Au cours de l’été 1876, moins quinteux et plus gai, Flaubert est habité d’une nouvelle ardeur : « Je me sens remâté. J’ai envie d’écrire », dit-il à son amie Edma Roger des Genettes. Après La Légende de saint Julien l’Hospitalier, il s’immerge dans l’Histoire d’un cœur simple. Il confiera plus tard à Maurice Sand, le fils de son amie disparue, qu’il avait commencé cette nouvelle à l’« intention exclusive [de George Sand], uniquement pour lui plaire(410) ». Il veut explicitement toucher, apitoyer, montrer que, contrairement à sa réputation, il est une âme sensible, tout comme la grande dame de Nohant.
De retour à Croisset, qu’il apprécie de plus en plus, il occupe la majeure partie de sa journée et encore bien des heures de la nuit penché sur la feuille blanche, s’arrêtant pour lire à haute voix les phrases qu’il a tracées — ce qu’il appelle ses « gueulades » —, va se promener avec son chien Julio, et se baigne tous les soirs dans la Seine. « La nuit, écrit-il à Caroline, les périodes qui roulent dans ma cervelle, comme des chars d’empereur romain, me réveillent en sursaut. » Il ne reçoit pas de visite, il ne lit aucun journal, il rature douze pages pour en écrire une et demie. Et quand il aborde l’histoire du perroquet de Félicité, l’héroïne d’Un cœur simple, il demande à son ami Georges Pennetier, directeur du Muséum d’histoire naturelle de Rouen, de lui en fournir un, empaillé, qu’il veut observer dans tous les détails, avec ce souci d’exactitude qui ne le quittera jamais(411).
Malgré cet aplomb retrouvé, il reste préoccupé par ses affaires d’argent. Il tire le diable par la queue, peine à payer les gages de sa nouvelle domestique, Noémie. À Noël 1876, il lui reste vingt francs en poche : « Un filet du Pactole est indispensable », écrit-il à sa nièce. Les notes à payer l’accablent, il demande à Ernest Commanville de réamorcer sa pompe à finances. Le 11 janvier suivant, au même neveu : « La présente n’est que pour vous dire que : je suis absolument sans sol. — Ce qui n’est pas tout à fait exact, j’en possède 10 ! mais pas un centime de plus. » Ernest lui envoie cent francs. Il veut rassurer celui-ci : son troisième conte, Hérodias, est en route, il pense finir à la mi-février — « et j’aurais quelques balles ». L’argent ! L’argent ! cela devient une préoccupation qu’il souhaite ne pas voir tourner en obsession. Le 17 janvier, après avoir versé ses gages à Noémie et acheté quelques provisions, il lui reste six francs. Parfois il doit renoncer à prendre le bateau de La Bouille, à quelques encablures de Croisset, faute de pouvoir payer son billet. Les Trois Contes viennent à point, qui doivent paraître en avril. Tourgueniev s’est entremis pour qu’une traduction en soit publiée dans la revue russe Le Messager de l’Europe, ce qui a été accepté à la condition que les trois nouvelles soient imprimées en russe avant la publication du livre en France. Par ailleurs, Un cœur simple paraîtra dans Le Moniteur universel, Saint Julien dans Le Bien public, avant que les Trois Contes ne sortent le 24 avril.
Au demeurant, ce n’est qu’un ballon d’oxygène. À la fin du printemps, Flaubert consacre beaucoup de son temps à donner un appui à Commanville dans son effort de redressement. Non sans un certain optimisme du reste ; il croit qu’une solution existe. L’idée est de former une société en actions pour permettre au mari de Caroline de monter une nouvelle affaire. Un million de capital est nécessaire ; l’usine, qu’il possède toujours à Neuville, près de Dieppe, terrain et matériel sont estimés à six cent mille francs. Restent donc quatre cent mille à trouver auprès de souscripteurs. Le 18 juin 1877, Flaubert est en mesure d’annoncer à Edma Roger des Genettes que cent vingt mille francs sont arrivés en quinze jours : « Tout n’est pas fini cependant, mais il y a de l’azur ! » Il ne ménage pas sa peine, écrit tous azimuts ou rend visite aux actionnaires éventuels ou à ceux qui pourraient lui trouver des fonds. Parmi ces personnes qu’il sollicite, apparaît dans sa correspondance Marguerite Pelouze, une dame séparée de son époux et qui a racheté en 1864 le château de Chenonceaux où, grâce à sa fortune, elle a entrepris d’importants travaux de restauration. Comment Flaubert l’a-t-il connue ? on ne sait. Toujours est-il qu’après avoir été reçu dans son hôtel parisien de la rue de l’Université il se rend à son invitation à Chenonceaux en mai 1877, d’où il revient enchanté avec le bon espoir que l’aimable châtelaine investira dans l’affaire Commanville. Le fidèle Raoul-Duval, qui ne manque pas de surface, est lui aussi enrôlé dans la quête des souscripteurs. Mais la tâche est considérable : comment convaincre des investisseurs de renflouer un Commanville qui a évité d’extrême justesse la faillite ? « Les affaires ne prennent pas une belle tournure », confie-t-il à Léonie Brainne, en juillet. Les promesses de souscription ne dépassent pas alors cent cinquante mille francs. Elles progressent encore lentement au cours de l’été 1877. Mais que la conjoncture est mauvaise ! La France est en pleine crise politique à la suite de la dissolution de la Chambre par Mac-Mahon le 25 juin et dans l’attente des prochaines élections, qui auront lieu en octobre.
Ces démarches répétitives n’ont pas empêché Flaubert de travailler vite. Le 20 avril 1877, il a signé le bon à tirer de son recueil de trois nouvelles qui est mis en vente trois jours plus tard par Charpentier.
Les Trois Contes
En septembre 1875, du fond de sa décrépitude morale, Flaubert, désespérant de mener à bien Bouvard et Pécuchet, à Concarneau où il a pris ses quartiers, a conçu l’idée d’écrire un texte court, un petit roman de chevalerie, La Légende de saint Julien l’Hospitalier — tirée de la Légende dorée de Jacques de Voragine. Dès 1856, une fois achevé Madame Bovary, il y avait déjà songé, comme l’atteste une lettre à Louis Bouilhet(412). Vingt ans plus tard, il écrivait à Edma Roger des Genettes : « Bouvard et Pécuchet étaient trop difficiles, j’y renonce ; je cherche un autre roman, sans rien découvrir. En attendant, je vais me mettre à écrire la légende de Saint Julien l’Hospitalier, uniquement pour m’occuper à quelque chose, pour voir si je peux faire encore une phrase, ce dont je doute. Ce sera très court, une trentaine de pages peut-être. » Au mois de février suivant, il avait achevé d’écrire ce qu’il appelle, dans une lettre à Léonie Brainne, sa « petite historiette religioso-pohétique et moyennâgeusement rococo ».
Le conte commence comme une tragédie antique : comment Julien accomplit à son insu la prédiction selon laquelle il tuerait son père et sa mère. La suite relève de la Légende dorée : comment Julien abandonne tout, devient mendiant, et finit par nourrir, abriter et réchauffer un lépreux en partageant avec lui sa couche. Un acte de sainteté qui ne reste pas sans retombée : le lépreux se révèle être le Christ : « Alors le Lépreux l’étreignit ; et ses yeux tout à coup prirent une clarté d’étoiles […] et Julien monta vers les espaces bleus, face à face avec Notre-Seigneur Jésus, qui l’emportait dans le ciel. » Le goût du fantastique si présent dans ses œuvres de jeunesse reprenait force.
Sitôt achevé Saint Julien, Flaubert s’était lancé dans une autre nouvelle, Un cœur simple, retraçant la vie de Félicité, une vieille servante de Pont-l’Évêque, très attachée à sa patronne, Mme Aubain, et à ses enfants Paul et Virginie. Elle aura le chagrin de les perdre l’un après l’autre et concentrera alors sa tendresse sur un perroquet, Loulou, jusqu’au moment où, l’ayant trouvé mort, désespérée, elle a l’idée de le faire empailler : « Enfin il arriva, — et splendide, droit sur une branche d’arbre, qui se vissait dans un socle d’acajou, une patte en l’air, la tête oblique, et mordant une noix, que l’empailleur, par amour du grandiose, avait dorée. » C’est agenouillée devant le perroquet empaillé qu’elle dira ses oraisons… « et, quand elle exhala son dernier souffle, elle crut voir, dans les cieux entrouverts, un perroquet gigantesque, planant au-dessus de sa tête ».
Avec Un cœur simple, Flaubert replongeait dans son passé, ses souvenirs d’enfance, ses vacances à Trouville, conservant l’image si vivante de Julie, la servante qui lui faisait des lectures et qu’il revoyait encore, à Croisset, vieille, malade, mais avec laquelle il évoquait toujours les moments et les visages disparus. En juin 1876, il prévenait Edma Roger : « Cela n’est nullement ironique, comme vous le supposez, mais au contraire très sérieux et très triste. Je veux apitoyer, faire pleurer les âmes sensibles — en étant une moi-même. » Entre-temps, il avait entamé un troisième conte, Hérodias.
Hérodias est le nom d’une autre héroïne de l’Antiquité, de la veine de Salammbô. Le personnage central de l’histoire, cependant, est saint Jean-Baptiste. L’action se déroule en 28 avant J.-C. en Judée, dirigée alors par le tétrarque Hérode Antipas. Celui-ci s’est uni à Hérodiade (Hérodias), femme de son demi-frère. Pour avoir dénoncé cet adultère, le juif Iaokanann — autrement dit saint Jean-Baptiste — est enfermé dans la citadelle de Machaerous. Hérodias veut sa mort. Lors d’un festin donné pour l’anniversaire d’Hérode, celui-ci est fasciné par une danseuse inconnue, à laquelle il promet de réaliser le vœu qu’elle prononcera : ce sera la tête de Iaokanann. Prisonnier de sa promesse, il fait trancher la tête de saint Jean-Baptiste, qu’il offre à la danseuse, qui n’est autre que Salomé, la fille d’Hérodias.
La danse de Salomé est un motif répandu de l’iconographie chrétienne. Flaubert avait pu être inspiré par le tympan de l’une des portes de la cathédrale de Rouen, une sculpture du XIIe siècle représentant Salomé dansant devant Hérode, tandis que Jean-Baptiste est enfermé dans une tour. Certains détails ont dû lui être fournis par ses notes de voyage en Orient, notamment sur les danses des almées. Selon son habitude, Flaubert n’a pas ménagé sa peine dans la préparation, faisant de multiples lectures, à commencer par les Évangiles, mais aussi Flavius Josèphe, Suétone, les manuels d’archéologie ; il met à contribution ses amis, tels Edmond Laporte, Frédéric Baudry, bibliothécaire à l’Arsenal, auquel il demande les noms des étoiles en hébreu et en arabe.
Ces Trois Contes ont une tonalité chrétienne inattendue. Est-ce une coïncidence ? Le 24 décembre 1876, Flaubert participe, accompagné de Noémie et de la femme du fermier, Mme Chevalier, à la messe de minuit au couvent Sainte-Barbe, chez les religieuses. « Et je m’y suis plu, pour dire le vrai », annonce-t-il le lendemain à Caroline. Après saint Antoine, saint Julien, saint Jean-Baptiste et le cœur simple de la bienheureuse Félicité, c’était de quoi plaire aux autorités ecclésiastiques, qui, effectivement, recommanderont les trois récits. Il en parle à sa chère Léonie : « Les Trois Contes de “ce bon M. Flaubert” sont recommandés sur le catalogue d’une librairie catholique, comme pouvant circuler “dans les Familles”. Quand je vous dis que je tourne au Père de l’Église(413) ! »
Des Trois Contes, on peut faire une lecture moins hagiographique, et juger qu’en racontant la vie de Félicité, qui confond le Saint Esprit avec un perroquet, l’auteur a frappé de dérision la croyance des « simples ». Flaubert s’en est défendu : c’est une histoire triste, sans ironie. Il est vrai que les trois nouvelles ont en commun le récit d’une Passion et d’une Rédemption ; la tonalité est celle du merveilleux chrétien. On note chez lui non pas un quelconque retour à la foi — une foi oubliée dès son enfance —, mais peut-être, au diapason de Renan, une aspiration à la spiritualité que les images des églises et les chants religieux de la messe de minuit vivifiaient(414).
Parus le 24 avril 1877, les Trois Contes suscitent immédiatement les louanges de ses amis. Laure de Maupassant, la mère de Guy, l’applaudit depuis Étretat : « vraie merveille, rare chef-d’œuvre ! » Les félicitations pleuvent. Seul Edmond de Goncourt, acariâtre invétéré, fait la fine bouche. Quand Flaubert a lu Hérodias chez la princesse Mathilde, au mois de février, Edmond a consigné dans son Journal : « Cette lecture, au fond, me rend triste. Au fond, je voudrais à Flaubert un succès, dont son moral et sa santé ont un si grand besoin. Bien certainement, il y a des tableaux colorés, des épithètes délicates, des choses très bien ; mais que d’ingéniosités de vaudeville là-dedans et que de petits sentiments modernes plaqués dans cette rutilante mosaïque de notes archaïques ! Ça me semble, en dépit des beuglements du liseur, les jeux innocents de l’archéologie et du romantisme(415). » Le talent des autres a toujours porté ombrage aux Goncourt.
Dans l’ensemble, cependant, la critique, pour une fois, fut très bonne. Dès le 27 avril, le redoutable Francisque Sarcey, qui avait étrillé L’Éducation sentimentale, reconnaît dans sa conférence hebdomadaire dont le compte rendu paraît dans Le Moniteur universel avoir été « séduit » ; Flaubert s’affirme, à ses yeux, comme un peintre et un musicien : « Sa plume a trouvé, par des phrases incidentes, par une ponctuation qui lui est propre, par des adverbes sonores, le secret de rendre le son des voix, le bruit du vent, le galop des chevaux, le timbre des cloches, le cri d’un mourant. » Le style ! L’attention de tous les critiques s’y arrête : « Le style est superbe […] les grandes images saisissantes sont prodiguées et les descriptions étincellent » (Louis Fourcaud, Le Gaulois, 4 mai 1877). Loin de le desservir, son érudition même, que d’aucuns lui reprochent toujours de peser trop lourd, lui permet, remarque Théodore de Banville dans un article dithyrambique du National, de trouver « toujours le mot juste, propre, décisif », et ainsi « peut-il tout peindre, même les époques et les figures les plus idéales, sans employer jamais le secours d’un verbe inutile ou d’un adjectif parasite » (14 mai 1877). Théophile Gautier fils insiste, dans L’Ordre du 15 mai, sur la musique flaubertienne : « Trois Contes, nous pensons involontairement à ces recueils que Beethoven intitule, modestement aussi, Trois Sonates, et où son inspiration éclate avec autant de puissance que dans ses plus grandioses symphonies […]. Le nouveau volume de Gustave Flaubert a éveillé en nous une sensation analogue et montre que l’auteur, absolument maître de son talent, peut l’adapter à toutes les dimensions. » L’épouse d’Alphonse Daudet, Julia, qui signe sous le pseudonyme de Karl Steen, juge dans le Journal officiel du 12 juin que le style de Flaubert, « ferme, imagé, mesuré, c’est la perfection de notre langue française. Pas un mot de trop, pas une épithète. On n’oserait changer de place une virgule, et la satisfaction artistique éprouvée n’a d’égal que le respect qu’inspire un si noble talent ». Henry Houssaye qui, dans le Journal des débats du 21 juillet, n’écrit pas la critique la plus flatteuse reconnaît que le style de Flaubert « est mâle, vigoureux, précis, coloré, plein de traits lumineux et de délicates nuances, tour à tour sonore ou harmonieux, marchant ou volant, calme ou véhément ». En puriste, il lui reproche cependant d’être parfois amphibologique par horreur des répétitions : pour les éviter, il emploie le pronom qui renvoie on ne sait à qui.
Outre la qualité du style, ce qui a frappé les critiques, c’est que les Trois Contes font valoir, comme l’écrit Alfred Darcel, dans le Journal de Rouen du 2 mai, les « trois faces de son merveilleux talent d’écrivain ». Julia Daudet l’explicite : « Il est intéressant de remarquer que la nouvelle œuvre de M. Gustave Flaubert résume admirablement ses inspirations diverses, et les rappelle à la mémoire de ses lecteurs. Ainsi Un cœur simple, par le milieu bourgeois, le paysage normand, la franchise d’une langue qui prête une grande poésie aux détails les plus vulgaires, donne une vague idée de Madame Bovary ; La Légende de saint Julien l’Hospitalier, mélangée de merveilleux et de mysticisme, voilée par endroits de reflets de vitrail et de poussière de solitudes, semble détachée de La Tentation de saint Antoine, tandis qu’Hérodias procure à tous les lettrés cette émotion purement artistique, cette admiration pour un talent qui n’a pris de la science que ses ressources pittoresques, ressentie jadis à la lecture de Salammbô. »
À côté des louanges, parmi lesquelles il faut citer encore celle de Saint-Valry, dans La Patrie du 8 mai, qui parle de l’ « admirable combinaison d’exactitude et de poésie », ou, dans La Liberté du 23 mai, celle d’Édouard Drumont, les grincheux cette fois sont rares. Notons Daniel Bernard qui, dans L’Union du 20 mai, se demande quel intérêt il peut y avoir à suivre la vie d’une quelconque Félicité, et préfère ne pas parler d’Hérodias, « par indulgence ». Plus remarquable est le méchant article dû à la plume d’un critique bientôt des plus en vue : Ferdinand Brunetière et, encore une fois, dans la Revue des deux mondes, fidèlement hargneuse à l’endroit des ouvrages de Flaubert, même après la mort de son directeur, Buloz. L’article est long mais le jugement, lapidaire : « Un cœur simple, Hérodias, La Légende de saint Julien l’Hospitalier, sont certainement ce qu’il [Flaubert] avait encore donné de plus faible. » Et de déplorer sa religion d’artiste, sa préoccupation de l’effet « trop peu dissimulée », « la même tension du style, pénible, fatigante, importune, les mêmes procédés obstinément matérialistes (sic) ». Pour lui, aucun doute : l’invention de Flaubert « tarit ».
L’auteur des Trois Contes peut, malgré cela, se réjouir d’une critique qu’il n’avait jamais connue aussi favorable. En revanche, son livre ne se vend pas. Il a paru en pleine crise politique, une crise qui dure et qui nuit à la librairie. Le 21 mai, il apprend à Agénor Bardoux que Charpentier, qui débite ordinairement trois cents volumes par jour, en a vendu cinq le samedi précédent ! « La guerre de 1870 a tué L’Éducation sentimentale, écrit-il à Maxime Du Camp, et voilà un coup d’État intérieur qui paralyse les Trois Contes, c’est vraiment pousser loin la haine de la littérature. »
Vie parisienne
Bien qu’il apprécie de plus en plus les charmes de Croisset à mesure qu’il craint de les perdre, Flaubert a passé de longs mois à Paris au cours de ces années 1876 et 1877. À cinquante-cinq ans, il monte encore jusqu’à son cinquième étage de la rue du Faubourg-Saint-Honoré sans trop souffler. Chez lui, il reçoit ses amis régulièrement le dimanche, Tourgueniev, quand sa goutte le lui permet, Edmond de Goncourt, Alphonse Daudet, Émile Zola, le jeune Guy de Maupassant qui se reconnaît comme son disciple et les visiteurs de passage.
Cette saison, c’est le succès de Zola qui fournit la conversation. Son dernier roman, L’Assommoir, bat des records de vente, après avoir été publié en feuilleton dans La République des lettres. Aux premiers chapitres lus, Flaubert prononce le mot « ignoble ». Il reproche à Zola le parti pris d’utiliser la langue des voyous. L’ami Tourgueniev est d’avis que Zola montre « bien du talent » mais que, dans son livre, « on remue trop le pot de chambre(416) ». Pourtant, le livre paru, l’effet d’ensemble amène Flaubert à changer d’avis : « Il serait fâcheux, écrit-il à son amie Edma Roger, de faire beaucoup de livres comme celui-là ; mais il y a des parties superbes, une narration qui a de grandes allures et des vérités incontestables. C’est trop long dans la même gamme, mais Zola est un gaillard d’une jolie force et vous verrez le succès qu’il aura. » Pour lui, il s’agit d’une œuvre considérable et, désormais, il la défend contre tous ceux qui s’y montrent hostiles. Cependant, il ne peut supporter chez Zola sa prétention à faire la théorie de son esthétique, et de vouloir faire école sous le nom de « naturalisme » au long de sa chronique hebdomadaire : « Le tort de Zola, c’est d’avoir un système, de vouloir faire une école. Ses feuilletons dans Le Bien public m’indignent hebdomadairement. » Et Tourgueniev de renchérir : « Ce matérialisme m’indigne. — Et presque tous les lundis, j’ai un accès d’irritation en lisant les feuilletons de ce brave Zola. » Un lundi soir, chez Brébant, Flaubert attaque en flèche les professions de foi naturalistes de Zola. Or celui-ci, nous conte Goncourt, loin de se livrer à la riposte, s’esquive en invoquant sa condition sociale : « Vous, vous avez eu une petite fortune, qui vous a permis de vous affranchir de beaucoup de choses. Moi qui ai gagné ma vie absolument avec ma plume, qui ai été obligé de passer par toutes sortes d’écritures honteuses, par le journalisme, j’en ai conservé, comment vous dirai-je cela ? un peu de banquisme [faire de l’argent]… Oui, c’est vrai que je me moque comme vous de ce mot naturalisme ; et cependant, je le répéterai sans cesse, parce qu’il fait un baptême aux choses, pour que le public les croie neuves… » Zola distingue ses œuvres (ses romans) de ses articles de journaux, qui « ne sont que la banque pour faire mousser [s]es livres ».
Cynisme ou pas, ce naturalisme délie les langues, le mot a été lancé dans le public. Flaubert récuse aussi bien le naturalisme que le réalisme : s’il entend bien partir du réel, il nie la prétention à le restituer. Outre le Beau, ce qu’il vise, c’est le Vrai, que l’artiste ne peut atteindre que par la généralisation (« L’art n’est pas fait pour peindre les exceptions ») et l’exagération proportionnée (« Il ne faut jamais craindre d’être exagéré. Tous les grands l’ont été, Michel-Ange, Rabelais, Shakespeare, Molière »). Malgré cela, à son grand dam, on associe Zola à Goncourt et à Flaubert. Le trio est ainsi invité le 16 avril 1877 à un dîner au restaurant Trapp par six jeunes écrivains, se donnant pour la « jeunesse réaliste, naturaliste », et reconnaissant leurs trois aînés comme leurs maîtres : ce sont Joris-Karl Huysmans, Henry Céard, Léon Hennique, Paul Alexis, Octave Mirbeau et Guy de Maupassant. Les trois aînés publient en cette même année 1877 L’Assommoir, La Fille Élisa et les Trois Contes. Le coup a été bien préparé par Catulle Mendès, directeur de La République des lettres, qui, dès le 13 avril, a été jusqu’à annoncer le menu de ce futur dîner historique : « Potage, purée Bovary ; Truite saumonée à la Fille Élisa ; Poularde truffée à la Saint-Antoine ; Artichauts au Cœur simple ; Parfait “naturaliste” ; Vin de Coupeau. Liqueur de l’Assommoir. Monsieur Gustave Flaubert, qui a d’autres disciples, remarque l’absence des anguilles à la Carthaginoise, et des pigeons à la Salammbô. » On verra plus tard dans ce dîner une cérémonie fondatrice de l’école naturaliste ; pareil écho ne pouvait qu’irriter l’auteur de Madame Bovary, mais celui-ci avait de l’amitié et même de l’admiration pour Zola, hormis ses tartines théoriques.
Flaubert participe à d’autres agapes, tel ce « dîner des auteurs sifflés », rassemblant ceux qui ont connu des fours au théâtre, la « société des cinq », à savoir Goncourt, Daudet, Zola, Tourgueniev, qui prétendait avoir été hué en Russie, et Flaubert. On changeait chaque fois de restaurant, mais les conversations allaient toujours bon train jusque tard dans la nuit, puis, se remémore Zola, « comme Flaubert détestait rentrer seul, je l’accompagnais à travers les rues noires, je me couchais à trois heures du matin, après avoir philosophé à l’angle de chaque carrefour(417) ». Une façon de se consoler joyeusement. Il fréquente toujours la princesse Mathilde, à Paris dans ses salons de la rue de Berri, et dans son hôtel particulier de Saint-Gratien qu’elle a pu garder. Parfois, Saint-Gratien est pour lui un alibi : il annonce à tous les vents qu’il y est, alors qu’il revoit secrètement sa bien-aimée Juliet Herbert à Paris : « Pour le commun des mortels, je suis censé être à Saint-Gratien », écrit-il à Edmond Laporte en septembre 1876. À ses amis masculins, il peut dire de quoi il s’agit, non pas d’un amour qui à ses yeux prêterait à sourire, car il ne faut pas, entre hommes, être sentimental, mais d’une copulation bien virile selon les habitudes : « Je suis censé être à Saint-Gratien, précise-t-il donc, mais, de fait, je suis à Paris où je dérouille mon braquemard. » Pour Tourgueniev, il se fait plus délicat : « Ne soyez pas étonné de mon long séjour dans la capitale. J’y suis (inter nos) retenu, Veneris causa [à cause de Vénus] !!! » À Goncourt aussi, il explique qu’il dérouille son braquemard et qu’il doit en garder le secret. La pudeur masculine interdit l’aveu d’amour : on n’aime pas, on baise ! Hermia Oliver, citations et recoupements à l’appui, a montré de façon probante que Flaubert ne recevait pas alors n’importe quelle femme facile. Au contraire : « Tout permet de croire que Juliet fut sa maîtresse durant ces vingt jours en 1874 et le fut encore en 1876, 1877 et 1878. » Si le secret devait être bien gardé, une phrase de Flaubert l’explique : « le moindre amour peut faire perdre à une femme, si bas qu’elle soit, sa position, sa fortune, sa vie même(418) ».
C’est à cette époque que la bataille de Flaubert en vue de faire édifier à Rouen une fontaine ornée du buste de Louis Bouilhet connaît son dénouement. Gustave, qui a de la suite dans les idées, a continué de remuer ciel et terre pour obtenir l’assentiment de la nouvelle municipalité. Grâce à Laporte, réélu au conseil général de la Seine-Inférieure, il a pu faire revenir la question à l’ordre du jour du conseil municipal. Le 4 mai 1877, le rapport, inspiré par Flaubert, est approuvé. Flaubert peut l’annoncer à Bardoux : « Vous apprendrez avec plaisir que le maire de Rouen a agréé ma proposition relative au monument de Bouilhet. Nous aurons, dans un quartier populeux, une jolie fontaine avec son buste et qui portera son nom. » C’était une belle victoire de l’amitié. Toutefois, quinze jours plus tard, et pendant des mois, Flaubert est happé par ce qui lui était jusque-là passablement étranger : la politique !
Merde pour Mac-Mahon
En décembre 1876, Flaubert, en pleine préparation d’Hérodias, avoue à Caroline qu’il ignore complètement ce qui se passe dans le monde. Le 17 septembre 1877, il confie à Edma Roger : « Jamais l’attente d’un événement Politique ne m’a autant troublé que celle des Élections. » Entre-temps avait éclaté la crise du 16 mai, le « coup d’État » de Mac-Mahon, qui avait indigné Flaubert. La situation d’incertitude politique avait paru s’achever par le vote en 1875 des lois constitutionnelles par l’Assemblée nationale. Des élections avaient eu lieu au début de l’année suivante, d’abord au Sénat en janvier, puis à la chambre des députés en février et mars. Alors que la haute assemblée était acquise aux conservateurs, la chambre des députés, elle, était dominée par une majorité républicaine. Qui aurait le dernier mot : le président, de droite, ou la Chambre, de gauche ? Le conflit se produisit entre les deux, lorsque Mac-Mahon désavoua le président du Conseil Jules Simon. Le désaccord était dû à l’agitation catholique ultramontaine en faveur du pouvoir temporel du pape, depuis que Rome, en 1870, avait été prise par les patriotes italiens. Le 4 mai, Gambetta avait prononcé la fameuse formule : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! » Jules Simon, républicain modéré, débordé par la gauche, dut accepter un ordre du jour de la Chambre engageant le gouvernement à réprimer les « manifestations ultramontaines ». Hostile à ce vote, le président de la République, par une lettre du 16 mai 1877 désavouant le chef du gouvernement, pousse Jules Simon à la démission. Albert de Broglie, chef de file des orléanistes, était appelé à lui succéder, devant une Chambre qui lui était hostile. Ce coup de force eut pour effet de sceller l’union des 363 députés républicains de la Chambre, qui, le 20 mai, publiaient un manifeste contre la « politique de réaction et d’aventures ». On s’acheminait ainsi, inévitablement, vers la dissolution de la Chambre par Mac-Mahon avec l’accord du Sénat, ce qui fut fait le 25 juin. La bataille suprême allait s’engager pour les élections législatives prévues en octobre. Le ministre de l’Intérieur Fourtou s’évertua à les préparer en faveur de la droite, en usant de tous les moyens, légaux et illégaux, aux fins de rallier une majorité de suffrages : déplacement ou révocation de 77 préfets, révocation de 1 743 maires, suspension des conseils municipaux, saisie de journaux assortie de poursuites, interdiction de réunions, fermeture des cabarets, fermeture des loges maçonniques et des sociétés républicaines, etc. Bien disciplinés, les républicains s’unissent sous la direction de Gambetta : il sera dit que partout où ils se représentent, les « 363 » n’auront aucun adversaire républicain.
Dans un premier temps, Flaubert, qui vient de publier les Trois Contes moins d’un mois avant le 16 mai, s’indigne contre « notre Bayard moderne » (surnom de Mac-Mahon), dont les « folichonneries » nuisent à la vente de son livre. Bien vite, cependant, il se dégage de ses intérêts personnels pour prendre la mesure de la situation. Ce qu’il voit, ce qu’il redoute, c’est que le comportement du maréchal va pousser nombre de conservateurs qu’il connaît du côté des « rouges ». Devant les excès de l’ordre moral, l’étouffement des libertés et la propagande officielle, il prend désormais nettement parti contre Mac-Mahon : « Je voudrais, écrit-il le 19 juillet à Tourgueniev, être aux Élections, pour voir la tête des Mac-Mahoniens. L’ordre moral en Province va jusqu’à supprimer les assemblées de charité (qui ne sont pas cléricales). Oh ! Bêtise Humaine ! » Il se réjouit des discordes qui règnent dans le parti de l’ordre, tout en s’inquiétant de la « réaction républicaine » après sa défaite(419). Il s’étonne lui-même de sa propre colère : « Mais pourquoi cette indignation ? Je me le demande moi-même. C’est sans doute que plus je vais, plus la Sottise me blesse. Or je ne connais rien dans l’histoire d’aussi inepte que les hommes du 16 mai. » Il enrage contre Mac-Mahon (« Où se trouve un idiot comparable au Bayard des temps modernes ? »), contre Fourtou, contre Lizot, le préfet de la Seine-Inférieure (« Notre Préfet interdit les conférences sur Rabelais — et sur la géologie ! »).
Soudain, au début de septembre, une déflagration : Thiers est mort. Il s’était rallié à la république, faisant alliance avec Gambetta contre la réaction. Ses funérailles deviennent une formidable manifestation de rue. Que fait Flaubert ? Son premier réflexe est de craindre une poussée à droite, « par peur de Gambetta ». Mais il ne manque pas, le 8 septembre, les obsèques du grand homme, suivies au bas mot par plus de cent mille Parisiens(420), dont bon nombre ont naguère détesté Thiers, général en chef de la bourgeoisie et bourreau de la Commune. Voilà qu’il devenait le symbole de la république !
« Eh bien ! narre Flaubert à Edma Roger, moi aussi j’ai vu les Funérailles du père Thiers ! Et je vous assure que c’était splendide ! Cette manifestation, réellement nationale, m’a empoigné. Je n’aimais pas ce roi des Prudhommes — n’importe ! Comparé aux autres qui l’entouraient, c’est un géant. — Et puis, il avait une rare vertu : le Patriotisme. Personne n’a résumé comme lui la France. De là, l’immense effet de sa mort. »
Victor Hugo, dans Choses vues : « Aujourd’hui enterrement de Thiers. J’y suis allé. Trajet à pied de la maison place Saint-Georges à Notre-Dame de Lorette ; de là au Père Lachaise par les boulevards. Foule immense. » Apothéose incroyable, étonnant retournement de l’Histoire : Thiers est enterré dans le grand cimetière parisien, à trois cents mètres du mur des Fédérés, après avoir traversé Paris sous les « Vive la république ! ».
Au début d’octobre, dans l’attente des élections, Flaubert piaffe et écrit à Léonie Brainne : « Et moi qui me croyais un sceptique ! » Il n’est pas sûr du résultat des élections, mais il a constaté dans les campagnes, où il se trimbale en carriole à la recherche de lieux qui concernent Bouvard et Pécuchet, l’exaspération contre le maréchal. À Tourgueniev, le 5 octobre : « Ma haine pour “l’Ordre moral” et notre “Bayard” me suffoque et m’abrutit. » Il signe désormais ses lettres à Zola ou à Laporte : « Merde pour l’Ordre moral » ou bien « Merde pour Mac-Mahon ».
Les élections d’octobre donnent la victoire aux républicains, malgré un léger repli : 323 sièges contre 208 aux conservateurs. Un moment, Mac-Mahon croit pouvoir finasser, mais il doit en fin de compte se soumettre. Certes, il n’appelle pas Gambetta à la tête du gouvernement, c’est finalement (après un bref ministère Rochebouët) Dufaure, du centre gauche, qui devient président du Conseil. Agénor Bardoux, l’ami de Flaubert, prend le portefeuille de l’Instruction publique. La crise et la victoire des républicains avaient fixé pour l’avenir l’interprétation des lois constitutionnelles de 1875 : la primauté revenait à la chambre des députés. Tournant majeur que dut reconnaître le président de la République, dans un message qui n’était pas de sa main mais qu’il dut signer : « La Constitution de 1875 a fondé une république parlementaire en établissant mon irresponsabilité, tandis qu’elle a institué la responsabilité solidaire et individuelle des ministres. » Le régime d’assemblée s’imposait contre le régime semi-présidentiel : l’Élysée devait se soumettre au Palais-Bourbon. Le vrai chef de l’exécutif était le président du Conseil.
Flaubert ne pouvait que se féliciter du « renfoncement de Bayard(421) ». Sans s’être rallié complètement aux idées de Victor Hugo qui, au Sénat où il a été élu, entreprend une campagne en faveur de l’amnistie des communards, il le voit très souvent, lui rend visite, échange des idées avec lui, le trouve toujours plus « charmant ». Au milieu du fiévreux mois d’octobre 1877, il a lu de lui l’Histoire d’un crime, dont le premier volume vient de paraître, et qu’il considère comme « un très beau livre ». Il admire la narration du coup d’État du 2 décembre, « et quel gaillard que ce bonhomme ! ». Il est douteux qu’il ait exprimé la même admiration du temps, sous le second Empire, où il fustigeait Les Misérables.
La conversion définitive à la république de celui qui maudissait le suffrage universel est représentative d’un état d’esprit qui s’est diffusé parmi les écrivains en cette période d’ordre moral. Edmond de Goncourt tremble surtout de voir son roman La Fille Élisa tomber victime de la censure. Pour le reste, ses positions conservatrices n’ont pas changé. L’« idolâtrie » dont Thiers a bénéficié lors de ses funérailles l’exaspère ; il n’ira pas voter : « Il y a chez moi une aversion telle de la politique qu’aujourd’hui où c’est vraiment un devoir de voter, je m’abstiens… J’aurai passé toute ma vie sans avoir voté une seule fois. » C’était naguère l’attitude de Flaubert ; elle a changé. Maupassant, Daudet, Charles-Edmond désormais et, depuis longtemps, Berthelot s’affirment républicains. Émile Zola, de son côté, commentant la mort de Thiers pour les lecteurs russes du Messager de l’Europe, affirme que la république est devenue la « forme définitive de notre gouvernement(422) ».
Autrefois si proche de Goncourt, Flaubert a évolué avec Renan, qu’il admire tant. Il lui dit avec quel enthousiasme il a lu, à la fin de 1876, sa « Prière sur l’Acropole », partie des Souvenirs d’enfance publiés dans la Revue des deux mondes. À Renan, il a emprunté l’idée d’un gouvernement aristocratique, celui des mandarins, mais le même Renan qui, dans La Réforme intellectuelle et morale, déplorait la mort du roi est, pragmatique, de plus en plus acquis à la république dans la mesure où le régime républicain n’est plus le régime des fureurs populaires et de la terreur organisée, mais un régime « terre à terre ». Dans les mêmes Souvenirs, Renan se disait reconnaissant à sa mère de lui avoir donné un « goût invincible de la Révolution — malgré tout le mal que j’ai dit d’elle ». Après avoir condamné en 1877 le « coup du 16 mai », dont le cléricalisme était le fond, Renan, en 1878, est définitivement converti à la démocratie et à la république(423). Signe des temps : l’auteur de la Vie de Jésus destitué du Collège de France en 1863 est élu, en 1878, à l’Académie française dès le premier tour.
La transition démocratique entamée en 1830 s’achève ; elle sera consommée en 1879 lorsque les républicains deviendront majoritaires au Sénat et que le maréchal Mac-Mahon décidera de démissionner. La France est passée d’une monarchie constitutionnelle à une république éphémère, suivie par le rétablissement de l’Empire ; les sursauts monarchiques retombés après la crise du 16 mai, elle devenait une république parlementaire, qui allait définitivement s’émanciper de la tutelle cléricale. Comme le disait Charles-Edmond, le directeur du Temps, ami de Renan et de Flaubert : « Il est certain que la France est le pays où se livrera la dernière et suprême lutte des théories cléricales contre la pensée moderne(424). »
Flaubert tout comme Renan a suivi cette évolution, la crise du 16 mai s’est révélée décisive. À leurs yeux, les monarchistes et les bonapartistes sont les fourriers du désordre. Dans la république, ils apprécient la digue laïque qu’elle oppose aux marées cléricales, aux tempêtes de l’ordre moral, aux vagues d’une religion qui force les consciences, bref à toutes les négations de la liberté. Ce n’est pas « la Sociale » de Jules Vallès, c’est le régime bien tempéré des modérés — mais qui a eu raison de la « république des ducs » en quête de restauration monarchique — qui concentre désormais les faveurs de Flaubert.