XXII

LA GUERRE !

Oui, pourquoi se bat-on ? Flaubert a son idée là-dessus, qui n’est pas la bonne. Sa première explication est philosophique, pour ne pas dire théologique : « parce que l’état naturel de l’homme est la sauvagerie ». Les démonstrations de chauvinisme, à Paris notamment, le confirment dans cette conviction : « Je ne sais pas si je vais blesser votre patriotisme, écrit-il à Edma Roger des Genettes, mais je suis navré par le spectacle de mes compatriotes. L’irrémédiable barbarie de l’humanité m’emplit d’une tristesse noire. Je pleure les ponts coupés, les chemins de fer abîmés, tant de travail perdu ! sans compter les morts, qui vont être nombreux ! Je ne vois pas une idée dans cette guerre. On se bat pour le plaisir de se battre ; je n’y comprends rien(348). » En réalité, les braillards qui crient « À Berlin ! » pèsent de peu de poids au regard de la volonté de puissance des États et de leurs chefs. Du reste, les Français enthousiasmés par la déclaration de guerre ne sont qu’une minorité, comme l’attestent les rapports des préfets. Tout juste ont-ils, devant le Palais-Bourbon, mis quelque peu en condition les députés du corps législatif qui ont voté, le 15 juillet, les crédits militaires. Il faut chercher les causes de cette guerre moins loin que dans la nature humaine : du côté de Bismarck et de Napoléon III qui, l’un et l’autre, le premier plus que le second, ont voulu cet affrontement armé entre la Prusse et la France.

La guerre honnie

Le chancelier Bismarck avait pour but d’unifier l’Allemagne encore morcelée sous la domination de la Prusse. Avec une habileté diplomatique hors de pair, il avait entraîné l’Autriche dans une guerre contre le Danemark, à l’issue de laquelle l’État scandinave perdait ses duchés de Schleswig, Holstein et Lauenbourg. Le Holstein devait être administré par l’Autriche, mais cela ne dura pas. Bismarck, dans son grand dessein, avait décidé de se débarrasser de l’Empire des Habsbourg : la victoire de Sadowa en 1866 permit à la Prusse de s’agrandir encore et de former désormais un État cohérent de l’Elbe au Rhin, la Confédération de l’Allemagne du Nord sous l’égide de la Prusse, nouvelle puissance redoutable. Restait à annexer les États du Sud, la Bavière, le duché de Bade, le Wurtemberg. Bismarck, dès août 1866, réussit à leur faire signer des traités secrets d’accord militaire, ce qui lui donnait un surcroît de puissance et un gage d’unification. La France de Napoléon III ne pouvait rester inerte devant une telle menace, et Bismarck conçut très vite qu’elle était le prochain obstacle à renverser, une guerre devait en décider, qui aurait en même temps pour effet de cimenter le patriotisme unitaire allemand. Convaincu d’une supériorité militaire de la Prusse, après la désastreuse expédition française au Mexique, il sut provoquer la France en appuyant une candidature Hohenzollern au trône espagnol vacant et humilier finalement la diplomatie française par la célèbre dépêche d’Ems — un message tronqué de Guillaume Ier au chancelier qui, rendu public, était un véritable camouflet pour la France.

Du côté français, la perspective d’une guerre avec la Prusse rencontrait l’assentiment de ceux qui, dans l’entourage de Napoléon III, à commencer par l’impératrice Eugénie, inquiets du tour libéral et parlementaire pris par le régime, désireux de briser la montée en force de l’opposition républicaine, estimaient qu’une guerre — forcément victorieuse, de cela ils ne doutaient pas — était le meilleur moyen de redresser définitivement l’autorité politique, que le résultat du plébiscite n’avait qu’ébauché. Ces « mameluks », comme on les appelait, ignoraient l’état lamentable des forces armées impériales et leur infériorité numérique : le maréchal Lebœuf, ministre de la Guerre, ne déclarait-il pas : « Il ne manque pas un bouton de guêtre » ? Ils pouvaient compter sur une opinion chauvine — ces démonstrations bellicistes dont Flaubert est outré. La Marseillaise, interdite depuis le coup d’État de 1851, est de nouveau chantée dans les rues de Paris, où retentit le cri de guerre : « À Berlin ! », et où l’on assomme les partisans de la paix(349).

Au moment de l’entrée en guerre, Flaubert venait de se remettre à son Saint Antoine, mais l’obsession de l’« effroyable boucherie » qui se prépare l’en détourne. Il ne peut plus penser à rien qu’à ce conflit qu’il impute, en moraliste plus qu’en observateur politique, à l’« irrémédiable barbarie de l’Homme », selon les déplorations dont il fait part à George Sand. « Voilà donc l’homme naturel ! Faites des théories maintenant ! Vantez le progrès, les lumières, le bon sens des masses, et la douceur du peuple français. Je vous assure qu’ici, on se ferait assommer si on s’avisait de prêcher la paix. » À y réfléchir, il conçoit cependant que le conflit pourrait avoir des causes géopolitiques : « Peut-être aussi, écrit-il le 3 août à George Sand, que [la Prusse] tendait à s’hypertrophier, comme la France l’a fait sous Louis XIV et Napoléon. » Mais il n’approfondit pas cette analyse, préférant une interprétation élitiste des conséquences du suffrage universel : « Croyez-vous que si la France, au lieu d’être gouvernée, en somme, par la foule, était au pouvoir des Mandarins, nous en serions là ? Si, au lieu d’avoir voulu éclairer les basses classes, on se fût occupé d’instruire les hautes, vous n’auriez pas vu M. de Kératry [député du corps législatif] proposer le pillage du duché de Baden, mesure que le public trouve très juste. » C’est devenu sa marotte, le gouvernement des « mandarins », des savants, c’est-à-dire de ceux qui savent ! Il aurait pu se souvenir, lui, féru d’Antiquité, de l’échec de Platon en Sicile : l’art de la politique a peu de complicité avec la science et la philosophie.

Il est seul à Croisset à ruminer contre les masses, contre la foule, contre le suffrage universel. Il ignore qu’à Paris son ami Ernest Renan pense comme lui. Edmond de Goncourt, qui a repris l’écriture du Journal après la mort de son frère, nous relate les échanges des commensaux qui, de Magny, se sont transportés chez Brébant. Renan vante la supériorité protestante allemande sur les Français « crétinisés » par le catholicisme, et déclame comme Flaubert : « J’aime mieux les paysans à qui l’on donne des coups de pied dans le cul que des paysans comme les nôtres, dont le suffrage universel a fait nos maîtres. Des paysans, quoi ? l’élément inférieur de la civilisation qui nous ont imposé, nous ont fait subir vingt ans ce gouvernement(350) ! »

Outre la « boucherie humaine » qui se profile, Flaubert a le pressentiment que la paix une fois signée, la révolution succédera à la guerre. Il est témoin des ravages que la guerre provoque, du nombre croissant des mendiants qui affluent dans sa région, et il prédit le pire dans ses lettres à Nohant : « Car nous allons entrer dans la Sociale. Laquelle sera suivie d’une réaction vigoureuse et longue. » Pour qui connaît la suite de l’Histoire, il ne manquait pas de lucidité. Pour l’heure, les nouvelles aux frontières se font alarmantes, et il ne veut pas rester inactif. Il ne sera pas un contemplatif bougon ; il servira ! Il s’engage d’abord comme infirmier à l’hôtel-Dieu de Rouen. Son dégoût du chauvinisme, son emportement contre les cocardiers n’est plus de saison. Les Prussiens ont pénétré en Alsace, Mac-Mahon a été battu à Frœschwiller le 6 août, Strasbourg est assiégé. Les armées ennemies sont en Lorraine, où le général Frossard, complètement lâché par Bazaine, est battu à Forbach. Flaubert, angoissé, suit de loin l’avance des Prussiens ; il se dit résolu, si l’on fait le siège de Paris, à y aller faire le coup de feu : « Mon fusil est tout prêt. » Le 18 août, il pressent que la fin de l’Empire n’est plus qu’une question de jours, mais, écrit-il à Ernest Commanville, « il faut le défendre jusqu’au bout », et il se réjouit que son frère Achille et le député Raoul-Duval aient mis sur pied un bataillon de gardes mobiles de cinq cents hommes, aux frais de la ville, pour le mettre à la disposition du ministère.

La défense de la patrie

L’état d’esprit de Flaubert a donc changé depuis le début de la guerre. Lui qui professait l’indifférence en matière de patriotisme se sent désormais l’âme d’un défenseur du territoire : « Car ma tristesse, confie-t-il à Maxime Du Camp, s’est tournée en désirs belliqueux. Oui, j’ai bêtement envie de me battre, et je te jure ma parole d’honneur que si je n’étais pas sûr de faire mourir ma mère immédiatement, j’irais rejoindre le bon d’Osmoy, qui doit être maintenant dans les environs de Châlons, à la tête d’une compagnie de tirailleurs. » Ajoutant : « L’idée de la paix m’exaspère(351). »

Il a réussi à convaincre sa mère que si le siège de Paris a lieu, elle le laissera partir « avec le fusil sur le dos ». Il écrit cela le 26 août, alors qu’il ignore tout des opérations depuis huit jours. Or le drame se prépare. L’empereur, qui n’est plus qu’un fantôme, pâle, malade, incontinent, peinant à rester à cheval, a voulu rentrer à Paris, mais Eugénie l’en a dissuadé. Dans sa volonté de sauver le régime, elle a, en régente, formé un nouveau gouvernement, remplaçant Émile Ollivier par Cousin-Montauban, entouré exclusivement de bonapartistes autoritaires. Redoutant une révolution à Paris dans le cas où l’empereur y reviendrait en vaincu, elle lui ordonne jusqu’au bout de rester avec l’armée, dont Bazaine est devenu le généralissime le 13 août. À la suite de manœuvres et de contre-manœuvres maladroites, de fausses victoires et de vrais revers, tandis que la moitié de l’armée française sous le commandement de Bazaine est bloquée à Metz, celle de Mac-Mahon, que suit Napoléon III, est vaincue à Sedan. L’empereur, qui n’abdique pas et refuse de signer les préliminaires de paix, est fait prisonnier comme les quatre-vingt mille hommes de l’armée vaincue.

Dans les jours précédents, Flaubert, qui ne doute pas que le siège de Paris aura lieu, répète à qui veut l’entendre qu’il est prêt à partir, que l’idée de paix le révolte, qu’il a envie d’en découdre ! Nullement défaitiste, il écrit à Edmond de Goncourt qu’il croit possible le redressement. Avec sa mère, il a accueilli la famille de Nogent-sur-Seine, les Bonenfant ; ils se comptent désormais seize à Croisset. Cela fait bien du monde, mais personne à qui parler : « Ta grand-mère, écrit-il à Caroline, continue à gémir sur la faiblesse de ses jambes et sur sa surdité. C’est désolant. » La désinformation est telle dans la région que, le 31 août, il se réjouit des « excellentes nouvelles » du front : « Mac-Mahon et Bazaine sont sûrs de leur affaire. Ce dernier a fait des merveilles depuis quinze jours. » C’est le contraire qui a eu lieu, Bazaine révélant au cours de ce conflit son impéritie de stratège. L’optimisme règne à ce point que le 7 septembre, ignorant encore le désastre de Sedan et la chute de l’Empire, Flaubert adresse un message martial à la princesse Mathilde : « Les bourgeois les plus pacifiques, tels que moi, sont parfaitement résolus à se faire tuer plutôt que de céder. » À tous, il clame qu’il n’est plus triste et qu’il veut « manger du Prussien ». Du coup, tout en se remettant à son Saint Antoine, il est devenu lieutenant de la compagnie de la garde nationale à laquelle il appartient ; il exerce ses hommes, il prend à Rouen des leçons d’art militaire. À George Sand, il affirme que de son côté tout le monde est décidé à marcher sur Paris, si la ville est assiégée ; il encourage son amie à exhorter les Berrichons au combat. Las ! il apprend bientôt la vérité, la calamité de Sedan, la proclamation de la république — en laquelle il ne croit guère. Il a fait un saut à Dieppe, d’où la princesse Mathilde, abandonnée par Nieuwerkerke qui a filé sans dire au revoir, s’est embarquée pour l’Angleterre au lendemain de la révolution du 4 septembre, et où elle est accusée de filer avec cinquante et un millions en or dans ses bagages : avec Alexandre Dumas fils, qui s’y trouve, il a repoussé la calomnie(352). Il en est rentré lugubre, déprimé, et se regarde comme un homme fini.

Son frère Achille, qui a reçu des nouvelles de Paris, lui assure que la capitale est prête à se battre. De fait, Paris ne manquait pas de moyens de défense. Depuis les années 1840, on avait entouré la ville de fortifications, soit trente-trois kilomètres d’une enceinte de dix mètres de haut, donnant sur un fossé continu de trois mètres de profondeur. Au-delà, à une distance de deux ou trois kilomètres, Paris était entouré de vingt-cinq forts ou redoutes solidement armés. Dans l’éventualité du siège, de nombreux Parisiens, ceux qui en avaient les moyens, quittaient leur domicile pour la province. Mais la ville restait solidement défendue par trois types d’unité combattante : les soldats de la ligne et les marins repliés (près de soixante-dix mille hommes), la garde nationale mobile — les moblots — composée de réservistes de vingt-cinq à trente-cinq ans (environ cent mille) et la garde nationale sédentaire (trois cent mille), qui avait été ouverte à toute la population par un décret du 11 août 1870 et était répartie par quartier. Paris avait les moyens de fabriquer des armes, des fusils, des canons, des obus, grâce aux fonderies installées en divers établissements. Les réserves en vivres ne manquaient pas non plus, à condition qu’on puisse organiser un juste rationnement — ce qui ne fut pas vraiment le cas, il est vrai, puisque le rationnement de la viande ne commença que le 16 octobre et celui du pain le 18 janvier. Flaubert sait que Paris, sous le commandement du général Trochu, son gouverneur, est décidé à la résistance, il s’en réjouit.

Le 17 septembre, les armées allemandes franchissent la Seine à Villeneuve-Saint-Georges. Le 19, une offensive prussienne déloge les forces françaises des hauteurs de Châtillon, occupant une place stratégique qui pèsera lourd : c’est de là que les Allemands peuvent observer Paris, c’est de là qu’ils pourront le bombarder. Cependant, les Prussiens ne montent pas à l’assaut des remparts ; plutôt qu’un siège proprement dit, ils organisent le blocus. Flaubert ne part pas pour Paris, comme il en avait conçu le projet, mais il fait faire l’exercice aux hommes de sa milice, toujours combatif, toujours très remonté, très va-t-en-guerre : « C’est maintenant un duel à mort, écrit-il à sa nièce le 27 septembre. Il faut, suivant la vieille formule, “vaincre ou mourir”. Les hommes les plus capons sont devenus braves. La garde nationale de Rouen envoie, demain, son 1er bataillon à Vernon. Dans 15 jours toute la France sera soulevée. » Lui, il commence ses patrouilles de nuit. À ses hommes, il a fait une déclaration solennelle et « paternelle » : « Je leur ai annoncé que je passerais mon épée dans la bedaine du premier qui reculerait, en les engageant à me flanquer à moi-même des coups de fusil s’ils me voyaient fuir. » Cette fièvre l’exalte, il retrouve l’appétit, et peut même se remettre à son manuscrit. Il croit que Paris va tenir. Jules Favre, ministre du gouvernement de la Défense nationale, n’a-t-il pas proclamé qu’on ne céderait « pas un pouce de notre territoire, pas une pierre de nos forteresses » ? Flaubert mise aussi sur l’armée de la Loire et les autres armées de province qui délivreront la capitale. Il s’avise maintenant qu’il n’y aura pas de guerre civile, car les bourgeois sont devenus républicains : « Je crois la Sociale ajournée », écrit-il à Maxime Du Camp. En cette fin de septembre, il espère, il a foi en la résistance du pays. En même temps, il prédit un sombre après-guerre, le monde nouveau qui va commencer, le militarisme et le positivisme qui vont s’imposer. Au même moment à peu près, on entend comme un écho chez Brébant : « Nous allons être forcés de devenir un peuple sérieux, sage, raisonnable, note Edmond de Goncourt. Nous ne serons plus assez riches pour payer des ténors, nous aurons un Opéra comme une ville de second ordre… Nous allons être condamnés à devenir un peuple vertueux(353). »

Au début d’octobre, le découragement reprend Flaubert. Les Prussiens se rapprochent de Rouen ; on parle toujours des armées françaises du Centre mais on ne les voit pas ; Strasbourg s’est rendu, sans qu’on soit venu l’aider. « On promène des soldats d’une province à l’autre ; voilà tout. » Il comprend que Paris ne pourra pas tenir éternellement, dans un mois tout sera fini sans doute. Mais ce ne sera que la fin du premier acte : « Le second sera la guerre civile », pense-t-il de nouveau. Sait-il qu’à Paris, justement, la révolte gronde ? Le 5 octobre, alors que Guillaume Ier et Bismarck prennent leurs quartiers à Versailles, une manifestation, conduite par Gustave Flourens et forte des bataillons de la garde nationale de Belleville et de Ménilmontant, exige du gouvernement de bons fusils (des chassepots), la sortie en masse, c’est-à-dire l’offensive, et des élections municipales. Journée qui se répète le 8 octobre, au cours de laquelle on entend crier : « Vive la Commune ! » L’union sacrée qui avait présidé aux premiers jours du blocus a laissé place à la division. Une extrême gauche exige du gouvernement de la Défense nationale des mesures de guerre appropriées. Ce gouvernement de républicains modérés, où siègent Jules Favre, Jules Ferry, Ernest Picard et le gouverneur de Paris Louis Trochu, semble redouter la révolution plus que la défaite devant les Prussiens. Jules Favre n’en fera pas mystère : « Il m’était impossible de ne pas être à la fois profondément touché et affligé de cette exaltation. » Trochu, lui, affirme qu’il suivra jusqu’au bout le « plan » qu’il s’est tracé « sans le révéler », et dont nul ne saura jamais s’il existait. Témoin lointain, Flaubert s’interroge : « Se joue-t-il en dessous quelque abominable comédie ? pourquoi tant d’inaction ? »

Les Bonenfant sont repartis chez eux, tandis que les Prussiens se rapprochent de Rouen. La nouvelle du départ de Gambetta de Paris en ballon et de son arrivée à Tours regonfle Flaubert. Il s’enflamme même en se représentant la guerre à Paris : « Il n’y a jamais eu, écrit-il le 14 octobre à sa nièce, dans l’histoire de France, rien de plus tragique et de plus grand. — Le siège de Paris ! Ce mot-là seul donne le vertige, et comme ça fera rêver les générations futures ! N’importe, en dépit de tout, j’ai encore de l’espoir. »

Un espoir qui fond au fil des jours. Dans une lettre à la princesse Mathilde, il confie à l’exilée sa désolation : « Ici, nous attendons de jour en jour la visite des Prussiens. Quand sera-ce ? Quelle angoisse ! Je suis seul avec ma mère qui vieillit d’heure en heure au milieu d’une population stupide, et assailli par des bandes de pauvres. Nous en avons jusqu’à 400 (je dis 400) par jour. Ils font des menaces ; on est obligé de fermer les volets en plein jour. C’est joli ! La milice que je commande est tellement indisciplinée que j’ai donné ma démission ce matin. » Ah ! si Bazaine pouvait se dégager, si Bourbaki pouvait le rejoindre, si l’armée de la Loire pouvait marcher sur Paris, rien ne serait perdu, car les Parisiens feraient une sortie en masse terrible ! « Tant que Paris n’est pas pris, la France vit encore ! » Il envisage même, si les Prussiens pénètrent dans la ville, une formidable bataille de rues.

L’invasion

Les Prussiens vont arriver, Flaubert est inquiet, dans l’incapacité de travailler. Il regrette de n’être pas parti pour Paris, comme il en avait eu l’intention. La pensée de sa mère l’a retenu. Le dégoût le reprend. Il est persuadé que la France va entrer dans un monde « hideux » : « On sera utilitaire et militaire, économe, petit, pauvre, abject. »

Le 29 octobre, lui qui mettait la plus grande partie de ses espérances dans le maréchal Bazaine, il apprend la reddition de Metz. C’est une catastrophe : les unités allemandes qui bloquaient Metz, désormais délivrées, vont se porter sur Paris. La province est démoralisée. Mais Paris ne va-t-il pas être enragé ? De fait, le 31 octobre, trois nouvelles tombent coup sur coup qui vont provoquer l’explosion : Le Bourget, qu’on avait pris quelques jours auparavant à l’ennemi, est réoccupé par les Prussiens, faute d’avoir été renforcé. Thiers, missionné auprès de Bismarck, laissait entendre qu’un armistice était possible. Enfin, et surtout, la trahison de Bazaine sonnait comme un coup fatal. Les bataillons de l’Est parisien se pressent devant l’Hôtel de Ville : « Pas d’armistice ! Vive la Commune ! La levée en masse ! » Les portes sont forcées par les insurgés, qui veulent mettre en place un nouveau gouvernement, décidé, lui, à la guerre à outrance, à la sortie en masse, au refus délibéré de tout armistice. La division des insurgés causera leur perte, l’ordre est rétabli. Du moins, le gouvernement abandonne-t-il toute idée de négociation d’armistice, lance un plébiscite, qui lui est favorable, et procède à des élections municipales par arrondissement. Sans le savoir, Flaubert partage la revendication majeure des insurgés du 31 octobre : « Ah ! si nous avions un vrai succès sur la Loire, si Trochu faisait des sorties formidables, les choses changeraient. Mais changeront-elles ? »

Il est avéré que Trochu, ainsi que l’ensemble du gouvernement — à l’exception de Gambetta qui, en province, tente de soulever les forces qui libéreront Paris —, souhaite en finir avec un combat apparenté à ses yeux à une « héroïque folie » et qui, de surcroît, après avoir armé les révolutionnaires, risque de leur ménager le pouvoir. Le refus de se battre en utilisant tous les moyens possibles, Flaubert, de Croisset, ne le comprend pas. Il devine que les Prussiens n’ont qu’à attendre : ils prendront Paris par la famine. L’approche allemande vers Rouen le désespère. Sans doute aura-t-il à héberger des « garnisaires ». Il est décidé à ne pas les accueillir. À la mi-décembre, ils sont là : sept soldats et trois officiers à loger, et six chevaux à nourrir. Gustave et sa mère se réfugient à Rouen, à l’hôtel-Dieu : « Oh pauvre chère enfant, écrit-il à sa nièce, le 18 décembre, si tu savais ce que c’est que d’entendre traîner leur sabre sur les trottoirs, et de recevoir en plein visage le hennissement de leurs chevaux ! Quelle honte ! quelle honte ! »

À Paris, la révolte sourde emplit les cœurs des patriotes. Les clubs se sont multipliés, on y invective le gouvernement, on dénonce les atermoiements du général Trochu, l’inorganisation du ravitaillement, les files d’attente interminables dans le froid, au cours desquelles des femmes tombent d’inanition. Edmond de Goncourt, peu suspect de gauchisme, déplore la situation : « Les choses qui se passent accusent en haut une telle incapacité, que le peuple peut bien s’y tromper et prendre cette incapacité pour de la trahison ! Si cependant cela arrive [l’entrée des Prussiens dans Paris], quelle responsabilité devant l’histoire, pour ce gouvernement, pour ce Trochu qui, avec des moyens de résistance aussi complets, avec cette foule armée de cinq cent mille hommes, aura, sans une bataille, sans un avantage, sans une petite action d’éclat, même sans une grande action malheureuse, enfin sans rien d’intelligent, d’audacieux ou d’imbécilement héroïque, fait de cette défense la plus honteuse défense des temps historiques, celle qui témoigne le plus hautement du néant militaire de la France actuelle(354) ! »

Alors que Caroline est en Angleterre, son mari Ernest Commanville est venu à Rouen proposer à Gustave et à Mme Flaubert de les emmener à Dieppe où il réside. Flaubert décline son invitation, jugeant que sa mère risquerait, à Dieppe où elle ne connaît personne, de s’ennuyer. Le voyage, du reste, serait trop éprouvant pour elle. Quant à lui, il ne veut pas rester trop loin de son domestique, qui est seul à s’occuper des Prussiens à Croisset : « En quel état retrouverai-je mon pauvre cabinet, mes livres, mes notes, mes manuscrits ? Je n’ai pu mettre à l’abri que mes papiers relatifs à Saint Antoine. Émile a pourtant la clef de mon cabinet, mais ils la demandent et y entrent souvent pour prendre des livres qui traînent dans leurs chambres. »

À Paris, la pénurie, la menace de disette, c’est la meilleure arme des assiégeants. Pour affaiblir davantage le moral de la population, ils se mettent à bombarder la ville à partir du 5 janvier, au moment où s’achève l’installation de leurs batteries de canons Krupp. Un déluge d’obus, dont il faut désormais se protéger. Comment, se demande Flaubert, les Parisiens pourront-ils résister à l’« effroyable bombardement » ? Celui-ci, à vrai dire, n’est nullement décisif sur le sort de la guerre, même si sept cent cinquante Parisiens en seront victimes, dont cent quatre-vingt-cinq morts, car Paris brave les tirs ennemis. Cependant, après la bataille de Buzenval, une sortie cette fois, par laquelle l’artificieux Trochu voulait démontrer l’incapacité de la garde nationale(355), Paris connaît une nouvelle insurrection, le 22 janvier, en faveur d’une Commune. L’émeute est vaincue. La capitulation est désormais jugée possible ; Jules Favre signe la convention d’armistice à Versailles le 28 janvier 1871.

Flaubert décrit sa tristesse à Caroline : « La capitulation de Paris, à laquelle on devait s’attendre pourtant, nous a plongés dans un état indescriptible. C’est à se pendre de rage ! Je suis fâché que Paris n’ait pas brûlé jusqu’à la dernière maison, pour qu’il n’y ait plus qu’une grande place noire. La France est si bas, si déshonorée, si avilie, que je voudrais sa disparition complète. Mais j’espère que la guerre civile va nous tuer beaucoup de monde. Puissé-je être compris dans le nombre ! » Il ajoute qu’il va demander à Tourgueniev, dès que les relations épistolaires seront rétablies, comment s’y prendre pour devenir russe ! Ce ne sont que boutades, mais qui expriment son désarroi.

Les Prussiens, après quarante-cinq jours d’occupation, ont quitté Croisset, ce dont il se réjouit. Il faudra nettoyer la maison, qu’il aimerait démolir, si elle lui appartenait. Il ignore encore qu’à la fin de février de nouveaux Prussiens viendront s’y installer. De rage et de honte, il a décidé de ne plus porter sa Légion d’honneur : « Car les mots honneur et français sont incompatibles. »

Bismarck a exigé de négocier les conditions de paix avec un gouvernement légal, d’où s’ensuivent les élections du 8 février 1871. Flaubert ne votera pas. De toute façon cette Chambre est d’avance, à ses yeux, maudite : « Si elle vote la résistance, on lui reprochera son entêtement ; si elle se déclare pour la paix, on l’accusera de lâcheté. »

La guerre franco-prussienne a été pour Flaubert une source de désespoir, tempéré par les illusions intermittentes sur un sursaut national, qui n’a pas eu lieu. Cependant, il a découvert en lui ce qu’il croyait à tout jamais absent : une ferveur patriotique. Autant il a été hostile au début aux débords de passion militariste, autant, une fois les frontières franchies par l’ennemi, on l’a senti animé du désir de résistance. L’artiste, si peu intéressé à tenir grand compte du patriotisme, a eu soudain la révélation que la France était menacée dans son être, dans sa civilisation, dans sa manière de vivre. Il n’en a éprouvé qu’avec plus de souffrance les revers des armées, l’incurie des chefs, et finalement cet armistice qui signifiait la défaite. Il avait éprouvé avant la guerre le dépit d’un auteur incompris, le malheur d’avoir perdu son plus cher ami, l’angoisse au moment des deuils qui l’accablaient. Cette fois, il était happé par un sentiment qu’il connaissait mal, et dont il ne voyait pas par quel espoir il pouvait se consoler : un mal à la France qui l’étreignait. Car ce n’était pas fini. Dès le début du conflit il avait manifesté sa crainte de l’après-guerre, et particulièrement il avait pressenti l’imminence d’une guerre civile, à laquelle succéderait une violente réaction. Il pouvait se flatter d’avoir été lucide : le 18 mars 1871, l’insurrection populaire éclate, la Commune de Paris entame son histoire.