XXIX

POST MORTEM

À sa mort, Gustave fut enfin reconnu, pour ce qu’il avait été, pour ce qu’il resterait : un grand écrivain. La presse, cette fois, chanta en chœur, malgré quelques couacs. Le poète anticonformiste Jean Richepin, dès le 11 mai, dans un long article de Gil Blas, parle du « génie que la France vient de perdre », en insistant sur le « romantisme initial » dont l’écrivain gardait la marque : « On la retrouve dans l’éclat de ses métaphores, dans la sonorité rythmique de sa phrase, dans le lyrisme de son imagination qui, même au plus fort des analyses psychologiques, a des envolées d’oiseau, et surtout dans l’amour fervent qu’il portait au style comme à la seule puissance capable de faire vivre les œuvres. » Émile Bergerat, dans La Vie moderne du 22 mai, évoque la modestie d’un auteur « hors du monde et des coteries » : « “Oui, je suis plus obscur, s’écriait-il de sa voix de tonnerre, que le débutant qui vient de naître. On me prend pour l’inventeur des carabines Flobert ! À Rouen, dans ma ville natale, que je n’ai jamais quittée, on ne vend pas deux Bovary en dix ans ! Je vis dans les ténèbres, et l’on ne sait rien de moi, sinon que je suis le frère du chirurgien, voilà tout !” — Hélas ! il faut l’avouer, ce qu’il disait là, c’était presque la vérité. Nous l’avons bien vu mardi dernier, à Rouen, pendant cette marche douloureuse derrière le corbillard, où cent hommes à peine marquaient le pas du deuil de l’art. Encore étions-nous bien la centaine ? »

Un article anonyme du Figaro en faisait le père du naturalisme ! Ce genre d’approximation était courant, mais la stature de Flaubert émergeait de ces à-peu-près. « La littérature française vient d’être frappée douloureusement, lisait-on, sous la signature de Fourcaud, dans Le Gaulois du 9 mai, en la personne de ce romancier très haut, de ce prosateur très mâle [sic], de ce rare et merveilleux artiste qui était Gustave Flaubert. » Ferdinand Brunetière, lui, y va d’un grand article dans la Revue des deux mondes (mai-juin 1880), où il analyse tous ses procédés d’écriture, pour convenir que Flaubert était d’« une rare fécondité d’invention dans la forme », mais il ne peut s’interdire une vacherie finale : « En littérature, comme partout, les procédés ne rendent ce qu’ils contiennent d’effets latents qu’à la condition de converger tous ensemble dans un sujet approprié. Ce sujet, qui depuis s’est toujours dérobé aux prises de Flaubert, il l’a rencontré une fois dans Madame Bovary. » Il n’en démordait pas, Brunetière : Flaubert n’existait que par son premier roman ; la suite s’appelait déconfiture. Au moins, par son analyse détaillée, le zoïle des Deux mondes l’honorait-il, malgré sa conclusion obtuse. Ses amis, ses cadets, ses disciples, Maupassant en tête, se plurent à révérer le grand disparu.

Il écrivait ainsi à Zola : « Je ne saurais vous dire combien je pense à Flaubert, il me hante et me poursuit. Sa pensée me revient sans cesse, j’entends sa voix, je retrouve ses gestes, je le vois à tout moment debout devant moi dans sa grande robe brune, et ses bras levés en parlant. C’est comme une solitude qui s’est faite autour de moi, le commencement des horribles séparations qui se continueront d’année en année, emportant tous les gens qu’on aime, en qui sont nos souvenirs, avec qui nous pouvions le mieux causer des choses intimes. Ces coups-là nous meurtrissent l’esprit et nous laissent une douleur permanente dans toutes nos pensées(450). »

Ses amis eurent à cœur d’inscrire sa mémoire dans la pierre, une statue de l’écrivain s’imposait dans sa ville natale. Un comité se forma, dont Edmond de Goncourt accepta la présidence, secondé par Charles Lapierre et Ivan Tourgueniev, vice-présidents. Ils avisèrent le sculpteur Henri Chapu, qui exigea douze mille francs pour son travail. Les choses traînèrent, les souscripteurs n’étaient pas légion. En cinq ans, le comité ne rassembla que neuf mille francs. Tourgueniev tenta d’élargir la souscription à la Russie, mais sans succès. Charpentier s’estima tenu de faire appel aux lecteurs de La Vie moderne, sa revue. En 1887, Maupassant, dans une lettre à Goncourt, lui annonce qu’aux onze mille francs dont dispose alors le comité il en ajoute personnellement mille : « Nous trouverons facilement le reste. » Là-dessus la polémique survient. Pour rassembler la somme nécessaire, certains imaginent une représentation à l’Odéon de différents morceaux tirés de leurs œuvres. La presse s’empare du projet. Le 1er janvier 1887, Gil Blas se moque du président : « Les journaux annoncent que M. de Goncourt patronne spécialement la représentation en question et que l’initiative lui en revient. Franchement, on éprouve quelque peine à les croire. On ne voit guère le gentilhomme de lettres de bon ton et de tact exquis, sous lequel on se représente volontiers le dernier des Goncourt battant la caisse à la porte d’un théâtre pour arriver à élever un monument à la gloire d’un ami cher et vénéré entre tous. » Goncourt prend la mouche et donne sa démission. Maupassant le presse de la reprendre, Lapierre lui explique que, faute de réunion, on a agi en ordre dispersé, mais qu’il doit, lui Goncourt, rester à la tête du comité : « Vous êtes le chef de l’École moderne et votre talent, votre réputation, comme votre caractère, vous désignent naturellement pour être à la tête de cette manifestation littéraire en l’honneur de notre pauvre “Flau” comme nous l’appelions familièrement. » Goncourt reprit sa démission, de nouveaux souscripteurs apportèrent leur contribution. Finalement, le 23 novembre 1890 — il avait fallu dix ans ! —, l’inauguration du monument eut lieu à Rouen, à l’issue d’un déjeuner gastronomique offert par le maire de la ville. Devant une centaine de personnes, après les flonflons de la musique militaire rendant les honneurs, on entendit les discours dont le plus attendu fut celui d’Edmond de Goncourt. On savait qu’il n’aimait guère parler en public, le « bichon », mais il se fendit d’un hommage mémorable : « Maintenant qu’il est mort, mon pauvre grand Flaubert, on est en train de lui accorder du génie, autant que sa mémoire peut en vouloir… Mais sait-on à l’heure présente, que de son vivant la critique mettait une certaine résistance à lui accorder même du talent ? Que dis-je, “résistance à l’éloge” ?… Cette vie remplie de chefs-d’œuvre lui mérita quoi ? la négation, l’insulte, le crucifiement moral. Ah ! il y aurait un beau livre vengeur à faire de toutes les erreurs et de toutes les injustices de la critique, depuis Balzac jusqu’à Flaubert. Je me rappelle un article d’un journaliste politique, affirmant que la prose de Flaubert déshonorait le règne de Napoléon III, je me rappelle encore un article d’un journal littéraire, où on lui reprochait un style épileptique — vous savez maintenant ce que cette épithète contenait d’empoisonnement pour l’homme auquel elle était adressée(451). »

Dès 1881, Maxime Du Camp avait en effet vendu la mèche dans ses Souvenirs littéraires publiés dans la Revue des deux mondes. Non seulement il révélait la maladie de Flaubert, connue de ses seuls proches et amis, mais à cette indiscrétion il ajoutait que l’épilepsie avait imposé des limites à son art, tout comme elle expliquait sa prétendue difficulté à écrire : « Gustave Flaubert a été un écrivain d’un talent rare, écrivait-il ; sans le mal nerveux dont il fut saisi, il eût été un homme de génie(452). » Ce manque de tact et cet hommage restrictif avaient indigné Maupassant, en même temps qu’ils fournissaient aux folliculaires l’occasion de salir la mémoire du disparu. Le disciple fit une nouvelle fois l’éloge de Flaubert, le « grand maître du roman moderne », ce qui lui valut les attaques d’un Léon Chapron, dans L’Événement, réduisant une fois encore Flaubert au seul roman Madame Bovary, faisant de Salammbô le « roman d’un névrosé », déclarant L’Éducation sentimentale « une conception assommante comme la pluie », et son posthume Bouvard et Pécuchet, qui venait de paraître, « l’œuvre d’un gâteux(453) ». La mort de l’écrivain n’avait pas désarmé les malveillants.

L’énigmatique Bouvard et Pécuchet

La production de Flaubert ne s’était pas éteinte avec lui. Dès le jour de son enterrement, si l’on en croit Goncourt, le neveu indélicat évoquait les profits que sa femme et lui pourraient dégager des manuscrits inédits. « Commanville, écrit-il, parle tout le temps de l’argent qu’on peut tirer des œuvres du défunt, a des revenez-y si étranges aux correspondances amoureuses du pauvre ami, qu’il donne l’idée qu’il serait capable de faire chanter les amoureuses survivantes(454). » En attendant la correspondance, un manuscrit inachevé parut chez Lemerre en 1881, ce fut Bouvard et Pécuchet.

Dès 1863, au moment même où il élaborait L’Éducation sentimentale, Flaubert avait conçu ce roman qu’il appela d’abord Les Deux Cloportes ou Les Deux Commis. « C’est une vieille idée, écrivait-il alors à Jules Duplan, que j’ai depuis des années et dont il faut peut-être que je me débarrasse ? J’aimerais mieux écrire un livre de passion. Mais on ne choisit pas ses sujets ! on les subit(455). » L’ébauche s’en perçoit dans une courte nouvelle de jeunesse, publiée en 1837 par Le Colibri, sous le titre Une leçon d’histoire naturelle, genre Commis. On se souvient du portrait-charge exécuté par un adolescent de quinze ans, et dont faisait les frais le bureaucrate quelconque dans le style du Garçon. Entre-temps, Flaubert avait pu être inspiré par une autre nouvelle, due à un certain Barthélemy Maurice, Les Deux Greffiers, publiée d’abord dans La Gazette des tribunaux, en 1841, et reprise en 1858 dans L’Audience, une publication connue de Flaubert. C’est Julia, l’épouse d’Alphonse Daudet, qui la fit connaître à René Descharmes et René Dumesnil, lesquels la reproduisirent dans leur ouvrage Autour de Flaubert(456). Cette pochade narrait l’histoire de deux commis-greffiers qui, devenus amis, avaient pris leur retraite à la campagne, où ils escomptaient se livrer aux plaisirs de leurs passions pour la chasse et la pêche. Au bout d’un certain temps, l’ennui les gagne et, finalement, ils ne trouvent rien de mieux à faire que de reprendre leur travail de copiste sous la dictée alternée de l’un et de l’autre : « Ainsi leur dernier plaisir, leur vrai, leur seul plaisir, fut de reprendre fictivement cette aride besogne qui, pendant trente-huit ans, avait fait l’occupation et, peut-être, à leur insu, le bonheur de leur vie. »

De fait, Flaubert récupère le schéma de cette histoire de retraités, mais en lui donnant l’ampleur d’un vrai livre et en le dotant d’une philosophie inspirée par sa vision de la bêtise humaine. Ce roman, fort peu romanesque, raconte donc l’histoire de deux employés de bureau qui deviennent amis en se découvrant nombre de goûts et d’intérêts communs. À la suite d’un héritage inattendu, Bouvard convainc Pécuchet de partir avec lui s’installer à la campagne, plus précisément à Chavignolles, en Normandie, où ils rompront à tout jamais avec la monotonie du bureau. Contrairement aux deux greffiers, ils ont des idées et de l’ambition. Ils s’adonnent d’abord au jardinage puis, ayant acquis une ferme, se lancent dans l’agriculture. Cette première expérience n’est qu’une chronique des désastres qu’ils provoquent avec la complicité d’une nature indocile et en suivant les conseils mal digérés des traités les plus savants. Leurs échecs leur inspirent le désir de comprendre, stimulent leur volonté de savoir, et les voilà partis dans une quête éperdue de la connaissance : ils veulent percer les mystères de la chimie, de la médecine, de l’anatomie, de la physiologie, de la géologie, de l’archéologie, toutes les sciences y passent, mais aussi l’histoire, la littérature, la philosophie, le magnétisme, le spiritisme, la religion, les sciences de l’éducation, la politique… Or, chaque fois, ils butent sur les contradictions des auteurs qu’ils consultent, leurs à-peu-près, et, quand ils expérimentent leurs théories, ils découvrent leur insuffisance, leurs erreurs, et passent à autre chose. À la fin, eux aussi, comme les deux greffiers, retourneront à la copie, leur seconde nature.

Roman incongru, débité en tranches, contradictoire, rendu plus énigmatique par son inachèvement, Bouvard n’a cessé de stimuler le concours des exégètes plus savants les uns que les autres sans qu’aucun ait pu démêler à coup sûr les véritables intentions de l’auteur. « Dans Bouvard et Pécuchet, écrit Claudine Gothot-Mersch dans sa présentation du livre, tout est organisé pour que le lecteur perde pied(457). »

Certes, deux sous-titres prévus par Flaubert lui-même semblent nous mettre sur la voie : une « Encyclopédie de la bêtise humaine(458) », puis « Du défaut de méthode dans les sciences(459) ». Quelle bêtise voulait-il pourfendre ? Il y en a une première forme, qu’il est aisé de décoder, et qui sera détaillée dans le Dictionnaire des idées reçues, que Flaubert de longue date n’a cessé d’alimenter et qui paraîtra plus tard. C’est la bêtise du langage convenu, des lieux communs dans la conversation, des préjugés répandus, tout ce qui appartient au monde de l’« On », anonyme, souvent bourgeois certes, parce que la bourgeoisie tient le haut du pavé et que c’est elle qui parle, qui écrit, qui discourt, mais est universelle. La dénonciation ironique de cette bêtise-là est présente dans tous les ouvrages de Flaubert, dont les personnages, à peu près tous, ne figurent que des types particuliers de la bêtise générale. Dans Bouvard, tous les Chavignollais en incarnent chacun un exemple, la vanité de caste, la peur des rouges, la superstition, la crédulité, l’ignorance… Il faut les voir au cœur de la révolution de 1848, dont un des chapitres du livre décrit le déroulement à la campagne comme L’Éducation sentimentale en avait dessiné l’évolution à Paris. On a peur aux premières nouvelles, on se rallie à la république, le curé bénit un arbre de la Liberté, puis, au fur et à mesure que les nouvelles de la capitale deviennent alarmantes, que la guerre sociale menace, on voit ces notables bâtir un parti de l’ordre sur toutes les peurs qui s’accumulent, les bobards qu’on prend au pied de la lettre, la volonté d’en finir avec les revendications populaires. Arrive ce qui devait arriver : « Au 10 décembre, tous les Chavignollais votèrent pour Bonaparte. » Avec ce commentaire : « La plèbe, en somme, valait l’aristocratie. » On se réjouit d’apprendre l’arrestation de Proudhon, on abat les arbres de la Liberté, on exige la surveillance des instituteurs, « tous réclamaient un sauveur », enfin le coup d’État du 2 décembre est applaudi par tout le monde. Et Flaubert de placer dans la bouche de Pécuchet la réaction qui fut la sienne à l’époque : « Veux-tu savoir mon opinion ? Puisque les bourgeois sont féroces, les ouvriers jaloux, les prêtres serviles, et que le Peuple enfin accepte tous les tyrans, pourvu qu’on lui laisse le museau dans sa gamelle, Napoléon a bien fait ! qu’il le bâillonne, le foule et l’extermine ! ce ne sera jamais trop pour sa haine du droit, sa lâcheté, son ineptie, son aveuglement ! » Flaubert a répété qu’il voulait, dans ce livre, exhaler sa colère, cracher sur ses contemporains, expectorer son fiel, qu’il préparait son vomissement dans « une encyclopédie de la Bêtise moderne ».

Pendant tout cet épisode de la seconde République, Bouvard et Pécuchet, cependant, se sont distingués de la « vile bourgeoisie » autant que de la « vile multitude » : ils sont devenus des observateurs critiques de leurs compatriotes. Les imbéciles du départ, à force de travailler, d’observer, et d’analyser leurs échecs, finissent par prendre le regard de Flaubert lui-même : « Alors une faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer. » Cette bêtise, ils la saisissent dans les choses insignifiantes, « les réclames des journaux, le profil d’un bourgeois, une sotte réflexion entendue par hasard », mais aussi — et en voici une seconde forme — dans les centaines d’ouvrages qu’ils lisent, car il existe aussi une bêtise des savants. Pour faire son livre, Flaubert a accumulé les lectures, dont beaucoup de titres sont cités, et dans lesquelles il a rencontré les erreurs, les affirmations sans fondement, les certitudes incertaines, les hypothèses présomptueuses. Tout au long de l’élaboration de Bouvard, il a, fidèlement aidé par Edmond Laporte, composé un grand sottisier, dont le Dictionnaire des idées reçues n’est qu’une partie. Celui-là se réfère à la bêtise courante et anonyme ; celui-ci est un répertoire de perles signées, imprimées, défendues, parfois par de grands noms. Mais comment imbriquer tout cela dans une œuvre de fiction ?

Le manuscrit laissé par Flaubert, augmenté du dossier de travail y afférent, ne laisse pas de dérouter la critique littéraire. Beaucoup de questions restent en suspens.

La première porte sur les personnages de Bouvard et de Pécuchet. Passés en proverbe, ces deux noms sont une des figures de la bêtise les plus illustres de notre histoire littéraire. À vrai dire, on peut en douter. Ce serait trop simple de suivre leur carrière comme celle d’une évolution positive vers l’intelligence et la lucidité. Dès le premier chapitre, on apprend que les deux commis avaient acquis des clartés de l’esprit grâce à leur curiosité intellectuelle : « Ils s’informaient des découvertes, ils lisaient les prospectus, et, par cette curiosité, leur intelligence se développa. » Et puis, ils ont beau acquérir la conscience de la bêtise généralisée, eux-mêmes, jusqu’à la fin du manuscrit achevé, témoignent d’une naïveté, d’une crédulité, d’un manque de bon sens qui les relègue dans l’univers de la bêtise. Que faut-il comprendre ?

La principale question porte sur le sens général de l’ouvrage. Est-il un procès de la science ? Comment expliquer que cet écrivain qui a préconisé le roman « scientifique » ait voulu réduire à néant la connaissance des savants(460) ? Mais est-ce bien la science, intrinsèquement, qui est ici mise en cause ? N’est-ce pas plutôt l’arrogance d’une science qui s’illusionne sur elle-même ? Pour Flaubert, « il est impossible de savoir la Vérité(461) ». C’est la prétention des scientifiques d’y parvenir qu’il réfute. Dans le sottisier qui devait être intégré au roman, on rencontre cette citation prise dans l’Histoire de la santé et des maladies de Raspail : « Le préjugé populaire finira par l’emporter sur l’incrédulité scientifique, et l’observation des bonnes femmes aura raison sur les théories des savants. Quand il s’agit d’observations naïves, la science, trop outrecuidante de sa nature, est toujours en arrière du bon sens public. » Pareille sottise répertoriée montre que ce n’est pas la science par elle-même qui est rejetée. Flaubert s’en prend au discours de la causalité. Dès 1857, dans une lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, il s’exclame : « Oh ! orgueil humain. Une solution ! le but, la cause ! Mais nous serions Dieu, si nous tenions la cause(462). » C’est la position d’un des plus grands savants de son époque, Claude Bernard, l’auteur rayonnant de l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, qu’il admire, et aux obsèques duquel il assiste en 1878 : « Le comment des choses est seul à notre portée ; le pourquoi des choses dépasse notre entendement. » Voilà peut-être un point d’acquis : pour accuser la démarche causaliste d’être « antiscientifique », il faut bien avoir un certain respect de la science. Mise en cause de la causalité, refus des conclusions péremptoires et définitives, rejet de tous les dogmatismes. Soit !

Cependant, Flaubert ne cesse de nous dérouter, car cette opposition supposée entre la vraie science — celle d’un Claude Bernard — et la pseudo-science, empreinte de religiosité et de présomption, se trouve quelque peu ébranlée dans certaines expériences de Bouvard et Pécuchet. Ne voit-on pas ses deux copistes s’enticher de spiritisme, très à la mode, faire tourner les tables, et, à l’issue de leurs lectures, s’initier au magnétisme, pour finalement guérir plusieurs personnes, au grand dam de Vaucorbeil, le médecin de Chavignolles, représentant de la science médicale officielle.

Enfin, on s’est demandé de quoi le « second volume » de Bouvard — c’est-à-dire les chapitres qui restaient à écrire — serait fait. Flaubert le présente comme la copie de ses deux commis. Mais que copient-ils ? Le dossier Bouvard et Pécuchet, déposé à la bibliothèque de Rouen, comprend un amas de pièces disparates : scénarios, esquisses, plans, brouillons, notes, citations et documents divers, le Dictionnaire des idées reçues, soit un dossier volumineux qui n’éclaire pas de manière nette ce que devait être cette suite. Dans une lettre du 25 janvier 1880 à Edma Roger des Genettes, Flaubert assure que le second volume ne lui demandera pas plus de six mois : « Il est fait aux trois quarts. — Et ne sera presque composé que de citations. » De fait, aidé par Laporte, il avait accumulé les innombrables pièces d’un sottisier, où se trouvent épinglées des phrases dont certaines sont dues à des noms célèbres : Pie IX, Louis Napoléon, Fénelon, Mgr Dupanloup, Joseph de Maistre, Béranger, Bernardin de Saint-Pierre, Alexandre Dumas… Un autre recueil, baptisé L’Album de la marquise, plus spécialisé dans le domaine littéraire, citant Chateaubriand, Sainte-Beuve, Alexandre Dumas fils, Louise Colet, les Goncourt, Barbey d’Aurevilly, Ernest Feydeau, Balzac, Michelet, Lamartine, Victor Cousin, George Sand, complétait le sottisier. Un Catalogue des idées chic énumérait les paradoxes à la mode (Défense de l’esclavage — De la Saint-Barthélemy — Se moquer des savants…). Enfin, le Dictionnaire des idées reçues, entamé de longue date, devait lui aussi figurer dans ce second volume. Comment Flaubert aurait-il utilisé cette masse de matériaux ? On ne le sait pas, on se perd en conjectures, mais, en même temps, écrit Geneviève Bollème, « sans ce second volume, le premier est incompréhensible, impubliable(463) ». Nous savons aussi par une autre lettre à Edma Roger qu’il envisageait une conclusion « en trois ou quatre pages(464) ». Au moment de la publication posthume, celle-ci faisait cruellement défaut. Le mystère n’était pas dissipé. Après la mort de Flaubert, Caroline Commanville avait confié à Guy de Maupassant le soin de préparer la seconde partie de Bouvard, mais malgré tous ses efforts, il devra se rendre à cette évidence : « Je viens de passer trois mois à compulser et à tenter de disposer les notes de notre pauvre mort, pour en tirer le livre qu’il voulait faire et je crois maintenant cette besogne inexécutable. Ces notes, dans son projet devaient être reliées, soudées ensemble, par des morceaux de récit qui remettaient en scène les deux commis, et par des morceaux de dialogues, formant les commentaires de leurs lectures et de leurs copies. Ces parties, je ne puis me permettre de les faire, et, sans elles, le livre est illisible : il ne forme qu’une agglomération, qu’un amas de citations sans ordre, dont le sens même échappera très souvent au lecteur(465). »

Publié en 1881 dans l’état où Flaubert l’avait laissé(466), Bouvard et Pécuchet provoqua la perplexité de la critique. Un roman sans intrigue, des personnages falots, un récit monotone, un livre incompréhensible ! Le plus féroce, encore une fois, fut Barbey d’Aurevilly, qui commença sa recension dans Le Constitutionnel du 10 mai 1881 en fustigeant les « chacals de la littérature », les héritiers abusifs des écrivains morts qui « ramassent les restes des lions pour en vivre ». Il est vrai que les Commanville n’avaient pas tardé à faire paraître ce manuscrit incomplet, sans se demander ce qu’en eût pensé Flaubert. Toute la critique de Bouvard par Barbey tourne autour d’une idée centrale : Flaubert détestait la bourgeoisie, le bourgeois était pour lui une « obsession », il a voulu lui porter le dernier coup de haine et de mépris mais « Flaubert n’avait pas assez de talent pour cette exécution dernière des bourgeois ! ». L’histoire des deux idiots qu’il a faite est « un récit écrasant de vulgarité et de bassesse » ; il est « dégoûtant et odieux » ; « sans gaîté, sans talent, sans observation neuve sur des types usés, sucés, épuisés — ce livre enfin illisible et insupportable ». Barbey ne voulait pas comprendre qu’il y avait peut-être autre chose dans cet ouvrage, comme l’écrivait Maupassant dans le Supplément du Gaulois du 6 avril 1881. Le disciple parlait d’un « roman philosophique », nourri par une vision du monde et de l’humanité fondamentalement pessimiste. Il révélait dans cet article ce que les deux commis avaient réuni et s’étaient mis à copier, le « dossier des sottises cueillies chez les grands hommes ». Émile Faguet, arbitre des lettres françaises de la Belle Époque avec Brunetière et Lanson, jugera que l’auteur de Bouvard et Pécuchet « ne paraît pas d’un bon sens absolument sûr » ; de toute façon, écrivait-il, « ce roman est manqué, comme, de quelque façon qu’on le lise, il est ennuyeux(467) ».

Bouvard et Pécuchet aura cependant marqué un tournant dans l’histoire de la littérature, tout comme l’avait fait Madame Bovary. Passant, à son corps défendant, pour le père du naturalisme, Flaubert annonçait, avec son nouveau roman, la fin du naturalisme. L’un de ses adeptes, Joris Karl-Huysmans, publiait en 1884 À rebours, dont la structure ressemblait fort à celle de Bouvard, chaque chapitre « devenant le coulis d’une spécialité, le sublimé d’un art différent ». Pour Huysmans, le naturalisme avait eu ses mérites, mais il « était condamné à se rabâcher, en piétinant sur place(468) ». Bouvard et Pécuchet était une nouvelle rupture dans l’histoire du roman, comme le notait un Rémy de Gourmont. Il fallut attendre les grands flaubertistes du XXe siècle, René Descharmes, René Dumesnil, Albert Thibaudet(469), pour redonner son importance à Bouvard et Pécuchet, et, plus tard, Jorge Luis Borges(470), Raymond Queneau(471) et Roland Barthes(472) pour le classer parmi les « œuvres maîtresses de la littérature occidentale(473) ».

Le Dictionnaire des idées reçues

Le Dictionnaire des idées reçues, lui, avait d’abord été signalé par Maupassant en 1884, dans son « Étude » préfaçant les Lettres de Flaubert à George Sand, chez Charpentier, mais il ne fut publié qu’en 1911 dans l’édition Conard de Bouvard et Pécuchet. Quand bien même Flaubert avait eu l’idée de placer le Dictionnaire dans ce dernier ouvrage(474), René Descharmes, a bien montré que, conçu depuis longtemps, il avait alimenté deux des autres romans « modernes » de Flaubert, Madame Bovary et L’Éducation sentimentale(475). Claude Digeon, à sa suite, explique la fonction de ce recueil de platitudes : « Le Dictionnaire constitue, à lui seul, une œuvre originale et forme un tout. Et l’on peut dire qu’il résume, sous une forme abstraite, une pensée qui a été concrètement exprimée par les personnages de toute l’œuvre moderne de Flaubert, Madame Bovary, L’Éducation sentimentale, Bouvard et Pécuchet. En ce sens, le Dictionnaire est l’œuvre la plus significative de Flaubert, celle dans laquelle il fait la théorie de ses créations. Nous avons affaire, au lieu de personnages bêtes, à la bêtise elle-même. »

Cette œuvre originale, Flaubert l’a conçue dès son voyage en Orient, en 1850. Il explique à Louis Bouilhet que, recueil de lieux communs, de jugements établis, de lapalissades et de recommandations triviales, ce savoir-vivre bourgeois devait être précédé d’une substantielle préface, « où l’on indiquerait comme quoi l’ouvrage a été fait dans le but de rattacher le public à la tradition, à l’ordre, à la convention générale, et arrangée de telle manière que le lecteur ne sache pas si on se fout de lui, oui ou non, ce serait peut-être une œuvre étrange, et capable de réussir, car elle serait toute d’actualité(476) ». Dans une lettre à Louise Colet, en 1852, il explique plus longuement son intention, qu’il résume ainsi :

On y trouverait donc, par ordre alphabétique, sur tous les sujets possibles, tout ce qu’il faut dire en société pour être un homme convenable et aimable. Ainsi on trouverait :

ARTISTES : sont tous désintéressés.

LANGOUSTE : femelle du homard.

FRANCE : veut un bras de fer pour être régie.

BOSSUET : est l’aigle de Meaux.

FÉNELON : est le cygne de Cambrai.

NÉGRESSES : sont plus chaudes que les blanches.

ÉRECTION : ne se dit qu’en parlant des monuments.

Je crois que l’ensemble serait formidable comme plomb. Il faudrait que, dans tout le cours du livre, il n’y eût pas un mot de mon cru, et qu’une fois qu’on l’aurait lu on n’osât plus parler, de peur de dire naturellement une des phrases qui s’y trouvent(477).

Pour l’historien, une mine. Derrière ce catalogue des conventions plates et cette cartographie des sentiers battus s’esquisse le portrait collectif de la bourgeoisie du XIXe siècle, une sorte d’idéal type satirique. Le jeune bourgeois, frais émoulu du collège, vient à Paris, où, en compagnie des « jeunes gens de bonne famille », il fréquente le plus couramment l’École de droit. S’il parvient à forcer la porte de l’École polytechnique, il réalise alors le « rêve de toutes les mères » (ÉCOLES). Ses études terminées, il épouse une jeune fille bien élevée, qui se sera abstenue de lire « toute espèce de livres » (FILLES). Il est, en effet, répréhensible de rester célibataire, tous les célibataires passant pour « égoïstes et débauchés » (CÉLIBATAIRES) — pour le dérèglement desquels il existe, c’est tout de même heureux, des courtisanes, ce « mal nécessaire » qui est la « sauvegarde de nos filles et de nos sœurs » (COURTISANE).

Installé, le bourgeois oublie ses facéties d’étudiant et se consacre à ses affaires, qui « passent avant toute chose », c’est dans la vie « ce qu’il y a de plus important » (AFFAIRES). La députation le tentera souvent, car il rêve de devenir ministre, fonction déconsidérée mais enviée comme le « dernier terme de la gloire humaine » (DÉPUTÉ, MINISTRE). Bien marié, sa position sociale bien assise, le bourgeois travaille mais sait se distraire. Lui et sa femme aiment le théâtre, poussent parfois le désir de dépaysement jusqu’à l’Odéon, quoiqu’il soit situé loin de chez eux, c’est-à-dire sur la rive Gauche (ODÉON). Surtout, ils ont une vie de société, aiment la conversation. Les hommes se groupent entre eux et causent à bâtons rompus des graves problèmes de l’heure ; parlent du commerce et de l’industrie, ces deux arts si nobles (COMMERCE). On vante la vitesse des chemins de fer : « Si Napoléon les avait eus à sa disposition, il aurait été invincible ! » (CHEMIN DE FER) ; on tonne contre le libre-échange, qui serait « cause des souffrances du commerce » (LIBRE-ÉCHANGE), ce qui permet en passant de vitupérer les Anglais, « tous riches » (ANGLAIS) et de faire incidemment allusion à l’ « infâme Malthus » (MALTHUS). Puis, on s’apitoie sur la mort de l’agriculture qui « manque de bras » (AGRICULTURE) ; on se plaint amèrement du déséquilibre du budget (BUDGET) : peut-être faudrait-il diminuer les frais de décorum ? Non, pourtant, car il « donne du prestige », il « frappe l’imagination des masses », « Il en faut ! il en faut ! » (DÉCORUM). Mais les masses se laissent influencer par les républicains et par le radicalisme « d’autant plus dangereux qu’il est latent » (RADICALISME). En somme, ce qu’il faut aux Français, c’est un sabre ! (SABRE). Malgré tout, c’est une mesure extrême, car on est attaché au suffrage universel (SUFFRAGE UNIVERSEL), qui a remis la noblesse à sa place (NOBLESSE). Reste que les faubourgs sont dangereux, il n’est pas recommandé d’habiter près d’une usine (FABRIQUE). On pense que la mendicité devrait être prohibée (MENDICITÉ), et l’on se rassure sur ce fait que les gendarmes, ce « rempart de la société », soient vigilants (GENDARMES) ; sinon les bases de la société, « la Propriété, la famille, la religion, le respect des autorités », seraient ébranlées (BASES).

La bêtise du bourgeois réside dans le contraste entre la basse défense de ses intérêts matériels et la solennité de son discours. Même contradiction en matière religieuse. La religion « fait partie des bases de la société », elle est « nécessaire pour les peuples ». « Cependant, pas trop n’en faut » (RELIGION). Certes, « un peuple d’athées ne saurait subsister », mais il ne faut pas être trop crédule (ATHÉE). Surtout, il faut se méfier des Jésuites, qui sont partout, et qui « ont la main dans toutes les révolutions » (JÉSUITES). Il est bien venu de se moquer des prêtres qui « couchent avec leurs bonnes », tout le monde le sait, toutefois il faut toujours conclure prudemment : « il y en a de bons tout de même » (PRÊTRES). Le bourgeois va à la messe pour prêcher d’exemple, et aussi parce que c’est de bon goût — une façon d’imiter cette noblesse tant haïe et tant enviée. Ce qui n’empêche pas ce bourgeois matérialiste et agnostique de clamer que le spiritualisme est le « meilleur système de philosophie » (SPIRITUALISME).

Ce bourgeois conformiste, politiquement favorable à la religion mais philosophiquement sceptique, gardien de l’ordre et respectueux du pouvoir, atteint le comble de la sottise quand il se mêle d’art et de littérature. Il prise le gothique, qui « porte à la religion » ; il aime Victor Hugo, quoiqu’il « ait bien tort vraiment de s’occuper de politique ». Il assiste aux concerts : « il est indispensable d’être abonné au Conservatoire ». Il regrette le « secret perdu » des mosaïques ; trouve que les moulins « font bien dans un paysage », de même les ruines qui lui « donnent de la poésie », et qui « font rêver ». Flaubert reproche-t-il au bourgeois de s’instruire ? Non ! ce qu’il lui reproche c’est d’être suffisamment instruit pour répéter des bêtises communes, mais pas assez pour avoir un goût personnel. Être distingué c’est ne pas se distinguer des canons dominants, des vérités établies et des phobies partagées.

Le Dictionnaire deviendra une clé pour la compréhension de l’œuvre romanesque. Caverne des idées reçues, aussi abstraites que les idées pures de Platon, ce vaste répertoire de la sottise humaine éclaire les comportements et les paroles des personnages mis en scène par l’écrivain, et qui, peu ou prou, chacun dans son style, et à des degrés divers, participent à l’univers de la bêtise. Ce complément de l’œuvre romanesque nous a laissé en héritage l’œil flaubertien, dont la sensibilité à la sottise devrait nous prémunir contre celle de nos contemporains et nous alerter contre nos propres défaillances : « Nous ne souffrons que d’une chose : la Bêtise. — Mais elle est formidable et universelle(478). »

L’écrivain reconnu, l’homme découvert

Aucune publication posthume de Flaubert, cependant, ne fut plus propice à comprendre ce que furent sa personnalité, son esthétique, le conditionnement matériel et moral de son œuvre que celle de sa Correspondance. Son héritière, Caroline, s’employa très vite, pour servir la mémoire de son oncle et sans doute aussi pour en tirer profit, à rassembler les lettres de Flaubert. Dès 1884 furent ainsi publiées par Charpentier les Lettres de Gustave Flaubert à George Sand, au nombre de cent vingt-deux (sur les deux cent vingt-deux connues aujourd’hui), préfacées par une belle étude de Guy de Maupassant. Trois ans plus tard, chez le même éditeur, Caroline livrait la première série d’une correspondance générale, dont la quatrième et dernière partie date de 1893. Elle avait réussi à collecter nombre de lettres mais s’était heurtée à des refus de correspondants et avait dû constater d’innombrables lacunes : ce n’était qu’une ébauche, certaines lettres étaient expurgées, mais, grâce à elle, le public pouvait déjà entrer dans l’intimité de l’écrivain qui, sa vie durant, s’était soustrait à toute publicité sur lui-même et sur ses idées. Cette première Correspondance était préfacée par les Souvenirs intimes de Caroline. N’y figuraient pas les lettres que lui avait écrites son oncle, qu’elle garda jusqu’à la publication des Lettres à sa nièce Caroline, en 1906. Louis Conard reprendra cette correspondance et l’imprimera en cinq tomes en 1910. Cette dernière édition, très défectueuse, sera suivie par une troisième en quatre volumes, chez le même éditeur, entre 1921 et 1925, considérée comme la première édition scientifique. Puis, entre 1926 et 1933, une nouvelle édition en neuf volumes chez Louis Conard, enrichie par le fonds Franklin Grout, que la nièce de Flaubert avait légué à l’Institut de France et par des lettres inédites détenues à Chantilly dans la collection Spoelberch de Lovenjoul, le grand collectionneur. Les lacunes étaient encore innombrables. Les Éditions Conard publièrent donc en 1954 quatre volumes d’un Supplément à la Correspondance, ajoutant aux lettres connues mille trois cent six lettres nouvelles(479). Enfin, à cette édition considérable mais souvent inexacte, lacunaire, incertaine quant aux datations, caviardée par la pudeur, succédera, sous la direction de Jean Bruneau, ce chef-d’œuvre d’édition critique qu’est la Correspondance de Flaubert en cinq volumes dans la « Bibliothèque de la Pléiade » chez Gallimard de 1972 à 2007(480). Au fur et à mesure que cette correspondance fut portée à l’attention publique, la personnalité et l’œuvre de Flaubert ont pris une nouvelle dimension. Ces lettres, dont André Gide comme tant d’autres avait fait son livre de chevet, ont pu suggérer le jugement suivant à René Dumesnil : « Je suis de ceux qui voient en [elles] le chef-d’œuvre de Flaubert. » Jean Bruneau, qui rapporte cette citation, fait remarquer que « rien n’aurait plus consterné Flaubert que cette phrase », tant elle est injuste à l’endroit de ses romans. Du moins nous fait-elle sentir le caractère admirable de cette masse épistolaire, source incomparable pour la connaissance, autant de Flaubert lui-même que de son époque.

Ainsi la place de Gustave Flaubert dans l’histoire de la littérature française n’a-t-elle été que progressivement dévoilée et reconnue. Il faut remonter au centenaire de sa naissance, en 1921, pour constater cette reconnaissance tardive. Après quelques cérémonies à Rouen, la grande affaire fut la célébration à Paris, où, le 12 décembre, était inauguré dans le jardin du Luxembourg un buste de l’écrivain, dû au sculpteur Jean Escoula. Le président de la République, Alexandre Millerand, était représenté par son chef de cabinet Jacques Bompard, mais le ministre de l’Instruction publique, Léon Bérard, était là. Parmi les discours, l’un des plus remarqués fut prononcé par Paul Bourget, le romancier à la mode. Cet événement fut l’occasion de larges commentaires sur Flaubert et sur son œuvre. Certains détracteurs n’avaient pas baissé la garde, tel le fils d’Alphonse et de Julia Daudet, ce Léon Daudet qui, dans L’Action française, expliqua à quel point Flaubert avait été un « gobeur », plus comique que Homais, mais sans le savoir. L’article le plus remarquable fut écrit dans la Revue de Paris par Paul Souday qui, au lendemain de la Grande Guerre, était considéré comme le premier critique littéraire de son temps, chroniqueur au Figaro, au Gaulois, à la Revue de Paris, aux Nouvelles littéraires et à La Dépêche de Toulouse, entre autres. Souday rappelait les avanies, les attaques, la malveillance subies par l’auteur de Madame Bovary au cours de son existence. Combien la critique des journaux et la critique universitaire lui avaient été hostiles. Le chef-d’œuvre était de Brunetière : « Cette grande haine de la bêtise humaine, cette haine qui l’a si bien servi dans Madame Bovary, mais si mal, en revanche, dans L’Éducation sentimentale, n’était rien de plus que la projection de sa propre sottise, à lui, sur les choses qu’il ne pouvait comprendre. » Souday pouvait affirmer, à juste titre : « Et cet amas d’injustices permet de mesurer son ascension. Car c’est chose faite et définitive. À force de lui jeter des pierres, on lui en a composé un piédestal. Flaubert triomphe, et n’a plus rien à craindre(481). »

La demeure de Croisset n’existait plus. Caroline Commanville, qui en était propriétaire, l’avait vendue à un industriel qui la rasa pour bâtir une distillerie. Il n’en reste plus que le « Pavillon Flaubert » racheté par le Conseil général et devenu un petit musée, où l’on découvre ses plumes d’oie, ses encriers, ses pipes, son pot à tabac, quelques souvenirs d’Orient, des peintures représentant la maison dans sa splendeur. En s’éloignant du rivage de la Seine et en montant sur la falaise qui le domine, le pèlerin peut se rendre à la mairie de Canteleu, dont la salle des mariages est intitulée « Salle Gustave Flaubert ». Dans trois grandes armoires est rassemblée une partie de la bibliothèque de l’écrivain, offerte jadis par son héritière à l’Institut, qui l’avait refusée. La municipalité de Rouen n’avait pas tenu en admiration l’écrivain en son temps. Les traces de Flaubert abondent désormais. L’hôtel-Dieu est devenu la préfecture mais l’ancien appartement de fonction des Flaubert a été réservé à la mise en place d’un musée Flaubert doublé d’un musée de la Médecine. Une large avenue y mène qui porte son nom. En 2008, à l’occasion de l’Armada de Rouen, le nom de Gustave Flaubert fut attribué au nouveau pont de 670 mètres, comme une réparation. L’université de la même ville est devenue un des centres les plus actifs des études flaubertiennes. Ultime réconciliation entre le grand écrivain et sa ville qui, jadis, s’étaient si mal aimés.