Au milieu des occupations parisiennes de Flaubert, au cours de ces années 1860, une silhouette s’estompe, celle de son meilleur ami, son alter ego. Louis Bouilhet avait quitté Paris en 1857, après la publication en livre par Michel Lévy de son grand poème Melaenis, pour s’installer à Mantes. À Paris, il avait pourtant connu la consécration, grâce à son drame en vers Madame de Montarcy, donné à l’Odéon et très applaudi. Mais que de peine, que d’arias pour y parvenir ! Épaulé par Flaubert, son porte-parole infatigable auprès de messieurs les directeurs de théâtre, il avait essuyé deux échecs successifs, s’était découragé, jusqu’au moment où La Rounat, nouveau directeur de l’Odéon, lui avait offert sa scène. Toutes affaires cessantes, Flaubert s’empara de la cause, et, aussi emballé qu’impérieux, s’improvisa le directeur des répétitions, comme nous le décrit Maxime Du Camp dans un tableau de ses Souvenirs littéraires :
Il arpentait la scène, faisant reprendre les tirades, indiquant les gestes, donnant le ton, plaçant, déplaçant les personnages, tutoyant tout le monde, les garçons d’accessoires, les acteurs, le souffleur et les machinistes ; la salle n’était remplie que de sa tempête ; l’œuvre de Bouilhet eût été sienne qu’il ne se serait pas tant démené pour la faire réussir. Il avait compris que c’était là une partie désespérée et que, si la pièce tombait, Bouilhet tombait avec elle, ou plutôt retombait dans la vie de province, dans les leçons de latin, dans la misère morale et dans le découragement.
Il fut admirable d’ardeur, de dévouement et même d’habileté, car, malgré les violences extérieures de sa nature, ce n’était pas vainement qu’il était né en Normandie, et la finesse ne lui faisait pas défaut. On caressait les critiques influents, on se liait avec les jeunes gens des écoles, qui sont parfois un redoutable public ; on voulait ne rien laisser au hasard, et Flaubert s’y employait sans désemparer. Bouilhet laissait faire ; il suivait Gustave comme une ombre, approuvait et ne se sentait pas rassuré(284).
Le 6 novembre 1856, Bouilhet, qui assistait à la première représentation de son drame la peur au ventre, quitta tout à trac les coulisses et, entraînant dehors un ami, lui confia sa panique : la pièce serait un four, on allait le huer et il n’aurait plus qu’à se jeter dans la Seine. À son retour, il entendit, hébété, sans y croire, les ovations nourries qui rendaient honneur à Madame de Montarcy et son auteur. La pièce connut soixante-dix-huit représentations : il pouvait crier victoire ! Au mois de mai 1857, pourtant, Bouilhet quitte Paris pour s’installer à Mantes. Vivre à Paris coûte cher, le théâtre n’est qu’une source de revenus aléatoire, et le pessimisme loge au fond de son caractère. À Mantes, où il a loué une petite maison, vivant de ses leçons particulières, il peut faire venir auprès de lui Léonie Leparfait, sa compagne restée à Rouen, et son fils Philippe, dont le père est Chennevières. Il se promet une vie simple et tranquille, propre à la création littéraire. Du reste, à égale distance entre Croisset et Paris (on se souvient des rendez-vous de Flaubert et de Louise Colet), il n’avait pas l’impression de se séparer de son cher Gustave. De fait, ils se reverront souvent, soit dans l’ermitage de Flaubert, soit dans la capitale, soit à Mantes. Surtout, ils ne cesseront de s’écrire de longues lettres où l’un et l’autre continueront à se prêter une aide réciproque.
Arrivé dans sa retraite, Bouilhet s’attelle à une pièce « moderne », Hélène Peyron, alors que Flaubert est plongé dans Salammbô. Les deux amis s’encouragent. Gustave et ses proches ont donné un surnom à Louis Bouilhet, « Monseigneur », « à cause, nous dit Caroline, de sa belle prestance et de ses manières un peu bénisseuses ». Peut-être l’idée en est-elle venue à Flaubert à la suite d’un bal masqué auquel Bouilhet avait participé en soutane. « Monseigneur », en tout cas, devient courant dans les échanges de Flaubert avec les siens, et Bouilhet lui-même de signer « Monseigneur » à la fin de ses lettres à son ami, qu’il surnomme dans le même esprit « mon cher Vicaire général ». Leur complicité ne se dément pas. Déjà, une dizaine d’années plus tôt, Flaubert l’avait expliqué à Louise Colet : « Nous nous sommes l’un à l’autre, en nos travaux respectifs, une espèce d’indicateur de chemin de fer qui, le bras tendu, avertit que la route est bonne et qu’on peut suivre(285). » Louis fait part à Gustave de ses projets théâtraux. Souvent, il est en panne et gémit. Litanie : « Je suis au plus bas… », « Je chante un vieil air que personne ne veut plus… », Je voudrais être mort… », « J’en arrive au dernier degré du désespoir et du découragement… », « Je me sens sous une fatalité et d’une déveine implacables… », « Je suis dégoûté de moi-même… », « Je serais, d’ailleurs, si heureux, si je pouvais crever promptement, et sans douleur, par exemple ! » Flaubert le secoue, l’aiguillonne, le rassure, le blague sans ménagement, jusqu’à regretter parfois sa brutalité. Il confie à sa nièce Caroline qu’il lui a fait des excuses : « N’avais-je pas eu la mine du grand vicaire qui secoue son évêque ! » En fait, ces crises intermittentes d’hypocondrie ou de spleen, Flaubert les traverse lui-même, et c’est alors Bouilhet qui le ranime. On suit un échange continu de plaintes et d’encouragements : « Mon cher vieux, écrit Bouilhet à Flaubert le 22 octobre 1864, si notre correspondance complète tombe jamais entre les mains d’un étranger, il y verra un assez triste échange de douleurs et de désespoir. Quand l’un cesse, une heure, de gémir, l’autre hurle, et c’est comme cela depuis vingt années, ce qui ne prouve pas un fond commun de gaîté folle. Nous ne sommes pas gais, en effet, mais il ne fallait pas prendre ce métier fatal, le plus horrible que je connaisse. Quant à changer maintenant nos habitudes et notre vie, il n’y faut plus penser. Il faut aller, comme tu le dis fort bien, jusqu’à ce que mort s’ensuive. »
Dans ces douleurs évoquées entrent d’abord en effet les difficultés du métier. Pour Louis, trouver un bon sujet de drame ou de comédie et, quand il le tient, se mettre en quatre pour que la pièce soit jouée ; la présenter à un théâtre, essuyer les refus successifs, et puis, une fois la pièce acceptée, y porter les corrections et les changements voulus par le directeur ; convaincre les meilleurs comédiens ; entendre les avis de la censure (« la voix du préposé à la Pudeur publique, chargé d’examiner si dans ce bordel qu’on appelle un théâtre […], on ne fait point trop bander les personnes (286) ») ; enfin, assister à la première en tremblant, et puis espérer un bon nombre de représentations rendues possibles grâce à une critique bienveillante. Essuie-t-il des éreintages ? L’ami le réconforte : « Continue, mon vieux, n’écoute personne et suis ta voie. »
Pour Flaubert, avant tout « les affres du style » qui dépassent de loin les soucis de la documentation : il ahane, il rature, il refait, il écrit vingt pages pour n’en retenir que trois phrases, il cherche le mot juste qui lui échappe, il s’épuise à raboter ses phrases, à réécrire ses chapitres, à les relire dans son gueuloir, rarement content du résultat. « Tu te livres toujours à une pioche effrénée, lui dit Bouilhet ; c’est fort beau, mais, foutre, docteur !… ces veilles prolongées eschauffent le sang, tu te feras pousser des boutons ! Se coucher à six heures !… j’en frémis, tu veux te détruire le tempérament ! » Peine perdue ! À Croisset, Gustave, enchaîné à son nouveau roman, s’est fait lui-même son propre bourreau : « Adieu, cher vieux, écrit-il à son ami, le 1er avril 1867, il est près de quatre heures du matin. Ce qui me fait une journée de dix-huit heures de travail. C’est raisonnable. Sur ce, je vais me coucher et t’embrasse. »
On se tient au courant des maux physiques qui accablent les pauvres compères. Que de rhumes qui n’en finissent pas, de grippes mauvaises, et, par-dessus tout, que de clous, que de furoncles ! Il y a aussi des maladies intimes qu’on s’avoue sans pudeur. Bouilhet lui ayant confié une douleur et un gonflement « dans le testicule gauche de Monseigneur », en mars 1867, Flaubert lui livre le diagnostic : « À propos de maladies de monsieur, Cloquet, à qui j’ai fait tâter mes boules prétend que j’ai une maladie “fréquente chez les ecclésiastiques”. Le remède est de faire cracher son goupillon. » Finalement, lui écrit Bouilhet, « ma douleur du testicule va et vient, j’ai porté un suspensoir, ce qui m’a beaucoup soulagé ». Les mots du corps sont plus faciles à décliner que les maux du cœur.
De son refuge mantais, Louis reproche à Gustave de trop traîner à Paris : « Plus tu vas, plus tu aimes le monde. Moi, je fais une évolution contraire. Sans l’avoir beaucoup aimé, je l’ai en horreur maintenant. Tu es préoccupé de Paris ; moi, guère ! On s’y retrouve toujours, je le sais bien. Mais ce n’est pas au bord de l’asphalte que nous aurons jamais nos grandes journées d’autrefois, karaphon ! » Karafon : une des appellations affectueuses de Flaubert dans les lettres de Bouilhet. Gustave se rebiffe. Ne passe-t-il pas la plus grande partie de l’année à Croisset, sa plume d’oie à la main ? Louis ne veut pas le vexer : « Je commence par te faire mes excuses si je me suis assez mal exprimé pour te faire croire que je trouvais, depuis 1851, ta vie trop mondaine. J’ai voulu simplement dire que tes aspirations et désirs étaient bien plus forts vers le monde que de ce temps fabuleux où tu envoyais promener Du Camp qui t’engageait à venir habiter Paris(287). »
Bouilhet n’a pas tort. Une part de la vie de Flaubert est happée désormais dans la capitale, par les salons et les dîners — même si ce n’est que trois ou quatre mois de l’année. Peut-être Monseigneur viendrait-il plus souvent y rejoindre son ami, mais il n’en a pas les moyens : « Tu me dis toujours : va à Paris, sois là, presse les gens, harcèle le monde. Je n’ai qu’une réponse à faire, mais elle est sans réplique : “Je n’ai pas le sou, je n’ai pas le moyen d’aller à Paris huit jours de suite, car j’ai à peine de quoi vivre jusqu’à la fin de l’année.” Je te dis seulement cela pour que tu cesses d’accuser mon apathie et ma paresse dans la vie active. Ce que je fais, je suis forcé de le faire. Voilà tout(288). »
Il faut pourtant qu’il se résigne à faire le voyage, ses pièces de théâtre l’exigent. Très souvent, Flaubert lui offre l’hospitalité dans son troisième étage du boulevard du Temple. Occasion de « se retrouver un peu plus ensemble ». Gustave en profite pour entraîner Louis chez les amis, chez Théophile Gautier, chez les Goncourt, au restaurant Magny. Lors des premières des pièces de Bouilhet, Flaubert accourt de Croisset, et se charge de distribuer les places aux amis avant de se rougir les mains à la claque. En l’absence de son archevêque, le vicaire général se démanche auprès de tous ceux qui comptent dans le métier pour défendre sa cause, car il y a des dédits, des promesses qu’il faut réchauffer, des négligences de tous ordres. Chaque fois, l’acceptation d’un drame ou d’une comédie sonne comme une victoire, mais rien n’est joué d’avance.
Le dimanche 28 octobre 1866, à la veille de la première de La Conspiration d’Amboise, où elle a été invitée, la princesse Mathilde reçoit Louis Bouilhet que lui présente Flaubert. Les Goncourt sont là, eux aussi, comme d’habitude, et comme d’habitude ils ne ratent pas l’occasion d’une flèche empoisonnée : « Flaubert présente aujourd’hui Bouilhet chez la Princesse. Je ne sais quelle malencontreuse inspiration a eue ce poète à déjeuner, mais il sent l’ail comme un omnibus ! Nieuwerkerke remonte épouvanté, en disant : “Il y a en bas un auteur qui sent l’ail !” La princesse, elle, s’en aperçoit à peine, après tout le monde. C’est miraculeux, chez cette femme, la non-perception d’un tas de choses délicates, comme la fraîcheur du beurre et du poisson ! Son bon et son mauvais côté est de n’être pas tout à fait une civilisée(289). » C’est plus fort qu’eux, les bichons, il faut qu’ils jappent !
Plus souvent, Flaubert et Bouilhet se retrouvent à Croisset, comme autrefois, passant des heures à lire et relire leurs manuscrits. Dans sa carrière théâtrale, au temps des Scribe, des Ponsard, des Alexandre Dumas fils, cette école du « Bon Sens » qui remplit les salles, Bouilhet est à contre-courant, il reste fidèle à la manière de Victor Hugo, au drame historique en vers, qui passe pour démodé, et qui se joue en somptueux costumes et en décors coûteux, à l’effroi des directeurs de salle. Sous l’influence de Flaubert, il a renoncé à son romantisme juvénile, à ses ferveurs royalistes et religieuses, à l’idée de mission sociale du poète ; il s’est converti à l’Art pour l’Art, à la théorie de l’impersonnalité. Il est manifeste que dans la relation entre les deux écrivains, Flaubert a eu plus d’ascendant sur Bouilhet que l’inverse. Il l’a engagé à abandonner la littérature subjective, personnelle, sentimentale, qui était la sienne à l’origine. L’important, lui a-t-il appris, est de décrire les « sentiments généraux » et non de tresser des confidences autobiographiques. Son premier grand poème, Melaenis, qui s’inspire de la Rome antique, annonce la poésie du Parnasse, Leconte de Lisle, Heredia. En 1854, il avait publié un « poème scientifique », Les Fossiles, dans la Revue de Paris. Flaubert l’avait corrigé ; Gautier, encouragé : « Le seul poème scientifique, écrira Flaubert, de toute la littérature française, qui soit cependant de la poésie. » Souci du style, des descriptions exactes, goût de l’Histoire, labeur acharné, Bouilhet marchait dans les pas de Flaubert, mais prêtait à son ami l’aide de toutes les ressources critiques dont il ne manquait pas. Merveilleux auditeur, il signalait à Gustave les couacs, les fautes de goût, les fautes de syntaxe… « Faites choix d’un censeur solide et salutaire », conseillait Boileau dans son Art poétique. Flaubert a eu la chance de le rencontrer. À sa mort, Flaubert écrira : « J’ai le sentiment d’une amputation considérable. — Une grande partie de moi-même a disparu(290). »
Le Château des cœurs
Au cours de ces années 1860, Flaubert et Bouilhet ont repris goût à travailler ensemble sur un même projet. Alors qu’il hésite encore entre plusieurs sujets de roman, Gustave, démangé par son vieux goût des planches, propose à Louis d’écrire avec lui une féerie. Au cours de son séjour à Vichy pendant l’été 1862, il avait lu un grand nombre de livres de théâtre fantastique, alors qu’il corrigeait parallèlement les épreuves de Salammbô. Le genre était ancien, Shakespeare l’avait illustré ; il offrait la possibilité de mêler la poésie et le comique, la fantaisie et le drame. L’idée de Flaubert était de renouveler la tradition, en orientant la féerie du côté de la satire sociale : le bourgeois, toujours sus au bourgeois ! Il avait besoin de la technique dramatique de Bouilhet, des ficelles du métier qu’il ignorait. Bouilhet ne se déroba pas, mais il jugea utile de compléter leur duo par la collaboration d’un ami, le comte Charles d’Osmoy, autre Normand plein d’esprit, un peu plus jeune qu’eux, qu’ils surnommaient l’Idiot d’Amsterdam. Bien qu’il soit « tourmenté » par sa pièce romaine Faustine, Bouilhet se met à un scénario en juin 1863. Il imagine que, depuis mille ans, les fées sont privées de leur action sur les hommes « pour avoir perdu un talisman quelconque, volé par leurs ennemis les gnomes ». Il s’agit d’un conflit entre l’idéal (les fées) et les puissances du mal (les gnomes), un conflit qui a lieu tous les mille ans : « Tu comprends qu’avec ce plan, nous avons la société tout entière à blaguer. Les gnomes, c’est-à-dire les utilitaires et les prosaïques tiennent le monde depuis mille ans. On s’en aperçoit du reste. Ils ont enfoncé les fées au dernier concours, voilà pourquoi on ne rencontre guère de fées sur les boulevards, ou même dans nos bois. Elles habitent, exilées, des régions nuageuses, fantastiques, légères et mobiles comme elles. Quand elles veulent descendre sur la terre, envahie par les instincts mauvais, elles n’ont guère que les extrémités polaires, ou les profondeurs inconnues de l’Afrique. Ça ne peut pas durer comme ça. Les fées aiment la terre. Elles ont été créées pour cette planète. Elles veulent y régner de nouveau. »
Flaubert approuve ce point de départ. On discute, on étoffe le projet, et Bouilhet trouve l’intrigue qui donnera son titre à la féerie : « Je donnerais aux gnomes un instinct de vampires, je supposerais que leur puissance mauvaise a besoin pour s’alimenter et se soutenir, du cœur des hommes. Donc les gnomes passent leur temps à carotter les humains, à leur flibuster leur organe sensible. » Ces mortels châtrés de leur cœur ne sont pas morts pour autant, les gnomes leur ont fourni un mécanisme ingénieux qui fabrique du sang. Bouilhet explique : « Le but ambulatoire de la féerie sera donc, non la recherche d’un talisman, mais la recherche de l’endroit où les gnomes gardent, comme en magasin, les cœurs des hommes, c’est-à-dire tout ce qu’ils avaient de noble et de bon. Ils en mangent de temps en temps, ce qui ne les rend pas meilleurs, parce qu’ils le font par ironie et méchanceté. » Le personnage principal, Paul, plein d’idéal, est au bord du suicide, lorsque la Reine des fées lui promet, s’il parvient à délivrer les cœurs des hommes enfermés dans le château des gnomes, « un amour au-dessus même des rêves ».
L’homme de théâtre est lancé, écrit un premier tableau, qu’il détaille dans une lettre à son ami. Le romancier fait des objections. À la fin de juin, le sieur d’Osmoy accepte la collaboration qui lui est proposée. Aussitôt Louis et la recrue entament la rédaction d’un scénario général. Il est convenu que Flaubert fera la prose, que Bouilhet et d’Osmoy feront les vers, poésie et ariettes. C’est entendu : « La trouvaille des cœurs, pour les remettre aux hommes, voilà le but des fées. » Les tableaux s’enchaînent, la bêtise des bourgeois est pourfendue, Paul est emporté dans une kyrielle de péripéties, parvient après maintes épreuves à délivrer les cœurs et reçoit en récompense l’amour de Jeanne promis pour l’éternité.
Flaubert rédige ses tableaux avec entrain et optimisme pendant l’été 1863, tandis que le scénario est présenté par Bouilhet à Fournier, le directeur de la Porte Saint-Martin. Fournier lui rend le manuscrit : « Figure-toi, écrit Bouilhet à Flaubert, qu’il en a assez des féeries, pour les avoir trop aimées, et, comme tous les gens excessifs, il les abomine, pour le moment. » Mais Louis ne se décourage pas, non plus que Flaubert : « C’est commencé, il faut finir. Et, assurément, la pièce écrite d’un bout à l’autre, aura plus de chance que dans son état actuel qui n’est ni chair ni poisson. » Le 19 octobre, Flaubert peut dire aux Goncourt qu’il vient de finir Le Château des cœurs. Il ajoute, c’est bien dans sa manière : « Et j’en suis honteux. Ça me semble une immonde turpitude. » À la demoiselle Amélie Bosquet, avec laquelle il entretient une correspondance régulière, il écrit le 26 octobre : « Le manque absolu de distinction, chose indispensable à la scène, est peut-être la cause de cette lamentable impression. La pièce n’est pas mal faite, mais comme c’est vide ! Tout cela ne m’ôte nullement l’espoir de la réussite ; au contraire, c’est une raison pour y croire. Mais je suis humilié, intérieurement : j’ai fait quelque chose de médiocre, d’inférieur. »
Les Goncourt sollicités débarquent à Croisset le 29 octobre, ils y resteront jusqu’au 3 novembre. Gustave et son frère Achille sont venus les accueillir à la gare et les ont emmenés en fiacre jusqu’à Croisset, qu’ils découvrent. Le lendemain, Gustave leur lit sa féerie — « une œuvre, écrivent-ils, dont, dans mon estime pour lui, je le croyais incapable. Avoir lu toutes les féeries pour arriver à faire la plus vulgaire de toutes ! » Que lui ont-ils dit, on ne le sait ; ils ont dû lui faire des réserves dolcissimo. En tout cas, Gustave écrit quinze jours plus tard à Caroline que « cela ne va plus du tout », contrairement à ce que jugent ses deux collaborateurs, avec lesquels il se chamaille « très fort ». Il refait la fin, qu’il trouve désormais « excellente ». Au début de décembre, il est à Paris en même temps que Bouilhet qui s’occupe, lui, de sa pièce Faustine. Une copie du Château est confiée à Hostein, le directeur du Châtelet. Les journaux s’en mêlent, parlent de la féerie, lui promettent le succès. Hostein, cependant, rend le manuscrit : trop cher à monter ! On le passe à Noriac, qui dirige les Variétés. Victoire ! Le 26 janvier 1864, l’oncle Gustave peut annoncer à sa nièce : « La féerie est reçue. Les répétitions commenceront en juillet, on doit faire agrandir la scène, etc., etc. Lundi prochain nous devons régler un tas de choses dans la pièce. » Las ! au mois de mars, les trois auteurs apprennent que, malgré ses promesses, Noriac a renoncé. « Ils se sont aperçus après avoir gardé le manuscrit deux mois et demi que leur scène était trop petite(291). » Il faut se résigner, Le Château des cœurs ne sera pas joué. En 1880, quelques mois avant sa mort, Flaubert publiera la féerie, avec des illustrations, dans une revue éphémère, La Vie moderne.
Les derniers feux d’une amitié
Louis Bouilhet s’était consolé de cet échec par le bel accueil réservé à sa nouvelle pièce, La Conjuration d’Amboise, dont la première est donnée à l’Odéon le 25 octobre 1866. Une fois encore, Flaubert mobilise le ban et l’arrière-ban en faveur de son ami. La pièce marche fort bien ; elle aura cent cinq représentations à Paris et de nombreuses autres en province, notamment à Rouen au mois de décembre. Entre-temps, elle est jouée devant les souverains, au théâtre du château de Compiègne. Bouilhet, aux anges, écrit à Flaubert, le 1er décembre : « Les journaux ont tous constaté un grand succès à Compiègne. Je pense que ça va donner, ces jours-ci, un nouvel élan à la recette. » C’est alors qu’il est reçu par la princesse Mathilde, éreinté et ravi.
La joie de Louis est de courte durée. En février 1867, il apprend que sa mère est morte, à Cany, où elle habitait avec ses deux sœurs. Les relations de Bouilhet avec sa mère ont toujours été tendues. Très catholique, elle ne prisait pas ses idées anticléricales, n’aimait pas le milieu du théâtre qu’il fréquentait et lui avait reproché de vivre en ménage avec Léonie sans être marié. Malgré tout, Louis voyait sa mère et ses sœurs assez régulièrement. Il confie à Flaubert sa « douleur presque physique, comme un paquet de mes entrailles qui s’en allait ». Accouru à Cany pour l’enterrement, dont il s’occupe, il confie à son ami : « Messieurs les ecclésiastiques n’ont point été trop intolérables. En revanche, tu n’as pas une idée de l’avidité des fournisseurs. La note du marchand de cierges, formidable ! Les exigences des gardes-malades, etc. Ma mère n’était pas enterrée, que les marchandes de deuil assiégeaient la porte, pour vendre les unes avant les autres(292). »
La question d’argent est lancinante pour lui, malgré la réussite théâtrale. Justement, un espoir naît au printemps d’en finir avec son existence étriquée à Mantes. Le conservateur à la bibliothèque publique de Rouen meurt au mois d’avril. Lui succéder lui permettrait d’échapper aux leçons particulières. Les concurrents ne manquent pas, mais le maire de Rouen, Verdrel, l’assure de son soutien. Il lui faudrait quelques hautes recommandations. Il pense à la princesse Mathilde et au ministre Victor Duruy. Flaubert n’est pas en reste. Finalement, le postulant obtient sa nomination le 2 mai 1867 et entre en fonction le 20 du même mois. Le voilà donc de retour à Rouen, non loin de Croisset. Gustave est enchanté : « La place de Bouilhet lui donne quatre mille francs par an et le logement. Il peut, maintenant, ne plus penser à gagner sa vie, ce qui est le vrai luxe(293). » Les deux amis se revoient plus souvent, ont l’idée de faire ensemble une comédie farce, qui narrerait les excès de gourmandise d’un archevêque et aurait pour titre La Queue de la poire de la boule de Monseigneur. Mais Flaubert, qui le reçoit à Croisset tous les dimanches, constate que Bouilhet se renfrogne de nouveau. Il s’échine à trouver un autre sujet de drame et tourne en rond. Flaubert s’en remet à son ami Jules Duplan : « Je ne suis pas content de Monseigneur. Il me semble profondément malade, sans pouvoir dire en quoi ? Il tousse fréquemment et souffle sans discontinuer, comme un cachalot. Ajoute à cela une tristesse invincible. Monseigneur tourne à l’hypocondrie, et l’animal a plus de talent que jamais ! Il fait des pièces de vers détachées superbes, mais ne trouve pas de sujet de drame. C’est là ce qui le désole, et lui fait prendre le genre humain en haine. Il débine tout le monde. » Un texte de Flaubert, resté longtemps inconnu, fait état d’un certain refroidissement de leurs relations : « Depuis trois ans, il était changé, changé d’humeur, de tempérament, d’idées ; un certain côté étroit et provincial s’était développé en lui. » Mais, ajoute-t-il, « je l’avais retrouvé tout entier. La dernière fois qu’il est venu ici, nous avons travaillé les dernières scènes de mon roman(294). »
Un jeune homme s’intéresse alors à lui. Il s’appelle Guy de Maupassant, le fils de Laure dont Gustave avait tant aimé le frère, Alfred Le Poittevin. Il est alors en classe terminale au collège de Rouen, où un des surveillants lui fait découvrir la poésie de Louis Bouilhet. Il se décide à aller le voir et, comme Bouilhet connaît sa famille, le rapprochement entre « le gros monsieur » et le lycéen n’en est que plus aisé. Bientôt Guy lui montre ses vers. Il le voit parfois en compagnie de Flaubert. L’auteur de Melaenis le fait travailler ; il a rencontré un disciple. En septembre 1868, Flaubert note qu’il a « repris du vif ». Il a trouvé son sujet et vient d’écrire le premier acte de son nouveau drame en vers, Mademoiselle Aïssé, qu’il terminera à la fin de mai 1869 et qui sera accepté par l’Odéon. En juin de la même année, Flaubert se réjouit ; ils corrigeront tous les deux, phrase à phrase, L’Éducation sentimentale qu’il vient de finir.
La santé de Louis se dégrade. Flaubert, en juin 1869, confie à sa nièce qu’il le trouve « malingre et triste », lui qui était si gai autrefois ! À la fin du mois, il part pour Vichy. « On ne sait pas trop ce qu’il a, explique Flaubert à Jules Duplan, peut-être quelque chose de très grave, car son hypocondrie qui est complète doit avoir une cause ? » Flaubert se tourmente, il croit savoir que son ami souffre d’une albuminerie, « une maladie dont on ne guérit pas ». Les médecins de Vichy ne le gardent pas ; il revient à Rouen, où il meurt le 18 juillet 1869. Flaubert l’enterre, les yeux éteints, « des sanglots dans le ventre », frappé de désespoir. Dans une longue lettre à Maxime Du Camp, écrite cinq jours plus tard, il raconte la fin de Louis :
J’allais voir B[ouilhet] tous les deux jours et je trouvais de l’amélioration ! L’appétit était excellent ainsi que le moral, et l’œdème des jambes diminuait. Ses sœurs sont venues de Cany lui faire des scènes religieuses et ont été tellement ignobles qu’elles ont scandalisé un brave chanoine de la Cathédrale. Notre pauvre vieux a été superbe. Il les a envoyées se faire foutre carrément. Quand je l’ai quitté pour la dernière fois samedi, il avait un volume de La Mettrie sur sa table de nuit, ce qui m’a rappelé mon pauvre Alfred lisant Spinoza. Aucun prêtre n’a mis les pieds dans son domicile. La colère qu’il avait eue contre ses sœurs le soutenait encore samedi. Et je suis parti pour Paris avec l’espoir qu’il pouvait vivre encore longtemps.
Le dimanche à 5 heures, il a été pris de délire et s’est mis à faire tout haut le scénario d’un drame Moyen Âge sur l’Inquisition. Il m’appelait pour me le montrer et en était enthousiasmé. Puis un tremblement l’a saisi, il balbutié : « Adieu, adieu » en se fourrant la tête sous le menton de Léonie, et il est mort, très doucement.
Gustave venait de perdre son « conseiller », son « guide », « un vieux compagnon de 37 ans », sa vie était « bouleversée ». Théophile Gautier, dans Le Moniteur, Théodore de Banville, dans Le National, Villetard, dans le Journal des débats, rendirent hommage au disparu. Barbey d’Aurevilly, dans Le Gaulois, n’épargna pas le défunt : « Ce pauvre Bouilhet sera définitivement renvoyé à l’oubli. » La ferveur de Flaubert en décida autrement.
Guy de Maupassant épancha sa tristesse en vers :
[…]
Pauvre Bouilhet ! Lui mort ! si bon, si paternel !
Lui qui m’apparaissait comme un autre Messie
Avec la clef du ciel où dort la poésie.
Et puis le voilà mort et parti pour jamais
Vers ce monde éternel où le génie aspire.
Mais de là haut, sans doute, il nous voit et peut lire
Ce que j’avais au cœur et combien je l’aimais(295).
Flaubert prit à tâche d’honorer sa mémoire. Il s’occupa d’abord de sa dernière pièce, Mademoiselle Aïssé. Il réussira, malgré tous les obstacles, et en apportant les modifications nécessaires, à la faire jouer en janvier 1872, avec Sarah Bernhardt dans le rôle d’Aïssé(296). À la même date Flaubert imposait un recueil de vers de Louis Bouilhet, Dernières Chansons, dont il écrivait une longue préface, qui était aussi un manifeste esthétique. Entre-temps il avait bataillé avec la ville de Rouen pour faire élever une statue du poète. Le 26 janvier 1872, on lisait dans Le Temps, une « Lettre à la municipalité de Rouen », où l’écrivain fustigeait l’indigne refus des édiles de financer le monument prévu, « une idée de fontaine ». Cette « Lettre » fut diffusée en brochure par Michel Lévy. Le conseil municipal ayant été renouvelé en 1874, Flaubert repartit à l’assaut et obtint gain de cause ; les travaux commencèrent en… 1880.
Louis Bouilhet n’existe plus dans la culture littéraire que par son amitié indéfectible avec Gustave Flaubert. L’affection, chez lui, l’a emporté sur la lucidité critique. Mais si les drames et les comédies de Bouilhet ne sont plus d’aucun répertoire, la mémoire de Flaubert est inséparable de celui qui fut l’éclaireur de son œuvre. Deux hommes qui se ressemblaient, qui s’entraidaient, qui portaient le même idéal littéraire nous ont laissé l’exemple d’une amitié légendaire.
Thibaudet a donné sa version : « L’amitié ressemble plus qu’on ne croit à l’amour, et, dans tout couple d’amis, il y a généralement une valeur masculine et une valeur féminine. Un artiste à nerfs féminins, une Bovary à moustaches […] comme Flaubert auront besoin, en matière d’amitié, de ce qui leur manque, de ce qui les complète, de ce qu’ils envient : cette volonté, cette décision, cette solidité masculine qui font les hommes d’action. » On peut douter de cette interprétation quand on sait avec quelle détermination Gustave a soutenu la carrière théâtrale de son ami. Louis savait lui remonter le moral, mais c’était réciproque. C’est une collaboration littéraire sans faille, fondée sur une communauté d’idéal esthétique, qui fut la base de cette relation insubmersible. Ils s’aimaient bien, mais ils n’auraient pas eu de lien si solide s’ils n’avaient pas eu besoin l’un de l’autre dans leur travail de création. L’égalité y présida, quoique l’un restât un maître et l’autre un poète mineur.
En 1912, Henri de Régnier, de passage à Croisset, écrivit cela à sa façon sur la première page d’un registre au pavillon :
Flaubert, Bouilhet, vos noms sont unis dans la gloire
Car vos cœurs ont battu d’un même amour du beau.
Qu’importe que vainqueurs d’une même victoire
Pour vaincre l’oubli sombre et la mort sans mémoire
L’un ait eu l’étincelle et l’autre le flambeau !