitruant, démonstratif, déclamatoire, qui n’hésite jamais devant les grosses blagues. Dans leur Journal ils lui affublent le qualificatif de « provincial », une injure dans la bouche de ces Parisiens, de « barbare », à la « voix beuglante », au « déploiement furieux de gestes ». C’est à eux que Flaubert confie ses souvenirs d’enfant, l’invention du Garçon, ses amours avec Louise Colet. Le Journal des deux frères est ainsi émaillé de notes et d’anecdotes sur leur ami, assez souvent malveillantes, qui contrastent avec le ton amical et joyeux des lettres qu’il leur envoie. Ils parlent de l’« immense orgueil voilé » de Flaubert, qui, « sourdement se pousse à tout, noue ses relations, fait un réseau de bonnes connaissances, tout en faisant le dégoûté, le paresseux, le solitaire » (23 novembre 1862). Il y a toujours sous leur plume un fond de réserve aigre, même quand ils admirent.

Leur jalousie est indéniable, mais tout autant leur amitié. Souvent, les Goncourt disent : « nous trois », comme si Gustave était le troisième frère. « Nous trois, qui sommes des mélancoliques… », « les trois qui demanderaient à ne pas être nés », « nous trois qui mettons la littérature au-dessus de tout »… Ils se consultent réciproquement sur leurs manuscrits. Sont-ils sincères ? Flaubert est plus prompt à l’enthousiasme, quitte à faire des réserves, on a vu la manière dont il faisait les comptes rendus des œuvres de ses amis. Les Goncourt, malgré l’admiration réelle qu’ils partagent pour l’auteur de Madame Bovary, gardent leur désapprobation pour leur Journal. « Salammbô est au-dessous de ce que j’attendais de Flaubert. » Une œuvre « renflée, mélodramatique, déclamatoire, roulant dans l’emphase », etc. Quand il leur lit la féerie qu’il vient d’écrire avec Louis Bouilhet, Le Château des cœurs, en 1863, ils l’accablent, à son insu. Est-ce une amitié asymétrique ? On le croirait en lisant le Journal, où la critique demeurée rentrée « éclate parfois en violentes diatribes ». Néanmoins, les Goncourt ont considéré Flaubert comme leur maître et se sont sentis avec lui d’un même parti : « Nous faisons, écrit Jules à Gustave, à nous trois avec Gautier, le camp retranché de l’art pour l’art, de la moralité du Beau, de l’Indifférence en matière politique, — et du scepticisme en fait de blague. Mais ce sont des assauts de tous les autres ! Nous avons besoin de vous, sous tous les rapports(283). » C’est à lui qu’ils dédient leurs Idées et sensations, le plus « personnel » de leurs livres selon Flaubert, qui s’en réjouit.

Un besoin de se voir, d’échanger, de se lire est partagé : « Être à Paris sans mes Bichons me semble insolite, et dévissant », leur écrit-il. Flaubert les invite à Croisset. Ils finissent par s’y rendre en octobre 1863, ce qui nous vaut la description la plus précise de l’ermitage de leur ami :

Nous voilà dans ce cabinet du travail obstiné et sans trêve, qui a vu tant de labeur et d’où sont sortis Madame Bovary et Salammbô.

Deux fenêtres donnent sur la Seine et laissent voir l’eau et les bateaux qui passent ; trois fenêtres s’ouvrent sur le jardin, où une superbe charmille semble étayer la colline qui monte derrière la maison. Des corps de bibliothèque en bois de chêne, à colonnes torses, placés entre ces dernières fenêtres, se relient à la grande bibliothèque, qui fait tout le fond fermé de la pièce. En face la vue du jardin, sur des boiseries blanches, une cheminée qui porte une pendule paternelle en marbre jaune, avec buste d’Hippocrate en bronze. À côté, une mauvaise aquarelle, le portrait d’une petite Anglaise, langoureuse et maladive, qu’a connue Flaubert à Paris [Gertrude Collier]. Puis des dessus de boîtes à dessins indiens, encadrés comme des aquarelles, et l’eau-forte de Callot, une Tentation de Saint Antoine, qui sont là, comme les images du talent du maître.

Entre les deux fenêtres donnant sur la Seine, se lève, sur une gaine carrée peinte en bronze, le buste en marbre blanc de sa sœur morte, par Pradier, avec deux grandes anglaises, figure pure et ferme qui semble une figure grecque retrouvée dans un keepsake. À côté, un divan-lit, fait d’un matelas recouvert d’une étoffe turque et chargé de coussins. Au milieu de la pièce, auprès d’une table portant une cassette de l’Inde à dessins coloriés, sur laquelle une idole dorée, est la table du travail, une grande table ronde à tapis vert, où l’écrivain prend l’encre à un encrier qui est un crapaud.

Ils notent « un bric-à-brac de choses d’Orient : des amulettes avec la patine verte de l’Égypte, des flèches, des armes, des instruments de musique, le banc de bois sur lequel les peuplades de l’Afrique dorment, coupent leur viande, s’asseyent, des plats de cuivre, des colliers de verre et deux pieds de momie, arrachés par lui aux grottes de Samoûn et mettant au milieu des brochures leur bronze florentin et la vie figée de leurs muscles. Cet intérieur, c’est l’homme, ses goûts et son talent : sa vraie passion est celle de ce gros Orient, il y a un fond de Barbare dans cette nature artiste ».

Le portrait de Flaubert dans ce Journal est sans arrêt complété, rectifié, précisé, au gré des rencontres et des humeurs, mais, dans l’ensemble, il n’est jamais vraiment flatteur. Or il est patent qu’aux yeux des Goncourt Gustave Flaubert est un contemporain majeur. C’est aussi un ami cher sur lequel ils peuvent compter dans la tourmente. On le voit bien, lors de la représentation de leur pièce Henriette Maréchal au Théâtre-Français, à la fin de 1865. Il suit avec attention, de Croisset, les péripéties des répétitions, calme les angoisses des auteurs, prodigue ses encouragements, communie à leur joie d’être représentés, applaudit à tout rompre à la générale, laquelle est passablement sifflée et chahutée. La jeunesse des écoles s’en prend, non à la pièce elle-même — qui, par ailleurs, ne mérite pas trop d’éloges —, mais à ses auteurs, coupables de frayer avec le pouvoir. Le tapage continue au cours des représentations suivantes. Saint-Victor dénonce la cabale dans La Presse. Revenu à Croisset, Flaubert multiplie les interventions écrites pour les défendre : « Adieu, mes pauvres chers vieux. Comme vous devez être las ! et énervés, maintenant ! Mais, sacré nom de Dieu ! vous êtes de bons bougres. Vous pouvez vous dire cela à vous-mêmes dans le silence du cabinet. — Et nous faisons un beau métier, après tout, puisqu’il fait crever de rage jusqu’à la “Jeunesse des écoles”. »

Henriette Maréchal est finalement retiré d’autorité, les Goncourt suspectent la main de l’impératrice, jalouse de la princesse Mathilde à laquelle ils avaient rendu un fervent hommage dans la préface de leur pièce sortie des presses la veille de l’interdiction : « Le vraiment vrai de tout cela, écrivent-ils à Flaubert, c’est que nous avons le cou cassé par une très grande dame de votre connaissance, qui, à ce que dit Paris dans ce moment-ci, est jalouse du salon de la princesse. » Ils quittent leur rue Saint-Georges début janvier pour Le Havre. Le 6, ils passent dîner chez Flaubert à Croisset. « Il travaille décidément quatorze heures par jour, écrivent-ils. Ce n’est plus du travail, c’est la Trappe. »

Nul doute que pour eux Flaubert est un écrivain « de race », mais, en lui, quelque chose les effraie qu’on pourrait appeler ses excès. Un excès dans le travail, ils l’écrivent, comme un excès dans la fantaisie, le verbiage sonore, les plaisanteries et les paradoxes. En les appelant ses bichons, Flaubert, affectueusement, laisse entrevoir la différence des tempéraments entre eux et lui. La sympathie n’était pas leur fort en général, le dénigrement était chez eux une seconde nature, il n’en reste pas moins que leur amitié pour Flaubert a été active et durable, même si celle que leur manifestait Gustave abondait d’une générosité dont ils étaient peu capables.