Au retour des Alpes suisses, où il s’est ennuyé « à crever », Flaubert a voulu remettre en route son projet de nouveau roman, Bouvard et Pécuchet. Il y travaille à Paris, où il séjourne pendant plus de quatre mois. Mais, décidément, le ressort est brisé. « Depuis six mois principalement, écrit-il en janvier 1875 à George Sand, je ne sais pas ce que j’ai. Mais je me sens profondément malade, sans pouvoir rien préciser de plus. » Pendant tout cet hiver parisien, il n’émerge pas de ce qu’il appelle son « hypocondrie » ou sa « névrose ». Son amie de Nohant lui recommande de moins penser à lui ; il est vrai que lui n’a pas sa chance à elle, d’avoir des enfants et des petits-enfants. À sa tristesse s’ajoutent les maux physiques : rhumes, grippes, rhumatismes… Il se soigne avec du bromure de potassium, mais celui-ci lui donne de l’eczéma. « Une goutte errante, écrit-il encore à George Sand, des douleurs qui se promènent partout, une invincible mélancolie, le sentiment de “l’inutilité universelle” et de grands doutes sur le livre que je fais, voilà ce que j’ai, chère et vaillante maître. — Ajoutez à cela des inquiétudes d’argent(401). » Depuis le mois d’avril, une menace de ruine hante la pensée de Flaubert, qui va connaître un des moments de sa vie les plus éprouvants.
La débâcle des Commanville
En avril 1875, Gustave Flaubert apprend que la situation financière des Commanville est des plus critiques. Ernest, l’époux de Caroline, dirige une scierie près de Dieppe, mais il est plus négociant qu’industriel : il vend du bois de chauffage et de charpente importé de Norvège et de Russie et débité dans sa scierie. Après la guerre de 1870, le cours du bois s’effondre dans un cycle de baisse générale des prix (la dépression va durer jusqu’en 1896), les spéculations de Commanville sont en déroute. Croyant à la hausse du bois, il s’était endetté pour acheter « d’énormes forêts », narre Caroline, et il est pris à la gorge par ses débiteurs(402). Gustave est partie prenante dans cette déroute. D’une totale confiance en son neveu, il a investi dans son affaire une partie de sa fortune qu’il lui a confié le soin de gérer. Depuis la mort de sa mère, Gustave assure son train de vie régulier avec la rente que lui procure sa ferme de Deauville et avec les revenus que Commanville lui adresse à sa demande. En décembre 1871, grâce au cautionnement de Mme Flaubert, Commanville avait obtenu d’un banquier d’Elbeuf une ouverture de crédit de cent mille francs. Après la mort de leur mère, le cautionnement passait aux héritiers, Achille et Gustave, « impliqués malgré eux dans les engagements de Commanville(403) ».
Apprenant la déconfiture d’Ernest, l’oncle épuise tout son avoir à racheter les créances de son neveu. Pour diminuer son train de vie, il donne congé en mai au propriétaire de la rue Murillo, et prend une location plus modeste au 240 rue du Faubourg-Saint-Honoré, dans un appartement contigu à celui de Caroline, car, dit-il à George Sand, « je ne peux plus supporter la solitude ». L’important, c’est d’éviter à tout prix la faillite, qui est la faute irrémissible, la honte qui pèse sur toute une famille, l’infamie. Et Gustave de faire tout ce qui est possible pour sauver Ernest et Caroline de cette perspective ignominieuse.
Outre l’éventualité de cette catastrophe, il est une autre menace qui lui déchire l’âme. Croisset ne lui appartient pas, et il faudra peut-être que Caroline se résigne à vendre la maison. Il n’en dort plus : « l’idée de n’avoir plus un toit à moi, dit-il à Caroline, un home, m’est intolérable. Je regarde maintenant Croisset avec l’œil d’une mère qui regarde son enfant phtisique en se disant : “Combien durera-t-il encore ?” Et je ne peux m’habituer à l’hypothèse d’une séparation définitive(404). » Son angoisse est extrême, il craint que les Commanville ne lui disent pas toute la vérité, il bombarde sa nièce de lettres, de questions, il en est arrivé à une incapacité totale de continuer son livre. « Ne me cache rien. Tout vaut mieux que l’incertitude. »
Pas une plainte contre Commanville qui le coule ! Le mot le plus dur à son endroit ne dépasse pas la remontrance paternelle : « Ah ! ton pauvre mari n’était pas né pour faire mon bonheur. » À quoi il s’empresse d’ajouter : « Mais n’en parlons plus(405). » On peut pourtant avoir des doutes sur l’honnêteté de l’homme d’affaires Commanville. Edmond de Goncourt, au moment de la mort de Flaubert, le traita carrément d’« escroc »(406).
Les lettres de Flaubert sont en revanche entachées d’apitoiements incessants sur le sort de sa pauvre et chère Caro, qu’il aurait tant voulu voir heureuse ! Le 18 juillet, il se confie à son amie Léonie Brainne :
Et voilà bientôt quatre mois que nous vivons dans ces angoisses infernales ! En admettant les choses au mieux, il nous restera à peine de quoi vivre (pour le moment du moins), et j’ai bien peur que, tôt ou tard, il ne faille quitter le pauvre Croisset. Ce sera pour moi le coup de grâce. À mon âge, on ne refait plus sa vie. Vous savez que je ne suis pas poseur. Eh bien, je me crois un homme perdu, on ne résiste pas à un coup pareil ! Cependant si Deauville me reste, si Commanville n’est pas mis en faillite, qu’il puisse re-travailler et que nous gardions Croisset, l’existence sera encore possible. Sinon, non.
Il s’interroge sur le moyen de gagner de l’argent, lui qui n’a jamais eu un emploi salarié, lui qui n’a jamais voulu collaborer à des journaux : quelle place pourrait-il ambitionner ? Pour l’heure, c’est l’humiliation de ses neveu et nièce qui le ronge. Son cœur paternel souffre cruellement, confie-t-il à Tourgueniev. George Sand ne reste pas inactive, elle écrit au député et ami de Flaubert Agénor Bardoux, sous-secrétaire d’État à la Justice, pour lui demander s’il ne pourrait pas offrir à Gustave un « emploi lucratif » : n’y a-t-il pas moyen de le sauver ? Bardoux et Raoul-Duval se mettent en quatre pour lui décrocher une pension. Flaubert est touché par leur démarche, mais refuse : « le budget ne doit pas me nourrir. Pense donc, écrit-il à Bardoux, que cette pension serait publiée, imprimée, et peut-être attaquée dans la Presse et à la Tribune. » En revanche, il ne refuserait pas un emploi de bibliothécaire à trois mille ou quatre mille francs par an avec un logement : la Mazarine ou l’Arsenal lui conviendraient bien !
En ce même été, il part pour Deauville, afin d’y vendre sa ferme — ce qu’il fait, à de bonnes conditions, selon lui. Il en tirera deux cent mille francs, soit huit cent mille de nos euros, amputés de l’hypothèque. Mais, sans plus attendre, il faut en verser, pour empêcher la faillite, cinquante mille au principal créancier. Laporte, le bon Laporte, le grand ami, en avance la moitié à Caroline, l’autre moitié étant assurée par Raoul-Duval. Tous les deux se portent garants, afin de faire accepter des conditions de paiement étalé. « La faillite n’aura pas lieu ! » : cri triomphal de Flaubert. « L’honneur sera sauf ! » Pour le reste, il songe toujours à une place de bibliothécaire, mais pas à n’importe quelles conditions : il ne veut pas être contraint à une présence à Paris toute l’année ; il veut des émoluments d’au moins trois mille francs.
Au début d’octobre la liquidation était signée, il n’y aurait pas de faillite, mais Flaubert est ruiné : « Mon neveu, explique-t-il à George Sand, a mangé la moitié de ma petite fortune. Pour l’empêcher de faire faillite j’ai compromis tout le reste. » En réfléchissant aux diverses possibilités de réaliser une autre vente, l’amie de Nohant lui demande s’il n’y a pas des morceaux de Croisset à vendre, et, dans ce cas, elle lui propose de se porter acquéreur, grâce à un petit capital qu’elle déplacerait. Gustave est ému par la générosité de son amie, mais non ! il se débrouillera. À vrai dire, il va vivre très chichement mais restera à Croisset.
Les rapports de Flaubert avec l’argent méritent notre attention. Il affirme n’en vouloir pas parler ; il affecte, et sans doute est-il sincère en le disant, de n’avoir que mépris pour l’argent. Ne songeant qu’à l’Art le plus pur, il refuse invariablement de s’abaisser à ce que nous appellerions une production « alimentaire », comme le faisaient tant de ses confrères et de ses amis en publiant leur prose dans revues et journaux. Il répugne même d’en parler à son éditeur et confie toujours ce soin à un tiers, son notaire, son amie George Sand ou autre. Mais, on l’a vu, son désintéressement a des limites, comme l’atteste sa rupture avec Michel Lévy — auquel il ne pardonnera jamais, même à sa mort, en mai 1875, en raison de ce qu’il estime chez lui une pingrerie révoltante.
Son comportement vis-à-vis de l’argent lui est autorisé par sa situation. Il pouvait se le permettre puisque l’argent, il n’avait pas à le gagner ; il tombait, soit à des dates régulières, soit à sa demande, dans son escarcelle. C’est un rentier, mais un rentier de naissance. Son père, lui, a fait fortune en travaillant toute sa vie à l’hôpital et en devenant un chirurgien renommé. Aux revenus de son art, il a ajouté ceux de ses investissements. Son frère Achille a imité le père, s’est coulé dans les fonctions et les habits d’un grand médecin de l’hôtel-Dieu de Rouen. Gustave, non. Il ne veut pas déroger : « J’ai une répugnance extrême à accepter une place, à n’être plus indépendant. Une fonction rétribuée me semble (quelle qu’elle soit) une déchéance. » En ce sens, Flaubert n’est pas un bourgeois : il ne s’enrichit ni par le travail ni par l’épargne, comme le suggérait Guizot, ni par de bons placements car il n’y connaît goutte et n’en veut rien savoir. Ce qui le ramène néanmoins dans la sphère bourgeoise, c’est la phobie de déchoir, la peur de manquer, la crainte de perdre ses rentes, et, au bout du compte, la faillite — si présente dans ses romans, comme le fait remarquer Jacques Lecarme : « La faillite c’est la damnation d’un nom et d’une tribu, la souillure irrémédiable dont nul ne peut se relever(407). » Fils de famille cossue, longtemps protégé par sa mère, héritier qui puise dans son héritage sans état d’âme, le voici confronté au réel d’une société auquel il veut se soustraire : il lui faudra pourtant descendre de l’empyrée.
On peut hasarder, semble-t-il, un rapprochement entre cette attitude aristocratique d’artiste et ses convictions politiques, sa haine du suffrage universel. La société démocratique en construction, il a, certes, quelques raisons de la redouter ! À terme, elle condamnera la rente au profit du travail, libéral ou salarié. Il y aura sans doute toujours des privilégiés de la fortune, mais il deviendra de plus en plus difficile d’échapper à la marchandisation de ce qui, a priori, n’a pas de prix : l’œuvre d’art. Étranger à l’évolution capitaliste de l’économie, aux poussées égalitaires de la société, il voit en 1875 s’effondrer son statut privilégié d’écrivain rentier. L’écriture devient de plus en plus un métier adapté à un marché élargi, et de moins en moins une fonction sacrée ou un violon d’Ingres délesté de préoccupations financières. Sans adhérer à cette évolution, qu’il vitupère, il ne peut s’empêcher de dénoncer le succès des médiocres au regard de la mévente de certaines de ses œuvres. Il en accuse le règne de la « plèbe », il en trouve l’origine dans le suffrage universel — en quoi, malgré ses contradictions, il a parfaitement compris les normes de la nouvelle société qu’il abhorre. Edmond de Goncourt, lui, en voyant la montée en force des républicains à travers l’élection de Victor Hugo au Sénat, écrit de son côté : « C’est, au nom des principes absolus de l’égalité, le commencement de la démolition de l’aristocratie de l’intelligence. »
En septembre 1875, Flaubert quitte Croisset pour aller se reposer à Concarneau, où il est accompagné de Georges Pennetier, directeur du Muséum d’histoire naturelle de Rouen, et de Georges Pouchet, autre naturaliste, du Muséum d’histoire naturelle de Paris, que Flaubert connaissait bien et qu’il consultait régulièrement au moment de l’élaboration de ses romans. Dans l’attente fiévreuse de la liquidation de l’entreprise Commanville, il est parti le cœur lourd, hanté par les incertitudes de son affaire, et angoissé pour Caroline. L’air breton le rassérène un peu. Descendu à l’hôtel Sergent, il prend des bains de mer, assiste à un pardon à Pont-Aven, respire les remugles de sardines qui montent des bateaux de pêche, et s’intéresse aux leçons de zoologie marine que lui donnent ses deux compagnons de voyage. Ayant mis au rancart Bouvard et Pécuchet, il s’est attelé, pour ne pas perdre la main, à une nouvelle, un conte, à partir de la légende de saint Julien l’Hospitalier, représenté sur des vitraux de la cathédrale de Rouen — un thème qu’il avait en tête depuis longtemps. Pour lui, c’est une sorte de test : est-il encore capable de créer ? « Je veux me forcer à écrire Saint Julien. Je ferai cela comme un pensum, pour voir ce qui en résultera. »
Après le départ de Pennetier, il reste seul avec Pouchet jusqu’à la fin du mois d’octobre. La signature de la liquidation, qui épargne Commanville de la faillite, lui redonne quelque courage, quoique l’avenir lui paraisse sombre. « Je mène ici, écrit-il à Edmond Laporte, une petite existence paisible et idiote. Je me gorge de salicoques et de homards, je me promène au bord de la mer, je pionce sur mon lit après le déjeuner, je me couche dès neuf heures du soir, et je devise avec le bon Pouchet qui dissèque devant moi pour mon instruction des poissons et des mollusques. Il m’a montré aujourd’hui les organes génitaux d’une raie. » À George Sand, il avoue qu’après avoir reçu un terrible coup sur la tête il ne s’en remettra pas, qu’il est démoli. Il se calme, dit-il à Tourgueniev, il a le cœur moins serré, mais il a beau faire, il retombe toujours « sur des idées tristes ». Le séjour à Concarneau l’a tout de même requinqué, au point qu’il le prolongerait si Pouchet n’était pas obligé de repartir pour Paris, où ils se retrouvent tous les deux le 1er novembre.
À Paris, dans son nouvel appartement de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, il reprend l’habitude de ses dimanches, où il convie le petit cercle de ses amis, qu’il élargit à Guy de Maupassant, et où Alphonse Daudet entretient une note de gaieté. Les autres fidèles sont Tourgueniev, Goncourt et Zola. Il ne revoit pas George Sand, qui ne quitte plus Nohant, mais il continue à entretenir avec elle une correspondance suivie.
Une grande voix s’éteint
Avec elle, il parle non plus de politique, mais d’esthétique. La romancière lui reproche de rester dans ses créations à la surface des choses, trop obnubilé qu’il est de la forme. Elle a beaucoup réfléchi à l’échec de L’Éducation sentimentale : ses personnages étaient trop extérieurs à eux-mêmes, et l’auteur trop absent de son récit. Il lui répond par une profession de foi à laquelle il veut rester fidèle :
Quant à mes « manques de conviction », hélas ! les convictions m’étouffent. J’éclate de colères et d’indignations rentrées. Mais dans l’idéal que j’ai de l’Art, je crois qu’on ne doit rien montrer, des siennes, et que l’Artiste ne doit pas plus apparaître dans son œuvre que Dieu dans la nature. L’homme n’est rien, l’œuvre est tout ! […] Il me serait bien agréable de dire ce que je pense, et soulager le sieur Gustave Flaubert, par des phrases. Mais quelle est l’importance dudit sieur ?
Je pense comme vous, mon maître, que l’Art n’est pas seulement de la critique et de la satire. Aussi n’ai-je jamais essayé de faire, intentionnellement, ni de l’un ni de l’autre. Je me suis toujours efforcé d’aller dans l’âme des choses, et de m’arrêter aux généralités les plus grandes, et je me suis détourné, exprès, de l’Accidentel et du dramatique. Pas de monstres, et pas de Héros(408) !
Il lui répète qu’il n’appartient à aucune école, que la seule fonction de l’art qu’il veut servir, c’est la recherche de la beauté. Et si elle lui reproche de n’avoir pas « une vue bien arrêtée et bien étendue sur la vie », il ne le conteste pas : « Les mots Religion ou Catholicisme d’une part, Progrès, Fraternité, Démocratie de l’autre, ne répondent plus aux exigences spirituelles du moment. Le dogme tout nouveau de l’Égalité que prône le Radicalisme, est démenti expérimentalement par la Physiologie et par l’Histoire. Je ne vois pas le moyen d’établir, aujourd’hui, un Principe nouveau, pas plus que de respecter les anciens. Donc je cherche, sans la trouver, cette Idée d’où doit dépendre tout le reste. »
George Sand ne désarme pas, refusant la voie du scepticisme : pour elle, l’humanité est « dans un chemin qui monte ». Elle ne s’illusionne pas sur la vie, mais elle veut en tirer le meilleur parti, au lieu de la maudire. Et de revenir à son esthétique : « Je ne dis pas que tu ne crois pas, au contraire : toute ta vie d’affection, de protection et de bonté charmante et simple, prouve que tu es le particulier le plus convaincu qui existe. Mais, dès que tu manies la littérature, tu veux, je ne sais pourquoi, être un autre homme, celui qui doit disparaître, celui qui s’annihile, celui qui n’est pas ! Quelle drôle de manie ! quelle fausse règle de bon goût ! Notre œuvre ne vaut jamais que par ce que nous valons nous-mêmes. »
Pourquoi L’Éducation sentimentale n’a pas eu de succès ? Elle y revient : c’est parce qu’il n’a pas précisé son point de vue sur ses personnages, ne fût-ce que par une préface. Elle lui reproche de ne pas donner son avis, de laisser le lecteur juge, et c’était vrai aussi pour Madame Bovary. L’absence de l’auteur, son détachement, son indifférence supposée, voilà qui laisse le lecteur perplexe. « Garde ton culte pour la forme ; mais occupe-toi davantage du fond. »
Flaubert l’admet : une chose les sépare essentiellement, l’idéalisme de son amie, qu’il ne peut partager, lui, « pauvre bougre », « collé sur la terre comme par des semelles de plomb ». « Quant à laisser voir mon opinion personnelle sur les gens que je mets en scène, non, non ! Je ne m’en reconnais pas le droit. Si le lecteur ne tire pas d’un livre la moralité qui doit s’y trouver, c’est que le lecteur est un imbécile, ou que le livre est faux au point de vue de l’exactitude. »
Lecteurs du XXIe siècle, nous sommes si habitués à cette esthétique flaubertienne de l’« impersonnalité » et du silence du créateur que nous ne mesurons pas toujours la nouveauté, l’étrangeté, la modernité de cette manière d’écrire. Le roman traditionnel avait pour but d’instruire, d’expliquer, de démontrer ; le roman à la Flaubert expose, décrit, et laisse le lecteur juge. C’est ce que George Sand ne peut admettre. Cependant, les divergences qu’ils ont entre eux, aussi bien esthétiques que politiques, ne peuvent remettre en question leur amitié et leur tendresse réciproques. « Vous ne m’avez jamais fait que du bien, vous, lui écrit-il encore le 18 février 1876, et je vous aime, tendrement ! »
Au début de mars, Le Mariage de Victorine, la pièce de George Sand, est reprise au Français, alors qu’elle-même est restée à Nohant. Il s’empresse de lui annoncer le bel accueil reçu, de lui faire entendre les applaudissements de la salle : « Votre pièce m’a charmé et fait pleurer comme une bête… » On peut douter de sa sincérité, quand on lit ce passage d’une lettre à Edma Roger des Genettes : « La semaine dernière j’ai été voir au Français Le Philosophe sans le savoir et Le Mariage de Victorine. Quelle littérature ! quel poncif ! quelle amusette ! Enfin, j’étais si indigné que revenu chez moi j’ai passé toute la nuit à lire la Médée d’Euripide, pour me décrasser de ce laitage. Comme on est indulgent pour les œuvres de troisième ordre ! »
Il a fini d’écrire son Saint Julien ; il s’applique à la rédaction d’un nouveau conte, Un cœur simple. Soucieux comme toujours du détail vrai, il part en avril en repérage, à Pont-l’Évêque puis à Honfleur, des lieux qu’il connaît bien pourtant, mais où il prend des notes scrupuleusement. À la fin de mai, il apprend que George Sand est très malade. Le 8 juin, il reçoit un télégramme de Plauchut : « Mme Sand au plus mal. » Il n’a pas le temps d’accourir : le jour même, la romancière de Nohant meurt d’une occlusion intestinale. Flaubert, brisé, se rend, le 10, aux obsèques en compagnie de Renan et du prince Napoléon, qui était le parrain d’Aurore, la petite-fille de George Sand.
Marie-Sophie Leroyer de Chantepie saisit l’occasion, elle grande admiratrice de George Sand, pour écrire à Flaubert. Elle se dit tourmentée à l’idée qu’on lui ait imposé un prêtre alors qu’elle n’était plus catholique : on a violé sa liberté de conscience. Flaubert la rassure, non, elle n’a reçu aucun prêtre. C’est après sa mort que les choses ont tourné. Mme Solange Clésinger, la fille de George Sand, a voulu lui faire un enterrement catholique ; elle s’est adressée à l’évêque de Bourges, qui n’y a fait aucun obstacle. Son frère Maurice, anéanti, ne s’y est pas opposé. « La cérémonie, du reste, a été des plus touchantes : tout le monde pleurait et moi plus que les autres. »
De Russie, Ivan Tourgueniev lui écrit : « Pauvre chère Mme Sand ! — Elle nous aimait tous les deux — vous surtout — et c’était naturel. Quel cœur d’or elle avait ! Quelle absence de tout sentiment petit, mesquin, faux — quel brave homme c’était et quelle bonne femme ! — Maintenant tout cela est là, dans l’horrible trou, insatiable, muet, bête — et qui ne sait même pas ce qu’il dévore(409) ! »
Une grande amitié s’achevait, dont la naissance et l’intensité tenaient du paradoxe. Elle chantait la vie ; il l’exécrait. Elle était optimiste, idéaliste, tout en étant attachée aux choses pratiques de l’existence. Lui se montrait un vieil ours sans prise sur les affaires matérielles. Elle était progressiste ; il était conservateur. Leurs conceptions politiques, philosophiques, esthétiques étaient l’objet de désaccords indépassables. Malgré tout, ils s’appréciaient, ils s’aimaient d’amitié tendre et fidèle. Flaubert avait eu avec George Sand un échange moral et intellectuel indemne d’excitation érotique. Il aura trouvé chez elle un appui maternel, des conseils, des réconforts. Il avait rencontré, les rares fois où il était allé à Nohant, les plaisirs et les joies d’une vie de famille, avec Maurice, son épouse Lina, leurs filles Gabrielle et Aurore, qui lui avaient donné parfois le regret d’être resté sans enfant. La vie de Flaubert s’installait décidément dans un cimetière. La perte de l’amie chère le jetait dans une solitude un peu plus profonde. Il fallait bien pourtant dresser une digue contre la déferlante d’idées noires qui le submergeait.
Les amis de la défunte s’entendirent pour dresser un monument à George Sand. Alexandre Dumas fils refusa de faire partie de la commission ad hoc, parce que, nous dit Flaubert, « elle ne lui a pas laissé par testament un tableau de Delacroix qu’il convoitait ». Et de commenter : « Quel esprit ! quel cœur ! noble nature d’artiste ! »