Par « haine du 16 mai », contre le « parti de l’ordre » abhorré, Flaubert a donc rallié le camp républicain. Lorsqu’en février 1879 le maréchal de Mac-Mahon démissionne et que Jules Grévy lui succède à l’Élysée, il se montre enchanté : « Le changement de Président m’a été extrêmement agréable. C’est plein de grandeur, “quoi qu’on die”, un événement considérable et nouveau dans l’histoire de France. — Et puis, enfin, nom de Dieu, nous sommes délivrés de messieurs les militaires, lesquels se connaissent à tout sauf à faire la guerre(425). » On en a fini avec l’ordre moral, le tintamarre clérical, les prétentions monarchistes, la tyrannie des censeurs, place entière désormais à la littérature ! Il va pouvoir se remettre à fond à son « affreux bouquin », Bouvard et Pécuchet, ce roman insensé, impossible, monstrueux, qu’il s’en veut d’avoir entrepris, mais qui sera peut-être l’ouvrage de sa vie. Hélas ! il n’aura pas de sitôt l’esprit disponible, non plus à cause de la politique mais des soucis d’argent, toujours, qui provoquent ses insomnies et le laissent si profondément découragé : les « affaires », ainsi qu’il nomme ses ennuis consécutifs à la chute de la maison Commanville et sa ruine personnelle, deviennent une descente quotidienne aux enfers. Pendant de longs mois, il est abattu par ses mécomptes financiers, qui consument ses forces et tournent ses jours en cauchemar.
« C’est un poids qui m’étouffe »
On connaît la solution entrevue par Ernest Commanville : dénicher les fonds nécessaires pour remonter une société de scierie. Flaubert s’emploie sans relâche à aider son neveu, non seulement parce qu’il y a intérêt lui-même, mais parce qu’il prodigue à Caroline une affection débordante et souvent aveugle. Il sollicite son ami Agénor Bardoux le ministre : ne peut-il pas lui trouver un « capitaliste » ? Il espère toujours en Mme Pelouze, retourne à Chenonceaux, où il a passé cinq jours en mai 1878. Mais il redoute que la dame ne se dérobe, de manière « inexplicable ». Il pousse Ernest à lui écrire, mais sans résultat immédiat. La châtelaine souscrira plus tard pour cinquante mille francs. En septembre, il confie à Edma Roger que ses « affaires » ne se rétablissent nullement : « Après des démarches infinies et des promesses innombrables, mon neveu n’est pas parvenu à remonter sa scierie. » Le couple Commanville ayant dû se résoudre à louer leur appartement du Faubourg-Saint-Honoré, qui jouxte celui de leur oncle, celui-ci met son propre logis parisien à la disposition de Caroline et de son mari — une gêne supplémentaire pour ses séjours à Paris. D’Ernest, il ne reçoit plus le moindre versement d’argent, et il se demande par quels moyens il pourra revenir dans la capitale, où il doit compléter ses recherches pour Bouvard et Pécuchet à la Bibliothèque nationale. Il espère quelque rétribution de ses éditeurs Lemerre et Charpentier, qui doivent rééditer Salammbô et Madame Bovary. Il escompte aussi « quelques sols » de la « vieille Féérie » qui, à défaut d’être jouée, pourrait être publiée. Il se sent humilié : « J’ai les soucis d’un épicier. »
Consigné à Croisset, il s’engloutit dans Bouvard, tente de se résoudre à la pauvreté, mais le découragement s’insinue en lui et, cafardeux, il avoue à Tourgueniev qu’il « songe à la crevaison(426) ». Il entrevoit un moment que Charpentier pourrait réimprimer son Saint Julien en édition de luxe, pour les étrennes, mais l’éditeur renâcle ; c’est une nouvelle déception. Dalloz, qui dirige Le Moniteur et faisait mine de faire paraître Le Château des cœurs, en décline finalement l’idée et le lui fait savoir sèchement par son secrétaire. En décembre 1878, Flaubert se voit « au fond de l’abîme ». Ses amis le pressent : ne pourrait-il pas solliciter une situation ? N’a-t-il pas des relations haut placées ? Et eux-mêmes peuvent s’entremettre. À cette idée, il se cabre : « Vous me connaissez assez, écrit-il à Edma Roger des Genettes, pour savoir d’avance ma réponse : jamais. […] Plutôt vivre en pension, dans une auberge de campagne, que d’être un Monsieur émargeant au budget. » La princesse Mathilde lui fait-elle une allusion à une position digne de lui, il déclare à Edmond de Goncourt : « c’est aussi inutile que ses exhortations pour me présenter à l’Académie française ». Il se cadenasse dans sa formule « Les honneurs déshonorent, le titre dégrade, la fonction abrutit ». Son orgueil d’hidalgo le protège toujours du sort commun. À ce moment-là, il croit encore possible, pour Commanville, de mettre la main sur le quidam intéressé par le rachat de la scierie qui ne tourne plus et des terrains adjacents, mais la vente espérée est remise de semaine en semaine.
Pour comble de désagrément, au cours de cet hiver impitoyable de 1878-1879, alors que Croisset est enfoui sous la neige, il fait une chute sur le verglas devant sa porte, se donne une méchante entorse, doublée d’une fracture du péroné. Le voilà immobilisé pour de longues semaines. Heureusement, il peut compter sur son ami Edmond Laporte, vraie « sœur de charité », aux petits soins avec lui, qui multiplie ses visites, le soigne, rédige son courrier sous sa dictée, lui tient agréablement compagnie. Paris ne l’a pas oublié, les lettres pleuvent sur Croisset, qui finissent par énerver Gustave : tant de sollicitude, et toujours les mêmes mots convenus ! Une de ces lettres, d’Ernest Daudet, lui apprend que Le Figaro parle longuement de lui dans un article du 15 février 1879. Le journal relate comment, après que l’auteur de Madame Bovary a « perdu presque toute sa fortune dans une entreprise commerciale où il s’était engagé par pure bonté pour un de ses parents », ses amis se sont efforcés de lui faire obtenir la succession de Samuel de Sacy à la Bibliothèque Mazarine. Tourgueniev, dans cette mission, a été introduit par « une grande dame de la République » (le journal évite de nommer Juliette Adam) auprès de Gambetta, président de la chambre des députés, mais il a essuyé de la part de celui-ci un refus impoli.
En lisant cet article Flaubert fulmine. Il se serait bien passé de cet apitoiement public qui, du reste, masque mal une intention politique du journal conservateur : montrer l’ingratitude du régime républicain, et particulièrement de Gambetta, à l’endroit des grands écrivains français. Il n’entend se brouiller ni avec Gambetta, qu’il a rencontré naguère, ni avec Juliette Adam, son égérie, qui lui a manifesté sa sympathie. Malgré le ton persifleur et des inexactitudes, Le Figaro révélait un fait authentique, la démarche de Tourgueniev. Car Flaubert, sous la pression de ses amis, avait fini par accepter cette candidature à la Mazarine : « J’ai mis de côté un sot orgueil, écrivait-il à Tourgueniev le 5 février, et j’accepte. Car avant tout il ne faut pas crever de faim, ce qui est une sotte manière de crever. » Le Moscove avait donc entamé la démarche, appuyé par Zola et Charpentier, bien décidés à tirer leur ami de la détresse. Mme Adam avait joué les intermédiaires à l’hôtel de Lassay. Hélas ! le 13 février un télégramme du Russe tombait froidement sur Croisset : « N’Y PENSEZ PLUS REFUS DÉFINITIF LETTRE DONNE DÉTAILS ». La place visée était réservée à une vieille connaissance de Flaubert, Frédéric Baudry, conservateur de l’Arsenal. L’article du Figaro mis à part, Gustave affiche une indifférence philosophique : de toute façon cette place l’eût contraint à vivre à Paris, ce qui, même avec un logement de fonction, eût été au-dessus de ses moyens. Mais c’était sans compter sur la persévérance de ses amis, bien résolus à venir à sa rescousse.
Dans les lettres qu’il écrit régulièrement à sa nièce, il lui échappe des phrases pathétiques : « Mes forces sont épuisées, je ne peux plus que pleurer. » Cependant, une de ses connaissances, le sénateur Alphonse Cordier, un ami de jeunesse conseiller municipal de Rouen, lui fait savoir qu’il a parlé de lui à Paul Bert, conseiller du nouveau ministre de l’Instruction publique Jules Ferry — et aussi à Victor Hugo, lequel « séance tenante a écrit une chaude recommandation à Ferry(427) ». Quinze jours plus tard, il apprend à Laporte qu’on veut créer pour lui à la Mazarine une place de conservateur honoraire « avec une pension littéraire ». Pareille « aumône » le « dégoûte ». Baudry, sans doute pour se dédouaner d’avoir saisi le poste espéré par son « ami », soutient le projet, à quoi Flaubert répond : « Ma famille m’a ruiné. Eh bien, c’est à elle de me nourrir et pas au gouvernement. » Pour l’heure, il attend toujours la vente de la scierie, elle est annoncée, elle tarde. Estimée à six cent mille francs, elle n’en rapportera que deux cent mille. Les créanciers payés, il ne restera plus rien. Pourtant, à côté de ces créanciers, n’est-il pas, lui, le contributeur le plus important ? Mais il accepte de passer en dernier : « Tu as raison, ma chérie, dit-il à Caroline, il faut tout faire — tout pour ne pas spolier nos amis. » Dès lors, Gustave envisage de réclamer à son frère, qui est riche, lui (il estime qu’Achille, sa femme et sa fille possèdent environ cent mille francs de rentes), une « petite pension », qui ne dépasserait pas cinq mille francs. Achille, malade, est alors à Nice, d’où il a voulu revenir dès qu’il a appris l’accident dont Gustave a été victime. Celui-ci l’en a dissuadé. Leurs rapports, plutôt froids, sont devenus plus chaleureux. De retour à Rouen, Achille n’a pas hésité ; il lui assurera au moins trois mille francs par an. Mais, bien affaibli, n’ayant plus toujours sa tête — Flaubert évoque son « ramollissement du cerveau » —, n’a-t-il pas fait une promesse qu’il oubliera ? Par précaution, il demandera au notaire Florimont d’officialiser la pension. Car madame Achille, qui veille au grain, ne voit pas d’un bon œil la générosité de son mari.
Entre-temps, les démarches de ses amis vont se révéler concluantes, le plus efficace étant Victor Hugo, cependant que Guy de Maupassant, employé au ministère de l’Instruction publique, devient un bon informateur. Celui-ci lui écrit le 6 mars 1879 : « Le Ministre [Jules Ferry] a donné l’ordre à son chef de Cabinet de vous écrire pour vous prier d’accepter un titre honorifique accompagné d’une rente donnée sous le nom de traitement afférent à ce titre. » Maupassant insiste pour ménager l’amour-propre de Flaubert sur le fait que ce traitement devait être regardé « comme un hommage rendu par le gouvernement et non comme une pension d’homme de lettres(428) ». Flaubert n’est pas dupe : « répugnance invincible », « pension déguisée », et puis, ça va se savoir, les journaux vont en parler ! Il ajoute : « Si tout cela, titre et pension, pouvait être tenu secret, j’accepterais temporairement avec l’intention (ou même la promesse) de ma part d’y renoncer, en cas de meilleure fortune… » Maupassant le rassure, cette pension restera ignorée. Alors, il se résigne, « car la nécessité [l]’y contraint ». Il accepte la chose comme un « secours temporaire », un « prêt », mais que Le Figaro et que les autres feuilles se taisent ! « Car enfin il n’est pas drôle de vivre sur l’assistance publique ! »
En mai 1879, Jules Ferry, succédant à Bardoux au ministère de l’Instruction publique, propose officiellement à Flaubert une place de conservateur adjoint hors cadre à la Mazarine, avec un traitement de trois mille francs par an, sans aucune astreinte de présence. Non sans mauvaise foi, il peut dire à sa nièce qu’il n’est plus question de « pension ». Lui et Baudry reprennent leur relation « dans les meilleurs termes ». Au mois de juin, Flaubert se rend à Paris, pour remercier Jules Ferry, qui le reçoit avec un maximum de politesse. L’annonce officielle aura lieu en septembre, avec application rétroactive au 1er juillet 1879. Il peut ainsi garder — c’est le principal profit de cette pseudo-nomination — son appartement à Paris. Mais cette faveur gouvernementale ne lui permet pas d’émerger complètement de sa précarité. Au mois d’août, il fait savoir à Maupassant que sa belle-sœur « a refusé carrément la petite rente que Florimont lui avait demandée(429) » pour lui. Ses éditeurs se font tirer l’oreille pour payer leur auteur ; on lui apprend, du reste, que Charpentier serait à la veille de fermer boutique ! Au cours de l’été 1879, il se réjouit cependant que Commanville ait pu enfin, ayant trouvé les fonds nécessaires, remonter une scierie : « Est-ce que la Fortune changerait ? » Même si la situation devient meilleure, Flaubert jusqu’à ses derniers jours sera habité par un sentiment de la débine qui l’use, et qu’avive le papier timbré qu’il continue de recevoir, une suite à l’affaire Commanville à laquelle il ne comprend goutte. « Quand finira cette dévastation pécuniaire — et morale ? » demande-t-il encore à sa nièce trois mois avant sa mort.
Tout au long de cet interminable et dramatique effondrement, Flaubert, alors qu’il avait sujet à se plaindre d’eux, a traité sa nièce et son neveu avec les soins du pélican pour ses petits. Rarissimes sont les mots de reproche qu’il leur adresse, alors qu’il a été bel et bien mis sur le carreau par Ernest. En décembre 1879, il écrit dans une lettre à Caroline : « Quand j’aurai remis après-demain cent francs au jardinier, il me restera pour toute fortune 60 francs ! — Les commentaires sont inutiles, n’est-ce pas, ma chérie ? Et je m’en prive, ne voulant pas t’“écrire des choses trop dures”. Mais je te prie de descendre dans ta conscience et d’examiner la situation de Vieux, à qui tout le monde doit […] — et que personne ne paie ! » Edmond de Goncourt, quant à lui, note dans son Journal : « Des détails navrants sur ce pauvre Flaubert. Sa ruine serait complète et les gens, pour lesquels il s’est ruiné par affection, lui reprocheraient les cigares qu’il fume et sa nièce aurait dit : “C’est un homme singulier que mon oncle, il ne sait pas supporter l’adversité(430)” ! » Caroline et Ernest le surnommaient le Consommateur et lui faisaient grief du bois qu’il brûlait(431). Selon Edma Roger des Genettes, Flaubert aurait abandonné à ses neveux plus d’un million pour leur éviter la faillite(432), ce qui aurait pu lui valoir, semble-t-il, un peu de reconnaissance. Comme ses lettres, si abondantes, adressées à sa nièce en témoignent, l’oncle Gustave lui a voué toute sa vie un amour paternel sans faille. Il ne cesse de la consoler, parce que les mauvaises affaires d’Ernest l’ont rendue anémique. Il l’encourage dans une carrière hypothétique de peintre qu’elle a entreprise, vante ses portraits aux journalistes qu’il connaît, remue les montagnes pour la faire exposer, admire qu’elle « passe à l’état de grand peintre ». D’elle, de sa santé, de son moral, il s’inquiète sans cesse, imagine le pire quand elle tarde à lui écrire, l’inonde de compliments et de « bécots », fait sa réputation auprès de gens qui comptent, Goncourt, Hérédia, le journaliste Burty, la princesse Mathilde.
Dans cette maudite affaire Commanville, Flaubert a eu la tristesse de perdre son ami de l’heure le plus dévoué, Edmond Laporte. Cet ancien industriel de Petit-Couronne, où il avait une fabrique de dentelles, avait été, avant d’être lui-même ruiné, un des garants d’Ernest sans hésiter. L’amitié entre lui et Flaubert était devenue proverbiale. Il prenait des notes pour son livre, lui rendait maints services, l’a secouru quand il s’est cassé la jambe. L’écrivain, qui n’était pas ingrat, s’était mis en quatre pour lui obtenir un poste et avait fini par lui faire décrocher celui d’inspecteur divisionnaire du travail dans la Nièvre — une distance de Croisset qui les avait chagrinés tous les deux. À la suite de la déroute des Commanville, les deux amis furent dressés l’un contre l’autre. Caroline l’explique ainsi, vaguement, dans un article de la Revue de Paris du 1er décembre 1905 : « Des difficultés étaient survenues entre M. Laporte et mon mari, à propos d’affaires ; M. Laporte craignait qu’on ne le forçât à payer des billets qu’il avait garantis. Ce fut la cause entre mon oncle et lui d’un refroidissement qui finit par une rupture(433). » René Descharmes, dans une note de l’édition du Centenaire de la Correspondance, émet un doute : « Cette explication ne doit être acceptée que sous les plus expresses réserves ; la vérité est bien plutôt les “ingrates manigances” dont a parlé M. Lucien Descaves, — et l’ingratitude n’était pas du côté de Laporte ni de Flaubert(434). » Commanville, en effet, avait demandé à Laporte de nouvelles garanties afin d’éviter des protêts. Laporte n’en avait pas les moyens et refusa. Flaubert, circonvenu par Ernest et Caroline, à laquelle il faisait une confiance totale, fut convaincu d’une conduite inamicale de Laporte. Celui-ci avertit Gustave qu’il désirait le laisser en dehors de la question : « Laissez-moi donc causer de cette affaire avec Commanville seulement. S’il doit en résulter quelques contrariétés passagères, vous n’aurez pas du moins à prendre parti pour l’un ou pour l’autre. Sachez bien, mon cher Géant, que je vous aimerai toujours de tout mon cœur. » Selon René Dumesnnil, « Commanville et sa femme, furieux de se voir déjoués par Laporte, ont prêché l’oncle qui s’était ruiné pour eux, et l’ont convaincu — Dieu sait par quels arguments — que Laporte manquait aux devoirs de l’amitié en ne se prêtant plus aux combinaisons douteuses de Commanville(435) ». La rupture à laquelle Flaubert se résigna assombrit la dernière année de sa vie, mais il ne tient pas vraiment le beau rôle dans cette affaire où on le sent manipulé par sa nièce sans la moindre réaction critique.
Les amitiés fertiles
Au cours de ces années sombres, Flaubert goûta néanmoins par intermittence aux plaisirs et aux joies de l’amitié. Celle-ci se concentra dans un groupe de cinq écrivains, dont les rencontres étaient autant festives qu’intellectuelles. Le plus fidèle, le plus dévoué — si l’on excepte le jeune Maupassant — fut sans doute Ivan Tourgueniev. Les « deux géants », comme on appelait le Moscove et le Normand, se vouaient, on l’a vu, une admiration et une affection réciproques. Tourgueniev n’avait qu’un seul défaut aux yeux de son ami : son manque de ponctualité. Que de fois il s’annonce à Croisset, et que de fois il se décommande ! La goutte le plus souvent le clouait dans son lit à Paris ou à Bougival, mais pas seulement la goutte. Il se laissait piéger dans un perpétuel conflit des devoirs, qui finissait par jeter Flaubert hors de lui : « Non, je ne vous invectiverai pas ; mais si vous saviez le mal nerveux que vous me faites, vous auriez des remords. » Alors quel bonheur quand il arrivait ! C’étaient des ébullitions littéraires à n’en plus finir, dont ils se nourrissaient l’un l’autre, tant la culture du Russe rivalisait avec celle du Français. Ils se rencontraient souvent dans les mêmes ferveurs et les mêmes rejets. Ils se lisaient les chapitres de leurs œuvres en cours, se critiquaient, s’encourageaient, et, quand ils ne pouvaient se voir, s’écrivaient, s’informaient de leur santé, tenaient la chronique des événements littéraires et s’envoyaient des cadeaux (de la part du Russe, saumon et caviar très appréciés). Tourgueniev fait découvrir Tolstoï à son ami, et se réjouit de le voir conquis par Guerre et Paix : « C’est de premier ordre ! Quel peintre et quel psychologue ! Les deux premiers livres sont sublimes. Mais le 3e dégringole affreusement […]. » Tourgueniev opine de la chapka : « Oui, c’est un homme très fort — et pourtant vous avez mis le doigt sur la plaie : il s’est fait, lui aussi, un système de philosophie, à la fois mystique, enfantine et outrecuidante, qui a diablement gâté et son troisième volume et le second roman [Anna Karénine]… — mais pour moi la chose est décidée : Flaubertus dixit. » Tel est le ton, et nous savons gré aux éditeurs de la Correspondance d’avoir retranscrit les épîtres de Tourgueniev, un splendide dialogue entre les deux écrivains.
Edmond de Goncourt est d’une autre étoffe, et plus froissée. Nous l’avons vérifié à plusieurs reprises, il a l’amitié acide, ne perdant jamais l’occasion, ce délicat, de s’offusquer à la vue et à l’écoute de Flaubert, trop tonitruant, trop théâtral, trop bruyant dans ses intempérances. Ce grand daubeur des lettres n’a pas l’admiration aisée, il s’imagine que lui et son frère auront été les deux grands écrivains du siècle. « Je n’ai rencontré dans ma vie, écrit le diariste, que trois grands esprits, trois très hautes cervelles, trois engendreurs de concepts tout à fait originaux. Le premier, le petit père Collardez, ce Silène au front de Socrate enfoui dans un village de la Haute-Marne. Les deux autres, c’étaient Gavarni et le chimiste Berthelot. Les Renan, les Flaubert, etc., etc., à côté de ces trois hommes, ce n’est que de la menue monnaie, du billon(436). » Toutefois, il réserve ses épines à son Journal, et il sait reconnaître éventuellement à la « menue monnaie » un poids d’or. Mais il est jaloux, Goncourt ! et toujours prêt à diminuer la valeur de Flaubert, auquel il est pourtant très attaché. Au fond, il trouve agréable sa compagnie : « Flaubert, à la condition de lui abandonner les premiers rôles et de se laisser enrhumer par les fenêtres qu’il ouvre à tout moment, est un très agréable camarade. Il a une bonne gaieté et un rire d’enfant, qui sont contagieux ; et dans le contact de la vie de tous les jours se développe en lui une grosse affectuosité, qui n’est pas sans charme(437). » Tous les deux se rencontrent souvent chez la princesse Mathilde qui, accommodante avec le nouveau régime de son côté bienveillant, avait rouvert son salon, à Saint-Gratien surtout, où Goncourt prolonge ses visites. On s’y ennuie parfois, on s’y ennuie souvent à l’en croire, au milieu des diplomates et du gotha international ; on y va pour la grande dame, qui ne cesse de fasciner par son nom, son allure et son franc-parler, et qui sait toujours réunir à part les artistes et les écrivains. Flaubert, lorsqu’il est à Paris, reçoit ses amis chaque dimanche : un rite immuable.
Parmi eux, Alphonse Daudet, enjoué, folâtre, amuse beaucoup la galerie de ses facéties de Méridional, ses improvisations, ses gauloiseries, et une bonne humeur inextinguible. Flaubert a bien ri avec son Tartarin et il lit avec plaisir Le Nabab, Les Rois en exil, mais il pense, comme Goncourt, que « son style est d’une petite qualité, de la qualité d’un feuilleton bien écrit ». Le brave Daudet l’admet lui-même : il est fait pour raconter des histoires, alors qu’eux, les Flaubert, les Goncourt, lui ont donné l’exigence du style. Joyeux ami, bon compagnon de table, pas envieux le moins du monde : il est charmant.
Le plus en vue est, à la fin de ces années 1870, Émile Zola, d’une vingtaine d’années plus jeune que Flaubert. Ses romans défraient la chronique, applaudis par les uns, haïs par les autres. Après L’Assommoir, Nana se taille un beau succès, que Flaubert défend contre les critiques choqués. Zola réussit moins bien au théâtre : Flaubert, qui s’est rendu à la première de Bouton d’or, juge l’œuvre « pitoyable » et a ce mot vengeur à la sortie du Palais-Royal : « Mon ami Zola tourne à l’absurde. Il veut “fonder une école”, étant jaloux du rayonnement d’Hugo. Le succès l’a grisé, tant il est plus facile de supporter la mauvaise fortune que la bonne ! — L’aplomb de Zola en matière de critique s’explique par son inconcevable ignorance ! — Je crois que personne n’aime plus l’Art, l’art en soi. Où sont-ils ceux qui trouvent du plaisir à déguster une belle phrase ? Cette volupté d’aristocrate est de l’archéologie(438). » Cela ne l’empêche pas de trouver Zola « très fort », et Nana « splendide ». Là-dessus, Tourgueniev n’est pas d’accord : « à périr de terre à terre ». Réponse : « Je vous trouve un peu dur […]. Il y a des choses bien fortes, des cris de passion superbes — et deux ou trois caractères (celui de Mignon entre autres) qui m’ont ravi. » Caroline s’émeut de ses « mots orduriers » ? Certes, lui répond-il, « mais c’est une œuvre énorme faite par un homme de génie ». Un jugement qui tranche avec celui de Goncourt, selon lequel, sans surprise, Zola n’est pas « créateur pour un sou » ! Mais qu’a-t-il besoin de devenir le pape du « naturalisme » ? pense Flaubert. Le naturalisme, quelle foutaise ! Il aime bien pourtant ce garçon, gourmand, disert, plein d’audace, qui fait hurler les cafards. Il se démène pour lui faire obtenir le ruban rouge — car il y tient, Zola, à la Légion d’honneur ! Quand l’adaptation de L’Assommoir est montée à Paris avec succès, Flaubert, de Croisset où il est immobilisé, lui écrit sa joie : « Ah ! enfin, voilà quelque chose de bon qui m’arrive. — Vous n’imaginez pas comme je suis content, mon cher ami ! » Sans cesser de brocarder ses manifestes naturalistes, il lui exprime moult compliments à la réception de ses livres. Zola, lui, qui reconnaît en Flaubert son maître, profite d’une occasion (la réédition de L’Éducation sentimentale) pour tresser son éloge avec des mots qui touchent(439). Flaubert, qui ressent toujours l’échec de ce roman comme une injustice, est aux anges. Cher Zola, ce « colosse » ! Pas la moindre envie chez Flaubert, le succès de son cadet lui fait plaisir. Ce n’est pas le cas de Goncourt, qui note, le 25 février 1879, toujours fielleux : « Zola est triomphant, il remplit le monde, il gagne des charretées d’argent ; mais tout ce gros bruit et toute cette monnaie ne le font ni gai ni aimable. »
Émile Zola est en train de restaurer la propriété qu’il vient d’acheter à Médan, aujourd’hui dans les Yvelines. Il a eu l’idée de rassembler, sous le titre Les Soirées de Médan, six nouvelles de la jeune école réaliste et naturaliste, représentée par Céard, Huysmans, Hennique, Alexis, lui-même et le benjamin Guy de Maupassant, dont Boule de suif attira particulièrement l’attention. Flaubert appelait Maupassant « mon disciple » et le considérait comme son « fils adoptif ». Le jeune Guy avait très tôt admiré Flaubert, qui avait soutenu ses premiers pas dans la carrière littéraire avec effusion et enthousiasme : « La déclaration de tendresse que tu lui as faite devant moi, lui écrivait son amie Laure, la mère de Guy, en janvier 1878, m’a été si douce que je l’ai prise au pied de la lettre, et que je m’imagine à présent qu’elle t’impose des devoirs quasi paternels. » Guy étouffait dans un médiocre poste d’employé au ministère de la Marine ; sa mère demanda à Gustave de l’aider à lui trouver « une position à sa convenance ». Flaubert usa alors de toutes ses relations pour parvenir à tirer le jeune homme de sa « galère » où il s’abrutissait. Il le présenta à Bardoux, alors ministre, qu’il harcela ensuite de ses lettres : « Fais quelque chose, c’est-à-dire donne-lui le moyen de pouvoir travailler en paix la Littérature. » Demande enfin exaucée : en janvier 1879, Maupassant devenait attaché au cabinet du ministre de l’Instruction publique. Flaubert est son conseiller et son mentor ; en professeur exigeant, il lui inculque les principes de sa poétique. Il lui donne ses avis sur ses poèmes et ses autres manuscrits ; il convainc la princesse Mathilde de faire jouer chez elle une pièce du jeune homme, l’introduit auprès de Juliette Adam, le recommande à son éditeur Charpentier. En janvier 1880, en lisant Les Soirées de Médan, il acquiert la conviction que Maupassant est un grand écrivain en puissance : « Boule de suif, le conte de mon disciple, écrit-il à Caroline, dont j’ai lu ce matin les épreuves, est un chef-d’œuvre. Je maintiens le mot. Un chef-d’œuvre de composition, de comique, et d’observation. » Il ne cache pas son émerveillement à Guy lui-même : c’est d’un maître ! Et d’en faire part à Laure : « une merveille ! ».
Sur ces entrefaites, Maupassant est poursuivi pour immoralité par le tribunal d’Étampes, où était imprimée La Revue moderne et naturaliste. Celle-ci avait repris, entre autres, un de ses poèmes, paru dans La République des lettres en 1876, sous un nouveau titre : « Une fille »(440). Sur-le-champ, Flaubert prend la direction des opérations de défense, alerte la presse, conseille des visites à Guy et se fend d’une lettre ouverte à son protégé, destinée au Gaulois. Dans ce morceau de bravoure, d’ironie et d’indignation contre la censure, et où, contrairement à son habitude, le maître tutoyait l’élève, on lisait notamment :
Tu auras beau te débattre, le parti de l’ordre trouvera des arguments. Résigne-toi.
Mais dénonce-lui, afin qu’il les supprime, tous les classiques grecs et romains, sans exception, depuis Aristophane jusqu’au bon Horace et au tendre Virgile. Ensuite, parmi les étrangers, Shakespeare, Goethe, Byron, Cervantès. Chez nous, Rabelais, « d’où découlent les lettres françaises », suivant Chateaubriand, dont le chef-d’œuvre roule sur un inceste ; et puis Molière (voir la fureur de Bossuet contre lui) ; le grand Corneille, son Théodore a pour motif la prostitution ; et le père La Fontaine, et Voltaire, et Jean-Jacques, etc. ; et les contes de fée de Perrault ! De quoi s’agit-il dans Peau d’âne ! et où se passe le quatrième acte de Le Roi s’amuse ? Après quoi, il faudra supprimer les livres d’histoire qui souillent l’imagination.
La lettre avait paru le 21 février 1880 dans Le Gaulois et était reproduite par Le Petit Rouennais. Cinq jours plus tard, le procureur général demandait le non-lieu. L’admirateur de Voltaire qu’était Flaubert n’avait pas hésité un instant à s’engager publiquement au nom de la liberté d’expression : l’auteur de Madame Bovary en connaissait le prix.
Après la mort de son « cher Maître », Maupassant dira les liens exceptionnels qu’il avait avec lui : « J’étais pour lui une sorte d’apparition de l’Autrefois. Il m’attira, m’aima. Ce fut parmi les êtres rencontrés un peu tard dans l’existence le seul dont je sentis l’affection profonde, dont l’attachement devint pour moi une sorte de tutelle intellectuelle, et qui eut sans cesse le souci de m’être bon, utile, de me donner tout ce qu’il me pouvait donner de son expérience, de son savoir, de ses trente-cinq ans de labeur, d’études, et d’ivresse artiste(441). »
Pour le dimanche de Pâques 1880, Flaubert invita ses amis, Goncourt, Zola, Daudet, Charpentier, Maupassant (Tourgueniev n’était pas en France), à venir à Croisset pour une bamboula qu’il voulait « gigantesque », et pour les frais de laquelle il avait constitué une cagnotte. Il pria aussi son médecin, Fortin, qui l’avait si bien soigné l’année précédente, de se joindre aux agapes. Outre Suzanne, sa servante habituelle, il avait fait appel à un renfort de deux autres personnes pour le service. Nous avons dans le Journal de Goncourt un récit assez détaillé de ce festin homérique(442). Comme à son habitude, le grincheux diariste ne peut s’empêcher de donner des coups d’épingle à ses compagnons de voyage, mais après s’être déclaré « très heureux d’embrasser Flaubert », il écrit :
C’est vraiment très beau, sa propriété, et je n’en avais gardé qu’un souvenir assez incomplet. Cette immense Seine sur laquelle les mâts de bateaux, qu’on ne voit pas, passent comme dans un fond de théâtre ; ces beaux grands arbres aux formes tourmentées par les vents de la mer ; ce parc en espalier, cette longue allée-terrasse en plein Midi, cette allée péripatéticienne, en font un vrai logis d’hommes de lettres — le logis de Flaubert —, après avoir été, au XVIIIe siècle, la maison d’une compagnie de Bénédictins.
Goncourt s’émerveille d’un excellent dîner, largement arrosé de nectars, « et toute la soirée se passe à conter de grasses histoires, qui font éclater Flaubert en ces rires qui ont le pouffant des rires de l’enfance. Il se refuse à lire de son roman, il n’en peut plus, il est esquinté. Et l’on va se coucher en des chambres assez froides et peuplées de bustes de famille ».
Flaubert a tracé un second cercle d’amitié avec des écrivains qu’il aimait et prisait. Jusqu’au bout, il lira Ernest Renan avec ferveur et, à chacun de ses livres, lui adresse des remerciements enthousiastes. Il se moque un peu de son désir d’être élu à l’Académie française, ce qui lui arriva finalement, en juin 1878 : « Quand on est quelqu’un, pourquoi vouloir être quelque chose ? » Stricte hiérarchie chez lui, comme chez Pascal, entre les « grandeurs d’établissement », qu’il faut réserver aux bourgeois, et les « grandeurs naturelles », qui seules comptent. Il garda aussi ses relations avec Hippolyte Taine, envers qui il était plus critique. Lui aussi guigne la Coupole, et Flaubert en rit. Plus grave, il n’apprécie pas son grand livre sur Les Origines de la France contemporaine, une histoire farouchement antirévolutionnaire : « Si l’Assemblée constituante n’eût été qu’un ramassis de brutes et de canailles, écrit-il à Edma Roger, elle eût vécu ce qu’a vécu la Commune de 70 [sic]. Il ne dit pas de mensonges. Mais il ne dit pas toute la Vérité — ce qui est une façon de mentir. » Et cette explication assez rosse qui suit : « La peur violente qu’il a eue de perdre ses rentes lors de “nos désastres” lui a un peu oblitéré le sens critique(443). » Mais ce jugement ne l’empêche pas de reconnaître en Taine un penseur de tout premier plan.
La plus étonnante peut-être de ces amitiés du second cercle est celle que Flaubert entretient avec Victor Hugo. On se souvient de son admiration juvénile pour le grand poète, puis de ses sarcasmes sur Les Misérables, ce roman « catholico-socialiste ». En politique, Hugo défend alors au Sénat, comme Clemenceau à la Chambre, l’amnistie générale des communards, exilés, déportés, transportés pour la plupart en Nouvelle-Calédonie. Flaubert n’en est nullement partisan : l’amnistie n’est à ses yeux qu’une injustice, les coupables doivent payer. Malgré cela, il se rend souvent chez l’auteur de La Légende des siècles, et il s’y rendrait plus souvent, nous dit-il, si le grand homme n’avait de cesse de lui parler de l’Académie française, de l’encourager à s’y présenter, lui qui mérite cette élection plus que tout autre ! N’importe ! Il dîne chez lui et « Mme Drouet » avec beaucoup de plaisir : on ne parle pas de l’amnistie ! Invité par le comité du Centenaire de Voltaire, Flaubert n’a pas voulu se rendre à la cérémonie malgré son « culte » ininterrompu pour l’auteur de Candide, mais il déclare admirer le discours que Victor Hugo prononce au Théâtre de la Gaîté à cette occasion — discours publié par Le Rappel puis repris en brochure. Et qu’il trouve « absolument » admirable(444). L’adverbe « absolument » est d’autant plus étonnant qu’Hugo, dans ce discours d’une éloquence d’anthologie, non seulement rappelait ce qu’avaient été l’affaire Calas et celle du chevalier de La Barre, mais faisait aussi profession de foi dans le progrès, la révolution, le peuple, toutes choses qui entretenaient chez Flaubert un scepticisme ironique. Cela voulait dire qu’il y avait bien plus que de la courtoisie entre eux et que, derrière leurs désaccords, ne manquaient pas les affinités et beaucoup de sentiment. Toujours heureux d’un tête-à-tête avec Hugo, Flaubert craignait seulement son entourage, qui poussait le poète à parler politique. Sinon, quel « homme charmant » ! — le mot revient sous sa plume admirative à l’égard du patriarche de la République.
Faut-il placer dans ce second cercle Maxime Du Camp ? Bien des détails nous manquent quant à leurs relations à cette époque. D’un commun accord, ils avaient brûlé leur correspondance, dont il reste cependant un certain nombre de lettres qui témoignent entre eux d’une relation espacée (Du Camp habitait Baden-Baden) mais non éteinte. Maxime continuait à adresser ses livres à Gustave, notamment les tomes successifs de ses Convulsions de Paris, un récit détaillé de la Commune. Il lui fait la leçon, lui reproche sa naïveté à « blâmer » les acteurs de la révolution parisienne, alors qu’il en montre les méfaits. Pourquoi ces adjectifs, ces partis pris d’auteur, ce manquement au devoir d’impersonnalité de l’historien ? Et puis, voilà Max en quête de l’habit vert : « Mais pourquoi avoir donné dans une niaiserie pareille ? » Bref, la grande amitié de jeunesse s’était brisée, puis on a repris langue ; on se parle encore, on s’écrit, on s’aime encore un peu, mais l’intimité a disparu.
Outre ces réunions et ces échanges virils, Flaubert a cultivé, après la mort de George Sand, l’amitié avec des femmes remarquables. Jusqu’au bout de son existence, il reste un familier des salons de la princesse Mathilde, toujours accueillante et piquante. Ils s’écrivent régulièrement, mais avec une retenue qui ne rend pas les lettres de Flaubert des plus passionnantes. Au cours de ses dernières années, il amorce une amitié littéraire avec Juliette Adam, grande républicaine, anticléricale et patriote (et future boulangiste), dont le salon du boulevard Poissonnière est fréquenté par la fine fleur politique et littéraire, et à laquelle il promet la publication de Bouvard et Pécuchet, pour sa Nouvelle Revue, avant la sortie en librairie. Il y introduit Guy de Maupassant, dont il fait un vibrant éloge à la directrice. Les lettres les plus attachantes sont adressées à Edma Roger des Genettes et à Léonie Brainne. Il a connu la première, on s’en souvient, dans le salon de Louise Colet. À moitié paralysée, elle s’était retirée à Villenauxe, dans l’Aube, où Gustave est venu, en 1873, lui lire La Tentation de saint Antoine. Tous les deux s’entretiennent de l’actualité littéraire et politique, commentent les événements et philosophent. Léonie Brainne était la préférée de ses « trois Anges » rouennais. Avec elle, Gustave manie le madrigal et la console de ses soucis. C’est surtout dans ces missives qu’on voit se dessiner au mieux la personnalité de Flaubert, son évolution, ses désirs, ses idées, ses obsessions, ses découvertes, et sa manière ou plutôt ses manières d’aimer. Dommage que nous n’ayons pas sa correspondance avec Juliet Herbert, sa maîtresse cachée, qu’il revoit épisodiquement à Paris, comme c’est encore le cas en septembre 1879.
La fin de Polycarpe
Pour ses autres relations, il restera le vivace Polycarpe de la mythologie flaubertienne. Flaubert signe encore du nom de l’ancien évêque de Smyrne nombre de lettres à ses proches, et il continue à précipiter des déferlantes d’imprécations contre son siècle, à s’enfiévrer contre la bêtise universelle avec des accents prophétiques. Pour lui rendre hommage, lui témoigner leur amitié et le tirer de sa mélancolie, quelques-uns de ses amis ont le bon esprit d’organiser en son honneur la fête de saint Polycarpe. Charles Lapierre, directeur du Nouvelliste, et sa femme Valérie (la sœur de l’ange Léonie) avaient, en avril 1879, mis sur pied la première manifestation chez eux, à Rouen, rue de la Ferme, où Flaubert, boitant encore, s’était rendu soutenu par Suzanne, sa domestique. On s’était déguisé, Lapierre en bédouin, Mme Lapierre en Kabyle. « Une guirlande de fleurs entourait mon assiette et mon verre. — Au dessert on a apporté un gâteau de Savoie avec cette devise : “Vive saint Polycarpe !” — toast avec du champagne(445). » Alice Pasca déclama un poème en vers de mirliton :
Monsieur Flaubert, votre patron se nomme
Saint Polycarpe, un saint bien distingué.
On dit partout que c’était un brave homme
Mais il paraît qu’il n’était pas très gai.
Etc.
Un an plus tard, les Lapierre récidivent — et cette fois avec la participation de Léonie. Les plats du menu étaient intitulés d’après ses œuvres. Une trentaine de lettres et des télégrammes fantaisistes tombent sur le Polycarpe vivant après le dîner : « L’archevêque de Rouen, des cardinaux italiens, des vidangeurs, la corporation des frotteurs d’appartements, un marchand d’objets de sainteté, etc., m’ont adressé des hommages. » Parmi les cadeaux, Flaubert découvrait un portrait espagnol de saint Polycarpe et… une dent (relique du saint).
La fête, cérémonie des adieux insoupçonnée, a été donnée une huitaine de jours avant que Flaubert ne s’effondre, chez lui, à Croisset, frappé d’une attaque cérébrale, le 8 mai 1880. Le docteur Pouchet, son ami, diagnostique une attaque d’épilepsie congestive — la vieille maladie qui le laissait en paix depuis longtemps s’était réveillée. Pouchet l’explique à Edmond de Goncourt : « Il a été seize ans sans plus [avoir de crises]. Mais les ennuis des affaires de sa nièce lui en ont redonné […]. Oui, avec tous les symptômes, de l’écume à la bouche… Tenez, sa nièce désirait qu’on moulât sa main, on ne l’a pas pu : elle avait gardé une si terrible contraction. » Selon Le Gaulois, il avait eu en 1878, à son domicile parisien, une « syncope terrible », qu’un médecin, le docteur Chevreau, avait pu soigner. Cette fois, le docteur Fortin, en visite à Grand-Couronne, était arrivé trop tard.
De la part du docteur Tourneux, qui remplaça le docteur Fortin et donna ses soins à l’écrivain, autre son de cloche : « Flaubert n’eut aucun symptôme d’une attaque d’épilepsie. Au contraire, son athérome, son apparence apoplectique, tout fait supposer qu’il a succombé à une hémorragie ventriculaire(446). » La mauvaise hygiène le prédisposait à la crise cardiaque : abus du tabac, du café, des nourritures lourdes, parfois de l’alcool, « à trente-cinq ans », écrit René Dumesnil, il était déjà « artérioscléreux ». On chercha ailleurs : la syphilis ? On fit l’hypothèse que la mort était due à « une artérite cérébrale syphilitique(447) ». La question restera posée.
À côté de ses objets familiers, deux babouches, un pot à tabac, un fusil à deux coups, une gourde, un sabre, « divers vêtements algériens », un tableau représentant Napoléon Ier, ses cannes, ses pipes, ses livres, ses manuscrits, il laissait dans un tiroir une somme de 2 515 francs. L’ensemble de l’inventaire (meubles, argenterie, bijoux, vêtements, bibliothèques) sera estimé à 6 925 francs(448).
Les obsèques eurent lieu le mardi 11 mai à Croisset, en présence de tous ses amis, Goncourt, Tourgueniev, Daudet, Zola, Maupassant, et aussi Théodore de Banville, Huysmans, Paul Alexis, François Coppée, Catulle Mendès, Hérédia, d’Osmoy, et nombre de journalistes. Le « bon Laporte », arrivé dès la nouvelle de sa mort reçue, n’avait pu s’incliner devant la dépouille de son cher Gustave : porte close, ordre de la famille ! Le convoi funèbre se mit en marche au début de l’après-midi jusqu’à l’église de Canteleu, d’où il repartit, après la messe, pour le Cimetière monumental de Rouen. Les témoins comptèrent cent ou cent cinquante participants. « Sauf le Conseil municipal de Croisset et M. Barrabé, maire de Rouen, écrit Gaston Vassy, dans Gil Blas, pas un des fonctionnaires de cette ville dont Flaubert restera l’une des gloires les plus vivantes, ne s’était dérangé. On nous a expliqué que Rouen avait toujours gardé rancune à Flaubert de s’être posé en ennemi déclaré des bourgeois. Rouen avait été blessé dans son amour-propre de ville bourgeoise, et Rouen a boudé au moment où un solennel hommage était un devoir de rigueur. » Le convoi traversa la ville devant des badauds insensibles, dans une « froideur générale ».
Flaubert est enterré près de son père Achille-Cléophas et de sa mère Caroline Fleuriot, non loin de la tombe de Louis Bouilhet. Après les prières du prêtre, Lapierre prononça le dernier adieu. Flaubert, de son vivant, avait repoussé l’idée qu’il y eût, quand il mourrait, des discours. Ce ne furent donc que quelques phrases évoquant le « vide immense » que le défunt laissait derrière lui. Lapierre termina son allocution funèbre en sanglotant.
Quelques journalistes du Gil Blas, avec Gaston Vassy, s’étaient fait conduire par un cocher, auquel ils demandèrent s’il savait qui était le mort dont la « haridelle suivait le char » :
« — Certainement, répondit-il, c’est M. Flaubert, le frère du médecin. Je connais très bien la famille.
« — Ah ! et connaissez-vous aussi sa fille, Mlle Salammbô ?
« — Je crois bien, riposta l’automédon rouennais.
« Et il ajouta d’un ton sentimental :
« — Comme elle doit avoir du chagrin(449) ! »