XXIV

« L’ÊTRE QUE J’AI LE PLUS AIMÉ »

Flaubert a-t-il pris conscience du drame de la Commune ? De la déchirure dont la France a été meurtrie par soixante-douze jours de guerre civile qui fut aussi une guerre sociale ? À le bien prendre, dans cette « année terrible » il n’a ressenti l’épreuve que d’une saison : la débâcle, l’occupation, la présence prussienne. Quand la princesse Mathilde décide de rentrer à Saint-Gratien, il se réjouit certes de la revoir, mais s’étonne dans une lettre à George Sand : « J’estime qu’elle aurait dû rester quelque temps en exil. Cela eût été plus crâne et d’un cœur plus fier […]. Elle est revenue parce que c’est un enfant gâté qui ne sait pas résister à ses passions(371). » Il a eu honte en se rendant chez elle d’avoir à passer devant deux factionnaires allemands à sa porte. « Tout ! Tout ! (même la Commune) plutôt que les casques à pointe(372) ! »

La Commune n’a pourtant pas été une « parenthèse », comme on le lira plus tard dans certains manuels. Au bas mot, vingt mille Parisiens, fédérés, pétroleuses, gavroches, ont été passés par les armes au cours de la Semaine sanglante ; plus de dix mille insurgés ont été condamnés par les conseils de guerre siégeant à Versailles, soit à la peine de mort (95, dont 23 exécutés), soit à la déportation ou aux travaux forcés en Nouvelle-Calédonie, quand ils n’ont pu s’enfuir en Suisse ou en Angleterre. Le mouvement ouvrier a été décapité ; le recensement suivant la Commune montrera que la capitale a perdu environ cent mille ouvriers et artisans ; les incendies ont dévasté la ville, que les Prussiens n’avaient pu prendre d’assaut. La société française souffre et souffrira d’une division en profondeur, comme si la guerre civile, même sans faire couler le sang, devait être le style politique de la France.

Le double drame de la défaite étrangère et de la guerre intestine, au moment même où le sort des institutions politiques est suspendu, suscite la réflexion sur le pourquoi des convulsions collectives à répétition autant que sur le déclin des armes françaises. Parmi les écrivains proches de Flaubert deux se distinguent dans cette méditation à voix haute : Ernest Renan et Hippolyte Taine — « Taine-et-Renan comme Tarn-et-Garonne », dira plaisamment Thibaudet. Dans ces lendemains de tragédie nationale, l’un et l’autre partagent un pessimisme conservateur, qu’on n’attendait pas de la part d’écrivains complètement détachés de l’appartenance catholique et férus de science. Ils élaborent pourtant des écrits, La Réforme intellectuelle et morale de la France, pour Renan, Les Origines de la France contemporaine, pour Taine, qui sont d’éloquents procès de la démocratie et de la révolution qui lui a ouvert la voie.

À cet exercice de repentir et de réflexion sur les destinées de la patrie, Flaubert participe à sa façon, de manière privée, dans ses échanges avec George Sand. Jamais leur correspondance n’a pris pareil tour politique.

Flaubert et Sand : vérités de raison et vérités de sentiment

La situation générale, pendant l’été 1871, ne déplaît pas à Flaubert. L’Assemblée nationale, qui siège à Versailles, a été élue pour décider de la poursuite de la guerre ou de la paix. Le cadre est en principe républicain depuis la révolution du 4 septembre 1870, mais l’Assemblée est en majorité monarchiste. Le « pacte de Bordeaux » a remis à plus tard la question constitutionnelle, tandis que la responsabilité du gouvernement a été confiée à Adolphe Thiers. République par défaut, monarchie dans l’attente, calme public issu de la paix des cimetières. Flaubert se réjouit de cette neutralisation des esprits : « Ah ! si l’on pouvait s’habituer à ce qui est, c’est-à-dire à vivre sans principe, sans blague, sans formule ! Voilà, je crois, la première fois en histoire que pareille chose se présente. Est-ce le commencement du positivisme en politique ? Espérons-le(373). » George Sand pense voir au même moment se dessiner la « république bourgeoise », ajoutant : « Elle sera bête, tu l’as prédit, et je n’en doute pas. » Mais elle croit, elle, dans les pouvoirs à terme de l’éducation du peuple. Flaubert en reste à vanter le vide idéologique de l’heure : le « manque d’élévation » du régime incertain de M. Thiers est peut-être « une garantie de solidité ». Au moment de l’anniversaire du 4 Septembre, il a ce mot qui résume sa pensée : « La République ne se fait pas sentir. Donc, gardons-la. »

Cette manière d’apolitisme correspond, selon ses propres dires, à une aversion profonde et renouvelée pour ses contemporains : « Ah ! comme je suis las de l’ignoble ouvrier, de l’inepte bourgeois, du stupide paysan et de l’odieux ecclésiastique ! » En ce début de septembre 1871, la dame de Nohant ne paraît pas plus optimiste : « Je suis malade, écrit-elle, du mal de ma nation et de ma race. […] Je sens les grandes attaches relâchées et comme rompues. Il me semble que nous nous en allons tous je ne sais où. » C’est alors à Gustave de la consoler : il n’y a rien de nouveau sous le soleil ! Et d’en venir à son dada aristocratique : « Tant qu’on ne s’inclinera pas devant les Mandarins, tant que l’Académie des sciences ne sera pas le remplaçant du pape, la Politique tout entière, et la Société jusque dans ses racines, ne sera qu’un ramassis de blagues écœurantes. » Tout le mal actuel vient, à ses yeux, de l’idée chrétienne d’égalité qui a inspiré la Révolution et qui s’oppose à la Justice. Les Français sont prêts à s’entretuer pour la république ou pour la monarchie, chose absurde. L’important est que la science l’emporte enfin sur la métaphysique ! Pour cela, qu’on en finisse avec le projet d’instruction « gratuite et obligatoire » ; qu’on en finisse avec le suffrage universel — qu’il qualifie de « honte de l’esprit humain ». La loi du nombre lui fait horreur.

Ce trop-plein d’exclamations relève plus de l’affectif que du raisonné. Que veut dire un gouvernement de « mandarins » ? Et qui les nommerait ? Et comment éviter la fermeture d’une nouvelle caste ? Et quelle naïveté de croire dans une politique de la « science », une politique de la raison gouvernante, un positivisme de la gestion sociale ! La pensée politique de Flaubert paraît bien courte, alourdie par la hargne, le ressentiment envers la piétaille qui n’a que des convoitises et la bourgeoisie qui n’a que des intérêts.

Cette fois, George Sand se cabre. Elle se lance dans une réponse pour lui signifier son désaccord, mais sa lettre prend une telle dimension qu’elle la transforme en article pour Le Temps : « Cette lettre à un ami ne te désigne pas même par une initiale, car je ne veux pas plaider contre toi en public. Je t’y dis mes raisons de souffrir et de vouloir encore. » De fait, Le Temps publie le 3 octobre 1871 sa « Réponse à un ami », par laquelle elle s’explique, en prenant ses distances avec son « vieux troubadour » :

Eh quoi, tu veux que je cesse d’aimer ! Tu veux que je dise que je me suis trompée toute ma vie, que l’humanité est méprisable, haïssable, qu’elle a toujours été, qu’elle sera toujours ainsi ! Et tu me reproches ma douleur comme une faiblesse, comme le puéril regret d’une illusion perdue ! Tu affirmes que le peuple a toujours été féroce, le prêtre toujours hypocrite, le soldat toujours brigand, le paysan toujours stupide ! Tu dis que tu savais tout cela dès ta jeunesse et tu te réjouis de n’en avoir jamais douté parce que l’âge mûr ne t’a apporté aucune déception : tu n’as donc pas été jeune ! Ah nous différons bien, car je n’ai pas cessé de l’être si c’est être jeune que d’aimer toujours.

Réaliste, George Sand fait valoir à son correspondant anonyme que sa volonté de s’isoler de l’humanité commune, de se réserver pour quelques privilégiés, de s’abstraire de tous les autres, c’est une illusion, une utopie, un aveuglement sur tout ce par quoi chaque individu est inextricablement lié aux autres. Le mépris du peuple ignore que nous sommes tous du peuple, même si nos origines ont été plus ou moins effacées : « moi, j’ai mes racines maternelles directes dans le peuple, et je les sens toujours vivantes au fond de mon être ». Elle est consciente des infirmités de la vie publique, elle ne croit pas en un remède infaillible aux maux du pays, mais elle réfute que tout le mal de la France était écrit, fatal, normal. « Autant dire tout de suite : cela m’est égal ; mais si tu ajoutes : cela ne me regarde pas, tu te trompes. »

Il est courant de distinguer la droite de la gauche par leur conception anthropologique : la droite, pessimiste sur la nature humaine et résignée aux solutions d’autorité, de conservatisme et de hiérarchie ; la gauche, optimiste, croyant à la perfectibilité de l’esprit humain par le progrès social. Si l’on retient cette distinction, George Sand réaffirme, dans ce long article, ses convictions de gauche qu’on aurait crues abandonnées depuis la Commune, et peut-être même depuis l’échec de 1848. Il n’en est rien :

Mon sentiment et ma raison combattent plus que jamais l’idée des distinctions fictives, l’inégalité des conditions, imposée comme un droit acquis aux uns, comme une déchéance méritée aux autres. Plus que jamais je sens le besoin d’élever ce qui est bas et de relever ce qui est tombé. Jusqu’à ce que mon cœur s’épuise, il sera ouvert à la pitié, il prendra le parti du faible, il réhabilitera le calomnié. Si c’est aujourd’hui le peuple qui est sous les pieds, je lui tendrai la main, si c’est lui qui est l’oppresseur et le bourreau, je lui dirai qu’il est lâche et odieux. Que m’importent tels ou tels groupes d’hommes, tels noms propres devenus drapeaux, telles personnalités devenues réclames ! Je ne connais que des sages ou des fous, des innocents ou des coupables.

Refus des fatalités ! Espoir ! Fraternité ! Instruction publique ! « Inaugurer par la foi la résurrection de la patrie » : nous sommes loin de la philosophie de Flaubert. Gentiment, celui-ci, après lecture de cette profession de foi, avoue avoir été « ému » mais non « persuadé ». Il s’est affranchi, lui, de la politique sentimentale, il proclame la supériorité du droit, de la justice, de la science ! Et de s’acharner contre l’instruction gratuite et obligatoire qui ne fera qu’augmenter le « nombre des imbéciles ». Il prône, à la suite de Renan, une « aristocratie naturelle, c’est-à-dire légitime ». Non qu’il méprise la masse ! Il s’en défend. Mais s’il faut lui laisser la liberté, il ne faut pas lui donner le pouvoir. L’urgent est d’instruire les riches, les bourgeois, qui ont vocation à gouverner ; c’est par la tête qu’on refera la France.

Flaubert a été un peu piqué par le portrait implicite de l’« ami » auquel l’auteur s’adressait : « Car la silhouette de l’ami qu’on entrevoit dans votre article est celle d’un coco peu aimable et d’un joli HHégoïste [sic]. » Elle le rassure : « Nos vraies discussions doivent rester entre nous comme des caresses entre amants, et plus douces, puisque l’amitié a ses mystères aussi, sans les orages de la personnalité. » Et de conclure : « il faudrait trouver le lien et l’accord entre tes vérités de raison et mes vérités de sentiment. La France n’est, hélas, ni avec toi, ni avec moi. Elle est avec l’aveuglement, l’ignorance et la bêtise. Oh, cela, je ne le nie pas, c’est de cela justement que je me désole. »

La controverse entre les deux amis ne s’arrêtera pas là. Flaubert fulminera encore contre le suffrage universel, dont il se refuse à comprendre le principe, affirmant : « Je vaux bien 20 électeurs de Croisset ! » La justice, dit l’un. L’amour, dit l’autre, ajoutant : « Cet idéal de justice dont tu parles, je ne l’ai jamais vu séparé de l’amour. » Elle refuse l’accusation de sentimentalisme ; elle a simplement la passion du bien. Chacun, en somme, reste sur ses positions. Flaubert continue à tonner contre le suffrage universel, alors que c’est ce suffrage universel qui a élu l’Assemblée nationale dont il est, au moins provisoirement, si content. C’est le sujet sur lequel Sand publie, dans Le Temps, la suite de sa profession de foi. Son apologie du suffrage universel fait écho notamment à cette idée exposée dans Les Misérables de Victor Hugo : « Le suffrage universel, c’est-à-dire l’expression de la volonté de tous, bonne ou mauvaise, est la soupape de sûreté sans laquelle vous n’auriez plus qu’explosions de guerre civile. » Au fond, Flaubert voudrait voir renaître un système censitaire prétendument fondé sur la capacité. Mais comment la définir, cette capacité, sinon par la classe sociale, par la propriété, par l’argent ? Et puis ces capacitaires supposés, quelle garantie avons-nous de leur moralité ? Non, le suffrage universel est la vraie source de légitimité, mais son avenir repose sur l’éducation des masses, même si elle sait qu’il faudra beaucoup de temps « avant qu’un bon résultat soit sensible ».

En somme, dans cet échange, Sand apparaît comme une républicaine modérée, croyant au progrès visant à bonifier le sort des hommes, refusant simultanément l’utopie d’un gouvernement des sages et l’utopie de la révolution. Flaubert, lecteur admiratif de La Réforme intellectuelle et morale de Renan, qui vient de paraître, s’en tient à une posture aristocratique, fondée sur la justice, rêvant d’une gestion de la société par la science, contre les « illusions » du suffrage populaire et de l’instruction pour tous. Des deux discours, comme l’avenir le montrera, celui de la « sentimentale » George Sand s’imposera comme le moins récusable. Flaubert, ne pouvant répudier son élitisme invétéré, ne veut pas voir la transition démocratique.

L’énergie de la fidélité

Flaubert fait plusieurs séjours prolongés à Paris en ces lendemains de ruines accumulées. Il a remis sur le métier La Tentation de saint Antoine, pour laquelle il fréquente assidûment la Bibliothèque impériale (bientôt « nationale ») et l’Arsenal — un retour à l’Antiquité qui compense agréablement pour lui les turpitudes de son époque. Il revoit ses amis, et d’abord la princesse toujours admirée, et qui, s’étant vu confisquer la rue de Courcelles au titre de bien impérial, transporte son salon parisien dans l’hôtel qu’elle acquiert rue de Berry. Elle a remplacé sous son toit le fuyard Nieuwerkerke par un autre artiste, plus effacé, un émailleur barbu, Claudius Popelin. Flaubert retrouve Edmond de Goncourt l’inconsolé, Théophile Gautier très déclinant, dîne chez Victor Hugo rentré d’exil et qu’il admire toujours autant malgré les divergences politiques. Il se lie un peu plus avec Tourgueniev, le « doux géant », l’« aimable barbare », comme l’appelle Edmond de Goncourt, malgré ses allées et venues entre Édimbourg et Baden. C’est sans doute avec l’écrivain russe qu’il ressent le plus de complicité littéraire et intellectuelle. Tourgueniev, qui souffre de la goutte, rate souvent ses rendez-vous, ce qui désespère Flaubert. Les rencontres vont tout de même se multiplier. En janvier 1872, Gustave lui lit les cent quinze pages de son Saint Antoine qu’il a écrites et une bonne partie des Dernières Chansons de Bouilhet : « Quel auditeur ! et quel critique ! écrit-il à George Sand. Il m’a ébloui par la profondeur et la netteté de son jugement. Ah ! si tous ceux qui se mêlent de juger les livres avaient pu l’entendre, quelle leçon ! Rien ne lui échappe. Au bout d’une pièce de cent vers, il se rappelle une épithète faible ! Il m’a donné pour Saint Antoine deux ou trois conseils de détail exquis. » Il découvre le beau talent d’Émile Zola, qui lui a adressé La Fortune des Rougon, le premier volume des Rougon-Macquart, et il l’en félicite malgré sa préface, à ses yeux trop explicite. Il apprécie le Tartarin de Tarascon d’Alphonse Daudet qui l’a fait rire aux éclats. Cependant, s’il vient si souvent à Paris et y reste si longtemps, c’est parce qu’il veut accomplir la promesse qu’il s’est faite à lui-même de servir la mémoire de Louis Bouilhet.

Il y a d’abord cette pièce, Mademoiselle Aïssé, qu’il s’est juré et qu’il a promis à Philippe Leparfait, le fils adopté sinon adoptif de Louis, de faire représenter. Ce n’est pas une mince affaire. Il faut relire, corriger, échardonner le manuscrit, ne donner aucune relâche à un directeur de théâtre dont on a pu avoir l’oreille, puis, quand la pièce finit par être acceptée grâce à sa ferveur prodiguée, s’occuper de la mise en scène, de la distribution, des décors, des répétitions, enfin, en vue de la première, convoquer le plus large réseau d’amis, tarabuster les critiques afin que la pièce ne tombe pas dans l’indifférence. Il est admirable à voir, Gustave, dans ce tourbillon d’affaires, dans cette dépense d’énergie en faveur de l’ami disparu ! Pour obtenir gain de cause, il n’hésite pas à jouer sur plusieurs tableaux, à soutenir le projet au Théâtre français en même temps qu’à l’Odéon. Saint Antoine devra attendre, il passe des journées entières à préparer le succès de la pièce. Finalement, Aïssé est prise par l’Odéon. Alors le voici tous les après-midi aux répétitions ; il se bat pour avoir les meilleurs comédiens, obtient non sans mal la Ramelli, et Sarah Bernhardt tiendra le rôle principal. Il découvre dans le manuscrit plusieurs vers faux qu’il s’applique à remettre d’aplomb. « J’ai fait engager des acteurs, narre-t-il à une amie. J’ai travaillé moi-même les costumes au cabinet des Estampes ; bref je n’ai pas un moment de répit depuis quinze jours, et cette petite vie exaspérante et occupée va durer du même train pendant deux bons mois encore(374). » Le 1er décembre 1871, il peut apprendre à Philippe Leparfait que la lecture de la pièce aux acteurs a suscité le « plus vif enthousiasme ». Toujours sur la brèche, chaque jour présent aux répétitions, il corrige d’autorité le jeu des comédiens et, selon son expression, leur met « au cul un feu dont ils ne se doutent pas ». Un décor lui déplaît ? Il le fait changer. Rien ne paraît pouvoir lui résister. La première a lieu, enfin, le 6 janvier 1872. Pour Edmond de Goncourt, toujours acide, « les personnages de Bouilhet sont plus faux que le décor ». Les applaudissements ? Il les explique par la « déférence du public pour les hexamètres d’un mort ». N’empêche, Flaubert s’en réjouit. Le lendemain, hélas ! la salle est « à peu près vide ». Il s’indigne : « La Presse s’est montrée, en général, stupide et ignoble. On m’a accusé d’avoir voulu faire une réclame en intercalant une tirade incendiaire ! je passe pour un Rouge ! (sic !). Vous voyez où on en est », écrit-il à George Sand. Il se plaint aussi de la direction de l’Odéon : le jour de la première, c’est lui qui a apporté les accessoires du premier acte. « Et à la 3e représentation, je conduisais les figurants. » Il avait cru, grâce à cette pièce, pouvoir assurer une rémunération à Philippe, lequel ne recevra que des queues de cerises : quatre cents francs ! « L’honneur est sauf, c’est tout. » Après l’Odéon, Aïssé est présentée au théâtre de Rouen : jusqu’au bout Flaubert se sera battu.

Parallèlement aux efforts qu’il a déployés pour la pièce de Bouilhet, il a pris soin de recueillir les poèmes de son ami qu’il a intitulés Dernières Chansons ; il leur a donné une préface, comme on sait, où il expose l’esthétique qu’il a partagée avec le poète disparu : l’autonomie de l’art, le refus de conclure, le devoir de représenter et non de démontrer, l’approche du vrai non par la reproduction illusoire de la réalité mais par la généralisation et l’exagération, et bien sûr le principe d’impersonnalité(375).

Il a voulu que les deux événements coïncident : la représentation d’Aïssé et la publication des Dernières Chansons. Il relit, corrige, comble les vers qui manquent, s’occupe des épreuves, alerte les critiques, et n’hésite pas à demander à George Sand un article. Elle s’exécutera de bonne grâce dans Le Temps.

Cette publication est l’occasion d’un grave différend avec l’éditeur Michel Lévy. En mars 1872, Flaubert reçoit une lettre de l’imprimeur Claye qui lui apprend que Lévy a refusé de payer sa facture. Flaubert lui assure qu’il y avait eu pourtant un accord selon lequel Lévy devait faire l’avance des frais d’imprimerie et se rembourser sur la vente. Michel Lévy, chez lequel il se rend, nie formellement cette convention. « Lévy veut garder l’auteur Flaubert, mais n’éprouve pas le moindre espoir de vendre les poésies de Bouilhet. Bref, écrit Flaubert à Claye, je l’ai trouvé tellement impudent et plein pour la littérature d’un mépris si haineux que la rupture est complète. Je ne veux plus en aucune façon avoir à faire avec M. Lévy. » Il demande à l’imprimeur un délai, car l’héritier de Bouilhet n’est pas riche. Flaubert est furieux et humilié. Il lui faudra une année pour reprendre ses esprits : « Je commence […] à ne plus songer continuellement à Michel Lévy. Cette haine tournait à la manie et me gênait. Je n’en suis pas débarrassé tout à fait, mais la pensée de ce misérable ne me donne plus de battements de cœur, de colère et d’indignation(376). »

De son indignation il n’était pas au bout. Comme on s’en souvient, il avait eu l’idée de faire ériger à Rouen un petit monument en l’honneur de Louis Bouilhet. Une commission, présidée par lui-même, s’était réunie et avait adopté son idée d’une fontaine ornée d’un buste ; une souscription avait été lancée qui avait recueilli douze mille francs ; il restait au conseil municipal de la ville à se prononcer. Au début de décembre 1871, tout occupé par Aïssé et par les Dernières Chansons, il apprend que la commission du conseil municipal de Rouen rejette sa demande par treize voix contre onze. Le compte rendu analytique de la séance qui a vu le rejet de l’offre de Flaubert et de ses amis a paru le 18 décembre. Les motifs principaux portent sur le financement de l’opération (crainte que la souscription soit insuffisante), sur les origines géographiques de Louis Bouilhet (il n’est pas né à Rouen), et sur ses discutables mérites littéraires. Hors de lui, Flaubert s’insurge, écrit une Lettre à la municipalité de Rouen destinée au Nouvelliste de Rouen, que dirige son ami Charles Lapierre, mais qui paraît finalement dans Le Temps le 26 janvier 1872. Une réfutation qui s’achève en réquisitoire général contre la bourgeoisie. Il s’en prend nommément au rapporteur, l’avocat Decorde, qui dénie à Bouilhet d’être un écrivain « original » : piochant dans sa modeste littérature, citant quelques-uns de ses vers, Flaubert réduit le critique improvisé à son incompétence, à ses fantaisies de rimailleur et, au-delà de sa personne, fustige la bêtise turgescente des philistins :

Cette affaire en soi est fort peu de choses. Mais on peut la noter comme un signe des temps — comme un trait caractéristique de votre classe — et ce n’est pas à vous, messieurs, que je m’adresse, mais à tous les bourgeois. Donc, je leur dis :

Conservateurs qui ne conservez rien.

Il serait temps de marcher dans une autre voie — et puisqu’on parle de régénération, de décentralisation, changez d’esprit ! ayez à la fin quelque initiative !

La noblesse française s’est perdue pour avoir eu pendant deux siècles les sentiments d’une valetaille. La fin de la bourgeoisie commence parce qu’elle a ceux de la populace. Je ne vois pas qu’elle lise d’autres journaux, qu’elle se régale d’une musique différente, qu’elle ait des passions plus élevées. Chez l’une comme chez l’autre, c’est le même amour de l’argent, le même respect du fait accompli, le même besoin d’idoles pour les détruire, la même haine de toute supériorité, le même esprit de dénigrement, la même crasse ignorance !

[…] Avant d’envoyer le peuple à l’école, allez-y vous-même ! Classes éclairées, éclairez-vous !

À cause de ce mépris pour l’intelligence vous vous croyez pleins de bon sens, positifs, pratiques.

[…] Vous, pratiques ! allons donc ! vous ne savez tenir ni une plume ni un fusil ! Vous vous laissez dépouiller, emprisonner et égorger par des forçats ! Vous n’avez plus même l’instinct de la brute qui est de se défendre, et quand il s’agit non seulement de votre peau, mais de votre bourse, laquelle devrait vous être plus chère, l’énergie vous manque pour aller déposer un morceau de papier dans une boîte ! Avec tous vos capitaux et votre sagesse vous ne pouvez faire une association équivalente à l’Internationale.

Tout votre effort intellectuel consiste à trembler devant l’avenir.

Imaginez autre chose, ou bien la France s’abîmera de plus en plus entre une démagogie hideuse et une bourgeoisie stupide.

La pièce Aïssé, les Dernières Chansons et leur préface, la bataille contre la municipalité de Rouen, pendant deux mois Flaubert a passé son temps à défendre sans baisser la garde la mémoire de Louis Bouilhet. C’est aux épisodes quotidiens de son zèle, aux fatigues supportées, aux colères qu’inspirent l’indifférence, l’esprit obtus, le béotisme, la vénalité des uns et des autres, critiques ou conseillers municipaux, qu’on mesure la qualité de l’amitié sans faille que Flaubert prodigue à celui qui n’est plus en état de l’apprécier. La sollicitude qu’il manifeste à l’égard de Philippe, l’héritier de Bouilhet, fils de Léonie, est un autre aspect de son affection. Il a cru qu’avec les représentations de l’Odéon et la sortie des Dernières Chansons il serait en mesure de lui faire gagner, sinon un pactole, du moins une somme estimable. Il n’en fut rien, Philippe dépensa plus dans l’entreprise qu’il n’en tira profit.

L’amitié fut, de toute la vie de Flaubert, une lumière sans vacillement ; il venait d’en donner une nouvelle preuve. Même dans l’échange politique avec George Sand, où les points de vue se sont opposés, on découvre la qualité de sa relation à la dame de Nohant que les désaccords politiques ne ternissent pas. Si Flaubert inquiète George Sand, c’est par un autre côté. Elle juge qu’il travaille trop, qu’il mène une vie de moine trop austère, et, en aînée maternelle, elle n’hésite pas à le conseiller : « Je t’en prie, ne t’absorbe pas tant dans la littérature et l’érudition. Change de place, agite-toi, aie des maîtresses, ou des femmes, comme tu voudras, et, pendant ces phases, ne travaille pas, car il ne faut pas brûler la chandelle par les deux bouts, mais il faut changer le bout qu’on allume(377). »

Il est malade quand il reçoit ces encouragements : maux de gorge, bientôt suivis d’une « grippe abominable », « glandes autour du cou ». Comme souvent, il somatise ses tourments. L’un d’eux est l’état de la santé de sa mère qui, à soixante-dix-huit ans, met de plus en plus difficilement un pas devant l’autre.

Les adieux du fils

Au début d’octobre 1871, Flaubert écrivait de Croisset à son amie Edma Roger des Genettes : « Ma seule distraction consiste à promener, ou plutôt à traîner ma mère dans le jardin. La guerre l’a vieillie de cent ans en dix mois. — C’est bien triste d’assister à la décadence de ceux qu’on aime, de voir leurs forces s’en aller, leur intelligence disparaître. » Quand il n’est pas à Croisset auprès d’elle, c’est Caroline qui veille sur sa grand-mère. Elle ne sait pas comment la prendre, nous dit-il, tant le caractère de Mme Flaubert est devenu « intolérable ». L’épouse d’Achille a l’idée de placer aux côtés de sa belle-mère une religieuse pour la veiller et lui tenir compagnie. Flaubert explose : non ! pas de religieuse ou autre dame de compagnie qui fourrerait son nez dans les affaires de la maison : « Si cela doit être, je notifie que je fous mon camp, pour aller vivre quelque part où je serai chez moi. » Caroline continue donc à veiller sur Mme Flaubert quand Gustave est à Paris. Ce n’est peut-être pas la meilleure solution. Aussi cherche-t-il tout de même une dame de compagnie, tant sa mère devient chaque jour hors d’état de supporter la solitude. Il s’en confie à George Sand qui se met en quête de l’oiseau rare. Pour la distraire, il emmène lui-même sa mère à Paris, la ramène à Croisset. Mais elle retombe au plus bas, dans son silence ou dans ses plaintes. Et lui redoute de plus en plus ces lamentables tête-à-tête avec elle. Au début du printemps 1872, en plein conflit avec Lévy, il est écrasé par l’inquiétude permanente que lui donne sa « pauvre maman » devenue infirme. Il vit encore quelques semaines de plain-pied avec une mort annoncée. Le 6 avril, c’en est fini : « Nous venons de perdre notre mère. Elle est morte après une agonie de 33 heures ! » Il avertit ses parents et ses amis de mots très brefs, qu’il a peine à formuler. George Sand, qui ne peut se rendre à l’enterrement, car elle est alors clouée par la maladie, lui adresse un mot délicat de tendresse, lui ouvrant son « cœur maternel ». Le 16 avril, il confie à sa grande amie de Nohant : « Je me suis aperçu, depuis 15 jours, que ma pauvre bonne femme de maman était l’être que j’ai le plus aimé. C’est comme si on m’avait arraché une partie des entrailles. » Elle avait adoré Gustave d’un amour électif, le maternant depuis sa première crise d’épilepsie, en proie à des « angoisses perpétuelles ». Ce fut pour lui souvent un carcan, mais un carcan assumé, accepté, et souvent chéri. Avant qu’elle ne devienne cette vieille dame atteinte de surdité, quelque peu aigrie et revêche, il avait trouvé en elle un être attentif et délicat. Possessive, oui, mais pas au point de l’empêcher de partir pour le grand voyage en Orient, puis de vivre de plus en plus souvent à Paris. Était-ce elle qui s’était refusée à recevoir Louise Colet ? Plus certainement Gustave lui-même ! qui sut trouver aussi dans la présence exigeante de sa mère l’alibi à son refus obstiné de vivre près de Louise.

Mme Flaubert savait ouvrir sa porte aux amis de son fils, Louis Bouilhet, les Goncourt, Tourgueniev, George Sand, Mme Schlésinger et d’autres qui pouvaient apprécier son hospitalité. Cela dit, de caractère réservé, elle pouvait paraître un peu froide, rechignée, affichant, confiait-il à Louise Colet, « je ne sais quoi d’imperturbable, de glacial et de naïf qui vous démonte(378) ». Cette femme n’avait pas été épargnée par la vie : orpheline à sept ans, elle avait par la suite perdu coup sur coup son mari et sa fille, et c’est la fille de celle-ci, autre Caroline, qu’elle eut à élever, qui lui donna sans doute une nouvelle raison de vivre. Après la mort de son mari et de sa fille, elle composa à Croisset une famille à trois avec Gustave et Caroline, une famille assez affranchie des règles des familles bourgeoises, un cocon, une cellule dont l’objectif premier était le bien-être du fils chéri, dont elle était discrètement fière. « Elle m’en parlait sans cesse, écrit Caroline en se souvenant de son enfance, et soir et matin elle me faisait prier pour lui(379). » Pour subvenir à ses besoins, à ses dépenses parisiennes et à ses dettes, elle n’hésita pas à vendre telle ou telle de ses propriétés. Elle était sa protectrice. Elle l’irritait dans les derniers temps de sa vie ; il éprouve aujourd’hui le vide qu’elle laisse devant lui.

Il a cinquante ans. Que va-t-il devenir ?

Par testament, Mme Flaubert laissait à son fils aîné Achille des fermes en basse Normandie ; elle léguait à Caroline tous les biens situés à Canteleu, section de Croisset, en lui faisant obligation de permettre à Gustave de continuer à y habiter : « Je désire que mon fils Gustave Flaubert conserve la jouissance sa vie durant du cabinet de la chambre à coucher et du cabinet de toilette qu’il occupe dans la maison d’habitation située à Croisset […] et tant qu’il ne se mariera pas(380). » À Gustave, elle donnait la ferme de Deauville, qui rapportait un loyer d’environ six mille francs. D’un esprit avisé, Mme Flaubert assurait ainsi à son fils cadet des revenus réguliers tout en lui permettant de garder ses habitudes à Croisset. Achille, lui, n’était pas dans le besoin ; Caroline pouvait compter sur son mari, Ernest Commanville(381). Ce que Gustave ignorait, c’est que le testament de Mme Flaubert fut violemment contesté par Julie Flaubert, sa belle-sœur. Dans une lettre du 30 avril 1872, qu’elle envoie à un destinataire non identifié, elle mettait en cause — à juste titre — la légalité de la succession : « nous pouvons attaquer ce qu’elle [Mme Flaubert] a fait et mettre Gve [Gustave] à la porte sans le moindre scrupule, on nous blâmerait peut-être mais ça ne serait pas lourd à porter(382). » Achille, son époux, n’en fit rien.

Ainsi la vie de Flaubert n’est pas aussi « complètement bouleversée » qu’il croit devoir le dire à Ernest Feydeau, à un moment où il est incertain sur sa position matérielle. Il pourra continuer à habiter et travailler à Croisset la plus grande partie de l’année. Il s’inquiète davantage de la solitude morale à laquelle il est condamné — une « solitude absolue ». Les heures de repas sont le plus à craindre, car c’est désormais le « tête-à-tête avec [s]oi-même » devant la table vide. Il se promet de s’endurcir, d’être philosophe, de se remettre au travail : « l’avenir se résume pour moi en une main de papier blanc, qu’il faut couvrir de noir ». Parmi les lettres de condoléances, il en a reçu une à laquelle il ne répond que le 28 mai 1872, celle d’Élisa Schlésinger, qu’il appelle « ma toujours aimée ».

Allons ! il faut accepter les grands maux de la vie comme une nécessité et tenir tranquille sa douleur : « Tu n’imagines pas, écrit-il le 29 avril, à Caroline, comme ton Croisset est calme, et beau ! Il y a une douceur infinie dans tout, et comme un grand apaisement qui sort du silence. Le souvenir de ma “pauvre vieille” ne me quitte pas. Il flotte autour de moi comme une vapeur et m’enveloppe. »