XXIII

LA COMMUNE

Les élections du 8 février 1871 ont donné une majorité monarchiste à l’Assemblée nationale qui se réunit à Bordeaux. Les Français ont choisi le « parti de la paix » au détriment des républicains censés vouloir continuer la guerre. Paris, après plus de quatre mois de siège, était une exception, s’affirmant résolument républicain. C’était un premier divorce entre la capitale et cette Assemblée, à laquelle le gouvernement de la Défense nationale avait remis ses pouvoirs le 13 février, dans l’enceinte du Grand Théâtre de Bordeaux transformé en palais législatif. De la tension qui naît et progresse entre les Parisiens et les députés, nous avons un bon chroniqueur, Émile Zola, qui écrit pour La Cloche. « La majorité rurale, ne pouvant encore crier : “Vive le roi !” crie, avec un jésuitisme exquis : “Vive la France !” Qui espèrent-ils tromper ? »

Flaubert s’intéresse peu aux débats parlementaires. À la mi-février, il est allé prendre ses quartiers à Neuville, près de Dieppe, dans la maison d’Ernest Commanville et de Caroline, rentrée d’Angleterre après la capitulation de Paris. Par une lettre adressée à la princesse Mathilde le 18 février, il exprime la douleur morale que lui sont l’invasion prussienne et l’occupation de sa maison, et lui raconte comment il a dû enfouir dans la terre les objets précieux de la famille et ses notes de travail. Quant à la politique, il a ces mots désabusés : « Voilà le père Thiers, président de la République, maintenant ! La gardera-t-il, ou la livrera-t-il aux Orléans ? Ah ! que mon époque m’ennuie ! » Thiers, que Flaubert avait honni, connaissait son heure de gloire. Il passait pour un vieux sage qui n’avait pas voulu de cette guerre perdue et, en ancien ministre de Louis-Philippe, il rassurait la majorité qui en avait fait le « chef du pouvoir exécutif », en attendant qu’on « puisse statuer sur le gouvernement définitif de la France ». Flaubert anticipe donc sur le titre de président de la République — qui lui sera donné, effectivement, mais plus tard, le 31 août 1871.

Le 26 février, Adolphe Thiers signait à Versailles les préliminaires de la paix avec Bismarck. De retour à Bordeaux le surlendemain, il apprend aux Français le projet de traité. « Toute ma vie, écrit Zola, je me souviendrai de cette heure formidable. Les tribunes étaient anxieuses. Vous le connaissez ce traité : la cession de l’Alsace, moins Belfort, la cession de Metz et d’une partie de la Lorraine, cinq milliards d’indemnité, l’occupation d’un quartier de Paris, le paiement de l’indemnité en trois ans, sous une garantie financière, ou sous la garantie d’une occupation prussienne qui cesserait au fur et à mesure des versements. La salle toute entière était dans une stupeur douloureuse. Des grondements couraient dans les tribunes. La lecture du traité s’est achevée dans un silence de mort. »

Le 1er mars, les Allemands, derrière leurs tambours, faisaient leur entrée dans Paris, désert, hostile, muet, la plupart des magasins fermés, les fenêtres tendues de noir. Thiers leur avait concédé cette entrée triomphale — qu’ils n’avaient pu obtenir par les armes. Garder Belfort était la monnaie d’échange, mais les Parisiens se sentent humiliés. À Bordeaux, le traité est approuvé malgré les orateurs républicains, Edgar Quinet, Victor Hugo, Louis Blanc et les députés des départements annexés. « La lutte a été vraiment disproportionnée, écrit Zola. L’Assemblée avait tellement le parti pris de la paix qu’elle n’a supporté qu’avec impatience les orateurs inscrits pour parler contre le projet de loi. Majorité intolérante, spectacle affligeant entre tous : la France à genoux, sous le sabre de l’étranger, implorant la paix, et peureuse de ne pas l’obtenir, au point de ne vouloir plus être défendue. » La ratification du démembrement de la France, obtenue par 546 voix contre 107, entraîne les Allemands à quitter Paris, où ils n’avaient rencontré sur leur passage que le fantôme de la ville en deuil.

Cette entrée prussienne dans Paris, que le vainqueur voulait triomphale, Flaubert l’a vécue en imagination depuis Dieppe, comme il le raconte à la princesse Mathilde : « Comme j’ai pensé à vous mercredi [1er mars] ! et comme j’ai souffert ! Toute la journée j’ai vu les faisceaux des Prussiens briller au soleil dans l’avenue des Champs-Élysées. Et j’entendais leur musique, leur odieuse musique, sonner sous l’Arc de Triomphe ! L’homme qui dort aux Invalides devait s’en retourner, de rage, dans son tombeau ! »

Son affliction est profonde : « Personne n’est plus ravagé que moi par cette catastrophe. » Il n’éprouve pas seulement l’humiliation d’une défaite militaire ; il juge que l’événement va provoquer un retournement de civilisation. « Nous assistons à la fin du monde latin », écrit-il à son amie Marie Régnier. Il lui semble, confie-t-il à George Sand, qu’il n’a jamais éprouvé pareil chagrin, pareil désespoir. L’occupation allemande lui fait horreur : « Ces officiers qui cassent des glaces en gants blancs, qui savent le sanscrit et qui se ruent sur le champagne, qui vous volent votre montre et vous envoient ensuite leur carte de visite, cette guerre pour de l’argent, ces civilisés sauvages me font plus horreur que les cannibales. » Une passion va naître en France, celle de la revanche : « Le gouvernement, quel qu’il soit, ne pourra se maintenir qu’en spéculant sur cette passion. Le meurtre en grand va être le but de tous nos efforts, l’idéal de la France. » Ce n’était pas mal vu. Le nationalisme était en germe. Les Français qui, avant leur défaite, se prenaient pour la première nation du monde et avaient confondu jusque-là le patriotisme et l’universalisme s’étaient heurtés au patriotisme particulariste de l’Allemagne, dont la victoire devenait aux yeux de beaucoup un modèle. Réorganiser la France, sous inspiration allemande, pour parvenir au jour de la Revanche : c’est le programme pour beaucoup, tel Ernest Renan qui médite sa Réforme intellectuelle et morale de la France, où il déplore l’abaissement de la noblesse : « L’esprit militaire de la France venait de ce qu’elle avait de germanique ; en chassant violemment les éléments germaniques et en les remplaçant par une conception égalitaire de la société, la France a rejeté tout ce qu’il y avait en elle d’esprit militaire. » Edmond de Goncourt s’irritera, lui, du « despotisme qu’exerce sur la pensée de Renan tout ce qui se dit, s’écrit, s’imprime en Allemagne. J’entends aujourd’hui ce juste, adoptant la criminelle formule de Bismarck : La force prime le droit(356) ».

L’insurrection

À la mi-mars, Flaubert quitte Dieppe pour prendre la mesure des dégâts occasionnés chez lui par les Prussiens. Ils sont toujours là, la maison est « inhabitable » ainsi que l’appartement de Caroline à Rouen. « Ils se conduisent abominablement à Rouen, écrit-il à sa nièce, et je ne vous engage pas à y faire un long séjour, ni surtout à vous promener le soir dans les rues. » Même son de cloche dans une lettre de George Sand : « J’ai peur que ces immondes hôtes n’aient dévasté Croisset, car ils continuent malgré la paix à se rendre partout odieux et dégoûtants. Ah ! que je voudrais avoir cinq milliards pour les chasser(357) ! » Autre écho dans le Journal des Goncourt : « Un pamphlétaire scatologique aurait une spirituelle et féroce brochure sous ce titre : LA MERDE ET LES PRUSSIENS. Ces dégoûtants vainqueurs ont embrené la France avec tant de recherches, d’inventions, d’imaginations dans ce genre, qu’elles méritent vraiment une étude physiologique sur le goût de ces peuples pour la chose excrémentielle. N’ont-ils pas, chez Charles Edmond, décroché le portrait de son père, ne lui ont-ils pas fait un trou à la place de la bouche ?… Vous devinez le reste(358). » Flaubert se jure de n’être plus jamais en compagnie d’un Allemand, quel qu’il soit !

De Rouen, il part en compagnie d’Alexandre Dumas fils pour Bruxelles, où il a l’intention de revoir la princesse Mathilde. C’est là, dans la capitale belge, qu’il apprend, le 19 mars, que depuis la veille on se bat à Paris. Après avoir passé quatre jours auprès de l’exilée, il s’embarque à Ostende pour Londres, dans le dessein de rendre visite à Juliet Herbert, qu’il n’avait pas revue depuis quatre ans. Il descend au Hatchett’s Hotel, Dover Street, ce qui a dû « lui coûter très cher(359) ». Juliet était alors gouvernante dans une famille huppée, les Conant. Ce furent de brèves retrouvailles, puisque Gustave reprenait le bateau à New Haven le lundi 27 mars. Nous n’en savons pas plus.

Entre-temps, la révolution s’était imposée à Paris. Nombre de mesures prises par l’Assemblée de Bordeaux avaient exaspéré les Parisiens, à commencer par celle qui faisait de Versailles la nouvelle capitale française. L’entrée des Prussiens à Paris le 1er mars n’avait fait qu’attiser la colère de ses habitants contre l’Assemblée des « ruraux ». Celle-ci devait s’installer à Versailles le 20 mars, et, pour éviter un conflit armé entre Versailles et Paris, le chef de l’exécutif avait décidé de récupérer les canons qui étaient aux mains de la garde nationale – elle les avait acquis grâce à des souscriptions ouvertes dans les journaux et les réunions publiques pour assurer leur fabrication dans les forges du Paris assiégé. Ces canons avaient été regroupés en grand nombre, avant l’entrée des Allemands, sur les hauteurs de Montmartre. Lorsqu’il décrète, dans la nuit du 17 au 18 mars, qu’ils seront attribués à l’armée régulière, Thiers provoque la résistance de la population et la révolte générale. Les canons restent aux mains des gardes nationaux, au cours d’une folle journée qui voit la mise à mort par la foule de deux généraux, Lecomte et Thomas. Thiers et son administration quittent Paris, qui tombe sous l’autorité du Comité central de la garde nationale, organisme regroupant les bataillons des quartiers populaires qui s’étaient fédérés et tenaient tête au commandement officiel avant même le 18 mars.

Pendant plusieurs jours, des conciliateurs tentent d’éviter la guerre civile, tels ces maires d’arrondissement comme Georges Clemenceau, faisant la navette entre l’Hôtel de Ville de Paris et Versailles, où, comme prévu, l’Assemblée nationale s’installe le 20 mars. L’intransigeance triomphe de part et d’autre, et, le 26, le Comité central, en organisant les élections d’un conseil de la Commune de Paris, consomme la dissidence. Le 28 mars, la Commune de Paris est proclamée sous les vivats enthousiastes. La guerre civile se profile.

Flaubert n’a pu suivre que de loin les événements, mais il est de retour à Neuville chez sa nièce et son neveu. Comprend-il ce qui se passe ? Dans une lettre à George Sand du 31 mars, il juge que la Commune en revient au Moyen Âge. Il ne peut admettre la remise des loyers que Paris a décidée, à partir des termes d’octobre 1870 : « Le gouvernement se mêle maintenant de Droit naturel et intervient dans les contrats entre particuliers. [La Commune] affirme qu’on ne doit pas ce qu’on doit, et qu’un service ne se paie pas par un autre service. — C’est énorme d’ineptie et d’injustice. » Dans une réaction on ne peut plus bourgeoise, Flaubert défend un libéralisme qui fait fi de la situation que les Parisiens ont endurée pendant quatre mois de blocus, le chômage et la misère qui en sont résultés, la nécessité d’une transition vers le retour à la normale.

Il s’efforce cependant de comprendre l’enjeu de cette guerre civile. Son patriotisme, qui ne se dément pas, est froissé par la Commune qui, selon son expression, a « déplacé la Haine ». Désormais, les bourgeois tempêtent contre les communards en oubliant les Prussiens ! Quant à l’issue de la guerre civile, elle sera noire de toute façon : « J’admets, écrit-il à George Sand, que [la Commune] batte les troupes de Versailles et renverse le gouvernement, les Prussiens entreront dans Paris et “l’ordre régnera à Varsovie”. Si, au contraire, elle est vaincue, la réaction sera furieuse, et toute liberté étranglée. »

Loin des barricades

De retour à Croisset, il respire, il se sent bien, il est heureux de retrouver son cabinet et toutes ses « petites affaires ». Il attend le départ définitif des Prussiens de la région pour procéder aux travaux de réparation, mais il s’est remis à Saint Antoine. Le 5 avril, il fait part à Caroline du contentement qu’il a éprouvé en apprenant la « raclée sérieuse » que les Versaillais ont infligée à « nos frères » — c’est l’expression benoîte qu’emploie Thiers à l’Assemblée pour désigner les combattants de part et d’autre. De fait, les accrochages ont commencé. Le 2 avril, l’armée régulière s’est emparée de l’avant-poste de Courbevoie ; les fédérés ont répliqué le lendemain, sans grande cohérence. Un des grands meneurs de l’extrême gauche, Gustave Flourens, y a trouvé la mort. Le général de Galliffet a donné le ton : « C’est une guerre sans merci que je déclare à ces assassins ! » Edmond de Goncourt, de son côté, dans sa maison d’Auteuil, s’épanche : « Les Bellevillois ont été battus ! C’est une jubilation que je savoure longuement. »

Les jours passent, et la Commune ne se rend pas, contrairement aux prévisions de Flaubert, qui ne lui donnait pas plus d’une semaine de survie. L’armée versaillaise s’est renforcée grâce à Bismarck qui, malgré le traité qui limitait à quarante mille hommes les forces françaises, consent à une augmentation des effectifs, portés d’abord à cent mille puis à cent trente mille hommes, dont la plupart étaient libérés de leurs camps de prisonniers. Sans scrupule, le chef de l’exécutif déclare : « L’Assemblée nationale, serrée autour du Gouvernement, siège paisiblement à Versailles, où achève de s’organiser une des plus belles armées que la France ait possédées. » En face, le courage ne manque pas, mais l’indiscipline règne. Les prisonniers sont emmenés à Versailles, où ils subissent tous les outrages : « Ces hommes, écrit Élie Reclus dans son journal, avaient les mains liées, et les gandins qui, la veille, n’eussent point oser les affronter, leur crachaient maintenant contre la bouche et les yeux, et les belles dames avec leurs ombrelles tapaient dans ces figures baignées d’une sueur d’angoisse(360). » Guerre sans merci : le 5 avril est publié à Paris le décret des otages, on arrête des prêtres surtout, dont la plupart seront fusillés dans les derniers jours de la Semaine sanglante. Élie Reclus confie à son journal le « frémissement de frayeur » qu’il a éprouvé en lisant le décret affiché sur les murs : « Toute exécution d’un prisonnier de guerre ou d’un partisan du gouvernement régulier de la Commune de Paris sera, sur-le-champ, suivie de l’exécution d’un nombre triple d’otages. » Ce qui n’empêche pas Reclus d’écrire le lendemain : « Car, voyez-vous, c’est réellement la guerre sainte de la république contre les monarchies, la guerre sainte du travailleur contre le capital et l’oisiveté, la guerre sainte qui nous donnera la rénovation sociale. »

De loin, Flaubert s’efforce d’analyser la situation. Il explique à George Sand qu’il n’est pas « comme les bourgeois », car, pour lui, « après l’invasion, il n’est plus de malheurs » : « La guerre de Prusse m’a fait l’effet d’un grand bouleversement de la nature, d’un de ces cataclysmes comme il en arrive tous les six mille ans ; tandis que l’insurrection de Paris est, à mes yeux, une chose très claire, et presque toute simple. » En fait, loin de comprendre la nature du mouvement révolutionnaire parisien, hétérogène il est vrai, il n’y veut voir qu’un retour sauvage au Moyen Âge. Ce qu’il en redoute c’est qu’après sa défaite il y aura une réaction, peut-être un troisième Empire et, à coup sûr, le retour en force des « bons ecclésiastiques ». À la princesse Mathilde, il répète sa colère contre ceux qui, par crainte de la révolution, ont perdu de vue les « traîneurs de sabre du bon Guillaume » : « La France ne songe plus aux Prussiens ! Elle n’a même plus l’idée d’une revanche future ! Nous en sommes là ! » C’est le plus grand crime des communards : ils « ont déplacé la haine », répète-t-il. Non sans emphase, il affirme vouloir préférer l’« anéantissement complet de Paris » plutôt que l’« incendie d’un seul village par ces messieurs, qui « sont charmants, etc. ». À son amie Edma Roger des Genettes, il livre son diagnostic : la destruction de la colonne Vendôme par les communards(361) « éparpille dans l’air la graine d’un troisième empire qui plus tard s’épanouira. Un fils de Plonplon fera dans une vingtaine d’années la restauration de la branche cadette. Quant au socialisme, il a raté une occasion unique et le voilà mort pour longtemps(362) ».

George Sand, l’ancienne quarante-huitarde, a des mots plus sévères que lui sur la révolution parisienne. Elle parle dans ses lettres de l’« ignoble expérience de Paris », de l’« infâme Commune ». Elle est à Nohant, loin du théâtre des opérations, sans doute influencée par une presse violemment hostile aux fédérés. Le Journal des débats, Le Figaro, Le Gaulois, toute la presse hors de Paris colporte les pires anecdotes sur les quartiers de la capitale, où le pillage fait bon ménage avec la prostitution et les beuveries. Paris est devenu un enfer, l’armée est d’autant plus justifiée à écraser les insurgés.

À Croisset, Flaubert fait le bilan de l’occupation : les Prussiens lui ont chipé quelques petits objets sans importance, un nécessaire de toilette, des pipes, mais, en somme, « ils n’ont pas fait de mal ». Il se réjouit que la grande boîte contenant des lettres qu’il avait enterrée soit intacte, ainsi que ses nombreuses notes sur Saint Antoine. Cela ne l’empêche pas de s’indigner encore et toujours : « Je ne suis pas comme beaucoup de gens, que j’entends se désoler sur la guerre de Paris. Je la trouve, moi, plus tolérable que l’invasion, car, après l’invasion il n’y a plus de désespoir possible, et voilà ce qui prouve une fois de plus notre avilissement. “Ah ! Dieu merci, les Prussiens sont là” est le cri universel des bourgeois. Je mets dans le même sac Messieurs les ouvriers, et qu’on foute le tout ensemble dans la rivière ! » Il écrit cela dans une longue lettre à George Sand, le 30 avril, où il revient à son dada contre le suffrage universel, pour un gouvernement de mandarins, parce que « le peuple est un éternel mineur ». En appelant à Renan, à Littré, il ne voit d’autre salut pour la France que « dans une aristocratie légitime » : « Essentiellement borné, le suffrage universel ne comprend pas la nécessité de la science, la supériorité du noble et du savant », écrit Renan. En attendant, il y a de fortes chances, selon Flaubert, que l’on se dirige vers une restauration de l’Empire, dans vingt ans ou dans quarante ans.

Cela dit, partant du constat qu’aucun désastre ne surpassera l’invasion, il se déclare insensible désormais aux malheurs publics. « Le calus, écrit-il à la princesse Mathilde, s’est fait par-dessus la plaie. Bonsoir ! Après l’invasion de la Prusse, j’ai tiré le drap mortuaire sur la face de la France. Qu’elle roule désormais dans la boue et le sang, peu importe, elle est finie. Quoi qu’il advienne, le gouvernement ne siégera plus à Paris. Dès lors Paris ne sera plus la Capitale et le Paris que nous aimions deviendra de l’histoire. » Il échafaude cet avenir dans sa solitude, vivant avec sa mère qui ne peut plus marcher, et n’ayant comme distraction que messieurs les Prussiens faisant leur promenade sous ses fenêtres. Au passage, il apprend à Mathilde qu’il reçoit de George Sand des lettres désespérées, « et sa foi républicaine [lui] paraît complètement éteinte(363) ».

Le 10 mai, Jules Favre et Pouyer-Quertier, ministre des Finances, sont allés signer pour la France le traité de paix à Francfort. Les habitants des trois départements de l’Est annexés « qui entendront conserver la nationalité française » auront jusqu’au 1er octobre pour transférer leur domicile en France. L’Allemagne, qui a achevé son unité, devient, sous Guillaume Ier, sacré empereur allemand dans la galerie des glaces de Versailles, le 18 janvier 1871, la plus grande puissance du continent européen.

Le 22 mai, Flaubert écrit à Élisa Schlésinger. Un mois plus tôt, il avait appris la mort de Maurice, « Monsieur Maurice », le vieil ami de Trouville, le modèle de Jacques Arnoux dans L’Éducation sentimentale. Il lui dit l’espoir qu’il a conçu en recevant sa lettre qu’elle se déciderait à venir vivre en France. « Quant à vous voir en Allemagne, ajoute-t-il, c’est un pays où, volontairement, je ne mettrai jamais les pieds. J’ai assez vu d’Allemands cette année pour souhaiter n’en revoir aucun et je n’admets pas qu’un Français qui se respecte daigne se trouver pendant même une minute avec aucun de ces messieurs, si charmants qu’ils puissent être. Ils ont nos pendules, notre argent et nos terres : qu’ils les gardent et qu’on n’en entende plus parler ! Je voulais vous écrire des tendresses, et voilà l’amertume qui déborde ! »

La Semaine sanglante

À Paris, la guerre fait rage. Le 21 mai, l’armée régulière fait son entrée par le Point du Jour, les tambours, les clairons ont précédé le tocsin ; les cris fusent : « Aux armes ! » Goncourt se réjouit que « sonne pour Paris l’agonie de l’odieuse tyrannie ». Le lendemain, il croit constater la « démoralisation » et le « découragement » des gardes nationaux. Les jours suivants, la fusillade, les mitrailleuses, les tirs d’obus couvrent les plaintes déchirantes des soldats et des fédérés, qui mourront au combat. En se repliant, les communards, pratiquant la stratégie de la terre brûlée, incendient les rues qu’ils abandonnent ; ceux qui sont pris sont passés par les armes sans jugement. Une hécatombe impitoyable : vingt mille hommes, femmes et enfants sont victimes de la répression, tandis que les pertes de l’armée régulière dépassent juste le millier d’hommes. Tout est fini le 28 mai. Goncourt se délecte en esthète du spectacle devant l’Hôtel de Ville incendié : « La ruine est magnifique, splendide, écrit-il. La ruine aux tons couleur de rose, couleur cendre verte, couleur de fer rougi à blanc, la ruine brillante de l’agatisation, qu’a prise la terre cuite par le pétrole, ressemble à la ruine d’un palais italien, coloré par le soleil de plusieurs siècles, ou, mieux encore, à la ruine d’un palais magique, baigné dans un opéra de lueurs et de reflets électriques(364). » On ne se refait pas.

Cette fois, Flaubert n’aura pas été témoin direct du spectacle, comme en 1848 et en 1851. À contre-courant du soulagement des notables, il s’inquiète des jours et des années qui vont suivre : « Savez-vous ce qui m’effraie pour l’avenir prochain de la France ? demande-t-il à la princesse Mathilde. C’est la réaction qui va se faire. Peu importe le nom dont elle se couvrira, elle sera anti-libérale. La peur de la Sociale va nous jeter dans un régime conservateur d’une bêtise renforcée. » Il ajoute, dans un surcroît de lucidité, mise à part la date donnée : « Comme Thiers vient de nous rendre un très grand service, avant un mois, il sera l’homme le plus exécré de son pays. »

Flaubert se garde-t-il de crier avec les loups ? Le 27 mai, il lit dans Le Nouvelliste de Rouen une charge contre Victor Hugo. L’ancien exilé de Guernesey, revenu en France dès la chute de l’Empire, élu député le 8 février, démissionnaire, a été de ceux qui ont voulu éviter la guerre civile. Il a condamné l’insurrection parisienne « devant le feu de l’ennemi », mais il a refusé de prendre parti pour Thiers et les Versaillais, qui ont voulu humilier Paris. Le 26 mai, cependant, il a offert sa porte aux vaincus, qui trouveront asile chez lui, en Belgique. Avant que la maison de l’écrivain français ne soit assiégée par des énergumènes à coups de pierres, le journal rouennais prend à partie celui « qui a eu le talent de se faire beaucoup de mille livres de rentes avec des phrases sonores et des antithèses énormes, un pitre poète » au « cerveau ramolli ». Le sang de Flaubert ne fait qu’un tour ; il écrit aussitôt à Charles Lapierre, le directeur du journal, qu’il connaît bien, pour lui dire à quel point il est scandalisé : « Quand vous voudrez attaquer la personnalité d’un grand poète, ne l’attaquez pas comme poète. » Il n’approuve pas Hugo dans sa politique d’au-dessus de la mêlée, mais Victor Hugo reste Victor Hugo : « Comme vieux romantique, j’ai été ce matin exaspéré par votre journal. La sottise du père Hugo me fait bien assez de peine sans qu’on l’insulte dans son génie. Quand nos maîtres s’avilissent, il faut faire comme les enfants de Noé, voiler leur turpitude. — Gardons au moins le respect de ce qui fut grand ! N’ajoutons pas à nos ruines ! » Et Flaubert d’avertir le censeur : « Débarrassés de la Commune, vous jouirez de la Paroisse ! »

Flaubert est bien du côté des vainqueurs, mais il ne participe pas à la curée anticommunarde de tant de journalistes et de tant d’écrivains. Le pire est peut-être le flot de louanges qui pleut sur cette armée victorieuse dans une guerre entre Français. Edmond de Goncourt n’est pas le dernier à l’applaudir : « C’est bon. Il n’y a eu ni conciliation ni transaction. La solution a été brutale. Ça a été de la force pure. La solution a retiré les âmes des lâches compromis. La solution a redonné confiance à l’armée, qui a appris, dans le sang des communeux, qu’elle était encore capable de se battre. » Le Journal des débats : « Quel honneur ! notre armée a vengé ses désastres par une victoire inestimable ! » Le Journal de Paris : « Elle s’est admirablement acquittée de sa tâche ; elle a montré une vraie humanité dans l’accomplissement de ses devoirs. » Le Figaro : « Quelle admirable attitude que celle de nos officiers et de nos soldats ! Il n’est donné qu’au soldat français de se relever si vite et si bien. »

On assista ainsi à un concours d’impudences, où il est aisé de lire la peur que ces commentateurs ont ressentie sous la menace de la révolution sociale, qui aurait pu s’étendre à l’ensemble du pays. Parmi d’autres, citons seulement Francisque Sarcey qui traduit le délire répressif des élites de la société à ce moment-là : « Des aliénés de cette espèce, et en si grand nombre, et s’entendant tous ensemble, constituent, pour la société à laquelle ils appartiennent, un si épouvantable danger, qu’il n’y a plus d’autre pénalité possible qu’une suppression radicale(365). »

Flaubert est revenu quelques jours à Paris au début de juin, notamment pour consulter des ouvrages utiles à son Saint Antoine. Il est effrayé par les ruines et plus encore « écœuré » par l’attitude des bourgeois de Paris, pour lesquels les Prussiens n’existent plus : « On les excuse, écrit-il à George Sand, et on les admire !!! Les gens “raisonnables” veulent se faire naturaliser allemands. » Il suspecte même les Prussiens d’avoir trempé dans le grand incendie de Paris. Dans un « fait si considérable », il y a « de l’envie, de l’hystérie, de l’iconoclaste et du Bismarck ». À Ernest Feydeau, il redira la « fantastique bêtise » des Parisiens vainqueurs : « Elle est si inconcevable qu’on est tenté d’admirer la Commune. » Il fait le point de ses sentiments : « Je n’ai aucune haine contre les communeux, pour la raison que je ne hais pas les chiens enragés. Mais ce qui me reste sur le cœur, c’est l’invasion des docteurs ès lettres, cassant des glaces à coups de pistolet et volant des pendules ; voilà du neuf dans l’histoire ! J’ai gardé contre ces messieurs une rancune si profonde que jamais tu ne me verras dans la compagnie d’un Allemand quel qu’il soit, et je t’en veux un peu d’être maintenant dans leur infâme pays(366). » Il se répète, Gustave ! Du moins c’est clair pour nous : il a détesté la Commune, il s’est réjoui de sa défaite, mais, à ses yeux, l’insurrection parisienne ne fut qu’une suite de la guerre franco-prussienne, et la complaisance des Versaillais pour les Allemands l’a mis hors de lui. De tout cela, il prédit, sans se tromper pour ce qui est des années qui vont suivre, le triomphe de la réaction : elle s’appellera l’Ordre moral.

Dans son roman Philémon vieux de la vieille, Lucien Descaves revient sur la grande pitié des gendelettres qui ont fustigé la Commune. Sa liste est longue : « Maxime Du Camp(367), Louis Blanc, Théophile Gautier, Leconte de Lisle, Jules Simon, Renan, Goncourt, Champfleury, Caro, About, Ernest Daudet, Veuillot, Francisque Sarcey, De Pressensé, Dumas fils, Henri Martin, Paul de Saint-Victor, Mendès, La Sand [sic], J. Claretie, Barbey d’Aurevilly, Bergerat, Taine, Littré, Bourget, De Voguë. » Gustave Flaubert n’y figure pas. Toutefois, Descaves note qu’après le massacre Flaubert est venu à Paris chercher un renseignement… pour La Tentation de saint Antoine ! Il a appris ce détail dans le Journal de Goncourt, qu’il cite : « Ce cataclysme semble avoir passé sur lui sans le détacher en rien de la fabrication de son bouquin(368). » Peut-être Descaves aurait-il pu citer en complément le témoignage de Maxime Du Camp : « Flaubert accourut, moins pour voir des ruines que pour embrasser ceux qu’il aimait(369). »

Quand, l’année suivante, Flaubert lira L’Année terrible de Victor Hugo, il lui reprochera de ne pas avoir « un discernement plus fin de la vérité », mais : « N’importe ! quelle mâchoire il vous a encore, ce vieux lion-là(370) ! » L’admiration a beau être nuancée, elle n’est pas d’un lyncheur de communeux.