XX

DOUCHE ÉCOSSAISE

Louis Bouilhet est mort sans avoir lu les deux derniers chapitres de L’Éducation sentimentale. Faute de ce lecteur si précieux, Flaubert confie une copie de son manuscrit à la vigilance de Maxime Du Camp qui, narre celui-ci dans ses Souvenirs littéraires, eut avec Gustave « une discussion qui dura trois semaines ». « Il y eut des jours où j’étais exténué. Je ris en me souvenant de ces luttes où, comme Vadius et Trissotin, nous nous jetions quelques bonnes vérités à la tête sans jamais nous blesser(319). » Maxime, très puriste, relève 251 expressions erronées et fautes de syntaxe ; Gustave en accepte la majorité, mais, selon sa propre expression, « en envoie promener 87 » : « Il prétendait, il a toujours prétendu que l’écrivain est libre, selon les exigences de son style, d’accepter ou de rejeter les prescriptions grammaticales qui régissent la langue française, et que les seules lois auxquelles il faut se soumettre sont les lois de l’harmonie. » L’exemple fourni par le censeur donne en fait complètement raison à Flaubert : « Ainsi il n’eût pas hésité à dire : Je voudrais que vous alliez, au lieu de : je voudrais que vous allassiez, parce que, l’imparfait du subjonctif est d’une tonalité déplaisante. » Il arrive à Maxime de dire à son ami : « Tu te fous trop de la grammaire. » Notre romancier n’est nullement fermé aux remarques de son réviseur ; il en accepte, mais il rejette la tyrannie de la syntaxe(320). « Il disait, poursuit Du Camp, que le style et la grammaire sont choses différentes ; il citait les plus grands écrivains, qui presque tous ont été incorrects, et faisait remarquer que nul grammairien n’a jamais su écrire. Sur ces points, nous étions du même avis, car son opinion s’appuyait sur de tels exemples, qu’elle est indiscutable. »

Le manuscrit lu et relu part chez Michel Lévy, l’éditeur de ses deux précédents romans avec lequel Flaubert avait signé en 1862 un traité pour L’Éducation sentimentale. Il avait été entendu qu’il serait versé à l’auteur dix mille francs pour un premier volume de quatre cents à cinq cents pages, augmentés de deux mille francs par tranche de cent pages supplémentaires. Michel Lévy, son calcul fait, accorde seize mille francs à Flaubert, qui en attendait vingt mille, en lui faisant remarquer qu’il est bien bon car au juste prix il lui devait seulement quatorze mille(321). Flaubert est déçu, mais, comme toujours, il n’ose parler d’argent à son éditeur, quitte à se plaindre auprès de ses amis. Cette fois, c’est George Sand qui intervient dès le mois de mai 1869, au moment où le roman est achevé. La dame de Nohant voit Lévy, plaide en faveur de Gustave : c’est un livre que l’éditeur a acquis à bon marché. Le traité c’est le traité, lui répond Michel Lévy, qui ne regarderait pas à deux ou trois mille francs de plus « si le livre a du succès ». Si, en termes comptables, Lévy est dans son droit, il n’a pas fait montre d’une générosité exemplaire, lui qui avait gagné beaucoup d’argent avec Madame Bovary et avec Salammbô. À court terme Lévy pouvait courir un risque, mais l’auteur était à lui seul un capital à faire fructifier. Cette volonté de s’attacher un grand écrivain au risque d’un bilan provisoirement négatif (toujours compensable, soit par la vente des ouvrages antérieurs, soit par les promesses d’ouvrages futurs) n’est pas dans les pratiques du XIXe siècle, époque où l’éditeur achète le plus souvent les manuscrits au forfait. Quoi qu’il en soit, L’Éducation sentimentale paraît chez Michel Lévy, qui n’en aimait pas le titre sans réussir à en dissuader l’auteur, à peu près au moment où Flaubert emménage dans son nouvel appartement, rue Murillo, près du parc Monceau, non loin de la résidence de la princesse Mathilde, rue de Courcelles.

Des premières réactions à l’éreintement

Flaubert avait fait lire ou lu lui-même à haute voix son roman devant le parterre de ses amis, très favorables. Il avait même, au mois de mai précédent, provoqué chez la princesse Mathilde un enthousiasme « difficile à décrire ». Des bonnes feuilles du roman paraissent à la mi-novembre dans « une trentaine de journaux(322) ». Il signe le 17 novembre 1869 des dizaines d’exemplaires de presse. Vite, il se rend compte que « les roses » ne l’étouffent pas. « On évite même de me parler de mon livre comme si on avait peur de se compromettre. » Les remerciements, quand ils ont lieu, sont pour la plupart des accusés de réception insignifiants. Jean Bruneau a noté quelques lettres présentant un intérêt particulier(323). Louis Boivin-Champeaux affirme à l’auteur : « Qui voudra connaître, sans être surfaite ni maquillée, l’histoire morale et assez triste dans les dernières cinquante années n’aura qu’à lire ton livre. » Ernest Chesneau : « Jamais l’ironie n’a été maniée avec une puissance plus constamment égale à elle-même et à la fois plus implacable ; jamais société n’a été plus cruellement flagellée. Mais que vous êtes dur ! » Paul Chéron relève quelques menues erreurs : ainsi, en 1841, il n’y avait pas à Paris de macadam puisque ce revêtement y fit son apparition en 1849. Alphonse Cordier lui fait part de son adhésion : « Dans cinquante ans, il suffira de lire ton livre pour avoir une idée, plus qu’une idée, une évocation de cette génération sortie des rêvasseries de Chateaubriand et de Lamartine, génération bâtarde, aplatie, qui n’a pas su vouloir et qui n’a rien produit. » Victor Hugo lui assure qu’il a « la pénétration comme Balzac, et le style en plus ».

Le plus bel hommage lui arrive des Goncourt. Dans un premier temps, Jules le félicite après avoir lu des extraits dans la presse : des « morceaux de main de maître ». Edmond, le 24 novembre, lui envoie une longue missive :

Cher vieux,

Je finis à l’instant votre bouquin, vos huit cents pages que j’ai savourées à petites gorgées et j’ai hâte de vous dire tout le plaisir, toute l’exaltation que m’a donnée cette lecture. Madame Arnoux est suavement bandante. Monsieur Arnoux est bien l’artiste mâtiné d’industrialisme. Des lauriers avec son fond envieux, ses intermittences de perfidie et d’amitié, son tempérament d’avoué, voilà un type parfaitement dessiné de la vraie vilaine humanité la plus répandue. Frédéric, votre fruit sec de l’amour, est tenu admirablement dans la moyenne de passion, d’intelligence, d’énergie que vous lui vouliez : il a dans votre livre toutes les qualités et les défauts avec lesquels on manque sa vie, mais le type, il faut s’y attendre, ne plaira pas aux femmes, elles trouveront qu’il ne leur prend pas assez vite le cul et par contrecoup cela nuira à Gustave près des cocottes honnêtes ou déshonnêtes. Je ne vous fais pas l’injure de vous faire des compliments sur les paysages et les descriptions, on sait que vous avez le gaufrier de la chose. Je me contente de vous dire que c’est toujours mâlement écrit et très élevé de pensée — l’opposition de Rosanette et de Madame Dambreuse charmante — la figure de pénombre et de clair obscur de La Vatnaz parfaite — Vive Dussardier à bas Sénécal — Pellerin en dit de bonnes — Avez-vous bien blagué à la Prudhomme toutes les blagues révolutionnaires et toutes les blagues conservatrices. Au fait quel goût avez-vous pour le verbe saillir à l’imparfait ; ce verbe me semble jouir d’un vilain imparfait. Toutes les scènes où le populaire est en scène, ça grouille tumultueusement. En somme foutez-vous des critiques, des criailleries ; vous avez commis un fort livre, un roman qui raconte dans une sacrée nom de Dieu de belle langue l’histoire d’une génération. Une scène bijou est la scène où la petite Louise, une de vos créations les plus délicieuses, envie la caresse que les poissons ressentent partout, on n’est pas plus cochonnement et plus enfantinement sensuelle, et le cri suave (voilà une épithète que je vous envie) qui jaillit comme un roucoulement de sa gorge. C’est du sublime de nature. Mais la scène pour moi suprêmement chef-d’œuvreuse comme dirait Gautier, est la dernière visite à Frédéric ; je ne connais dans aucun livre rien de plus délicat, de plus touchant, de plus tendre, de plus triste, et sans ficelle aucune. Le retrait du pied, quelle trouvaille, et tout, tout ce qu’ils font, tout ce qu’ils disent, tout ce qu’ils sous-entendent bien, là-dedans, mon vieux, vous avez décroché la timbale(324).

C’était réconfortant, d’autant que les premières critiques des journaux n’étaient guère favorables. Sans doute, leurs auteurs reconnaissaient à Flaubert le talent d’un grand écrivain, mais, pour la majorité d’entre eux, son roman était raté et certains le jugeaient même scandaleux.

Une grande voix manqua à Flaubert, celle de Sainte-Beuve, qui est mort juste avant la sortie de L’Éducation sentimentale, le 13 octobre. Le grand critique n’avait pas ménagé l’auteur de Salammbô, on s’en souvient, mais il savait lire et rendre compte. Il aurait pu donner le ton, élever le niveau. « Avec qui causer de littérature, maintenant ? écrit Flaubert à Maxime Du Camp. Celui-là l’aimait. Et bien que ce ne fût pas précisément un ami, sa mort m’afflige, profondément. Tout ce qui, en France, tient une plume, fait en lui une perte irréparable. » De plus, comme il le dit et répète, c’est en partie pour Sainte-Beuve qu’il avait écrit un « roman moderne », comme celui-ci le lui avait conseillé. Et il meurt « sans en connaître une ligne ». Théophile Gautier, qui s’était fendu d’un article enthousiaste sur Salammbô, est en reportage en Égypte, pour le Journal officiel, sur l’inauguration du canal de Suez : Gustave ne pourra pas compter sur lui. Saint-Victor, lui, pourtant si complice de Flaubert aux dîners Magny, fait savoir à Lévy qu’il ne fera pas d’article sur le roman de Flaubert, parce qu’il le trouve « trop mauvais ».

C’était l’avis de bon nombre de critiques, pour plusieurs raisons. Les premières tenaient à la réprobation morale : l’auteur ne veut montrer que la laideur du monde, la bassesse des gens et leurs « lâches convoitises » (Jules Levallois, L’Opinion nationale). « M. Flaubert se montre sans pitié à l’égard de toute ambition élevée, de toute aspiration visant à quoi que ce soit de supérieur aux brutales exigences de la vie pratique et positive ; tout personnage pris de quelque velléité d’amour romanesque est fatalement condamné par lui à d’irrémissibles déceptions. Tout être qui n’est pas un coquin est destiné à souffrir de son honnêteté, par sa loyauté, sa sensibilité mêmes » (Paul Charvet de Léoni, Le Pays). « Pour lui, la vie n’est autre chose que la réalité vulgaire présentée dans tous ses détails, et envisagée sous son jour le plus brutal » (Adrien Desprez, La Gironde). Le censeur le plus implacable appartenait à la catégorie des grands écrivains, c’était Barbey d’Aurevilly, dans Le Constitutionnel : « Selon nous, il y a dans le monde assez d’âmes vulgaires, de choses vulgaires, sans encore augmenter le nombre submergeant de ces écœurantes vulgarités. Mais telle n’est point l’opinion de M. Flaubert et de son école. C’est cette école qui rit grossièrement de l’idéal de toutes choses, aussi bien en morale qu’en esthétique. C’est cette école qui ne veut de sursum corda ! ni en art ni en littérature. C’est elle qui est en train de nier l’héroïsme et les héros, posant en principe, par la plume de tous ses petits polissons, “qu’il n’y a plus de héros dans l’humanité”, et que tous les lâches et les plats de la médiocrité les valent et sont même mille fois plus intéressants qu’eux. »

Le catholicisme de Barbey le porte à détester le « matérialisme » de Flaubert, le défaut d’aspiration spirituelle de ses personnages. Son « amour du panache » (Jean Gautier) est offensé par les piètres figurants de L’Éducation sentimentale. Il n’est pas le premier, il n’est pas le dernier à juger la conclusion du livre « immonde ». En un mot, Flaubert appartient à ses yeux à cette corporation d’écrivains « sans âme » qui ont « méprisé l’Infini ».

C’est une litanie sous la plume des censeurs : « Les hommes, écrit Alfred Darcel, dans le Journal de Rouen, y sont vus par le côté grotesque, les événements par le petit côté, et les hommes et les choses sont noyés dans une immense mer de sottise qui les submerge. » Francisque Sarcey croit rencontrer du marquis de Sade dans ce livre, tout en reconnaissant qu’il n’a jamais lu Sade ! : « C’est une souffrance que cette lecture ; on en emporte comme un mépris sec de l’humanité, un je ne sais quel arrière-goût d’avilissement » (Le Gaulois). La condamnation morale, conformiste et sentencieuse se répète de journal en journal. Flaubert est accusé d’aimer le flétri, le boueux, la fange. On peut dire que c’est sur sa gauche, et au nom de la cause des femmes qu’il se fait attaquer par Amélie Bosquet, qui rédige pour Le Droit des femmes deux articles particulièrement hostiles : « Mais non ! écrit-elle dans l’un, ce n’est pas l’art, ce procédé sans sympathie et sans chaleur qui affaisse l’âme, qui tarit l’émotion, qui pétrifie à mesure qu’il crée, qui ne connaît ni l’enthousiasme, ni la gaieté, qui ne sait pas renouveler la vie par un atome de vertu ou de bonheur, qui ne semble avoir d’autre but que d’exciter en nous un dégoût universel. » Dans ce roman, dit-elle dans l’autre article, les femmes ne parlent pas, comme si l’auteur craignait, « s’il pensait pour elles », de leur faire cadeau de son « esprit ». Elle n’a pas digéré la Vatnaz : « L’organe de la revendication des droits de la femme, c’est Mlle Vatnaz, entremetteuse et voleuse. Nous ne la citons que pour mémoire, l’honorabilité bien connue de celle de nos devancières dont le nom est resté, nous dispensant de repousser cette injure faite à notre cause. » Flaubert soupire : le « Sacerdoce », le « Sacerdoce », voilà au nom de quoi on juge une œuvre d’art ! Flaubert s’émeut de ces comptes rendus si peu amènes de la part d’une femme qu’il a défendue, qu’il a aidée, qu’il a aimée d’une affection sincère. La rupture entre eux sera définitive.

À George Sand, il veut d’abord faire croire que ces critiques le laissent de marbre. Rien de moins vrai, il est affecté par ce déluge. D’autant que la grêle continue : « Il n’y a là, écrit Philarète Chasles, dans Le Siècle, que des désirs trompés et point de principes, des sensualités ébauchées, des impuissances réelles, des velléités sans volonté, et des âmes vides avec des esprits frivoles. » « Peintures odieuses », « rage d’abaisser ce qui s’élève », « sans un cri du cœur, sans une émotion », « goût de la vulgarité », « règne de l’ineptie », « un livre qui blesse l’humanité », « un parti pris de désenchanter le monde et de dégrader la nature humaine » : « impression unanime de répugnance et d’ennui »(325). Ils y vont tous de leur leçon de morale, de leurs sermons humanistes, de leur dénonciation du plaisir que prend l’auteur à « exprimer la vulgarité des choses ». Les critiques de droite en appellent à la spiritualité, aux bonnes manières, à la pudeur, mais ceux de gauche voudraient de l’élan. Ainsi Camille Pelletan, dans Le Rappel, journal républicain, se lamente de la « désolante conclusion » du livre : « Mais où sont ces grands courants qui entraînent à de certains moments toutes les pensées vers une forme quelconque du beau ou de la société ? »

Flaubert l’avait prévu : ni les conservateurs ni les socialistes n’aimeraient son livre. Les « excursions de l’auteur dans le domaine de la politique » tuent l’ouvrage, déclare Amédée de Cesena, ajoutant : « Ce n’est pas pour y retrouver les déclamations des réunions publiques que les femmes ouvrent un roman. » Ceux qui admettent ces « excursions » reprochent à Flaubert de « tenir si rigoureusement égaux les plateaux de la balance » entre les bourgeois et les révolutionnaires. D’autres, comme Duranty dans Paris-Journal, jugent au contraire que l’auteur a peint les journées de juin 1848 de manière injuste, « cette victoire où d’héroïques bourgeois, d’intrépides enfants de Paris, d’énergiques soldats, conduits par les plus valeureux chefs et associés aux plus grands noms de l’ancienne France, firent reculer pour vingt ans la démagogie parisienne ». Cette critique de droite n’est pas toujours explicite, mais on sent bien que, aux yeux des défenseurs de l’ordre, Flaubert, malgré qu’il en ait, passe pour un auteur dangereux. Au contraire, Camille Pelletan reproche au romancier d’avoir privé la révolution de son « souffle » : « Toute sa multitude gesticule, crie, ondoie sous le regard. Il ne lui manque que le mobile, la bonne électricité de l’émeute, le saint enthousiasme de la révolte. »

La condamnation morale est la plus fréquente, mais on attaque aussi l’auteur sur son art d’écrire. De l’avis général, L’Éducation sentimentale est un roman mal composé ou pas composé du tout. Dans un long article de la Revue des deux mondes, Saint-René Taillandier attaque : « Sans méconnaître les qualités qui font de M. Gustave Flaubert un écrivain d’une certaine originalité, nous n’admirons sans réserves ni son art, ni son style. Qu’est-ce qu’un art dont le résultat est de supprimer la composition, de rendre l’unité impossible, de substituer une série d’esquisses à un tableau ? » Chacun peine à résumer le livre, tant l’intrigue, pour peu qu’elle existe, se dilue dans un nombre infini de scènes dont on perçoit mal le lien qui les unit. « Qu’on me passe le mot, écrit Barbey, ce n’est, somme toute, qu’un faiseur de bric-à-brac. » Flaubert ne raconte rien, son roman n’est qu’une suite de tableaux, « tous pareils à une lanterne magique ». Edmond Scherer, dans Le Temps, résume l’objection : « Si la théorie a imposé bien des règles arbitraires aux ouvrages d’art, il est une condition, du moins, qui peut passer pour absolue. Cette condition, c’est l’unité. Il faut que l’œuvre ait un centre, que les lignes en soient combinées, que les détails en soient groupés ; il faut, en un mot, qu’elle forme un ensemble. » On dénonce partout la manie de la description, une « description de commissaire-priseur, aussi précise et aussi exacte qu’inutile » (Adrien Desprez). Une « rage de décrire, de décrire toujours, et n’importe quoi, et à tout propos et hors de propos ». Au fond, écrit Duranty, « les vrais personnages du roman sont des bateaux à vapeur, des chambres, des rues, des escaliers et des paysages ». Et d’ajouter : « Le livre de M. Gustave Flaubert n’est pas un roman, c’est une satire, une satire composée de récits, de tableaux, d’épisodes qu’on pourrait croire détachés les uns des autres, de personnages qui se rassemblent sans se joindre, de pièces de rapport qui ne s’emboîtent pas, d’événements sans cause et sans issue. » De ce manque d’unité, de l’abus du style descriptif s’ensuit l’ennui du lecteur, « un ennui à périr ». Comme ces critiques se lisent les uns les autres, ils se copient, se répètent, se retrouvent sur les mêmes griefs : un roman immoral, des personnages ineptes, un récit mal composé, froid, répétitif et ennuyeux.

Le chef-d’œuvre reconnu

La vente de L’Éducation sentimentale a certainement pâti de cette critique en majorité très défavorable. Contrairement à ses deux précédents romans, celui-ci s’est médiocrement vendu, puisque, quatre ans plus tard, le tirage initial de trois mille exemplaires n’était pas épuisé(326). Outre la critique, Flaubert souffrit de la conjoncture. L’année 1869 est une année cruciale pour le régime de Napoléon III. En mai, les élections législatives ont vu la montée en puissance de l’opposition républicaine, qui pousse l’empereur à de nouvelles réformes et, à la fin de l’année, à appeler à la tête du gouvernement Émile Ollivier, un républicain rallié à l’Empire libéral. La libéralisation de la presse et des réunions favorise une agitation continue. En janvier 1870, le meurtre du journaliste Victor Noir par un cousin lointain de la famille impériale, Pierre Bonaparte, provoque une manifestation de rue que la police s’efforce de maintenir hors les murs de la capitale, à Neuilly. Le polémiste Rochefort, élu député lors d’une élection partielle le 25 novembre 1869, avait lancé son cri de guerre dans La Marseillaise : « J’ai eu la faiblesse de croire qu’un Bonaparte pouvait être autre chose qu’un assassin ! » Mis en accusation, Rochefort était condamné le 22 janvier à six mois de prison et deux mille francs d’amende. En mai, l’empereur décide un plébiscite grâce auquel il croit pouvoir, après l’avoir emporté, retrouver son autorité. Sauf que le 19 juillet 1870, la guerre à la Prusse est déclarée. Il y a des moments plus heureux pour lancer un roman.

Le rejet de L’Éducation sentimentale par le public aurait peut-être été le même dans un autre contexte politique. Ses premiers lecteurs ont été décontenancés, la critique en est le reflet. Les amateurs de romans, à commencer par les femmes, en attendent tout ce qui est absent dans ce livre : une intrigue bien ficelée, des personnages de forte personnalité, de la passion amoureuse, un rebond d’événements, bref tout ce que l’on désigne d’habitude sous le terme de « romanesque ». Or l’Éducation est rien moins que romanesque et nous présente des personnages falots, méprisables, voire ignobles, auxquels il est bien difficile de s’identifier. Où sont les héros ? où sont les grandes âmes ? où sont même les génies du mal, comme le Vautrin de Balzac ? Flaubert avait écrit non pas un roman noir mais un roman gris. Louis Asseline livrait, dans Avenir national, une impression de lecture largement partagée : « Subir, deux gros volumes durant, la société de ces diseurs de riens et de ces faiseurs de petites choses qu’on ne peut ni aimer ni haïr, voir se dérouler autour de soi cette fresque grise et terne où nul relief n’arrête le regard, c’est plus qu’on en peut supporter et on finit par se révolter contre ce dilettantisme indifférent et par demander à l’auteur de vous ramener aux énormités les plus carthaginoises. » Les héros manquaient à l’appel, et ce pauvre Frédéric, avec son inconstance, ses lâchetés, ses timidités, ne faisait pas rêver !

Quelques voix pourtant discordaient. Jules Levallois, bien que cité plus haut parmi les détracteurs, n’en avait pas moins publié, dès le 22 novembre 1869, dans L’Opinion nationale, un article que ses confrères auraient pu méditer. Plaçant le talent de Flaubert « au-dessus de toute contestation », vantant les chapitres « traités de main de maître », il discernait, lui, derrière l’absence apparente de composition « une secrète unité de dessein », même si le parti pris de Flaubert de refuser « les combinaisons dramatiques, les aventures, le mystère » avait l’inconvénient de désappointer un public demandeur d’éclats. Une semaine plus tard, dans Le National, Théodore de Banville parlait d’une œuvre « portant le sceau indestructible de la perfection ».

Le 7 décembre, Flaubert, en saint Sébastien écorché, crie au secours à George Sand à laquelle il avait pourtant dit qu’il n’était pas un « homme sensible » : « Votre vieux troubadour est trépigné d’une façon inouïe. Les gens qui ont reçu de moi un exemplaire de mon roman craignent de m’en parler. — Par peur de se compromettre ou par pitié pour moi. Les plus indulgents trouvent que je n’ai fait que des tableaux, et que la composition, le dessin manquent absolument ! […] Donc (vous devinez le reste) si vous voulez vous charger [de prendre ma défense], vous m’obligerez. Voilà. Si ça vous embête, n’en faites rien. Pas de complaisance entre nous. » Flaubert sait très bien que la grande amie ne se le fera pas dire deux fois. Aussitôt, elle rédige son article, demande à Flaubert à qui l’envoyer, et, sur son conseil, ce sera à Girardin, directeur de La Liberté. L’article est accepté, mais tarde à paraître, Sand et Flaubert s’impatientent : « Votre article n’a pas encore paru dans La Liberté. J’ai fait demander à Girardin “qu’est-ce que cela voulait dire ?” Pas de réponse ! La politique, je crois, est la seule cause de ce retard. — À moins qu’il n’y ait contre mon malheureux livre une conjuration d’holbachique ? » Inquiétude paranoïaque classique chez les auteurs qui viennent de publier : Flaubert est sûr que c’est à sa personne qu’on en veut ! Les flèches pleuvent toujours ; George Sand, maternelle, rassure son ami : « Ces grands éreintements sont l’inévitable consécration d’une grande valeur. » Enfin, l’article de Sand est publié le 21 décembre.

Elle a saisi le sens du roman et la forme à comprendre : « Il a exprimé cette fois l’état général qui marque les heures de transition sociale. Entre ce qui est épuisé et ce qui n’est pas encore développé, il y a un mal inconnu, qui pèse de diverses manières sur toutes les existences, qui détériore les aptitudes et fait tourner au mal ce qui aurait pu être le bien ; qui fait avorter les grandes comme les petites ambitions, qui use, trahit, fait tout dévier, et finit par anéantir les moins mauvais dans l’égoïsme inoffensif. C’est la fin de l’aspiration romantique de 1840 se brisant aux réalités bourgeoises, aux roueries de la spéculation, aux facilités menteuses de la vie terre à terre, aux difficultés du travail et de la lutte. » C’était bien vu.

C’est chez un autre critique, qui n’est pas un ami de Flaubert, que l’on rencontre l’analyse la plus pénétrante. Il s’appelle Charles Asselineau, n’écrit pas dans la grande presse, mais dans le Bulletin du bibliophile. Il a compris la nouveauté, la modernité d’un roman qui n’a pas pour dessein de « peindre un caractère d’homme » mais « le caractère du temps ». Or « il se pourrait que le temps des romans à héros fût passé. Ce mot de héros qui réclame un temps héroïque, un temps d’unité et de progression ascendante, est ridicule dans une société égalitaire, morcelée, où l’héroïsme individuel se rabat à la conquête de “petits bonheurs” ». Ô Tocqueville ! C’est déjà, pourrait-on dire « l’individu noyé dans la foule ». Il insiste : « Nous ne sommes plus capables de si grands efforts [que dans Balzac], ni pour le bien, ni pour le mal. La passion n’est plus ni dans le cabinet, ni dans le salon, ni dans l’alcôve, nous sommes des passants ; non plus une société, mais une foule. » Asselineau saisit parfaitement ce qui a toujours été le dessein de Flaubert, ce qu’il n’a cessé de recommander à Louise Colet et à ses autres « élèves » : « Ce que M. Flaubert a voulu peindre, c’est la généralité. Et la généralité, c’était cela : de jeunes esprits précoces, et conséquemment blasés, d’avance éclipsés par les succès de ceux qui les avaient précédés, tournés à l’ironie par leur impuissance. » Voilà ce qui explique le défaut apparent de composition : il s’agit d’une action multiple, d’un « croisement d’aventures et de biographies » qui rendent compte de la vie telle qu’elle est, morcelée, et non organisée, aléatoire et contingente.

Flaubert a-t-il eu l’occasion de lire cet article ? Nous n’en avons aucune trace dans sa correspondance. Il a eu cependant la joie de lire celui d’Émile Zola, paru le 28 novembre 1869, dans La Tribune. Zola rappelle le tempérament de Flaubert, qui le porte vers l’épopée, et son effort démesuré pour y résister : « On le sent toujours prêt à bondir d’un élan lyrique, à se perdre dans les cieux agrandis de la poésie. Et il reste à terre ; sa raison d’homme, sa volonté d’analyse exacte l’attache à l’étude des infiniment petits. C’est un Titan, plein d’haleines énormes, qui raconte les mœurs d’une fourmilière. » Autre formule : « Un poète changé en naturaliste, Homère devenu Cuvier. » Mais le poète demeure, on le sent à sa musique — « une sorte de basse continue, sur laquelle chantent, comme un sifflement aigu de petite flûte, des gammes soudaines de notes nerveuses. » Zola vante la dimension historique de l’ouvrage : « L’auteur a fait tenir l’âge entier dans son œuvre, avec son art, sa politique, ses mœurs, ses plaisirs, ses hontes et ses grandeurs. » Quant aux descriptions, elles sont nécessaires, jamais gratuites, parce que Flaubert, contrairement à Balzac, ne procède point par « analyses raisonnées », « mais par une série de courtes scènes mettant en jeu les caractères et les tempéraments. De là forcément des descriptions, puisque c’est par le dehors qu’il nous fait connaître le dedans ». Dix ans plus tard, Émile Zola reviendra sur L’Éducation sentimentale, à l’occasion de sa réédition chez Charpentier. Reprenant les griefs des critiques lors de la première réception du livre, il affirme : « La vérité est que ce livre trop vrai épouvante. » Revenant sur le défaut de composition dénoncé, il montre l’erreur : cette composition n’était pas visible, la trame n’était pas apparente, mais l’auteur était parvenu néanmoins à « un tout homogène », au bout d’une longue patience. À propos du personnage principal, il écrivait : « Voyez ce lamentable Frédéric, son histoire est la nôtre ; aussi quelle colère et quelle pitié il éveille en moi, comme je le trouve petit et comme il me fait peur. Un imbécile ? non pas ; un incompris ? pas davantage ; un pauvre être, vous ou moi, et rien de plus. Mais cela me secoue plus que tous les mannequins grandioses de notre littérature, parce que la plainte d’impuissance de cet homme crie dans chacun de mes os(327). »

Devenu chef d’école (Zola avait publié les premiers volumes des Rougon-Macquart), il enrégimentait l’auteur de l’Éducation : « Voilà le modèle du roman naturaliste, cela est hors de doute pour moi. On n’ira pas plus loin dans la vérité vraie, je parle de cette vérité terre à terre, exacte, qui semble être la négation même de l’art du romancier. »

 

Naturaliste ou pas, avec L’Éducation sentimentale, Flaubert avait tordu son cou au roman traditionnel, qui exigeait l’exceptionnel. Ses personnages, trop proches de M. Toulemonde, déconcertaient, le manque d’action provoquait l’ennui, la distance ironique de l’auteur vis-à-vis de ses personnages semblait incongrue, voire immorale. Nous sommes certainement aujourd’hui bien mieux disposés à apprécier ce roman, sans doute le chef-d’œuvre de Flaubert, parce que, à sa suite, la littérature a quitté les grands champs de l’héroïsme. Dans ses romans, Balzac peut bien mettre en scène des personnages en apparence insignifiants, les principaux sont toujours dévorés par la passion ou la frénésie — l’avidité, l’ambition, l’amour, la jalousie — qui porte leur énergie aux extrêmes, à la ruine ou à la mort. Le roman de Flaubert rive son clou au romanesque. C’est surtout le XXe siècle qui nous a habitués à la littérature grise et pessimiste, peuplée de personnages communs, de perdants, de vaincus, de losers, soucieuse de représenter le « On » heideggérien. Le Bardamu de Céline, l’« étranger » de Camus, le Roquentin de La Nausée, le Cripure du Sang noir de Guilloux, les Archambaud et les Gaigneux d’Uranus, l’Estragon et le Vladimir de Beckett, les petits vieux d’Ionesco, sans parler des « ploucs » du roman américain, que de héros qui ne sont que des antihéros, dans ces œuvres où la dérision le dispute à la déréliction, ne visant plus le romanesque mais le tragique de la condition humaine ! À l’époque de Flaubert, la littérature avait pour fonction de distraire ; l’histoire, elle aussi, est passée de l’étude des grands hommes, des grands gestes, et des événements, à l’attention portée aux hommes quelconques, anonymes, représentatifs d’une classe, d’un milieu, d’une corporation. Un lent processus. Mais à l’époque où paraît L’Éducation sentimentale, Hippolyte Taine élabore ses Origines de la France contemporaine, où les masses l’emportent sur les individus.

Flaubert n’avait pas pour autant perdu de vue l’exigence de l’art : il démontrait qu’il n’était pas circonscrit au sublime et à l’épique, aux couleurs vives et aux accents sonores, qu’il pouvait s’imposer sur des sujets sans relief. Rappelons-nous ce qu’il écrivait à propos de Madame Bovary : « Les milieux communs me répugnent, et c’est parce qu’ils me répugnent que j’ai pris celui-là, lequel était archi-commun et anti-plastique. » Faire du beau à partir du laid, du banal, du quotidien, c’est le défi que veut relever l’artiste. Avec Salammbô, Flaubert avait laissé libre cours à son goût de l’épopée ; avec L’Éducation sentimentale, il revient au trivial qui le provoque : « Fais de moi un chef-d’œuvre ! »

En comparant L’Éducation sentimentale à Madame Bovary, on peut légitimement considérer que le premier cité est le plus réussi de ces deux romans, en raison de l’intensité dramatique de l’intrigue, au lieu que Madame Bovary présente une sorte d’immobilisme, de monotonie, de sur-place qui frustre le lecteur en attente d’un récit haletant, à multiples rebonds. On peut penser le contraire, que le chef-d’œuvre de Flaubert est ce roman dirions-nous atonal ? qui retrace la vie médiocre d’une commune humanité. Un pas de plus est franchi sur les ruines du roman héroïque — qu’était encore Madame Bovary, dont le personnage central est tellement flamboyant. Rien de tel dans L’Éducation sentimentale, qui se déroule sous des feux à demi éteints, sous un ciel crépusculaire, et suit l’expérience morne d’une tribu d’âmes mortes. C’est la politique qui, mieux que tout autre excitant, introduit dans le récit la violence des passions et les cruautés du destin. Une fois la révolution éteinte, les jours reprennent le fil des menues intrigues et des velléités soumises au retour à l’ordre. Peindre une génération tour à tour frustrée, enivrée et finalement désabusée, sans conclusion morale, ni philosophique ni politique, il fallait avoir le génie de Flaubert pour en faire un roman.