Un mois après la publication de L’Éducation sentimentale, Flaubert, abattu par l’éreintage, inconsolé de la mort de Bouilhet, attristé par celle de Sainte-Beuve, entame une période de sa vie profondément mélancolique. Heureusement, il peut compter sur l’affection prévenante de George Sand qui l’invite à passer Noël à Nohant. Depuis longtemps, il voulait aller visiter sa grande amie sur ses terres berrichonnes, mais, enfoncé dans l’élaboration de son livre, il ne voulait pas en être distrait. Cette fois, il ne manquera pas l’occasion de partir goûter aux charmes d’une hospitalité si désirée par l’auteur de La Mare au diable et sa famille.
Juste avant sa venue, George Sand avait écrit à Juliette Adam une longue lettre dont on connaît la teneur par les Mémoires de la destinatrice et qui en dit long à la fois sur la disgrâce de l’auteur et sur l’amitié de son hôtesse : « Son raffinement artistique, sa science, échappent à la généralité des lecteurs, peu de gens le lisent et moins encore l’estiment à sa valeur. Il lui manque un peu d’attendrissement en art et dans la vie. Il est brusque, violent, mais infiniment bon(328). »
Du côté de Nohant
Le jeudi 23 décembre 1869, il arrive donc à Nohant, accompagné de son camarade Edmond Plauchut, un journaliste bourlingueur devenu ami intime de George Sand. De ce séjour, outre les remerciements de Flaubert, nous avons une trace explicite dans les agendas de Sand(329). L’accueil est si chaleureux que le romancier accablé retrouve sa bonne humeur, son goût de la conversation, son envie de raconter des histoires qui font rire. À la veillée de Noël, le 24, Sand note que « Flaubert s’amuse comme un moutard ». Il est du reste plein de sollicitude et d’admiration pour Aurore, qu’on appelle Lolo, la petite-fille de « Mme Sand »(330). L’un des beaux moments pour lui est d’assister à un spectacle de marionnettes, dont le théâtre a été installé par Maurice, le cher fils, et un de ses camarades, en 1847, et qui occupe une place de choix dans la maisonnée : « Le grand attrait des marionnettes dans la vie de campagne, écrit-elle, c’est de représenter des histoires, romans comiques, merveilleux ou dramatiques en plusieurs soirées(331). » On est gai, on s’anime, on fait des jeux. Le réveillon qui se prolonge tard dans la nuit est un moment d’euphorie. Le lendemain, jour de Noël, Flaubert, pendant plus de trois heures, donne lecture de sa grande féerie, qu’il n’a toujours pas réussi à faire représenter. On applaudit. Plus tard, dans la soirée, sa verve décidément retrouvée, il a le chic pour raconter des histoires qui « nous font crever de rire ». Lui-même s’amuse beaucoup au spectacle d’une improvisation de Maurice dans le petit théâtre. Le lundi 27, alors que dehors il neige sans désemparer, Lolo se met à danser et « Flaubert s’habille en femme et danse la cachucha avec Plauchut, c’est grotesque, on rit comme des fous ». Mais il ne s’attarde pas comme elle l’aurait souhaité. Dès le lendemain, Flaubert reprend la route pour Paris, enchanté par cette halte prodigue d’amitié. Dans les jours qui suivent — hélas ! — il retombe dans un abattement sans fond. Rien ne lui sera plus précieux, plus réconfortant, en ces mois de tristesse infinie que la tendresse que George Sand lui témoigne, soit lors de ses voyages à Paris, soit dans ses lettres régulières.
L’amitié qui s’est nouée entre Gustave et George Sand n’allait pas de soi. Avant de la rencontrer, il n’avait guère d’admiration pour cet auteur dont la profusion, dans la Revue des deux mondes et ailleurs, lui paraissait peu compatible avec la rigueur, l’effort, la lenteur donc qui s’imposaient à la composition d’une œuvre d’art. Lorsque Gustave adressait ses conseils littéraires à Louise Colet, il citait George Sand en contre-exemple, car sa facilité allait de pair avec un sentimentalisme qui l’exaspérait. C’est « avec la tête » qu’il faut écrire : « Dans George Sand, on sent les fleurs blanches ; cela suinte, et l’idée coule entre les mots, comme entre des cuisses sans muscles(332). » Il jugeait sévèrement, on le sait, l’implication de l’auteur dans un récit, et il reprochait à Louise de « prêcher » trop souvent, comme George Sand : « Tu manques aux principes, tu n’as plus en vue le Beau et l’éternel Vrai(333). » De surcroît, il ne pouvait admettre la conception que Sand se faisait de la responsabilité sociale et politique de l’écrivain. Fille spirituelle de Lamennais, disciple du socialiste Pierre Leroux, elle avait fondé en 1841 avec celui-ci et Louis Viardot La Revue indépendante, où elle avait publié Fanchette, histoire vraie et révoltante d’une jeune fille abandonnée — un drame campagnard qui l’entraîna à lancer un journal local, L’Éclaireur de l’Indre(334).
L’engagement politique de la dame, en effet, n’était pas ce qui pouvait la rendre le plus sympathique à l’écrivain abstentionniste. Au lendemain des journées de Février, qui l’avaient enthousiasmée, elle était accourue de Nohant à Paris, et s’était mise à la disposition du gouvernement provisoire. Elle avait rédigé alors des éditoriaux pour le Bulletin de la République, créé une revue, La Cause du peuple, et écrit un certain nombre de libelles, notamment une Lettre aux riches où l’on pouvait lire : « La France sera communiste avant un siècle. » Le 20 avril, elle avait assisté à la Fête de la fraternité du haut de l’Arc de Triomphe, en compagnie des membres du gouvernement. Cependant, la journée du 15 mai qui voit les manifestants envahir l’Assemblée derrière Blanqui et surtout la guerre sociale de Juin la désespèrent : « Je ne crois pas à l’existence d’une république qui commence par tuer ses prolétaires », écrit-elle à une amie. Restée fidèle à ses idéaux d’égalité, de solidarité, de république sociale, elle est gagnée par le désenchantement. Lorsque, pour la première fois en France, on élit un président de la République, et au suffrage universel, elle s’efforce de comprendre le peuple qui porte au pouvoir Louis Napoléon : « Le peuple croit à un nom ! Il a donc encore la foi qui nous manque. Il se fie à ses promesses ! Il a donc l’instinct profond de la loyauté. Il condamne sans appel ceux qui l’ont trompé et accablé ! Il n’est donc pas si faible et si flottant. […] » Mais elle n’y croit plus : « Je ne sens aucun dépit contre le peuple, lors même qu’en apparence il apporte à cette révolution une solution passagère tout opposée à mes vœux(335). » C’est alors qu’elle est gagnée par ce que Michelle Perrot appelle la « tentation de Nohant ». En 1850, elle écrivait encore à Émile de Girardin : « Les journées de juin 1848 m’ont porté un coup dont je ne suis pas revenue et je suis misanthrope depuis ce temps-là. »
Mais même alors, ni la poétique de Flaubert ni son mépris affiché de l’action politique ne pouvaient laisser supposer qu’entre elle et lui allait se nouer une des plus belles amitiés de la littérature française. Une amitié pour Gustave sans ambiguïté. Il est vrai qu’au moment de leur rencontre en juin 1859 l’écrivain de Nohant a cinquante-cinq ans et celui qui vient d’écrire Madame Bovary trente-sept. Cette différence d’âge autorisera très vite George Sand à tutoyer Gustave, tandis qu’il pratiquera, lui, un « vous » déférent et définitif. De son propre aveu, la femme qui avait connu des amours tumultueuses avec Sandeau, Musset, Chopin et bien d’autres avait pris sa retraite sentimentale, même si son roman Dernier Amour, dédié à Flaubert, en 1866, vaut à celui-ci les « plaisanteries les plus aimables(336) ».
Peu après avoir fait sa connaissance, Flaubert écrit à Ernest Feydeau : « Tu me parais chérir la mère Sand. Je la trouve personnellement une femme charmante. Quant à ses doctrines, s’en méfier d’après ses œuvres. J’ai, il y a quinze jours, relu Lélia. Lis-le ! Je t’en supplie, relis-moi ça ! » Il lui fallut encore quelque temps pour laisser tomber ses préventions.
La naissance de cette amitié, on peut en préciser le moment : à la publication de Salammbô, quand Sand en fit une recension emplie d’admiration, assortie d’une lettre à l’auteur, qu’elle invitait à Nohant. Flaubert demanda alors à Michel Lévy son adresse pour la remercier. Elle lui répond, le 28 janvier 1863 : « Nous nous connaissons bien peu. Venez donc me voir quand vous aurez le temps. Ce n’est pas loin, j’y suis toujours, mais je suis âgée, n’attendez pas que je sois en enfance. » Par retour de courrier, Gustave, qu’elle avait appelé « Cher Frère », l’en remercie : « Chère Madame / Je ne vous sais pas gré d’avoir rempli ce que vous appelez un devoir. La bonté de votre cœur m’a attendri et votre sympathie m’a rendu fier. Voilà tout. / Votre lettre, que je viens de recevoir, ajoute encore à votre article et le dépasse, et je ne sais que vous dire, si ce n’est : je vous aime bien franchement. » Et plus loin : « Quant à votre invitation si cordiale, je ne vous réponds ni oui ni non, en vrai Normand. J’irai peut-être, un jour, vous surprendre, cet été. Car j’ai grande envie de vous voir et de causer avec vous(337). »
Flaubert et Sand ne se reverront qu’un an plus tard, à Paris, et l’on a vu que la visite du Normand à la Berrichonne attendra, quant à elle, près de sept années. Entre-temps, une correspondance entre les deux écrivains s’est amorcée. Flaubert s’adresse désormais au « cher Maître » qu’il féminise bientôt en « chère Maître », tandis qu’elle, variant davantage, lui donne du « cher Flaubert », du « Monsieur Flobaire » pour s’amuser, du « mon brave cher camarade », « mon bon camarade et ami », du « cher ami », du « cher camarade », du « vieux de mon cœur », « mon cher vieux », le plus souvent « cher ami de mon cœur », et enfin « mon troubadour » ou « vieux troubadour ». Les échanges épistolaires deviennent de plus en plus nombreux à partir de 1866, l’année où George Sand commence à participer, avec prudence, aux dîners Magny — ce Café Magny, dont elle fait, quand elle est à Paris, sa table préférée en dehors des agapes littéraires du lundi. Dans son agenda, elle note que Flaubert est « passionné et plus sympathique à moi que les autres », ajoutant : « Pourquoi, je ne sais pas encore(338). »
Les deux épistoliers parlent de leurs travaux, se confient leurs soucis, évoquent la vie de leurs proches. George Sand révèle à Flaubert sa forte personnalité, sa vigueur d’esprit, une sorte d’optimisme naturel qui rend ses épîtres toniques, réconfortantes. Il la résume ainsi à Mlle Leroyer de Chantepie : « J’ai eu pendant quelques jours, le mois dernier [juin 1868] la visite de notre amie Mme Sand. Quelle nature ! Quelle force ! Et personne en même temps d’une société plus calmante. Elle vous communique quelque chose de sa sérénité. » Il est séduit, réconforté, stimulé par cette femme qui prend volontiers un langage maternel avec lui. Il est vrai que, de son côté, elle le juge lui-même d’une grande force, d’une belle maturité, et ne se montre pas avare d’éloges à son égard. Après sa première visite à Croisset, en novembre 1866, elle lui écrit : « J’ai été très heureuse pendant ces huit jours auprès de vous. Aucun souci, un bon nid, un beau paysage, des cœurs affectueux, et votre belle et franche figure qui a quelque chose de paternel. L’âge n’y fait rien, on sent en vous une protection de bonté infinie, et un soir que vous avez appelé votre mère ma fille, il m’est venu deux larmes dans les yeux(339). » Elle admire en lui l’artiste désintéressé : « Vous êtes un des rares restés impressionnables, sincères, amoureux de l’art, pas corrompus par l’ambition, pas grisés par le succès. » Elle s’inquiète de ce qu’il travaille trop, elle se tracasse de sa solitude, et elle regrette l’éloignement : « C’est bête de ne pas vivre porte à porte avec ceux qu’on aime. » Tous les deux sont attentifs aux soucis d’argent de l’autre et se proposent de l’aide par intermittence — une aide régulièrement offerte et refusée.
George Sand était revenue à Croisset en mai 1868. Loin l’un de l’autre, ils n’en continuent pas moins leurs échanges, parlent de tout. Sand ne suit pas Flaubert dans sa théorie de l’impersonnalité : « Moi, je suis ma vieille pente, je me mets dans la peau de mes bonshommes. On me le reproche, ça ne fait rien. » Elle s’étonne de sa méthode, si lente, si pénible : « Quant au style, j’en ai fait meilleur marché que vous. » Flaubert insiste sur l’idée qu’un romancier « n’a pas le droit d’exprimer son opinion sur quoi que ce soit. Est-ce que le bon Dieu l’a jamais dite, son opinion ? Voilà pourquoi j’ai pas mal de choses qui m’étouffent, que je voudrais cracher et que je ravale. À quoi bon le dire, en effet ! » Et elle de répliquer : « Ne rien mettre de son cœur dans ce qu’on écrit ? Je ne comprends pas du tout. Moi il me semble qu’on ne peut pas y mettre autre chose. » N’importe ! L’estime réciproque, l’amitié, la tendresse l’emportent sur toutes les divergences. Ils n’économisent pas les mots de leur admiration l’un pour l’autre. Il lui écrit en décembre 1866 : « J’ai pris Consuelo, que j’avais dévoré jadis dans La Revue indépendante. J’en suis derechef charmé. Quel talent, nom de Dieu ! quel talent ! C’est le cri que je pousse, par intervalles, “dans le silence du cabinet”. […] Je ne peux mieux vous comparer qu’à un grand fleuve d’Amérique. Énormité et douceur. » À quoi elle répond : « Tu lis ça, toi. Est-ce que vraiment ça t’amuse ? Alors je le relirai un de ces jours, et je m’aimerai si tu m’aimes. »
La politique aurait pu séparer l’ancienne « communiste » de 1848 et le rallié à Napoléon III. Il n’en en a rien été. George Sand n’est plus une « rouge », et, sans être devenue « misanthrope », comme elle se déclarait après juin 1848, elle mesure le temps qu’il faudra à l’avènement d’une république démocratique en France. L’instruction du peuple en est l’une des conditions. Réagit-elle aux proclamations élitistes de Flaubert : « Axiome, lui dit-il : la haine du Bourgeois est le commencement de la vertu. Moi, je comprends dans ce mot de “bourgeois” les bourgeois en blouse comme les bourgeois en redingote. C’est nous, et nous seuls, c’est-à-dire les lettrés, qui sommes le Peuple, ou pour parler mieux, la tradition de l’Humanité. » Elle ne réplique pas, mais elle s’inquiète du portrait qu’il va faire de ce peuple dans L’Éducation sentimentale. Il la rassure : « Je vous ai dit que je ne flattais pas les Démocrates dans mon bouquin. Mais je vous réponds que les Conservateurs ne sont pas ménagés. J’écris maintenant trois pages sur les abominations de la garde nationale en juin 48, qui me feront très bien voir des bourgeois. Je leur écrase le nez dans leur turpitude, tant que je peux. » Il s’enflamme contre Thiers : « Peut-on voir un plus triomphant imbécile, un croûtard plus abject, un plus étroniforme bourgeois ! » Elle applaudit : « Enfin ! voilà quelqu’un qui pense comme moi sur le compte de ce goujat politique. Ce ne pouvait être que toi, ami de mon cœur. Étroniformes est le mot sublime qui classe cette espèce de végétaux merdoïdes(340). »
Au fond, George Sand n’a plus l’âme d’une « pétroleuse » — comme on appellera avec mépris les femmes de la Commune de Paris. Elle peut s’entendre avec Flaubert parce qu’elle s’est fait une nouvelle philosophie, ainsi qu’elle s’en confesse à lui : « J’ai été jeune aussi et sujette aux indignations. C’est fini ! Depuis que j’ai mis le nez dans la vraie nature j’ai trouvé un ordre, une suite, une placidité de révolutions qui manquent à l’homme, mais que l’homme peut jusqu’à un certain point s’assimiler, quand il n’est pas trop directement aux prises avec les difficultés de la vie qui lui est propre. Quand ces difficultés reviennent, il faut bien qu’il s’efforce d’y parer, mais, s’il a bu la coupe du vrai éternel, il ne se passionne plus trop pour ou contre le vrai éphémère et relatif(341). »
Bien des choses les séparent, mais le désir de s’accorder est le plus fort. Entre eux, il n’y aura jamais le moindre conflit. Après les jours heureux de Noël 1869 passés ensemble et en famille, Flaubert s’enfonce dans une nouvelle période de tristesse, d’ennuis, de souffrances, dont la mort des autres est la cause principale.
La saison des deuils
La mort de Bouilhet lui a été le coup le plus terrible, dont la publication de son roman ne l’a pas distrait. Il occupe les premiers mois de 1870 à réunir les Dernières Chansons de son ami, et à en composer la préface. Après avoir retracé sa vie, pauvre et modeste, évoqué son œuvre poétique et théâtrale, Flaubert présente les exigences de Bouilhet en matière littéraire — une manière d’exposer les siennes propres. Il exalte le travail, les recherches, les peines qui sont nécessaires à construire une œuvre. « Ce fut, dit-il de Louis Bouilhet, une existence complètement dévouée à l’idéal, un des rares desservants de la littérature pour elle-même, derniers fanatiques d’une religion près de s’éteindre — ou éteinte. »
D’un mort à l’autre. Alors qu’il doit se séparer de son fidèle domestique, hospitalisé pour rhumatisme articulaire aigu, il assiste à l’agonie d’un de ses amis les plus intimes, « un bon vieux confident qui m’était dévoué comme un chien », Jules Duplan. Celui-ci meurt le 1er mars 1870. Du même âge l’un et l’autre, ils s’étaient connus une vingtaine d’années plus tôt par l’intermédiaire de Maxime Du Camp. Très dévoué à Gustave, qu’il admirait, Jules lui avait souvent servi de documentaliste, réunissant les articles de presse sur ses livres, répondant à ses demandes de recherche sur des détails de son roman. Ils échangeaient des lettres pleines d’allégresse, de drôleries, de blagues gauloises. On se souvient que son frère Ernest, notaire, avait négocié les droits de Flaubert sur Salammbô avec Michel Lévy. « Tes malheurs me navrent, lui écrit George Sand. C’est trop coup sur coup. » Il lui répond qu’il n’a « personne à qui parler ! personne qui sente comme vous ! ». Les ennuis physiques l’accablent : la grippe, l’eczéma, la fièvre qui ne le quitte pas. La bonne dame de Nohant s’en émeut : « Comment vas-tu, mon pauvre enfant ? Je suis contente d’être ici, au milieu de mes amours de famille. Mais je suis triste tout de même, de t’avoir laissé chagrin, malade et contrarié. » Flaubert dit se sentir devenu vieux, se plaint — c’est désormais un leitmotiv — de ne voir « personne avec qui causer ».
Un incident le distrait de sa mélancolie. Il apprend que l’impératrice s’est sentie visée par le dernier roman de George Sand, Malgré tout, qui paraissait dans la Revue des deux mondes. Un de ses personnages, Mlle d’Ortosa, qui recherche à tout prix l’éclat, y faisait cette profession de foi : « Je veux épouser un homme riche, beau, jeune, éperdument amoureux de moi, à jamais soumis à moi et portant avec éclat dans le monde un nom illustre. Je veux aussi qu’il ait la puissance, je veux qu’il soit roi, empereur, tout au moins héritier présomptif du prince régnant. » Ce passage, la presse s’en était emparée à des fins de petit scandale, et l’émotion d’Eugénie n’était pas insolite. Flaubert reçoit alors un télégramme de Mme Cornu, familière de l’impératrice, qui le prie de venir la voir incontinent pour « affaire pressée ». Hortense Cornu était une amie d’enfance de Napoléon III, dont Flaubert avait fait la connaissance par l’intermédiaire de Jules Duplan. Elle s’était dévouée à faire faire une traduction allemande de Salammbô par une de ses amies. C’est donc elle qui apprend à Flaubert la colère de l’impératrice contre George Sand. Aussitôt il fait part de cette démarche à son amie : « Elle désire que vous m’écriviez une lettre où vous me direz que l’impératrice ne vous a pas servi de modèle. J’enverrai cette lettre-là à Mme Cornu qui la fera passer à l’impératrice. » La romancière lui écrit donc qu’elle ne fait pas de satire, qu’elle ne connaît pas l’impératrice, qu’elle invente tout dans ses portraits : « Le public qui ne sait pas en quoi consiste l’invention veut voir partout des modèles. Il se trompe et rabaisse l’art. » Aussitôt Flaubert rassure Hortense Cornu, et lui rappelle que tous les pharmaciens de la Seine-Inférieure avaient cru se reconnaître dans Homais : « J’étais bien sûr que Mme Sand n’avait voulu faire aucun portrait : 1° par hauteur d’esprit, par goût, par respect de l’Art, et 2° par moralité, par sentiment des convenances, et aussi par justice. » L’incident est clos.
George Sand, elle, s’entremet pour lui de nouveau auprès de Michel Lévy. Il s’estime toujours lésé de quatre mille francs par rapport aux promesses de l’éditeur(342). Elle insiste pour que lui-même, Flaubert, le voie. La rencontre a lieu effectivement, mais Lévy propose seulement à son auteur de lui accorder un prêt sans intérêt contre la promesse que son prochain roman lui appartiendrait. Flaubert ne le flanque pas à la porte. Il n’a jamais été capable de parler franchement d’argent avec un éditeur. Et puis, il est en train d’écrire la préface au recueil de Bouilhet qui doit paraître justement chez Michel Lévy ; il ne voudrait pas faire capoter le projet. Sand, du reste, lui conseille la prudence : « S’il ne veut pas abouler les 4 000 F, il faut au moins qu’il s’engage pour le prochain à 10 000 par volume. Et s’il ne veut pas cela, tu seras à temps de le quitter. Mais dans le temps de plébiscite et [de] confusion où nous sommes et où nous serons de plus en plus, n’oublie pas que Lévy est le plus solide éditeur, peut-être le seul. » Si Gustave a besoin d’argent, qu’il le dise : sa dernière pièce, L’Autre, marche très bien, elle a mille francs à sa disposition. Il l’en remercie, la rassure, il a encore de quoi faire bouillir la marmite et s’acheter des chemises. Ajoutant : « Je laisserai Lévy parfaitement tranquille. Je ne lui répondrai même pas. Ces histoires-là me causent un ennui intolérable, un atroce embêtement, à me faire crier. J’aime mieux moins bien vivre et ne pas m’occuper d’argent. »
Les semaines passent. Il ne peut plus tenir cachée sa morosité. Il confie à Sand qu’il n’a plus le goût d’écrire, parce que trop peu de gens aiment ce qu’il aime lui-même. Son roman n’a pas reçu l’accueil du public, les ventes stagnent ; Bouilhet est mort, Sainte-Beuve aussi, il s’effare de ne plus rencontrer dans Paris quelqu’un qui parle de littérature. La politique, il est vrai, occupe les esprits. Après les inquiétantes élections législatives de 1869, Napoléon III a escompté se ressaisir par l’organisation d’un plébiscite (8 mai 1870). La question posée, habile, était de savoir si le peuple approuvait toutes les réformes constitutionnelles qui allaient dans le sens libéral et parlementaire. Un oui massif avait répondu à l’empereur, mais la situation est troublée par la campagne plébiscitaire, par les grèves, par le procès intenté à l’Internationale ouvrière. Flaubert reste indifférent à cette agitation, mais se plaint qu’elle détourne les esprits de la littérature et… de son roman ! Il n’a jamais éprouvé une telle solitude : sa nièce Caroline, qu’il aime comme sa fille, vit à Dieppe, loin de lui ; sa mère est devenue si vieille que « toute conversation (en dehors de sa santé) est impossible avec elle ». Les petites zizanies domestiques à Croisset lui pèsent. Il a peur de « tourner à l’hypocondriaque », confesse-t-il à Maxime Du Camp.
Même les Goncourt, avec lesquels il avait plaisir à discuter, à fréquenter les amis, à aller au théâtre sont alors en plein drame. Jules, le cadet, est au plus mal. Edmond, qui lui donne ses soins heure par heure, ne peut qu’observer chez son frère une dégradation physique et intellectuelle effrayante, consécutive à la syphilis. Flaubert s’en soucie. Dans une lettre du 4 juin, Edmond lui fait un aveu pathétique : « Croyez bien que j’avais eu l’idée d’en finir d’un coup, tout avait été arrangé, préparé : même la lettre au commissaire de police ; je lui brûlais la cervelle et puis après à moi, mais presque au moment de réaliser mon projet, dans un mouvement d’impatience, de colère, de désespoir à propos de je ne sais quel entêtement stupide de sa part, l’ayant pris au collet, mon frère, je puis dire mon enfant, à ma violence, à mon regard, leva sur moi des yeux à la fois si étonnés et si pleins de la terreur d’un enfant que mes mains le lâchèrent et que je me sentis tout à fait et pour jamais incapable de le tuer. — Cela est pour vous seul ; pas un mot à qui que ce soit. Il faut donc vivre(343). » La mort de Jules de Goncourt, survenue le 20 juin, après une agonie très douloureuse, au terme d’une paralysie générale, amène cette réaction de Flaubert : « Je suis gorgé de cercueils, comme un vieux cimetière. » Il suit l’enterrement le cœur serré, de l’église d’Auteuil au cimetière Montmartre, note qu’il a vu Théophile Gautier pleurer. De retour à Croisset il écrit à Edmond de Goncourt pour l’inviter à prendre quelque repos chez lui, en Normandie. Fatigué, malade, effondré, Edmond préfère se rendre dans sa famille à Bar-sur-Seine avant de revenir à Paris.
Dans toutes ces épreuves, Flaubert a eu la chance de pouvoir compter sur la tendre amitié de George Sand. Soit en la voyant à Paris, soit en lisant ses lettres, il a éprouvé un vrai réconfort de la main tendue par cette femme, dont l’énergie, le refus de toute complicité avec la mort, le plaisir renouvelé chaque matin de vivre, l’art d’assumer la vieillesse comme un âge heureux de la vie, la générosité inlassable n’ont cessé de faire son admiration. Ce qu’il a vu à Nohant, cette dame âgée entourée des siens, son art d’être grand-mère, tous les menus plaisirs dont elle sait emplir ses journées, donner la leçon à ses petites-filles, soigner son jardin, faire de la botanique et des confitures, écouter de la musique, rire au théâtre des marionnettes, tirer de chaque saison les odeurs qui inondent le parc, admirer les paysages de neige ou le printemps renaissant, oui, quel exemple lui donne, selon l’expression de Mona Ozouf, « cette volonté de laisser le moins de prise possible au malheur(344) ». Elle a su l’apaiser, le soulager, lui redonner courage. S’il ne se rend pas à Nohant autant qu’il le voudrait, il sait que, là-bas, il a une amie tendre qui lui ouvre toujours les bras : « Puisque tu vas à Paris en août, il faut venir passer quelques jours avec nous. Tu y as ri quand même. Nous tâcherons de te distraire et de te secouer un peu. Tu verras les fillettes grandies et embellies. La petiote commence à parler […]. » Dans l’« effroyable solitude », dans l’« amas de noir » où il se plaint de vivre, en ces années de deuil et de déception littéraire, Flaubert a pu s’appuyer sur cette femme si décriée, méprisée, calomniée par ses contemporains, et qui se révélait l’amie de cœur la plus délicate : « Nous t’aimons tous, et moi passionnément, comme tu sais », lui écrit-elle le 6 août 1869. En même temps, les échanges épistolaires entre les deux amis nous confirment chez Flaubert une bonté qu’on ne soupçonnerait pas chez ce maître de l’ironie : « Je t’aime, lui écrit-elle, beaucoup, beaucoup, mon cher vieux, tu le sais. L’idéal serait de vivre à longue année avec un bon et grand cœur comme toi(345). »
George Sand et Gustave Flaubert avaient un ami commun qu’ils chérissaient, Ivan Tourgueniev, l’auteur des Récits d’un chasseur, le premier écrivain russe vraiment connu en France. Le plus souvent éloigné de ses terres de Spasskoïé, il vivait surtout en Allemagne, à Karlsruhe, à Baden-Baden où il possédait une maison, et en France, où il avait pour éditeurs Hachette et Hetzel. Épris de la cantatrice Pauline Viardot depuis 1843, il composait un ménage à trois avec elle et Louis, son mari historien de l’art, dans leur propriété de Courtavenel-en-Brie (et plus tard à Bougival). Un soir de février 1863, Charles-Edmond l’avait introduit au dîner Magny. Jules de Goncourt découvrait alors « un colosse charmant, un doux géant [qui] a l’air d’un vieux et bon génie d’une forêt ou d’une montagne ». Des yeux bleus, une grande chevelure blanche, un charmant accent russe, une immense culture cosmopolite : il plaît d’emblée à ses hôtes, et à Flaubert particulièrement. Quelques jours plus tard, l’écrivain russe offrait à l’écrivain français les traductions des Scènes de la vie russe et Dimitri Roudine, qui font l’enchantement de Flaubert : « Vous êtes pour moi un maître. Mais plus je vous étudie, et plus votre talent me tient en ébahissement. » Il apprécie la compagnie du « doux géant », quand il a l’occasion, trop rare à son gré, de le rencontrer : « Je connais peu d’hommes d’une conversation plus exquise », dit-il à la princesse Mathilde. En novembre 1868, il avait reçu sa visite à Croisset. George Sand, elle, était l’amie de Pauline Viardot, que Tourgueniev avait rencontrée à Saint-Pétersbourg, mais c’est par Flaubert qu’elle fait la connaissance de l’écrivain russe. Au début de juillet 1870, Gustave pouvait écrire à George : « À part vous et Tourgueneff, je ne connais pas un mortel avec qui m’épancher sur les choses qui me tiennent le plus au cœur. — Et vous habitez loin de moi tous les deux. » À la publication de L’Éducation sentimentale, l’ami très obligeant avait appris à Flaubert que dans Le Messager russe de Saint-Pétersbourg, un « énorme article » avait été publié, qui louait beaucoup et l’auteur et son œuvre. Et Tourgueniev d’ajouter : « Hier soir, en me couchant, j’ai relu la scène du “Club de l’Intelligence” et l’Espagnol m’a fait rire tout haut. » En le remerciant, Flaubert lui fait cet aveu : « Les moments que j’ai passés avec vous dernièrement ont été les seules bonnes heures que j’aie eues depuis huit mois ! Vous n’imaginez pas ma solitude intellectuelle ! C’est pourquoi je saute sur vous avec avidité, dès que votre personne se présente(346). »
Malheureusement, Flaubert ne reverra pas de sitôt Tourgueniev, reparti en Allemagne, car le 15 juillet 1870 éclate la guerre franco-prussienne. Sa mélancolie laisse place à l’inquiétude, à la peur, à la colère aussi : « L’enthousiasme guerrier me navre. Pourquoi se bat-on(347) ? »