XXV

LES INTERMITTENCES DU SPLEEN

Dans les deux années qui suivent la mort de sa mère, Flaubert est rattrapé par la politique, alors qu’une grande incertitude pèse sur la France. M. Thiers est au pouvoir, et tant que le territoire ne sera pas libéré de l’occupation allemande, il est entendu, selon le pacte de Bordeaux, qu’on ne tranchera pas sur les institutions, qu’on ne choisira pas la monarchie ou la république. Ce régime sans nom a un président de la République sans république. À vrai dire, Thiers, l’homme fort du moment, le guide nécessaire, le diplomate indispensable, celui qui négocie avec Bismarck, celui qui assume la ponction fiscale destinée à payer le tribut de cinq milliards de francs-or imposé au pays par l’Allemagne victorieuse, cet homme-là a arrêté son choix en silence avant d’en faire l’aveu en public : il est favorable à l’instauration d’une « république conservatrice », parce que la république est « le régime qui divise le moins ». Gustave Flaubert partage ce point de vue et, lui qui naguère traitait Thiers d’« étroniforme bourgeois », se sent désormais représenté par lui, dont les idées et l’œuvre de reconstruction flattent sa conviction selon laquelle la France a besoin d’un régime sans idéologie, d’un gouvernement gestionnaire autant que patriote — car, depuis la guerre, Flaubert est devenu patriote. Il se félicite que « notre grand historien national » (ironie bien sûr !) se prépare à « clore, pour un moment, l’ère des révolutions(383) ».

Les monarchistes, qui disposent de la majorité dans l’Assemblée d’une république proclamée, ne l’entendent pas de cette oreille. Pour lui couper l’herbe sous le pied, ils s’emploient à réaliser la « fusion » entre orléanistes et légitimistes, afin de rendre possible la restauration : le comte de Chambord deviendrait Henri V et, puisqu’il n’a pas d’enfant, son successeur serait le petit-fils de Louis-Philippe, le comte de Paris. Malheureusement pour eux, le comte de Chambord, échappé aux réalités françaises par l’exil, se montre d’une intransigeance peu accordée avec le compromis entre les deux branches royalistes. Il faut donc patienter, et attendre en tout état de cause que la libération du territoire soit consommée, pour entreprendre la tentative de restauration. La mort de Napoléon III en janvier 1873 lève provisoirement l’hypothèque bonapartiste. Ce sera donc république ou monarchie.

Le 13 novembre 1872, Thiers, à la tribune de l’Assemblée, lâche le morceau : « La république existe ; elle est le gouvernement légal du pays ; vouloir autre chose serait une nouvelle révolution et la plus redoutable de toutes. » Trahison ! clament les monarchistes qui, avec le sentiment d’avoir été dupés, réagissent violemment. Flaubert, en pleine connivence avec le message de Thiers, s’insurge contre eux : « Je ne vous cache pas, écrit-il à l’une de ses correspondantes, que l’entêtement de la droite va finir par faire de moi, oui, vous lisez bien, un Rouge ! non par sympathie pour les brutes composant ce parti, mais par dégoût des autres(384). »

À vrai dire, Flaubert reproche surtout à la droite de faire le jeu de l’extrême gauche : « La droite s’y prend si bien que beaucoup de bourgeois fort modérés, aux prochaines élections, voteront avec les Rouges. — Alors nous entrerons dans l’Horrible, et ce sera pour longtemps(385) ! » Lorsque Théophile Gautier meurt en octobre 1872, il se met en tête que celui-ci a été victime du « dégoût de la vie moderne », et se hasarde à fixer au 4 septembre 1870 le début d’une société désormais corrompue par la démocratie : « Théo, écrit-il à Tourgueniev, est mort empoisonné par la charognerie moderne. Les gens exclusivement artistes comme lui n’ont que faire dans une société où la plèbe domine. » En retour, le « Moscove » (Flaubert l’appelle ainsi) lui donne une petite leçon pleine de sagesse : « Qu’avez-vous à vous inquiéter de la plèbe, comme vous dites ? Elle ne domine que sur ceux qui acceptent son joug. […] Et puis est-ce que Monsieur Alexandre Dumas fils — la « charogne » (pour prendre votre expression) faite homme — est-ce la plèbe ? — Et M. Sardou et M. Offenbach et M. Vacquerie et tous les autres, est-ce qu’ils sont de la plèbe ? Ils puent rudement pourtant. […] Non, mon ami ; ce n’est pas là ce qui est difficile à supporter à notre âge, c’est le taedium vitae en général, c’est l’ennui et le dégoût de toute chose humaine ; ce n’est pas de la politique cela, qui n’est, au bout du compte, qu’un jeu ; c’est la tristesse de la cinquantième année. » Ne confondons pas le déclin personnel et l’ordre du monde. Dans sa réponse, Flaubert en rajoute sur la bêtise publique qui le désole : « Je sens monter du fond du sol une irrémédiable Barbarie. » Il admet cependant qu’il ne s’agit pas de politique, il y voit un état mental de la société qui hait toute grandeur et exècre la littérature. Il n’en démordra plus, et il signera de nouveau nombre de ses lettres « Polycarpe ».

Il reste néanmoins attentif aux nouvelles orientations politiques, et tonne contre cette droite qui annonce le règne « des idiots et des cléricaux ». Le 24 mai, Thiers est poussé à la démission. Mac-Mahon, appelé à la présidence de la République, définit le lendemain sa politique : « Avec l’aide de Dieu, le dévouement de notre armée qui sera toujours l’esclave de la Loi, l’appui de tous les honnêtes gens, nous continuerons l’œuvre de la libération du territoire et du rétablissement de l’ordre moral dans notre pays. Nous maintiendrons la paix intérieure et les principes sur lesquels repose la société. » L’Ordre moral, c’est bien le nom qu’il faut donner à cette période qui voit le conservatisme clérical au pouvoir. Pas question d’un retour du roi ! Pour lui, écrit-il en septembre 1873 à Jeanne de Loynes (ex-de Tourbey), seul le « centre gauche » est dans le « tempérament » de la France. L’esprit démocratique s’insinuerait-il en lui ? Il déclare à sa nièce, en novembre 1873, sa conviction républicaine : « Faut-il être assez ignorant en histoire pour croire encore à l’efficacité d’un homme, pour attendre un Messie, un Sauveur ! Vive le bon Dieu et à bas les Dieux ! Est-ce qu’on peut prendre tout un peuple à rebrousse-poil ! nier 80 ans de développement démocratique, et revenir aux chartes octroyées ! » Bien oubliées les vitupérations du suffrage universel, considéré naguère comme la « Honte de l’esprit humain » ! Conservateur et républicain, réactionnaire et anticlérical, nostalgique d’une aristocratie de l’esprit introuvable, profondément hostile à la société démocratique tout en parlant de son « développement » comme une nécessité, il fait penser à Tocqueville, qui l’avait annoncée. Mais, lui, Tocqueville, si nostalgique qu’il fût, s’y résignait, comme à une sorte d’accomplissement de la volonté divine. Flaubert, pour sa part, ne la supporte pas, souffre encore du succès des médiocres et diagnostique aventureusement la mort de « Théo » comme le résultat du 4 Septembre ! S’il est devenu républicain, c’est à la façon d’Adolphe Thiers.

Combler le vide

Dans les mois qui suivent la mort de Mme Flaubert, Gustave connaît une détresse morale prolongée. En juillet 1872, il accompagne sa nièce Caroline à Bagnères-de-Luchon, où son médecin lui a recommandé de prendre les eaux. Ernest Commanville étant pris par ses affaires, Flaubert joue les « cavaliers » ou les « duègnes » (ce sont ses mots), et suit lui-même la cure, pourquoi pas ? Il chérit sa Caro, par laquelle il se fait appeler son « Vieux » ou sa « Nounou ». Comme elle habite près de Dieppe, il ne la voit pas autant qu’il aimerait, même si leurs rencontres à Croisset ou à Paris sont assez fréquentes. Cet éloignement a produit une volumineuse correspondance, où l’on mesure toute l’affection de l’oncle pour la nièce. Gustave ne manque pas l’occasion d’un compliment à son égard, lui tient la chronique de Croisset, lui conseille des lectures, lui parle de politique. C’est au cours de ces semaines pyrénéennes, entre deux bains, deux douches ou deux verres d’eau, que Caroline a révélé à Gustave l’échec de son mariage et le grand amour conçu pour son préfet et perdu des suites de la guerre. Lui-même a-t-il confié à son « loulou » l’existence de sa liaison avec son ancienne institutrice, Juliet Herbert ? C’est ce que suggère Hermia Oliver, la biographe de Juliet Herbert, qui conclut que Caroline en a éprouvé une certaine pointe de jalousie. C’est ainsi qu’elle explique une phrase de Flaubert, l’automne suivant, dans une lettre du 24 septembre : « Mon cœur est assez large pour contenir tous les genres de tendresses. L’une n’empêche pas l’autre, ni les autres […]. » Dans la même épître, il parle du mauvais temps : « J’ai peur que Juliet n’ait eu une bien mauvaise traversée. » Elle venait de faire un séjour à Paris, où Gustave l’avait retrouvée secrètement, à son retour de Luchon(386), non sans mentir à « tout le monde » sur son emploi du temps. Le 14 septembre, il annonçait à Caroline que Juliet, sur le chemin du retour en Angleterre, passerait la voir dans sa « délicieuse villa ». C’est dans cette lettre que figure, pour la première fois, l’expression « ma chère compagne », s’agissant de Juliet.

Une compagne qu’il ne voit guère pourtant. Ils se retrouveront dans les mêmes conditions en 1874, 1876, 1877 et 1878. Mais leur liaison restera secrète, ce qu’il est difficile de comprendre : ne sont-ils pas libres l’un et l’autre ? Et il lui arrive de souffrir de solitude. George Sand, pleine de bon sens, le harcèle : « Pourquoi ne te marierais-tu pas ? Être seul, c’est odieux, c’est mortel, et c’est cruel aussi pour ceux qui vous aiment. […] n’as-tu pas une femme que tu aimes ou par qui tu serais aimé avec plaisir ? Prends-la avec toi. » Gustave lui répond : « Quant à vivre avec une femme, à me marier comme vous me le conseillez, c’est un horizon que je trouve fantastique. — Pourquoi ? je n’en sais rien. Mais c’est comme ça. Expliquez le problème. L’être féminin n’a jamais été emboîté dans mon existence. » C’est à peu près ce qu’il avait dit à Louise Colet. À bout d’arguments, il en arrive à parler d’argent, prétend qu’il n’a pas assez de rentes pour prendre femme, explique qu’il ne peut changer d’existence — « la force des choses fait que la solitude s’est peu à peu agrandie autour de moi, et maintenant je suis seul, absolument(387) ». De son côté, Juliet semble s’accommoder de cette liaison en pointillé, connaissant trop bien Gustave, son désir farouche d’indépendance, sa conviction de ne pouvoir œuvrer que dans cette solitude même dont il se plaint.

Une source nous manque pour mieux comprendre la situation de Flaubert et la nature de son lien avec Juliet, ce sont leurs lettres. On imagine le charme qu’il exerçait sur son amie par la grâce de cette correspondance, laquelle a pu, à distance, entretenir l’amour et l’admiration de la « gouvernante anglaise », moins exigeante que Louise, plus rêveuse, traçant des plans poétiques de nouvelles rencontres avec l’homme de sa vie(388). Elle avait quarante-trois ans en 1872.

Flaubert partage alors son temps principalement entre Croisset et Paris. Pour achever la rédaction de La Tentation de saint Antoine, plus tard pour son nouveau roman, Bouvard et Pécuchet, il multiplie les séjours dans la capitale et hante les bibliothèques. Pendant plusieurs mois, le cœur n’y est pas, sa correspondance est une longue plainte sur son état de santé et sur son spleen. Revenu à Croisset, il s’immerge dans le travail, la seule façon de calmer ce qu’il appelle sa faculté d’« insupportation » : il s’indigne, il éructe, il vomit ses contemporains, vitupère la bêtise universelle, et se sent parfois crever de solitude. Son ami Edmond Laporte lui a offert un chien, un lévrier gris qu’il a appelé Julio : c’est en sa compagnie qu’il fait ses promenades, entre deux pages à écrire, avant ou après une baignade dans la Seine. Quand il doit se rendre à Paris, il confie le toutou à son premier maître qui a l’obligeance de le garder. Lors de son dernier voyage en France, Juliet (son nom a dû inspirer quelque peu le nom du chien !) lui a offert un superbe collier. « Ma seule distraction, écrit-il à Caroline, est d’embrasser mon pauvre chien, à qui j’adresse des discours. Quel mortel heureux ! Son calme et sa beauté vous rendent jaloux. »

Parfois il dîne à Rouen. Rarement chez son frère Achille, car il n’apprécie guère sa belle-sœur Julie (et encore, il ne savait pas qu’elle avait conçu de le chasser de Croisset !), sans avoir un excès d’affection pour son frère lui-même. Ses amis sont alors les Lapierre, lui, patron du Nouvelliste, et sa femme Valérie, dont il a fait un de ses trois « Anges », avec Léonie Brainne, la sœur de Valérie, veuve depuis plusieurs années, cultivée, jolie et qui lui parle de l’« immensité » de son affection(389), et Alice Pasca, une actrice que lui a présentée Valérie. C’est surtout avec Léonie qu’il entretient des rapports soutenus, une correspondance nourrie à partir de 1871, et peut-être plus, si l’on en juge par le ton d’intimité des lettres de Gustave, comme celle du 31 mars 1872 : « Je m’ennuie de vous. […] Pourquoi vous ai-je rencontrée trop tard ? Le cœur reste intact, mais j’ai la sensibilité exaspérée par-ci, émoussée par-là, comme un vieux couteau trop aiguisé, qui a des hoches et qui s’ébrèche facilement. […] J’ai puisé sur vos lèvres, ma chère belle, quelque chose qui me restera au fond du cœur, quoi qu’il advienne. » Ce fut au moins une amitié amoureuse, si cela veut dire quelque chose, entre Gustave et « cette chère belle figure [qu’il] voudrai[t] couvrir de baisers(390) ».

À Paris, il a repris ses relations d’amitié avec « ceux qui restent », Edmond de Goncourt, Tourgueniev surtout, George Sand quand elle quitte Nohant, et aussi avec de jeunes écrivains qu’il apprécie comme Émile Zola et Alphonse Daudet. Il continue ses visites à la princesse Mathilde, qui a bravé la chute de l’Empire, est de plus en plus assidu chez Victor Hugo, qu’il trouve décidément « charmant », la politique mise à part, mais il n’en parle pas avec lui. Et puis les autres du Magny, devenu le Brébant, tels Renan, Taine, Berthelot. En revanche il est désormais brouillé avec Saint-Victor, auquel il ne pardonne pas ses mauvaises critiques ou ses silences sur ses derniers livres. Invité par le maire de Vendôme à honorer de sa présence l’inauguration d’une statue de Ronsard, Gustave s’y prépare, et annonce même à Caroline qu’il ira à la messe dite en mémoire du poète, puisque « Ronsard était un catholique ». Tout à trac, il renonce à ce voyage dès qu’il apprend que Saint-Victor est de l’inauguration : « Eh bien, je n’irai pas à Vendôme, dit-il à Goncourt. Non, vraiment, la sensibilité est arrivée chez moi à un état maladif tel, je suis entamé à ce point, que l’idée d’avoir la figure d’un monsieur désagréable en chemin de fer, devant moi, ça m’est odieux, insupportable. » Et de confier à Goncourt son profond ennui, son « découragement de tout, son aspiration à être mort(391) ».

Maussade, mélancolique, irrité de tout, Flaubert reste pour ses amis un individu fantasque, capricieux, vociférant. Dans ses exercices de dissection psychologique et morale, Goncourt n’est jamais en reste d’une vacherie. Flaubert a beau être à son égard prévenant, amical, affectueux même — et il est certain que Goncourt apprécie le fin lettré et la conversation de son ami ; il n’empêche qu’il le dépeint dans son Journal en butor. Au restaurant, Flaubert exige un cabinet particulier, car il a horreur du bruit et veut, pour être à son aise, ôter ses bottines. Au cours du repas, il s’empare plus souvent qu’à son tour de la parole, en Normand « logomachique », s’étend en « gasconnades », se grise de sa propre violence, tandis que ses propos orageux, devenant contagieux, créent autour de la table une tension, une nervosité, une agressivité qui mettent mal à l’aise et font tourner la mayonnaise. Un « provincial », un « malappris », Goncourt n’en démord pas.

Même George Sand, qui n’est pas médisante sur le compte de son cher « vieux troubadour », arrive à en être agacée. Elle raconte dans une lettre à ses enfants, Maurice et Lina, une soirée en sa compagnie qui n’est pas à l’avantage de l’auteur de Madame Bovary. Invitée par Flaubert à dîner chez Magny, en compagnie de Tourgueniev et de Goncourt, elle s’y rend ponctuellement, attend, voit arriver Tourgueniev, puis, un quart d’heure plus tard, Edmond de Goncourt qui leur dit que Flaubert les attend chez Véfour. « “Pourquoi ! — Il dit qu’il étouffe ici, que les cabinets [particuliers] sont trop petits, qu’il a passé la nuit, qu’il est fatigué. — Mais moi aussi, je suis fatiguée. — Grondez-le, c’est un gros malappris, mais venez. — Non, je meurs de faim, je reste, dînons ensemble ici.” On rit et puis Goncourt me dit que Flaubert en deviendra fou. Nous voilà remballés en sapin. […] Nous montons trois cents marches de Véfour pour trouver Flaubert endormi sur un canapé. Je le traite de cochon, il demande pardon, se met à genoux, les autres se tiennent les côtes de rire. Enfin, on dîne fort mal, d’une cuisine que je déteste, dans un cabinet beaucoup plus petit que ceux de Magny. Flaubert dit qu’il n’en peut plus, qu’il est mort […]. Au demeurant il beugle de joie, il est enchanté [de la pièce qu’il prépare]. J’en ai assez de mon petit camarade. Je l’aime, mais il me fend la tête en quatre. Il n’aime pas le bruit, mais celui qu’il fait ne le gêne pas(392). »

Même son de cloche dans son Agenda. En avril 1873, Flaubert est retourné à Nohant, à la demande pressante de George Sand, et Tourgueniev est venu les rejoindre quelques jours plus tard. Tout s’est apparemment bien passé : on joue, on danse, on chahute, on lit ses œuvres, et Gustave, qui déteste le bruit et le dit, n’hésite pas à entrer dans la danse : « Il est aussi enfant que nous, écrit-elle, il danse, il valse, quel bon et brave homme de génie. » Oui mais, quand Tourgueniev arrive, Flaubert ne lui laisse pas placer un mot, d’où suit le commentaire : « Je suis fatiguée, courbaturée de mon cher Flaubert. Je l’aime pourtant beaucoup et il est excellent mais trop exubérant de personnalité. Il vous brise(393). »

Au retour, Flaubert écrit à Sand : « Vos deux amis Tourgueneff et Cruchard ont philosophé […] de Nohant à Châteauroux, très agréablement portés dans votre voiture, au grand trot de deux bons chevaux. » Ce Cruchard n’était autre que Flaubert lui-même, « autrement dit le R. P. Cruchard des Barnabites, directeur des Dames de la Désillusion ». Ce personnage faisait partie des inventions anciennes de Flaubert, au même titre que le Garçon ou le Vieux Sheik, et qu’il avait ranimé au cours de son séjour. Dans les mois qui suivent, il envoie à son amie pour la distraire un mémoire drolatique, Vie et travaux du RP Cruchard, une parodie biographique d’un ecclésiastique du Grand Siècle, « le premier théologien et la première fourchette du royaume » qui, devenu gâteux mais toujours gai, a ce dernier mot avant de mourir : « Je sens que la cruche va tout à fait se casser. » À côté de saint Polycarpe, Cruchard devient une des signatures de Flaubert(394), qu’il arrivera à Sand d’appeler « Cruchard de mon cœur ».

Jusqu’en février 1873, les lettres qu’il envoie tous azimuts regorgent de sa détresse, de son pessimisme, de ses colères contre le genre humain : « Je ne désire qu’une chose, à savoir : crever. » (Il écrit ainsi à Philippe Leparfait, le fils de Léonie, la compagne de Bouilhet.) « L’énergie me manque pour me casser la gueule. Voilà le secret de mon existence. Je suis si indigné de tout que j’en ai parfois des battements de cœur à étouffer. » À la même date, il confie à Goncourt : « Non, c’est l’indignation seule qui me soutient ! L’indignation pour moi, c’est la broche qu’ont dans le cul les poupées, la broche qui les fait tenir debout. Quand je ne serai plus indigné, je tomberai à plat(395). »

En mars de la même année 1873, changement de ton. « Je commence à me re-sentir d’aplomb. Qu’ai-je eu depuis quatre mois, quel trouble se passait dans les profondeurs de mon individu ? » La mort de Théophile Gautier après la mort de sa « chère vieille », ses échecs dans ses entreprises pour la mémoire de Bouilhet, son conflit avec Michel Lévy lui ont cassé le moral. Il a achevé d’écrire La Tentation de saint Antoine mais il n’a pas envie de faire imprimer le manuscrit, à cause des éditeurs, des journalistes, du public… À la veille d’un nouveau printemps, brusquement, le voici de nouveau plein d’entrain.

Une envie de théâtre

Cette nouvelle énergie, Flaubert a de quoi la dépenser. Après Saint Antoine, il a mis en chantier son nouveau roman, Bouvard et Pécuchet, pour lequel il a programmé d’immenses lectures. Mais ce printemps 1873 sera théâtral. L’occasion en est la mise au point d’une autre pièce de Louis Bouilhet, Le Sexe faible. Bouilhet ! Toujours ce devoir de mémoire et de fidélité si ancré en lui. Et toujours cette idée que cette pièce pourrait rapporter quelques « monacos » à Philippe.

Dans les papiers laissés par Bouilhet, Flaubert avait retrouvé cette comédie, que le Vaudeville avait refusée. À Luchon, il en avait réajusté le scénario, changé complètement les premier et troisième actes, et s’était décidé à le présenter à l’actuel directeur du Vaudeville, Carvalho. Le titre de Bouilhet était ironique ; il l’avait expliqué en 1864 dans une lettre à Gustave : « L’idée dominante est que, d’un bout à l’autre de l’échelle sociale (pardon !) et d’un bout à l’autre de la vie humaine, nous sommes, nous sexe fort, sous la coupe des femmes(396). » Pour exposer toutes les dominations de femmes, il imaginait un jeune homme de vingt-cinq ans, Henry, sympathique, en proie à la tyrannie d’une mère veuve, froide, entendant bien organiser sa vie. Pour lui échapper il se marie, mais subit bien vite l’autorité de sa belle-mère et les griffes de sa femme devenue une tigresse après sa maternité. Et ainsi de suite, la nourrice, la femme de chambre, il n’est pas une seule femme, fût-elle douce et gentille, qui, de manière brutale ou plus souvent de façon feutrée, n’exerce sur le pauvre bonhomme un empire insupportable. L’auteur imaginait même au dernier acte une assemblée des femmes, à la manière d’Aristophane, qui, en chœur, prenait les décisions utiles à mettre le jeune Henry sur la bonne voie.

Flaubert sollicite donc Carvalho, qui est d’emblée enthousiaste, et prévoit pour cette comédie un « grand succès » au Vaudeville. Il lâche Bouvard et se met à remanier le texte non sans entrain, en mai 1873 : « Il y avait longtemps (un an bientôt) que je n’avais écrit, écrit-il à sa nièce, et faire des phrases me semble doux. » Il en informe Philippe : il y passe ses journées et une partie de ses nuits. À la mi-juin, il a à peu près terminé. Qu’en pense Carvalho ? Flaubert le fait venir à Croisset pour lui faire une lecture du Sexe faible. L’autre a l’air ravi, croit sincèrement à une réussite, et promet à Flaubert d’afficher la pièce après les représentations de L’Oncle Sam de Victorien Sardou.

C’est alors que Flaubert reprend goût au théâtre. Il s’en explique dans une lettre à la princesse Mathilde : « Ayant pris l’habitude, pendant six semaines, de voir les choses théâtralement et de penser par le dialogue, ne voilà-t-il pas que je me suis mis, sans nul effort, à construire le plan d’une autre pièce, ayant pour titre Le Candidat. » Vite ! le scénario d’une vingtaine de pages est écrit. Il s’agit de raconter de manière satirique un épisode de la vie d’un candidat aux élections, à travers laquelle Flaubert entend bien se moquer du tiers et du quart, des partis de droite et de gauche et, implicitement, du suffrage universel. Mais il éprouve un doute : un gouvernement, quel qu’il soit, pourrait-il accepter une telle représentation des mœurs politiques ? Ce risque même l’excite : « Si jamais je l’écris, et qu’elle soit jouée, je me ferai déchirer par la populace, bannir par le Pouvoir, maudire par le clergé, etc.(397). » Ce qu’il n’avait pas prévu, c’est que Carvalho apprécie tant et si bien ce Candidat qu’il préfère le présenter avant Le Sexe faible, qu’il a pourtant accepté « avec enthousiasme ». Il est probable que le nom de l’auteur a joué : une pièce de Flaubert au Vaudeville est plus attrayante qu’une pièce de Louis Bouilhet revue et corrigée par Flaubert ! Mais celui-ci est sceptique : en ces temps d’ordre moral et de pèlerinages cléricaux, où l’on chante des cantiques à la gloire du roi et en faveur de l’alliance du Trône et de l’Autel, il est persuadé que Le Sexe faible ne passera pas la censure. En tout cas, il est heureux de terminer sa comédie, il la lit à Tourgueniev, qui croit que ce sera « une pièce forte », ce qui lui procure alors des moments de bonheur. Ce n’est plus l’écriture taillée et retaillée comme dans ses romans, ce sont des paroles qui jaillissent spontanément sous sa plume, comme dans sa correspondance. À la fin d’octobre, il se rend à Paris, pour reparler du Sexe faible, sur lequel Carvalho demande des modifications nouvelles, mais Flaubert comprend qu’il veut jouer d’abord Le Candidat. Le directeur du Vaudeville finit par le lui dire explicitement.

À ce moment — nous sommes en novembre 1873 — Flaubert apprend la mort d’Ernest Feydeau. Ses rapports avec lui étaient devenus ombrageux. Feydeau, à la suite d’une attaque cérébrale, était devenu hémiplégique. Cela ne l’avait pas empêché d’écrire un nouveau livre, Mémoires d’une demoiselle de bonne famille, dont le manuscrit avait indigné Flaubert, qui le jugeait « lubrique et indécent », non en raison de ses « folichonneries », mais parce qu’il n’y trouvait rien d’autre. Il avait inscrit ses réflexions en marge du manuscrit, et l’autre l’avait, en réponse, traité d’imbécile. Une vieille amitié s’éteignait sous ce soupir : « Cet ami-là est le moins regrettable de tous ceux que j’ai perdus depuis quatre ans. »

Le 22 novembre, Flaubert peut annoncer à sa nièce que son Candidat est terminé. Huit jours plus tard, il est à Paris, lit sa pièce à Carvalho, qui la trouve excellente. Mais le lendemain, l’homme de théâtre en vient à ses demandes de corrections et de compléments, ce qui exaspère Flaubert. Il s’exécute néanmoins, mais confie à sa nièce : « Je suis, plus que jamais, irascible, intolérant, insociable, exagéré, Saint-Polycarpien. Ce n’est pas à mon âge qu’on se corrige ! » En décembre, les comédiens étant recrutés, il leur fait la lecture de sa pièce et déclenche leurs rires. Ils croient au succès ! Il se rend compte que quelques corrections s’imposent encore, et juge que ses précédents lecteurs, Carvalho, d’Osmoy et Tourgueniev, étaient d’excellents critiques. Il peaufine. Vient le tour des censeurs. Après une première lecture, ils n’exigent de l’auteur que quelques modifications de vocabulaire, qui concernent surtout les allusions à la religion (les mots « séminariste », « évêque », « Monseigneur », « prêtre » devaient être remplacés). Flaubert leur concède tout, parce que ce tout n’est pas énorme, et que, lui, est plein de lassitude. On passe donc aux répétitions. Mais voilà que Carvalho quitte le Vaudeville, c’est inquiétant. Heureusement son successeur, Cormon, ne change rien au programme. Une répétition est prévue pour les censeurs ; Flaubert demande alors à son ami de Rouen Raoul-Duval, député, de venir le soutenir à la répétition devant les censeurs. Tout se passe bien. Le visa définitif est donné. La première a lieu le 11 mars 1874. Hélas ! Ce ne sera pas le triomphe prévu par Carvalho et espéré par Flaubert. Une douche froide, oui, un accueil glacial. « Hier, écrit Goncourt, c’était funèbre, l’espèce de glace tombant peu à peu, à la représentation du Candidat, dans cette salle enfiévrée de sympathie, dans cette salle attendant de bonne foi des tirades sublimes, des traits d’esprit surnaturels, des mots engendreurs de batailles, et se trouvant en face du néant, du néant, du néant ! » Flaubert lui-même se rend bien compte que la salle, fort bien disposée à son égard, n’a eu que des applaudissements — quand il y en eut — de politesse : « Pour être un Four, écrit-il à George Sand, c’en est un ! » À ses yeux, les acteurs ont parfaitement joué, mais « les conservateurs ont été fâchés de ce que je n’attaquais pas les républicains. De même les communards eussent souhaité quelques injures aux légitimistes ».

À la quatrième représentation, Flaubert arrête tout : « je ne veux pas, écrit-il encore à George Sand, qu’on siffle mes acteurs ! Le soir de la seconde, quand j’ai vu Delannoy [rôle principal] rentrer dans la coulisse avec les yeux humides, je me suis trouvé criminel et me suis dit : “assez !” » Sand le rassure comme elle peut, mais quand elle lit la pièce imprimée, elle lui fait part du jugement d’une femme d’expérience : sa comédie, faite en principe pour amuser, n’est pas gaie ! « Elle est triste au contraire. C’est si vrai que ça ne fait pas rire, et comme on ne s’intéresse à aucun des personnages, on ne s’intéresse pas à l’action. » Elle lui explique l’effet de grossissement nécessaire sur les planches : « Le sujet est possible en charge, M. Prudhomme, ou en tragique, Richard d’Arlington. Tu le fais exact, l’art du théâtre disparaît(398). » Conclusion de Flaubert lui-même : « Le sujet était bon. Mais je l’ai raté. » Heureusement pour lui, La Tentation de saint Antoine, qui vient de paraître, marche très fort en librairie.

Saint Antoine, enfin !

Achevé en 1872, La Tentation de saint Antoine paraît le 31 mars 1874. Flaubert a trouvé un nouvel éditeur, Georges Charpentier. Celui-ci venait, en 1872, de succéder à son père, Gervais Charpentier, fondateur de la maison et grand innovateur avec sa « Petite Bibliothèque Charpentier », une collection de livres bon marché. Plein d’enthousiasme, Georges Charpentier allait devenir un des grands éditeurs de la fin du siècle, publiant Maupassant, Zola, Huysmans, Goncourt, Daudet, Mirbeau… L’homme, sympathique, chaleureux, accueillant dans son hôtel particulier de la rue de Grenelle les artistes et les écrivains, plut tout de suite à Flaubert, qu’il avait sollicité, et qui le recevait à Croisset en juin 1873. L’éditeur lui rachetait ses deux romans Madame Bovary et Salammbô, sur lesquels Michel Lévy n’avait plus de droits. Pour le premier roman, les deux hommes s’entendirent sur l’impression, en appendice, de l’assignation près du juge d’instruction, du réquisitoire de Pinard et de la plaidoirie de Senard. Flaubert y trouvait son compte, Charpentier était ravi. Plus tard, à Paris, Charpentier lui propose de racheter toutes ses œuvres à Lévy et, bien entendu, de prendre son Saint Antoine qui sommeille au fond d’un placard. Tout cela « à d’excellentes conditions », fit savoir Gustave à Caroline. La lune de miel entre les deux hommes était si lumineuse que Flaubert accepte, lui le mécréant, de devenir, à la demande de Mme Charpentier, le parrain de leur dernier fils. « Il a fallu en passer par là, explique-t-il à George Sand, sous peine de pignoufisme. » Désormais, à la fin de ses lettres à son éditeur, l’écrivain s’estimera tenu de demander des nouvelles de son filleul, de « bécoter Marcel », etc. Le cher éditeur accepte, lui, de reprendre les œuvres de Bouilhet, à commencer par les Dernières Chansons préfacées par Flaubert. Décidément, tout va mieux du côté de l’édition.

Charpentier peut s’estimer satisfait, puisque La Tentation de saint Antoine vit son premier tirage à deux mille exemplaires emporté en moins de trois semaines. D’autres éditions suivent, Flaubert reconquiert un public qui l’avait boudé à la publication de L’Éducation sentimentale. C’était le livre de sa vie, puisqu’il en avait médité l’idée, on s’en souvient, dès son voyage en Italie, en 1845, lorsqu’il tomba fasciné, à Gênes, par le tableau de Bruegel. Pendant vingt-sept ans, il a ruminé ce livre, dont le genre est indéterminé à ses propres yeux, une sorte de poème fantastique construit sur le personnage du célèbre ermite hanté par des visions et tenté par le diable.

La légende ne manque pas de couleurs. Ayant gagné le désert pour trouver Dieu, l’anachorète fut assailli par des légions de démons. Une nuit, il lui sembla que tous les animaux du désert grondaient à la porte de sa cellule. Antoine sut résister à toutes ses visions et à toutes les tentations, celles de la chair, celles de l’or, celles de la puissance. Par la suite, une dévotion à saint Antoine s’est développée, en raison du pouvoir d’intercession qu’on lui prêtait pour guérir la maladie du « feu sacré ». La légende inspira nombre d’artistes : Sassetta, Bosch, Grünewald, Callot, le Tintoret, Véronèse, et Bruegel, qui plongea dans l’étonnement le jeune voyageur en Italie. Le tableau résonnait en lui comme une vieille histoire qu’il avait vu représenter dès son enfance à la foire de Saint-Romain, à Rouen. Chaque année, il allait regarder le père Legrain, un montreur de marionnettes surnommé le « père saint Antoine », parce qu’il narrait invariablement l’histoire de l’ermite dans son désert. En juillet 1846, Flaubert avait acheté une gravure de Jacques Callot sur le même thème, qu’il accrocha sur un mur de son cabinet de travail. L’esprit nourri du Caïn de Byron, du Faust de Goethe, de l’Ahasvérus de Quinet, il avait écrit, on le sait, une première version, dont la lecture avait déconcerté ses amis Maxime Du Camp et Louis Bouilhet. Malgré les encouragements de sa mère, contestant l’avis des petits camarades, il avait enfoui son manuscrit avant d’entreprendre son grand voyage en Orient, sans toutefois renoncer à son sujet, que son séjour même en Égypte ne pouvait que ranimer.

Suivant le conseil de ses amis, il s’était appliqué à Madame Bovary, « un antidote à son lyrisme », selon l’expression d’Édouard Maynial(399), mais sans oublier les « flamboiements mythologiques et théologiques de Saint Antoine ». De fait, la Bovary achevée, Flaubert s’était mis à élaborer une seconde version, profondément élaguée, dont certains chapitres avaient même été publiés, on s’en souvient, dans L’Artiste. Le procureur Pinard, chargé du dossier Bovary, s’y référa pour mieux accabler l’auteur. Flaubert, craignant de nouvelles poursuites, renonça alors à publier son ouvrage. C’est seulement après L’Éducation sentimentale, parue en 1869, qu’il a repris Saint Antoine, dont il avait, on s’en souvient, enterré le manuscrit pendant la guerre de 1870. Il se jette de nouveau dans son ouvrage en juin 1871 avec, confie-t-il à son amie Edma Roger des Genettes, une « exaltation effrayante ». Il doute jusqu’au bout de la qualité de son livre, qu’il n’a pas l’intention de publier. C’est la rencontre avec Charpentier qui le décide, et La Tentation est mis en vente en 1874, peu de temps après l’échec du Candidat au théâtre.

Cette troisième version a subi un élagage sensible par rapport aux deux précédentes, au détriment parfois de pages très réussies ; elle était nouvelle aussi dans sa conception et dans son plan. Entre-temps, Flaubert s’était livré à une frénésie de lectures, soit pour compléter sa documentation sur les dieux de l’Égypte ou de la Grèce, soit pour approfondir la lecture des philosophes, Spinoza, Kant ou Hegel. Il se « perd » dans l’Antiquité, explique-t-il à George Sand, pour oublier les turpitudes du monde contemporain. Plus profondément, il reprend dans ce livre une méditation ontologique et métaphysique sur l’humanité et sur lui-même. Dédiée à la mémoire de son ami Alfred Le Poittevin, cette troisième version est aussi un retour aux interrogations de sa jeunesse.

Le livre est un face-à-face entre l’ermite et les successives incarnations qui le soumettent à l’épreuve, y compris le Diable ; dans les dialogues s’intercalent des indications situant les scènes où Antoine est tour à tour amené. Il a fui le monde et s’est réfugié dans le désert de la Thébaïde, vêtu d’une tunique en peau de chèvre et vivant de pain noir. La nuit tombe, l’anachorète est envahi par les souvenirs des bons et des mauvais jours. Il a quitté sa maison au désespoir des siens, il a parcouru des pays, et s’est retiré du monde : « Voilà plus de trente ans que je suis dans le désert à gémir toujours ! J’ai porté sur mes reins quatre-vingts livres de bronze comme Eusèbe, j’ai exposé mon corps à la piqûre des insectes comme Macaire, je suis resté cinquante nuits sans fermer l’œil comme Pacôme ; et ceux qu’on décapite, qu’on tenaille ou qu’on brûle ont moins de vertu, peut-être, puisque ma vie est un continuel martyre ! » Antoine s’effondre sur sa natte, mais le Diable veille et l’entraîne dans des hallucinations incroyables.

En une nuit, il est soumis aux mille démons de la tentation, celle de la chair comme celle de l’esprit, incarnés par des personnages caressants ou extatiques, auxquels le futur saint résiste héroïquement. Ce long poème fantastique pose en profondeur la question de l’être et du néant. Tous les représentants de toutes les religions, de toutes les sectes, de toutes les mythologies antiques sont convoqués pour exposer leur vérité. Ils se révèlent si contradictoires qu’ils annulent leurs certitudes les unes par les autres. Antoine veut alors se réfugier dans sa propre foi, mais le Diable le soumet au doute :

 

LE DIABLE

L’exigence de ta raison fait-elle la loi des choses ? Sans doute le mal est indifférent à Dieu, puisque la terre en est couverte !

Est-ce par impuissance qu’il le supporte, ou par cruauté qu’il le conserve ?

Penses-tu qu’il soit continuellement à rajuster le monde comme une œuvre imparfaite, et qu’il surveille tous les mouvements de tous les êtres, depuis le vol du papillon jusqu’à la pensée de l’homme ?

S’il a créé l’Univers, sa providence est superflue. Si la Providence existe, la création est défectueuse.

Mais le mal et le bien ne concernent que toi, — comme le jour et la nuit, le plaisir et la peine, la mort et la naissance, qui sont relatifs à un coin de l’étendue, à un milieu spécial, à un intérêt particulier. Puisque l’infini seul est permanent, il y a l’Infini ; — et c’est tout !

ANTOINE ne voit plus. Il défaille.

Un froid horrible me glace jusqu’au fond de l’âme. Cela excède la portée de la douleur ! C’est comme une mort plus profonde que la mort. Je roule dans l’immensité des ténèbres. Elles entrent en moi. Ma conscience éclate sous cette dilatation du néant !

LE DIABLE

Mais les choses ne t’arrivent que par l’intermédiaire de ton esprit. Tel qu’un miroir concave il déforme les objets ; — et tout moyen te manque pour en vérifier l’exactitude.

Jamais tu ne connaîtras l’Univers dans sa pleine étendue ; par conséquent tu ne peux te faire une idée de sa cause, avoir une notion juste de Dieu, ni même dire que l’Univers est infini, — car il faudrait d’abord connaître l’Infini.

Les lecteurs de la Tentation ont été frappés par l’érudition de l’auteur, qui semble vouloir épuiser toutes les connaissances sur l’Antiquité (populations, mœurs, dieux…). Le procédé de l’énumération est utilisé aux fins de composer un chant litanique d’un genre nouveau. Voici Apollonius : « Nous sommes revenus par la Région des Aromates, par le pays de Gangarides, le promontoire de Comaria, la contrée des Sachalites, des Adramites et des Homériens ; — puis, à travers les monts Cassaniens, la mer Rouge et l’île Topazos, nous avons pénétré en Éthiopie par le royaume des Pygmées. » Voici Isis : « Ô Neith, commencement des choses ! Ammon, seigneur de l’éternité, Phtah, démiurge, Thot son intelligence, dieux de l’Amenthi, triades particulières des Nomes, éperviers dans l’azur, sphinx au bord des temples, ibis debout entre les cornes des bœufs, planètes, constellations, rivages, murmures du vent, reflets de la lumière, apprenez-moi où se trouve Osiris ! » Voici Hercule : « J’ai vaincu les Cercopes, les Amazones et les Centaures. J’ai tué beaucoup de rois. J’ai cassé la corne d’Achéloks, un grand fleuve. J’ai coupé des montagnes, j’ai réuni des océans. Les pays esclaves, je les délivrais ; les pays vides, je les peuplais. J’ai parcouru les Gaules. J’ai traversé le désert où l’on a soif. J’ai défendu les dieux, et je me suis dégagé d’Omphale. Mais l’Olympe est trop lourd. Mes bras faiblissent. Je meurs ! »

De cette obsession énumérative, de ces discours luxuriants, il se dégage une étrange beauté où le pittoresque et l’exotisme le disputent au lyrisme. Nous voilà bien loin des « romans modernes » et des calembredaines d’un candidat aux élections : Flaubert renoue avec le romantisme de sa jeunesse, au temps où il écrivait ses contes fantastiques. Saint Antoine, c’est lui, pourrait-il dire encore — lui qui a choisi la solitude, lui qui ne cesse de méditer sur la finitude de l’existence humaine, lui dont le cœur et la chair sont agités de désirs, lui qui se mortifie à la gloire de son dieu, la Littérature. De nos jours, on ne lit plus guère la Tentation, mais ses envolées, sa dimension cosmique, et peut-être même l’interrogation centrale sur l’existence de Dieu et l’énigme de l’univers répondaient à l’attente du public qui, gagné par l’« indifférence en matière de religion », n’en était pas moins en quête de transcendance autant que d’exotisme.

La Tentation de saint Antoine est en effet bien accueilli par le public : du vivant de Flaubert, le livre comptera trois tirages après la première édition. La critique, en revanche, est dans l’ensemble féroce. À part un inconnu dans Le Bien public, Édouard Drumont, le futur auteur de La France juive, Théodore de Banville, dans Le National, qui célébra le « chef-d’œuvre », quelques mots aimables ici et là, la critique, fut, pour Flaubert, « pitoyable, odieuse de bêtise et de nullité ». Une fois de plus, la Revue des deux mondes donne le ton, sous la signature de Saint-René Taillandier : « Rien n’est expliqué, rien ne parle, rien ne vit. Il est trop clair que l’auteur n’a cherché que des occasions de peintures fantastiques. […] Il s’applique à dégrader partout l’idée de Dieu. » Une fois de plus, Barbey d’Aurevilly l’enfonce dans Le Constitutionnel : « Aucun homme vulgairement et passablement organisé ne pourra prendre un intérêt quelconque à ces apparitions grotesques, qui ne font rire que de l’auteur qui a pu les inventer, et qui se succèdent sans raison d’être et sans s’arrêter une minute, pendant quatre cents pages, lesquelles finissent par jouer cruellement sur les nerfs. J’ai vu de ces lecteurs exaspérés accuser brutalement M. Gustave Flaubert d’être fou. Il ne l’est pas, du moins par l’ardeur et l’emportement. Il est très rassis. Mais les hommes finissent comme les littératures par des enfantillages(400). » Ses meilleurs amis le rassurent : George Sand, qui parle, elle aussi, d’un « chef-d’œuvre », d’un « livre magnifique » ; Tourgueniev, qui s’efforce de faire publier de Saint Antoine une traduction en russe, mais qui se heurte à la censure tsariste ; Renan, qui lui écrit son plaisir de l’avoir lu, ajoutant que des professeurs de la faculté de théologie protestante de Strasbourg, maintenant à Paris, à qui il a prêté le livre, « en ont été ravis ». Mais on ne sent pas chez lui un débordement d’enthousiasme ; il conseille à Flaubert, du reste, de revenir « à ce qui intéresse tout le monde ». Quant à Edmond de Goncourt, il avait réservé à son journal intime, dès que Flaubert lui avait lu de longs passages de son ouvrage, en novembre 1871, sa dose de vinaigre habituelle : aucune originalité, aucune invention personnelle, du livresque intelligemment appliqué. À la réception de l’ouvrage qui lui est dédicacé, en 1874, il commente brièvement : « De l’imagination faite avec des notes. De l’originalité toujours réminiscente de Goethe. »

Flaubert a beau feindre l’indifférence, sa déconvenue est de taille, la critique l’abat moralement. Il se croit l’objet d’une haine personnelle, d’un « parti pris de dénigrement ». Il pense qu’on ne lui pardonne pas son genre de vie, son isolement, et aussi d’avoir été et de rester un familier du salon de la princesse Mathilde. Tout s’en mêle : sa personnalité réputée insociable et la politique. Là-dessus, il s’avoue « vidé ». Son médecin lui conseille d’aller passer une vingtaine de jours dans les Alpes suisses, pour se « dénévropathiser ». Au début de juillet, il commence son séjour à Kaltbad Rigi, où il a pris une petite chambre d’hôtel face au lac des Quatre-Cantons et aux sommets du Rigi. Il marche, sue, souffle, se repose, mais, très vite, la solitude lui pèse, la présence des touristes — allemands pour la majorité — le hérisse, et le voilà qui s’ennuie « d’une façon gigantesque ». L’environnement est magnifique, mais il n’est pas « l’homme de la Nature ». Il donnerait, écrit-il à George Sand, « tous les glaciers de la Suisse pour le musée du Vatican ». Courage ! lui écrit Tourgueniev : « Revenez-nous pâle et monochrome comme un vers de Lamartine. » Enfin ! le 18 juillet, son ami Laporte vient le rejoindre, avant le retour à Rouen, via Dieppe. À Tourgueniev, il résume sa cure d’air helvétique : « Mon séjour (ou plutôt mon oisiveté crasse) au Righi m’a abruti. On ne devrait jamais se reposer, car du moment qu’on ne fait plus rien, on songe à soi, et dès lors on est malade, ou l’on se trouve malade, ce qui est synonyme. »