Cette génération que Flaubert entend raconter, c’est la sienne, c’est aussi celle de Louis Bouilhet, de Maxime Du Camp, de Jules Duplan, de Frédéric Baudry, d’Ernest Chevalier, d’Ernest Feydeau, de ses anciens condisciples du Collège royal de Rouen et de l’École de droit de Paris. Ces jeunes gens, nés vers 1820, n’avaient donc qu’une dizaine d’années au moment de la révolution de 1830, dont ils n’ont pu être, par conséquent, les témoins — ou les bénéficiaires — les bénéficiaires directs.
Alexis de Tocqueville a bien cerné la monarchie de Juillet dans ses Souvenirs : « En 1830, le triomphe de la classe moyenne avait été définitif et si complet que tous les pouvoirs politiques, toutes les franchises, toutes les prérogatives, le gouvernement tout entier se trouvèrent renfermés et comme entassés dans les limites étroites de cette bourgeoisie, à l’exclusion, en droit de tout ce qui était au-dessous d’elle et, en fait, de tout ce qui avait été au-dessus. Non seulement elle fut ainsi la directrice unique de la société, mais on peut dire qu’elle en devint la fermière. Elle se logea dans toutes les places, augmenta prodigieusement le nombre de celles-ci et s’habitua à vivre presque autant du Trésor public que de sa propre industrie(312). »
La génération de Flaubert et de Frédéric a ainsi émergé dans une société éminemment bourgeoise, trop tard pour se faire une place car les places avaient été prises au lendemain des Trois Glorieuses. Quant au pays légal, le cens le limitait à environ deux cent mille électeurs, et ce petit nombre combiné avec la dispersion importante des collèges électoraux, réduits parfois à moins de cent voix, favorise une corruption généralisée. François Guizot, devenu l’âme et le cerveau du régime de Juillet, a fait la théorie du suffrage censitaire qui réserve la fonction électorale aux capacités, c’est-à-dire aux citoyens les plus aptes à agir selon la raison. En fait, ceux-ci ne pouvaient se recruter que parmi les propriétaires aisés, le statut social étant inséparable de la capacité politique. S’en trouvaient donc exclus les membres des professions intellectuelles sans revenus suffisants, comme c’était le cas des instituteurs, des professeurs et des artistes le plus souvent. Le règne de Louis-Philippe a consacré le régime de l’argent roi et le gouvernement des propriétaires.
Flaubert fait réciter leur bréviaire, dans le salon des Dambreuse, par un industriel nommé Fumichon :
— C’est un droit écrit dans la nature ! Les enfants tiennent à leurs joujoux ; tous les peuples sont de mon avis, tous les animaux ; le lion même, s’il pouvait parler, se déclarerait propriétaire ! Ainsi, moi, messieurs, j’ai commencé avec quinze mille francs de capital ! Pendant trente ans, savez-vous, je me levais régulièrement à quatre heures du matin ! J’ai eu un mal de cinq cents diables à faire ma fortune ! Et on viendra me soutenir que je n’en suis pas le maître, que mon argent n’est pas mon argent, enfin que la propriété, c’est le vol !
— Mais Proudhon…
— Laissez-moi tranquille avec votre Proudhon. S’il était là, je crois que je l’étranglerais !
Parvenir à la fortune et à la gloire, c’est l’ambition de ces jeunes gens d’origine provinciale qui gagnent Paris pour faire leurs études, pour tenter leur chance, obtenir un poste important, conquérir le succès littéraire ou artistique. Ils se heurtent aux portes fermées. Les plus démunis ne se croient d’avenir que par le renversement du régime bourgeois, par la révolution, voire par le socialisme. Le régime de Juillet qui a connu les vrais débuts de la révolution industrielle en France a posé brutalement ce qu’on appelle la « question sociale ». De grandes enquêtes, comme celle de Villermé en 1840, ont décrit la misère ouvrière ; les doctrines socialistes rivalisent ; les sociétés secrètes se propagent. Flaubert a lu Proudhon, Saint-Simon, Considérant, Leroux, Fourier, Cabet, cette profusion d’auteurs que Marx a désignés sous le nom de « socialistes utopiques », et dont l’importance sera révélée par la révolution de février 1848. Flaubert s’est senti serré dans un étau entre l’autosatisfaction des possédants et la menace des socialistes.
L’ambition déçue
Charles Deslauriers, l’ami de Frédéric Moreau, interprète au mieux l’ambition déçue de ces jeunes provinciaux les plus résolus à suivre les voies d’une promotion balzacienne. Son handicap insurmontable est qu’il est pauvre. Grâce à une demi-bourse, il a pu suivre des études au collège de Sens, où il a fait la connaissance de Frédéric. À défaut de gravir aussi vite qu’il le voudrait les échelons de la hiérarchie sociale, il se fait le conseiller de son ami, et accessoirement son pique-assiette. Il a lu Balzac et en a retenu les leçons : pour réussir dans la vie et dans la société, il suffit d’un « habit noir » et de « gants blancs ». Tout le reste est dans la détermination : on jette son dévolu sur « une maison riche », et l’on « s’arrange » pour plaire à la femme de l’« homme à millions ». Ces choses-là sont « classiques », il suffit, dit-il, de se rappeler « Rastignac dans La Comédie humaine ». Admirateur de Balzac, Flaubert ne se prive pas d’ironiser sur sa mythologie en présentant Deslauriers : « Il croyait aux courtisanes conseillant les diplomates, aux riches mariages obtenus par les intrigues, au génie des galériens, aux docilités du hasard sous la main des forts. »
D’abord clerc chez un avoué de Troyes, Deslauriers peut rêver à son tour de conquérir Paris grâce à un petit héritage d’origine maternelle. Mais il ne pourra y mener qu’une vie sans grâce ni douceurs, malgré sa volonté de puissance : « Il aurait voulu remuer trois secrétaires sous ses ordres, et un grand dîner politique une fois par semaine… » Ses échecs le convainquent de la nécessité d’un nouveau régime, républicain celui-là, qui donnerait sa chance à tous : il attendait avec impatience un nouveau 1789, un grand bouleversement où il comptait bien faire son trou, avoir sa place au soleil. Il s’excite contre Louis-Philippe, soutient une thèse sur le droit de tester, dont il déplore l’injustice — ce qui lui vaut d’être ajourné ; il fréquente les socialistes, enrage d’être réduit à une vie médiocre, qu’il gagne chichement en donnant des répétitions, en fabriquant des thèses et autres expédients sans gloire. Devenu avocat, il perd ses trois premières plaidoiries et, du même coup, tous ses éventuels clients. Plus aigri que jamais, il rêve de tout faire sauter : « Je bois à la destruction complète de l’ordre actuel, c’est-à-dire de tout ce qu’on nomme Privilège, Monopole, Direction, Hiérarchie, Autorité, État ! » Des imprécations qui nous rappellent celles de l’auteur à l’âge des véhémences juvéniles : « Un jour, jour qui arrivera avant peu, écrivait-il en 1835, le peuple recommencera la troisième révolution ; gare aux têtes, gare aux ruisseaux de sang. »
À vrai dire, Deslauriers est moins un révolutionnaire qu’un opportuniste. Quand l’avenir se montre plus riant à ses yeux, au moment où Frédéric lui promet quinze mille francs pour fonder un journal, il abandonne ses idées radicales, et considère que le mieux pour la réussite de sa feuille est de n’avoir point d’opinion — car tous les partis se ressemblent dans leur bêtise (idée chère à Flaubert !) : « Je vois […] trois groupes, — et dont aucun ne m’intéresse : ceux qui ont, ceux qui n’ont plus et ceux qui tâchent d’avoir. Mais tous s’accordent dans l’idolâtrie imbécile de l’Autorité. » Idée mille fois répétée par Gustave à ses correspondants : « Républicains, réactionnaires, rouges, bleus, tricolores, tout cela concourt d’ineptie. » Le journal ! Voilà l’instrument de la réussite, Adolphe Thiers en est le parangon à imiter, avec Le National, qui joua un rôle majeur dans la révolution de 1830, et qui est devenu un des piliers du régime de Juillet. Thiers avait été, lui aussi, un jeune homme pauvre parti à la conquête de Paris, mais il était né en 1797 ; les temps ont changé. Il a participé au verrouillage de la société philipparde, en apôtre De la propriété — titre de son livre publié en 1848. Flaubert jugeait Adolphe Thiers comme le politicien le plus représentatif de la bourgeoisie philipparde triomphante (le « roi des Prudommes ») passé « à l’état de demi-dieu » ; il tenait à le moucher dans son livre, comme il s’en expliquait à George Sand : « Je tâcherai, du reste, dans la troisième partie de mon roman (quand j’en serai à la réaction qui a suivi les journées de juin), d’insinuer un panégyrique dudit, à propos de son livre : De la propriété, et j’espère qu’il sera content de moi. »
Enfin, la révolution éclate, et Deslauriers croit sa chance arrivée. Après avoir participé allègrement aux journées de Février, il revendique auprès de Ledru-Rollin, membre du gouvernement provisoire, la mission d’un de ces commissaires en province nommés pour remplacer les préfets. Mais au gré des événements dramatiques que traverse la nouvelle République, Deslauriers se trouve pris entre deux feux, également menacé par les nantis, auxquels il prêche la fraternité, et les socialistes auxquels il rappelle le respect des lois. Il revient de ses idées : désormais, il déteste les ouvriers et, discernant que l’avenir comme le passé sont aux mains des conservateurs, changeant son fusil d’épaule, il se fait introduire par Frédéric chez M. Dambreuse. Il finit par se marier avec Louise Roque, on le sait, après avoir gagné les faveurs de son père « en se déchaînant contre Ledru-Rollin ». Piteux mariage, au demeurant, puisque Louise filera avec un chanteur ! Le personnage est emblématique de ces jeunes gens aux dents longues limées par l’Histoire.
L’argent roi
Alors que Deslauriers, malgré son entêtement, a été poursuivi toute sa vie par sa pauvreté originelle, Frédéric, lui, est devenu un rentier. C’est l’idéal de nombreux jeunes gens ; peu y parviennent. Flaubert était dans son cas, mais ses rentes lui ont permis de se consacrer à son œuvre, au lieu que son piètre héros n’est qu’un panier percé sans création. Il existe encore cependant des jeunes gens qui parviennent au sommet social à la force du poignet et grâce au génie de l’intrigue. On en compte au moins un dans L’Éducation sentimentale, Martinon. Fils d’un gros cultivateur, il fait son droit à Paris le plus sérieusement du monde, et dans le dessein de réussir sans traîner. Il épouse tous les conformismes dominants qui le rendent sympathique aux yeux des millionnaires ; il a peur de la foule, des sociétés secrètes, des ouvriers qui pourraient porter un coup fatal à ses ambitions. Sans doute convient-il que la misère existe, « mais le remède, professe-t-il, ne dépend ni de la Science ni du pouvoir. C’est une question purement individuelle. Quand les basses classes voudront se débarrasser de leurs vices, elles s’affranchiront de leurs besoins. Que le peuple soit plus moral, et il sera moins pauvre ! ».
Dans l’ascension de ce « paysan parvenu », selon le mot de Frédéric, le rôle des femmes est déterminant. Bel homme, il a su conquérir les faveurs de Mme Dambreuse, rêvant de devenir l’héritier de la maison en épousant Cécile, « nièce » de M. Dambreuse, qu’il soupçonne à juste titre, on le sait, d’être la fille naturelle du banquier. Il n’en est pas sûr, il spécule sur l’héritage, il est joueur, il parie ; il attend son heure, prudent, finaud, pesant ses chances avec la minutie d’un général, la jumelle à l’œil, avant de s’engager. Au dépit de Mme Dambreuse, il épouse effectivement Cécile, à laquelle Dambreuse laissera donc sa fortune. Gagné ! Martinon est un des rares triomphateurs du roman. Rallié avec circonspection à la République de 1848, puis avec enthousiasme au second Empire, il deviendra sénateur.
Martinon est séparé des jeunes de son âge. Dès ses plus tendres années, il a été du côté des vieux. Le romantisme ne l’a pas effleuré, et l’amour pour lui n’est qu’un billet de voyage vers la réussite. C’est la synthèse de la prudence paysanne et de la spéculation bourgeoise, dans tous les cas un réaliste, un homme qui monte. Flaubert a pu en rencontrer quelques espèces chez la princesse Mathilde ; il n’est pas fâché de les épingler dans la démarche de son personnage endenté.
L’hôtel Dambreuse, où Martinon fait ses plans de bataille, est représentatif de ces décors imposants, cossus, orgueilleux, où l’entassement des objets de prix clame aux visiteurs la puissance du maître des lieux. Le Dictionnaire des idées reçues donne la mesure des paroles échangées au cours des réceptions : on dégorge avec conviction les truismes les plus usés, mais aussi les plus rassurants pour la sécurité de la nouvelle classe dominante : animosité contre les républicains, les socialistes, les excès de la presse, les livres consacrés à la Révolution ; apologie de la propriété, de la religion, du commerce, de l’industrie et de la monarchie. Une « valetaille à larges galons d’or » écoute en passant ces leçons de sagesse politique.
Le nom de naissance du maître de maison portait une particule, mais le comte d’Ambreuse a renoncé à son titre, subodorant que l’avenir appartenait à l’industrie, au commerce et à la banque. Désormais, à qui l’appelait « comte », il pouvait dire, comme Royer-Collard au ministre qui voulait l’anoblir : « Comte vous-même ! » Le modèle, si l’on en croit René Dumesnil, en était Augustin Pouyer-Quertier, manufacturier de la Seine-Inférieure, qui connut son apogée sous le second Empire. N’importe ! Flaubert s’est exercé surtout à tracer une sorte de portrait-type du grand homme d’affaires de la monarchie de Juillet, à la tête de plusieurs sociétés, notamment l’Union générale des Houilles françaises, dont le succès est assuré par la consommation croissante de charbon consécutive à l’essor des chemins de fer, de la marine à vapeur, de la métallurgie et de la consommation du gaz. Dans son bureau, deux portraits en pendants, celui du général Foy, qui rappelle un passé hostile aux Bourbons, et celui de Louis-Philippe, qui illustre la destinée logique du révolutionnaire, devenir conservateur. Il ne fait pas de doute pour Dambreuse que la révolution, celle qui en 1830 a permis à la bourgeoisie d’asseoir son empire, est terminée. Tout est résolu, le meilleur des régimes est instauré — Guizot l’a dit et répété.
Flaubert a brossé, avec Dambreuse, l’un des types les plus purs de la société bourgeoise sous Louis-Philippe. Peu cultivé, mais d’intelligence pratique admirable, menant de vastes entreprises avec un maximum de profits, monarchiste dans la mesure où la monarchie protège l’industrie et ferme les frontières françaises aux produits étrangers, il n’a de véritable foi que dans le capital. Avec lui, c’est le règne de la propriété mobilière et de l’entreprise capitaliste qui commence.
Après les journées de février 1848, on a vu Dambreuse et ses familiers devenir des républicains, penauds et tremblants. Ils n’y comprennent rien, « la terre allait crouler ». Ils font chorus à la féroce réaction du soulèvement ouvrier de juin. En décrivant l’évolution des pensées qui s’échangent dans l’hôtel Dambreuse, au cours des heures chaudes de la deuxième République, Flaubert a pris l’accent de la satire sociale. Le mot « bourgeois », qui revient si souvent sous sa plume, on sait qu’il n’en use pas de manière sociologique. Néanmoins, dans le tableau de la grande bourgeoisie, incarnée dans L’Éducation sentimentale par les Dambreuse, il a tracé de manière savoureuse, féroce, le portrait historique terriblement réel d’une classe dominante qui a triomphé en 1830, été contestée en 1848, avant de se redresser sous Napoléon III. À ce titre, L’Éducation sentimentale est un document de première valeur : le sens de l’observation nourrit l’enquête menée par l’auteur sur les réalités de son époque, qu’il abomine. Le culte du vrai — qui exige selon lui la généralisation et l’exagération — rivalise toujours chez lui avec l’obsession du style : il se venge avec l’allégresse d’un Daumier.
Les révolutionnaires
Malgré sa hargne contre les bourgeois, Flaubert est loin de flatter leurs adversaires. Charles Deslauriers et Frédéric Moreau ne sont que des républicains ou des révolutionnaires de raccroc. Trois de leurs amis professent des opinions beaucoup plus arrêtées et, au besoin, les mettent à exécution. Ils s’appellent Regimbart, Sénécal et Dussardier. Bien différents les uns des autres, ils ont en commun une même haine inexpiable du gouvernement de Louis-Philippe.
Le citoyen Regimbart est une des créations les plus pittoresques de Flaubert, tout droit issu des facéties mécaniques du Garçon. On peut difficilement le qualifier de socialiste. Il est républicain par haine de la monarchie, grommelle contre les « canailleries du Gouvernement », regimbe à la lecture des journaux, sans avancer le moindre programme — si ce n’est de reprendre le Rhin. Le patriote habite à Montmartre, et vit aux crochets de son épouse, qui dirige un petit atelier de couture. Lui se contente de passer ses journées dans les cafés et le nez dans les journaux. Depuis le lever du jour jusqu’au cœur de la nuit, il va d’estaminet en buvette, de buvette en brasserie, non par goût de la boisson, mais pour étancher son acrimonie. En fait, il parle peu, il rugit, éructe, écume, fulmine, maugrée à tout propos contre les autorités, et nourrit sa gourme contre les riches de tous les échos du jour. Sa haine des nobles l’identifie en jacobin égalitaire, et c’est avec un « sourire homicide » qu’il accepte de servir de témoin à Frédéric dans son duel avec le vicomte de Cisy. Du reste, il prétend connaître les armes et se fait habiller par le tailleur de l’École polytechnique. La question sociale l’intéresse médiocrement, la fin de Louis-Philippe suffit à ses fulminations. Pourtant, quand la république sera instaurée, il ne sera pas entièrement satisfait, le but suprême, reprendre nos frontières naturelles, n’étant pas envisagé. Éternel mécontent, fondu de gloire militaire, il ressemble à ces demi-soldes qui, comme Philippe Bridau, le héros de La Rabouilleuse, passent leur temps au café dans la nostalgie et la véhémence. Par un effet de comique dont il a le génie, Flaubert a fait de ce personnage sot et borné l’objet d’une admiration, d’une adulation, d’un respect aussi bien de la part d’un Jacques Arnoux que des limonadiers qu’il fréquente. Les ouvrières de sa femme qui l’adore le considèrent comme « un homme complètement hors ligne ». On sent chez l’auteur de L’Éducation sentimentale cette jubilation devant la bêtise, qu’il met en scène comme au guignol.
Le personnage de Sénécal est beaucoup plus étoffé. Flaubert a voulu en faire la personnification de l’idéologue socialiste, qu’il abhorre. Pauvre comme Deslauriers, il vit d’expédients : il est répétiteur de mathématiques, puis s’emploie chez un « constructeur de machines », trouve une place de contremaître dans l’usine de faïence d’Arnoux, avant de devenir comptable… C’est un instable, non par incompétence, mais par rigorisme moral et politique.
Pour créer son personnage, Flaubert s’est imposé, on l’a dit, la lecture d’une foisonnante série d’ouvrages sur le socialisme. En avril 1867, il écrit à Louis Bouilhet qu’il a pris connaissance en six semaines de vingt-sept volumes sur la question. Il ne s’épargne rien de ce que Sénécal a pu lire : depuis les « prophètes de malheur » du XVIIIe siècle, Mably, Morelly jusqu’à Louis Blanc, qui fera partie du gouvernement provisoire de 1848. Il s’attaque à Rousseau, dont le Contrat social est une bible pour le sans-culotte, lequel forcément déteste Voltaire qui-n’aimait-pas-le-peuple. De ces lectures, Sénécal a tiré une vulgate démocratique, qui est tout à la fois une morale, un dogme économique et une politique. Le régime existant, c’est l’anarchie ; des hommes souffrent, d’autres s’empiffrent ; il faut retrouver l’antique vertu et, pour cela, mettre fin à l’inégalité sociale. Sénécal mène une vie spartiate et probe, en attendant l’avènement de la société future qui mettra fin au règne de l’individu, et imposera à tous la probité. Les moyens à employer restent vagues : il est ici question de la « juste répartition des produits » ; là, de protéger l’agriculture, partout de supprimer le libéralisme, mais on ne sait pas au juste quel système économique il veut voir instaurer. En fin de compte, c’est de l’État qu’on obtiendra le renouveau de la société. Et Flaubert, qui enrage contre ces théories socialistes qu’il déglutit comme une indigeste pâtée, résume ainsi l’idéal de son révolutionnaire : « Une démocratie vertueuse, ayant le double aspect d’une métairie et d’une filature, une sorte de Lacédémone américaine où l’individu n’existerait que pour servir la société plus omnipotente. »
Dans l’espoir de la fraternité future, l’influence du christianisme est manifeste. C’est une des découvertes de Flaubert préparant son roman, les sources chrétiennes dans les socialismes dits utopiques. Sénécal se fait même, au besoin, l’avocat du catholicisme, déclarant qu’ « on avait calomnié les papes », qui, après tout, défendaient le peuple, et il appelait la Ligue l’« aurore de la Démocratie, un grand mouvement égalitaire contre l’individualisme des protestants ». Le suffrage universel, que Sénécal prône avec tous ses amis, c’est l’« application des principes de l’Évangile ». Et quand on se met à attaquer les Jésuites devant lui, il détourne la colère de l’assemblée contre Victor Cousin, dont l’éclectisme « développait l’égoïsme, détruisait la solidarité ». Autant la révolution de 1830 avait été anticléricale (contre l’alliance du trône et de l’autel), autant, de fait, celle de 1848 baigne dans une religiosité qu’il a bien observée. « Je crois qu’une partie de nos maux, écrit Flaubert à Michelet, en février 1869, viennent du néo-catholicisme républicain. »
Au cours de ses lectures, Flaubert relève chez ces socialistes « les plus étranges citations. Tous parlent de la révélation religieuse ». Influence « énorme et déplorable », qu’il dénonce dans ses lettres à George Sand, en citant Louis Blanc qui attribue à son système une source divine, une « doctrine formulée par l’Évangile », une « doctrine de paix, d’union et d’amour ». La bonne dame de Nohant défend un peu Louis Blanc, mais laisse son « vieux troubadour » tempêter contre les complicités du néo-catholicisme et de ces doctrines insanes(313). L’individualiste et le libéral qu’il est s’en venge dans le portrait profondément antipathique de Sénécal.
Celui-ci, qui endoctrine les travailleurs, est membre de l’une des plus importantes sociétés secrètes : la Société des familles. Déjà en 1839 il avait pris part à la tentative d’insurrection déclenchée par Barbès et Blanqui. Son échec ne l’a pas découragé et, à la façon d’Alibaud qui avait tenté d’assassiner Louis-Philippe en 1836, il songe en 1847, voyant que le peuple ne se décide toujours pas à prendre les armes, que le plus efficace serait peut-être de tramer un complot contre le souverain. Quand le despote sera à terre, le peuple sera forcément plus haut ! En qualité de chimiste, il entre dans le « complot des bombes incendiaires », mais il est arrêté alors qu’il expérimente la poudre assassine sur les hauteurs de Montmartre. Finalement, il est relâché faute de preuves suffisantes.
Ce que Flaubert fustige, dans son personnage et dans le socialisme, ce n’est pas seulement des origines chrétiennes devenues folles à ses yeux, c’est aussi et surtout son soubassement d’autorité et sa haine de la liberté. Sénécal est un doctrinaire sans ironie, un dogmatique sans nuance, un idéaliste sans pitié. Il a la froideur du mathématicien, chérissant l’humanité et méprisant les hommes. Dur envers lui-même il se montre intraitable envers les autres, au point de se mettre en contradiction avec ses idéaux politiques, lorsque, devenu contremaître, il s’aliène la sympathie des ouvriers par sa dureté. Il est vrai que la métairie future dont il rêve semble non pas toujours, à l’entendre, parfumée des roses d’Icarie, mais plus proche d’une caserne où le juteux, implacable, met la piétaille au pas. « La démocratie n’est pas le dévergondage de l’individualisme. C’est le niveau commun sous la loi, la répartition du travail, l’ordre ! » Il combat le pouvoir en adulateur de l’autorité, c’est un paradoxe apparent, mais l’histoire des révolutions atteste de sa réalité : il faut faire le bien des gens au besoin malgré eux.
Ce que Flaubert dénonce encore dans le socialisme, c’est sa conception de l’art. Depuis 1830, les plus grands écrivains se réclament de la mission sociale de la littérature. Lamartine, en 1834 : « La poésie a une destinée nouvelle à remplir : elle doit se faire peuple. » Vigny se joint en 1830 à l’équipe de L’Avenir et le plus grand de tous, Victor Hugo, écrit en 1837 dans sa préface aux Voix intérieures : « Le poète a une fonction sérieuse. » A fortiori, les socialistes ont adopté la finalité sociale, le critérium de l’utilité, pour juger des œuvres d’art. Ainsi, à Hussonnet qui se moque du Chevalier de Maison Rouge (un drame d’Alexandre Dumas donné en août 1847, et dont les épisodes révolutionnaires ont été applaudis), Sénécal demande « si la pièce servait la Démocratie » : « Oui…, peut-être, répond le bohême ; mais c’est d’un style… — Eh bien, elle est bonne, alors ! qu’est-ce que le style ? c’est l’idée ! »
En Sénécal, Flaubert exécute tout ce qu’il maudit dans la « blague » socialiste. Et pour aller jusqu’au bout de sa détestation, il finit par nous montrer son personnage dans la peau d’un complice armé du coup d’État du 2 décembre. Il a été déçu par le peuple, encore mineur et incapable : « La dictature est quelquefois indispensable, dit-il. Vive la tyrannie, pourvu que le tyran fasse le bien. » Le socialisme autoritaire en fait l’exécuteur de son ami Dussardier, resté fidèle, lui, à la république.
Dussardier, Flaubert en a fait la figure la plus pure de son roman. Il est l’homme du peuple, l’homme de 48. Non prolétaire : il est commis dans une maison de roulage, un employé. Mais il n’a pas fait d’études. « Son érudition se bornait à deux ouvrages […] : Crimes des rois [et] Mystère du Vatican(314). Au contact de ses nouveaux amis, il se monte une petite bibliothèque. Les Mystères de Paris d’Eugène Sue, le Napoléon de Norvins, pour lequel l’empereur n’est pas un despote, et aussi les Fables de La Chambeaudie, un poète ouvrier, dont on récitait les strophes « dans toutes les goguettes et dans plusieurs salons de Paris(315) ».
Dussardier, malgré son modeste statut social, fréquente les jeunes bourgeois de son âge, qu’il a rencontrés par hasard, lors d’une manifestation de rue, et dont il partage la haine de la monarchie. Ses convictions sont simples : il est républicain par amour des pauvres et par soif de justice. Tout a commencé pour lui le 14 avril 1834 : à quinze ans, il a été témoin du massacre de la rue Transnonain, immortalisé par Daumier : « Depuis ce temps-là le Gouvernement l’exaspérait comme l’incarnation même de l’Injustice. Il confondait un peu les assassins et les gendarmes. »
Dans les conversations avec ses amis, on le voit toujours s’informer du sort des victimes des forces de l’ordre. De Barbès, surtout, condamné à la détention perpétuelle depuis sa tentative insurrectionnelle de 1839. Dussardier rappelle dans quelles conditions inhumaines on a transféré Barbès dans un cachot. C’est donc la générosité d’âme qui a fait de ce grand garçon, bâti comme un Hercule, un républicain toujours prêt à défendre les victimes de la répression : le premier geste du personnage, dès son entrée dans le roman, est un coup de poing lancé contre un sergent de ville qui maltraitait un manifestant. Sa compassion n’a pas de frontière, il pleure le martyre des Polonais sous la botte des tsars. Il a dans sa chambre un portrait de Béranger, dont la chanson La Pologne et son peuple fidèle avait beaucoup fait pour attirer la sympathie pro-polonaise.
Dussardier figure l’espérance naïve et généreuse d’une république idéale qui affranchira les opprimés et consacrera le bonheur universel. Quand survient le jour tant espéré, on l’entend, on le voit, transfiguré de bonheur. Les journées de Juin seront pour lui le plus cruel des dilemmes. Par amour de la république, il défendra le gouvernement contre les ouvriers des Ateliers nationaux insurgés, mais avec quelle mauvaise conscience quand il s’aperçoit que les vainqueurs « détestaient la république » ! C’est de la main de Sénécal, l’allié des insurgés de juin, incarnation du socialisme autoritaire, que meurt en décembre Dussardier qui, lui, avait combattu l’insurrection par foi républicaine. Dans l’histoire pathétique de ce commis au grand cœur gît la révolution de 1848 : la liesse de février, où toutes les illusions sont permises ; la tragédie de juin, où les républicains sincères comme lui sont déchirés entre leur fidélité à la république et leur compassion pour les damnés des Ateliers nationaux supprimés ; enfin le drame du 2 décembre 1851, qui enterre les espoirs d’hier à coups de sabre. Il fallait que Dussardier meure puisque la république agonise.
Une génération déboussolée
La peinture sociale dans L’Éducation sentimentale ne se limite pas aux principaux protagonistes. Les seconds rôles sont nombreux, représentatifs d’un milieu, d’une corporation, d’une sensibilité, parfois sans convictions assumées, mais, à l’occasion, ils frôlent l’événement. Le personnage de Jacques Arnoux, inspiré par Maurice Schlésinger, était déjà apparu dans Les Mémoires d’un fou, où, sous un autre nom, il tenait le « milieu entre l’artiste et le commis voyageur ». Dans sa boutique boulevard Montmartre, Arnoux reçoit des peintres, qu’il exploite sans vergogne ; vend très cher des toiles sans valeur aux gogos, pour lesquelles il exhibe des factures fausses ; fait exécuter des pastiches de grands maîtres pour les « amateurs éclairés ». Et quand ses différents trafics ne lui rapportent plus les profits escomptés, il se met fabricant de faïence, puis entre « comme membre du conseil de surveillance dans une compagnie de kaolin », mais il est condamné pour avoir signé des rapports faux. Finalement, il devient marchand de chapelets. Moins aigrefin qu’insouciant, léger, volage, le coquin est apprécié pour la touche de gaieté qu’il met dans toutes ses apparitions, sa générosité quand ses dettes le permettent. Le drame d’Arnoux est qu’il n’est pas assez bourgeois pour faire du bon commerce, et pas assez artiste pour influencer favorablement les arts de son temps. Le titre de son journal, L’Art industriel, le résume : il n’a jamais su choisir entre l’art et l’industrie — ce qui le perd.
Parmi les artistes plus ou moins exploités par Arnoux, Flaubert a inventé Pellerin, peintre raté, un rapin encombré de théories esthétiques mais le pinceau plus apte aux plats d’épinards qu’aux chefs-d’œuvre. Si ridicule soit-il, on s’aperçoit qu’il y a en lui du Flaubert, quand on l’écoute dans son atelier du faubourg Poissonnière. Pellerin, qui « dîne à la gargote » et vit « sans maîtresse », mène une existence austère, toute consacrée à l’art. « Sa haine contre le commun et le bourgeois » qui déborde « en sarcasmes d’un lyrisme superbe », c’est bien celle de Flaubert. Sa religion « pour les maîtres », la sueur qu’il dépense à l’élaboration de ses œuvres, toujours recommencées, n’est-ce pas celle de l’auteur en proie aux « affres du style » ? Mieux encore, on trouve dans la bouche de Pellerin, presque mot pour mot, le langage de son créateur dans sa propre vie, célébrant l’« art pur », désintéressé, récusant la mission sociale de l’artiste. Pour lui, la Révolution est une époque abominable parce qu’elle n’a « rien produit en art ».
Il reste que Pellerin est un raté, un peintureur. Il professe les plus belles théories esthétiques, mais il est d’une totale incapacité à les mettre en œuvre, et doit, pour vivre, accepter des commandes déshonorantes du cynique Arnoux. Sa grandeur, c’est son désintéressement, son amour absolu de l’art. Sa bêtise, c’est l’écart entre ses proclamations péremptoires et son impuissance créatrice. Avec le talent d’un Delacroix, Pellerin aurait pu être héroïque ; avec le sien, il est bouffon. En lui, Flaubert a exorcisé l’image de ce qu’il eût pu devenir, sans ses chefs-d’œuvre.
Au milieu des fêtards, on rencontre Cisy, un gandin issu d’une vieille famille aristocratique, inepte, inculte, conformiste, dont l’idée fixe est d’avoir « du cachet ». Idéal qu’il réalise après le deuil de sa grand-mère : « gilet écossais, habit court, larges bouffettes sur l’escarpin et carte d’entrée dans la ganse du chapeau ». Rien ne manque à son chic « anglomane et mousquetaire ». En quête d’émancipation, très influencé par Les Mystères de Paris, il se compare au prince Rodolphe, veut apprendre la savate et fume le brûle-gueule. Rien qu’esclandres de jeunesse. Cisy reste attaché à sa caste. L’épilogue nous rassure sur son compte : « enfoncé dans la religion et père de huit enfants », il est retourné vivre au « château de ses aïeux ».
Hussonnet, lui, a le profil du bohème, désinvolte, cynique, écornifleur, rédacteur dans des journaux de mode ou des feuilles éphémères, qui améliore son ordinaire en étant correspondant de journaux de province. Il ne mange pas toujours à sa faim. Devenu par chance le directeur d’une feuille de chou, Le Flambard, il y déverse ragots, échos teigneux et menues satires juteuses. Comme Balzac, Flaubert se moque de ce milieu des petits journaux (qui font presque tous du chantage leur moyen d’existence) et de l’esprit boulevardier qui y règne. Malgré des débuts difficiles, Hussonnet finit par réussir : il « occupait une haute place, où il se trouvait avoir sous sa main tous les théâtres et toute la presse ». Mais c’est le triomphe de la frivolité journalistique que Flaubert a en horreur.
Autre type bien parisien : le cabotin. Ancien chanteur de bastringue, Delmar, qui a changé dix fois de pseudonyme au gré des avatars de son ascension vers la gloire, est devenu acteur. Il accède au triomphe en incarnant « un manant qui fait la leçon à Louis XIV et prophétise 89 ». Désormais, son commerce « consistait à bafouer les monarques de tous les pays ». Flaubert connaît bien ce monde du théâtre pour avoir aidé de son mieux Louis Bouilhet dans ses tribulations dramatiques. Les rôles qui consacrent la gloire de Delmar font songer à l’oraison d’Hugo en 1876 sur la tombe du grand Frédérick Lemaître : « Les autres acteurs, ses prédécesseurs, ont représenté les rois, les pontifes, les capitaines, ce qu’on appelle les héros, ce qu’on appelle les dieux, — lui, grâce à l’époque où il est né, il a été le peuple. Pas d’incarnation plus féconde et plus haute(316). »
Delmar représente le théâtre politique, le comédien persuadé de sa mission sociale, auquel Flaubert prête les traits d’un cabot grotesque de prétention.
Dans les seconds rôles, on rencontre aussi Mlle Vatnaz, une admiratrice de Delmar. Ancienne institutrice en province, elle aussi est venue à Paris chercher le succès à défaut d’un mari. Ingrate de figure, pauvre, elle ne rencontre pas l’âme sœur. Son livre, La Guirlande des jeunes personnes, « recueil de littérature et de morale », ne trouve pas d’éditeur. Aussi mène-t-elle une existence médiocre, comme bien d’autres : « Elle était une de ces célibataires parisiennes, qui, chaque soir, quand elles ont donné leurs leçons, ont tâché de vendre de petits dessins, de placer de pauvres manuscrits, rentrent chez elles avec la crotte à leurs jupons. » Pour en finir avec cette vie d’expédients, Mlle Vatnaz, qui lit beaucoup, ne voit plus qu’une solution : tout renverser. La Révolution doit amener le règne de la femme !
C’est en effet sous la monarchie de Juillet que le féminisme prend son essor en France. Des journaux de femmes sont créés : le Journal des femmes de Fanny Richomme, la Gazette des femmes de Mme de Mauchamp — et féministes plus révolutionnaires : Le Globe, La Femme libre, et d’autres qui ont fait long feu. Flaubert a noté dans ses Carnets quelques extraits de ses lectures. Ainsi de la Voix des femmes, qui défend le droit de vote féminin : « Les jeunes Gauloises avaient le droit de faire des lois. Elles étaient législatrices. Les femmes africaines ont, dans certaines tribus, le droit de suffrage. Les femmes anglo-saxonnes participent en Angleterre à la législation. Les femmes des Hurons faisaient partie du Conseil, et les Anciens suivaient leurs avis(317). » Des arguments que l’on retrouve presque tels quels dans l’Éducation : « D’après Mlle Vatnaz, la femme devait avoir sa place dans l’État. Autrefois, les Gauloises légiféraient, les Anglo-saxonnes aussi, les épouses des Hurons faisaient partie du Conseil. L’œuvre civilisatrice était commune. » Comme Flora Tristan, la Vatnaz pensait que « la femme et le prolétaire avaient tous deux besoin d’affranchissement », mais elle allait plus loin : « L’affranchissement du prolétaire n’était possible que par l’affranchissement de la femme. »
Ni éternels ni interchangeables, ces personnages appartiennent tous à la société de la transition démocratique. Les rois sont déjà à terre, et l’empereur qui leur succédera devra, pour se légitimer, en appeler au suffrage universel. Les aristocrates ne sont plus que des fantômes (Cisy), les démocrates et les socialistes (Sénécal) élèvent la voix, et les autres cherchent à tâtons dans quel ordre ils se situent dans une vie frappée d’indécision (Frédéric) — ce qui explique leurs changements d’opinion, leurs ralliements et leurs trahisons. Tous appartiennent à la bourgeoisie, la petite, la moyenne, la grande. Nous sommes à Paris, les paysans sont loin ; quant aux ouvriers, pourtant nombreux dans la capitale, on les croise à peine. L’Éducation sentimentale est donc un roman bourgeois, où les parvenus jouent des coudes, où l’argent préside aux destinées. En avoir ou pas, c’est ce qui différencie Frédéric de Deslauriers. Tous deux, cependant, chacun à sa manière, sont des vaincus de la vie. Ils l’avaient rêvée mirifique ; elle les a remis à leur place.
Gustave Flaubert a vécu, comme ses personnages, au cours de cette transition économique, politique et sociale, dont il a pris la mesure de façon, ce n’est pas trop dire, désespérée. L’avènement de la société démocratique prédite par Tocqueville n’a rien pour lui plaire. Le suffrage universel revendiqué, arraché par la révolution de 1848, il le rejette car il se méfie des masses. Le socialisme naissant tout en faveur du collectif au détriment de l’individu l’exaspère. La culture est en train de s’affadir dans les petits romans, les feuilletons des journaux, le théâtre de boulevard : il y a désormais une « industrie littéraire » comme il y a un « art industriel ». Cette société démocratique commence par la société bourgeoise qui a renversé l’ordre aristocratique ; son idéologie est l’utilitarisme et le profit. Entre les illusionnistes qui annoncent l’avenir de la caserne et les affairistes assis sur leur sac d’or, quelle est l’issue ? À ses yeux, il n’est qu’un refuge, celui de l’art. Mais l’artiste, l’écrivain ne peut trouver son salut dans la solitude ou dans le cercle étroit des lettrés : « Toute aristocratie qui se met entièrement à part du peuple devient impuissante, écrit Tocqueville. Cela est vrai dans les lettres aussi bien qu’en politique. » Le même annonciateur de la société démocratique analyse ce changement dont souffre Flaubert :
Dans les aristocraties, les lecteurs sont difficiles et peu nombreux ; dans les démocraties, il est moins malaisé de leur plaire, et leur nombre est prodigieux. Il résulte de là que, chez les peuples aristocratiques, on ne doit espérer de réussir qu’avec d’immenses efforts, et que ces efforts, qui peuvent donner beaucoup de gloire, ne sauraient jamais procurer beaucoup d’argent ; tandis que, chez les nations démocratiques, un écrivain peut se flatter d’obtenir à bon marché une médiocre renommée et une grande fortune. Il n’est pas nécessaire pour cela qu’on l’admire, il suffit qu’on le goûte(318).
Flaubert est tiré entre ces deux pôles de la transition. Il écrit en aristocrate, mais il a besoin d’un public. L’Éducation sentimentale rend compte du malaise de sa génération. Les deux seuls personnages qui réussissent sont Martinon, emblème de la bourgeoisie parvenue, et Hussonnet, besogneux de l’industrie journalistique. Les autres sont des vaincus, que leur heure soit passée, ou pas encore advenue.
Le roman d’amour était une négation de l’amour ; le roman de génération tourne en déconfiture. L’Éducation sentimentale n’était pas fait pour plaire à son époque.