XXX

ESQUISSE DE PORTRAIT

« Il y a en moi, littérairement parlant, deux bonshommes distincts : un qui est épris de gueulades, de lyrisme, de grands vols d’aigle, de toutes les sonorités de la phrase et des sommets de l’idée ; un autre qui fouille et creuse le vrai tant qu’il peut, qui aime à accuser le petit fait aussi puissamment que le grand, qui voudrait vous faire sentir presque matériellement les choses qu’il produit ; celui-là aime à rire et se plaît dans les animalités de l’homme. »

Il y a en effet deux êtres qui coexistent en Flaubert — et pas seulement chez l’écrivain, comme il le dit dans cette lettre du 16 janvier 1852 à Louise Colet. Sa personnalité, ses habitudes, ses pensées présentent des antinomies qui, sans en faire un être contradictoire, le rendent plus complexe que de prime abord. « J’aime le vin, je ne bois pas ; je suis joueur et je n’ai jamais touché une carte ; la débauche me plaît et je vis comme un moine. […] Je suis mystique et je ne crois à rien. »

Au physique, il a l’allure d’un athlète, mais c’est un colosse égrotant. Les portraits photographiques et picturaux de Gustave Flaubert sont rares. Réfractaire à la publicité sous toutes ses formes, il n’a guère posé : « L’artiste, écrivait-il à Ernest Feydeau, ne doit pas exister. Sa personnalité est nulle. Les œuvres ! les œuvres ! et pas autre chose(482). » Aux yeux de ses amis, il passe pour un « géant ». Son passeport délivré en 1847 mentionne une taille de 1,83 mètre, ce qui l’élevait très au-dessus de la moyenne de ses compatriotes, puisque, à la fin du siècle, celle des conscrits en Normandie est encore de 1,66 mètre(483). Le même document administratif précise qu’il a des cheveux châtain foncé, le front haut, les yeux bleus et le teint coloré. Le Viking tel qu’on l’imagine. Sédentaire, mais non encroûté, il nage « comme un triton » et adore monter à cheval. Jeune homme, il faisait tourner les têtes féminines au théâtre de Rouen et, quelques années plus tard, il a emballé Louise Colet avant qu’elle n’admire ses qualités intellectuelles. Entre-temps — nous sommes en mars 1853, et il n’a que trente et un ans —, il se déclare « furieusement détérioré(484) ».

Maupassant en parle ainsi : « Il était beau, alors, paraît-il, d’une beauté olympienne de jeune dieu grec. Cette beauté physique dura peu. Un voyage en Orient le fatigua, et l’alourdit, et il devint alors l’homme que nous avons connu, un grand, un fort, un superbe Gaulois, aux énormes moustaches, au nez puissant, aux sourcils épais abritant et couvrant un œil bleu d’oiseau de mer, taché au milieu d’une toute petite pupille noire, toujours mobile et qui regardait fixement, aiguë et troublante, agitée d’un incessant tremblement(485). »

Sa santé a d’abord été atteinte par l’épilepsie supposée, dont les crises convulsives répétées l’ont usé, avant qu’elles ne s’espacent, disparaissent, puis reparaissent à la fin de sa vie. À moins de trente ans, il contracte la syphilis, que l’on soigne alors par des frictions ou des lavages au mercure, dont les effets toxiques sont aussi redoutables que la maladie. En août 1854, il confie à Louis Bouilhet qu’il se sent « saturé de mercure » : « Salivation mercurielle des plus corsées, mon cher monsieur. Il m’était impossible de parler et de manger. Fièvre atroce, etc. Enfin, à force de purgations, de sangsues, de lavements (!!!) et grâce aussi à ma forte constitution, m’en voilà quitte. » Dans ses premiers stades, la syphilis n’est pas mortelle. Gustave entretient Louis de ses chancres avec désinvolture, comme d’un gage de virilité, et n’en parle plus du tout au bout de quelques années. La maladie est-elle entrée dans une phase de latence ? À moins que Flaubert en ait guéri, on pourrait dire : malgré le mercure !

L’Adonis du théâtre de Rouen a eu le sentiment de vieillir vite. À vingt-huit ans, il écrit d’Athènes à sa mère qu’elle doit s’attendre à le retrouver aux trois quarts chauve. Il annonce à sa maîtresse que ses dents aussi s’en vont. Ses échanges épistolaires regorgent, au long de sa vie, de plaintes sur ses maux multiples. Il a pu échapper à la tuberculose et au choléra qui sévit encore à Croisset en 1873, mais que d’angines, de grippes violentes, de névralgies, de crises nerveuses soignées au bromure de potassium, de rhumatismes articulaires, de pulsations anormales et autres zona et jaunisse… Au moment où il se remet d’une fracture du péroné, il écrit à Edmond de Goncourt : « Ma jambe va bien. Cependant elle enfle tous les soirs. Je ne puis guère marcher au-delà de cent pas — et il me faut porter une bande autour des chevilles. De plus, je me suis fait arracher une de mes dernières molaires. De plus, j’ai un lumbago. De plus, une blépharite [inflammation des paupières]. Et actuellement, depuis hier, je jouis d’un clou au beau milieu du visage(486). » Le nombre de fois où il se lamente sur ses furoncles (au front, à la joue, au cou) est éloquent. Le délabrement de l’état général en est sans doute la cause, combiné à une hygiène approximative. Les habitudes alimentaires ne facilitent pas la bonne santé. Goncourt décrit, en décembre 1875, un dîner chez Hugo : « Il y a une gibelotte de lapin, suivie d’un rosbif, après lequel fait son entrée un poulet rôti. » La suralimentation, les demi-tasses, le manque d’exercice physique comme le lui reproche George Sand, Flaubert a conscience que la vie qu’il mène en général « n’est pas précisément très hygiénique(487) ». Ses maux multiples sont aussi pour partie l’effet d’une somatisation probable de cet individu anxieux. À cinquante-cinq ans, il se dépeint ainsi à Léonie Brainne : « Mon amie Sarah Bernhardt que j’ai été voir dans son atelier […] m’a déclaré qu’elle me trouvait très beau, “plein de caractère”, mot artistique ! […] Je ne suis pas de l’avis de mon illustre amie. Je me trouve avachi, ignoble. J’ai l’air à la fois d’un vieux cabotin et d’un vieux boucher. Le cœur seul est jeune, et plus jeune que jamais, en dépit de tout […](488). » Il ne manque pas de coquetterie dans cette déclaration à une femme qui lui plaît, mais, de fait, Flaubert a vieilli très vite, comme nombre de ses contemporains. Sa forte et haute stature, son front dégarni, ses longs cheveux, sa moustache à la gauloise, son poids qui dépasse sensiblement le quintal : de bonne heure, il a la physionomie que nous lui connaissons par les portraits du photographe Carjat et du peintre Giraud. A-t-il gardé, du moins, comme il dit, « le cœur jeune » ?

 

Sa vie durant, Flaubert a vécu une union indissoluble avec la mélancolie, mais, devant ses proches, c’est un mélancolique masqué : il fait rire, il est truculent, il excelle dans la farce et la mystification. « Plus bouffon que gai », dit-il de lui-même. Depuis son adolescence, il a mené, selon ses propres termes, « une existence peu folichonne ». Demeuré à Croisset la plupart de son temps, auprès d’une mère qui devient, au fil des ans, de plus en plus fermée, il se dit couramment submergé par la monotonie de son existence, son manque de loisir, au point de déclarer de temps à autre que « le désespoir est [s]on état normal (489) ». La maladie puis les malheurs de la vie affective, mort du père, de la sœur, de son meilleur ami, Alfred, tous ces deuils précoces, la solitude aggravée renforcent la désespérance chez un homme qui n’a jamais cru au bonheur. À vingt ans, le jeune Gustave confessait à Maxime Du Camp qu’il avait « la vie en haine ». Pour Louise Colet, il confirme : « Tu aimes l’existence, toi ; tu es une païenne et une méridionale ; tu respectes les passions et tu aspires au bonheur… — Mais moi je la déteste la Vie. Je suis un catholique. J’ai au cœur quelque chose du suintement vert des cathédrales normandes. Mes tendresses d’esprit sont pour les inactifs, pour les ascètes, pour les rêveurs(490). »

Ce fond hypocondriaque contraste avec un comportement entre amis de jovialité et d’enjouement. C’est un bon compagnon, pétulant, dont la faconde choque la dignité pincée des Goncourt. Ces allures de provincial exubérant dissimulent une sensibilité de jeune fille : « Jules de Goncourt, confie-t-il à l’un de ses correspondants, m’appelait “un gros sensible”. Ce qu’il y a de sûr, c’est que j’ai souvent les yeux mouillés(491). » Ainsi pleure-t-il au cours de la messe de mariage du fils d’Élisa Schlésinger, en juin 1872, et fond-il en larmes à l’enterrement de George Sand. Le blagueur est un sentimental.

 

Tour à tour rat des villes et rat des champs, il a les deux faces de Janus. À Croisset, une vie fort peu « rigolboche », selon son expression ; à Paris, soirées mondaines, agapes arrosées, tourbillon de la vie littéraire et galante. Les trois quarts du temps, il « pioche » dans la solitude, la nuit de préférence. Il s’en échappe un peu pour se promener avec son chien Julio ou plonger dans la Seine si le temps le permet. Il reçoit parfois quelques amis : Tourgueniev qui se décommande trois fois sur quatre, George Sand qui a de plus en plus de peine à s’arracher de Nohant, d’autres compagnons comme Edmond Laporte, son fidèle admirateur jusqu’à la triste brouille qui les sépare. Il avoue à ses correspondants son ciel gris, sa morosité, son ennui, même s’il passe par des moments d’allégresse quand il tient enfin au bout d’une rame de pages raturées et noircies la phrase ou la page espérée. Il l’a voulu ! C’est ainsi qu’il conçoit sa vie d’écrivain, choisissant délibérément l’art contre la vie. Vêtu d’une gandoura, entouré de souvenirs rapportés d’Orient, il fume pipe sur pipe en cherchant les mots.

Quand l’esprit et le corps s’ankylosent, il prend le train pour Paris. Il a toujours à y faire, passant des heures dans les bibliothèques, accumulant des milliers de notes. Mais Paris signifie aussi pour lui sortir de son érémitisme, revoir les amis, fréquenter le salon des demi-mondaines ou celui de la princesse Mathilde, où il brille de l’éclat de ses improvisations, à moins qu’il n’exaspère ses meilleurs amis par la violence de ses tempêtes. Ce fanfaron qui épate la galerie a le culte de l’amitié. Il est l’ami fidèle, obligeant, loyal, jamais médisant, généreux, celui à la porte duquel, boulevard du Temple, rue Murillo, rue du Faubourg-Saint-Honoré, on ne frappe jamais en vain. Il aime tant parler, écouter, réconforter, séduire, amuser : tous les dimanches, quand il séjourne à Paris, il est l’hôte accueillant, l’amphitryon aux petits soins. Quand l’un de ceux qu’il aime est enlisé dans la difficulté, il se démène pour l’aider, lui trouver une place, un éditeur, un directeur de théâtre. Chef de claque aux premières, il se montre aussi un conseiller littéraire consciencieux, passant de longues heures sur les manuscrits des uns et des autres, proposant des corrections, louant les bons passages. Au fur et à mesure que son nom devient connu et respecté, il reçoit des textes d’auteurs inconnus, qu’il épluche avec une attention scrupuleuse, avant d’en faire un rapport circonstancié à son correspondant : page après page il note avec franchise le bon et le mauvais, comme si son statut d’écrivain l’obligeait auprès de ses cadets. Rentré à Croisset, replongé dans ses travaux, il continue à rayonner par ses lettres tous azimuts, s’inquiète de n’en pas recevoir assez, et tisonne sans cesse les braises de l’amitié qui risqueraient de s’éteindre.

 

À Croisset comme à Paris il vit en bourgeois, mais c’est un bourgeois en insurrection permanente contre la bourgeoisie de son temps : « Où le bourgeois a-t-il été plus gigantesque que maintenant ? » À vrai dire il peut vivre en rentier mais grâce à un capital qu’il n’a pas lui-même accumulé. C’est un héritier, jusqu’au moment de sa ruine, qui est tardive. Il vit des sommes qu’il perçoit, d’abord de sa mère, qui éponge ses dettes, puis de son neveu Commanville, qui gère ses avoirs. Passé ses cinquante ans, il n’a jamais songé à gagner de l’argent. L’artiste ne se salit pas les mains, ne se mêle ni d’industrie ni de commerce, et pas même du rendement de son propre patrimoine. Flaubert, de ce point de vue, est resté un vieil enfant. Cela ne l’empêche pas de faire montre d’une mentalité bourgeoise inattendue, comme au moment du mariage de Caroline. Allié de Mme Flaubert, désireux comme elle d’assurer un avenir confortable à sa nièce, il ne se soucie guère si elle aime ou non le marchand de bois Ernest Commanville ; confident des réticences de la jeune fille, il croit devoir la convaincre de l’avantage d’un engagement matrimonial prometteur ; si elle aime ailleurs, c’est pour lui de moindre importance que la promesse qui lui est offerte d’une vie dans l’aisance. Au fond, il n’est pas mécontent d’appartenir à une lignée, à une famille de notables. On se souvient de cette lettre à son frère Achille au moment du procès de Madame Bovary : « La seule chose réellement influente sera le nom du père Flaubert… On commence à se repentir au Ministère de l’Intérieur de m’avoir attaqué inconsidérément. » Quand les mauvaises affaires de Commanville menaceront de ruine puis ruineront effectivement le rentier, son premier réflexe est d’éviter la honte et le déshonneur familial. Quant à chercher un métier rémunéré, ce serait pour lui déroger comme un marquis acculé à un gagne-pain roturier. Il faut beaucoup d’insistance de la part de ses amis pour qu’il accepte finalement, de la part du ministre de l’Instruction publique, une pension déguisée.

La bourgeoisie dont il a fait sa cible n’est pas une catégorie sociale. Il l’explique à George Sand : « Axiome : la haine du Bourgeois est le commencement de la vertu. Moi, je comprends dans ce mot de “bourgeois” les bourgeois en blouse comme les bourgeois en redingote. C’est nous, et nous seuls, c’est-à-dire les lettrés, qui sommes le Peuple, ou, pour parler mieux, la tradition de l’Humanité(492). » On s’explique dès lors le réquisitoire de Sartre et des critiques marxistes : « Lorsque Flaubert déclare, par exemple, qu’il “appelle bourgeois tout ce qui pense bassement”, il définit le bourgeois en termes psychologiques et idéalistes, c’est-à-dire dans la perspective de l’idéologie qu’il prétend refuser(493). » Du point de vue de la lutte des classes, Sartre n’a pas tort : l’antibourgeoisisme de Flaubert relève de la critique morale et culturelle(494), mais, quand bien même serait-elle une critique de l’intérieur, ne portant nulle atteinte à la place dominante acquise par la bourgeoisie, les attaques continues de Flaubert contre la pauvreté intellectuelle et spirituelle des nantis gardent la marque d’un acte de civilisation contre leur arrogance inculte. Flaubert assume la contradiction entre son statut social et sa liberté d’artiste : « Il faut faire dans son existence deux parts : vivre en bourgeois et penser en demi-dieu(495). »

 

On l’a compris, ce n’est pas la bourgeoisie qu’il déteste, c’est la bêtise. Très jeune il prend conscience de ce qu’il appelle le « ridicule intrinsèque à la vie humaine ». Loin de fuir la bêtise cependant, il la traque, il l’archive, il en fait sa vision du monde, car, écrit-il encore, « l’ignoble me plaît, c’est le sublime d’en bas ». Ce mot « sublime » est répété, « sublime bêtise », écrit-il dans une lettre à sa mère. Il la chasse, elle est « inébranlable », « immense », « insupportable », oui, certes ; toutefois, en récolter les illustrations dans la vie quotidienne, au cours de ses voyages, dans ses lectures lui donne autant de jubilation que de dégoût. Elle l’inspire ! Son œuvre en est truffée, sa correspondance en déborde, elle fait intimement partie de sa représentation du monde. La bêtise est un idéalisme à rebours, pour celui qui rêve d’une Antiquité de toge et de marbre ; elle définit son époque, la modernité, l’âge industriel et, sans aucun doute, la société démocratique, où les imbéciles comptent autant que les savants.

On ne sait si Flaubert a lu Tocqueville. Sa Correspondance mentionne L’Ancien Régime et la Révolution dans une lettre à Michel Lévy de 1862, mais jamais La Démocratie en Amérique — ce qui étonne de la part de ce liseur insatiable. Quoi qu’il en soit, le prophète de la démocratisation des mœurs et de la politique, des spectacles et de la littérature avait parfaitement formulé la fin de la société aristocratique, le triomphe du commun et du trivial. Mais là où Tocqueville accepte, à défaut de chérir, ce mouvement lourd de l’Histoire, Flaubert, lui, en appelle à saint Polycarpe pour dénoncer en termes hyperboliques l’« insupportabilité » de son époque. Si cette « bêtise moderne », cette « bêtise universelle », cette « inondation de crétinisme » peut affecter tout le monde, toutes les classes sociales — il n’y a pas de monopole —, ce n’est pas par hasard qu’elle se confond la plupart du temps, sous sa plume et dans ses yeux, avec la bourgeoisie satisfaite du XIXsiècle. Il discerne ce qu’il peut y avoir de bêtise dans les doctrines socialistes, on sait comme il en parle et s’en moque ; il n’empêche que c’est d’abord les milieux bourgeois — ceux qu’il connaît le mieux — qui en sont les dépositaires parce que, en face de la bêtise innocente des minores, il y a la bêtise suffisante des opulents. Flaubert ne confond pas la naïveté d’un Dussardier ou d’une Félicité avec la niaiserie apeurée d’un Dambreuse ou d’un père Roque. Tout jeune, il a adopté la caricature de Joseph Prudhomme inventée par Henri Monnier ; longtemps il a traité Adolphe Thiers de « roi des Prudhommes ». Ce n’était pas par hasard : le ministre de Louis-Philippe, défenseur pompeux de La Propriété, aura été une figure quasi éponyme du règne de la bourgeoisie après 1830. À l’illustration éclatante de la bêtise bourgeoise, il oppose un monde perdu, imaginaire sans aucun doute, et c’est pourquoi il situe cet âge d’or si loin, dans l’Antiquité ou dans le désert où il n’y a plus trace d’humain, un âge ou un lieu de la grandeur éternelle.

 

Avec les femmes, ce Gaulois est un sentimental. Au sein des amitiés viriles, il rivalise dans le déboutonnage et le cynisme. Entre hommes, sentiment interdit ! Les femmes ne sont que le repos de ces guerriers de la plume. Il faut se prévaloir de ses bonnes fortunes, détailler ses « baisades », donner ses recettes du mieux-jouir, comme on entend des chasseurs à table vanter leurs coups de fusil, leurs curées chaudes et leur tableau du jour. Les mots dont on use sur le sujet, chez Magny et ailleurs, sont — sauf en présence de George Sand — d’une crudité de garnison. Cette misogynie de caserne n’est pas propre à Flaubert, ce sont les mœurs des sociétés masculines de l’époque, particulièrement décelables chez les écrivains, parce qu’ils laissent des preuves écrites des licences qu’ils s’autorisent et qui n’ont rien de poétique. Flaubert y donne sa voix, en rajoute et participe à ce mimétisme de l’impudeur convenue : « L’hymne au pénis — au “vit” — est fondamental, écrit Alain Corbin, dans les représentations dominantes de la virilité(496). » Mais ces rodomontades n’abusent pas ses convives. Nous avons, à ce propos, un témoignage suggestif d’Edmond de Goncourt. Au cours d’un de ces dîners d’hommes, Daudet s’étant lancé dans la confession de ses perversités, Flaubert, qui veut jouer en mesure, déclare tout à trac : « Mais Daudet, je suis aussi un cochon ! » L’autre de lui répondre, d’après Goncourt : « Laissez donc, vous êtes cynique avec les hommes et un sentimental avec les femmes ! » Il l’admet : « Ma foi, c’est vrai, même avec les femmes de bordel, que j’appelle mon petit ange. » Et Goncourt de conclure : « Flaubert est un faux cochon, se disant cochon et affectant de l’être, pour être à la hauteur des cochons vrais et sincères qui sont ses amis(497). » Il est vrai qu’on trouve difficilement le cochon chez Flaubert. Il fréquente le bordel, à Rouen, à Paris, en Égypte, mais au fond il ne l’aime guère. Pas grande trace dans son œuvre, sauf peut-être dans Novembre, du grand mythe romantique. Le mythe de la prostituée souveraine à la Balzac n’a plus cours. Flaubert, dans sa correspondance, en parle sans poésie. Il écrira à Louise Colet que « la prostituée est un mythe perdu » et qu’il a « cessé de la fréquenter, par désespoir de la trouver ». En réalité, seule la première des deux assertions est exacte. L’échange des bonnes adresses, le « discours de la virilité démonstrative » (Alain Corbin) et combien d’allusions aux visites de bordel — le voyage en Orient, on l’a dit, fut aussi du tourisme sexuel — émaillent jusqu’au bout les lettres de Flaubert comme celles d’Alfred Le Poittevin, de Maxime Du Camp ou de Louis Bouilhet. Mais le soulagement n’implique pas la jubilation.

Dans un autre registre, qui distingue cette fois plus nettement Flaubert de ses amis, il a pratiqué l’amour épistolaire : on dirait parfois que les lettres lui suffisent. Face aux exigences de Louise Colet, il repoussait les « amours désordonnées » et les « passions hurlantes », leur préférant des « amitiés voluptueuses et des galanteries sentimentales ». Ce type de relation ambiguë, dont la légèreté satisfaisait à la fois son goût des femmes et l’impérieuse tranquillité nécessaire à son œuvre, il l’a connue au long de sa vie, soit avec des demi-mondaines comme Jeanne de Tourbey (devenue comtesse de Loynes par son mariage en 1873), soit avec des amies chères comme Léonie Brainne, la jolie veuve, admiratrice de ses œuvres, qui l’appelle « Mon Excessif », qui n’a peut-être jamais été sa maîtresse, mais qu’il comble de flatteries sensuelles : « je vous trouve belle, bonne, intelligente, spirituelle, sensible », où la galanterie n’est pas en reste : « Avec toutes sortes de désirs qui n’ont pas le ciel pour objet, à moins que ce ne soit le ciel de votre lit. — Pardon ! et mille tendresses. »

L’amour au singulier, Flaubert l’a aussi rencontré et vécu, à sa façon. Laissons là la passion d’adolescent conçue à Trouville pour Élisa Schlésinger, la Maria contemplée des Mémoires d’un fou, qui le fait tomber en « extase ». Fin de ce « grand amour » inoxydable, dont on a fait un monument en confondant des émois de jeunesse avec le tourment de toute une vie. Élisa sans doute est restée pour lui l’image poétique de ses premiers élans amoureux. Dans une lettre qu’il lui adresse le 2 octobre 1856, Flaubert évoque encore Trouville et, bien plus tard, dans une lettre du 6 septembre 1871, il parle de sa « vieille tendresse » à l’égard de sa « chère et vieille amie », une expression qu’il répète le 5 octobre de l’année suivante : « Ma vieille amie, ma vieille Tendresse. » Pour autant, en faire une obsession serait se méprendre. La souvenance d’un premier amour est une source poétique, Flaubert a su merveilleusement l’employer. À vrai dire, sans s’effacer, l’« apparition » de la belle dame de Trouville a laissé place à d’autres sentiments et à des voluptés plus concrètes. On pense à la rencontre fervente avec Eulalie Foucaud, la belle de Marseille ; on pense surtout à sa longue relation avec Louise Colet. Longtemps, celle-ci n’a pas eu bonne presse chez les critiques flaubertiens. Elle était à leurs yeux l’ogresse avide qui l’a soûlé de ses caprices et troublé de ses véhémences(498). Mais les lettres qu’il lui a adressées témoignent d’une authenticité de relation qui est d’un homme épris. Il a rencontré chez Louise une interlocutrice avec laquelle il échangeait des idées, parlait de littérature ; à l’en croire, il a pu, un temps, grâce à elle, cesser de séparer l’« amour physique » de l’autre : « Tu es bien la seule femme que j’aie aimée et que j’aie eue. Jusqu’alors j’allais calmer sur d’autres les désirs donnés par d’autres(499). » Et aussi : « Ne sens-tu pas qu’il y a entre nous deux une attache supérieure à celle de la chair, et indépendante même de la tendresse amoureuse(500) ? » Mais c’est au cours de cette relation, dont les feux se sont allumés alors qu’il venait de concevoir sa vocation d’écrivain, qu’il prend définitivement conscience que sa façon, à lui, d’aimer est incompatible avec les demandes de sa maîtresse, inconciliable avec une cohabitation féminine, contraire à tout projet de normalisation matrimoniale. Avant de l’aimer, il était calme, il pouvait se consacrer à son art, mais elle est venue et a troublé sa résolution de « ne pas aimer » ! Contrairement à Louise qui, sans arrêt, le réclame, le harcèle de venir s’installer à Paris, il assume cet éloignement des corps si nécessaire à sa création : « Je serais un an sans te voir ni t’écrire que mon sentiment n’en baisserait pas d’un degré. » Il lui affirmait qu’on pouvait s’aimer sans se voir pendant des lustres. Dévorante, Louise ! exclusive ! étouffante : « Depuis six semaines que je te connais (expression décente), je ne fais rien. Il faut pourtant sortir de là. » Flaubert exprime sa peur de l’amour, des « grandes passions, des sentiments exaltés, des amours furieux et des désespoirs hurlants » : il veut écrire ! Et d’en arriver à l’aveu cruel d’avril 1847. Les amours de Gustave et de Louise dureront encore plusieurs années, mais les jeux sont faits. Flaubert ne se départira plus, sa vie durant, de sa conception du « mets principal », à savoir l’art, auquel il faut tout consacrer.

Réfréner ses passions, ne pas se marier, ne pas avoir d’enfant, c’est le prix. Se voir de temps à autre, goûter au « mélange de tendresse et de plaisir », savoir se quitter « sans désespoir » : Louise aura beau juger son attitude égoïste, orgueilleuse, maladive, Flaubert n’en démordra pas. Il confie à Mlle Leroyer de Chantepie : « Quant à l’amour, je n’ai jamais trouvé dans ce suprême bonheur que troubles, orages et désespoirs ! » Le peu que nous savons de sa relation avec Juliet Herbert nous laisse supposer qu’il a vécu avec elle ce que Louise Colet ne pouvait accepter : des relations sentimentales à distance, entrecoupées de rencontres voluptueuses saisonnières, le plaisir délicieux de se revoir, de s’écrire aussi sans doute, de garder l’image attendrie de l’autre par la pensée, bref un « assaisonnement » de l’existence à la fois nécessaire et sans danger.

Le plus original dans les relations de Flaubert avec les femmes, nous l’avons souvent vérifié, provient non pas de ses échanges amoureux mais de l’amitié pure et simple qu’il a entretenue avec des correspondantes qu’il a su traiter d’égal à égale.

Certes, la misogynie ne l’épargne pas : des généralisations sur les femmes lui échappent, il va jusqu’à dire à Louise Colet : « J’ai toujours essayé (mais il me semble que j’échoue) de faire de toi un hermaphrodite sublime. Je te veux homme jusqu’à la hauteur du ventre (en descendant). Tu m’encombres et me troubles et t’abîmes avec l’élément femelle(501). » Bien plus étonnant est l’échange épistolaire qu’il a entretenu avec des femmes, non sans affection, non sans tendresse, mais hors de toute stratégie de conquête. La correspondance avec George Sand est des plus belles, leurs discussions sur la littérature et la politique s’insèrent dans une relation de respect et de ferveur mutuels. Les lettres qu’il adresse à Edma Roger, nombreuses et détaillées, sont riches d’aperçus et de jugements. Le plus étonnant, sans doute, est l’ensemble des missives qu’il a échangées avec cette vieille fille sensible, bigote en révolte et radoteuse, cette Marie-Sophie Leroyer de Chantepie. Loin de la traiter en admiratrice importune, il répond, on l’a vu, à ses longues lettres par des conseils, des encouragements, des souvenirs personnels, des mots de tendresse, alors que l’un et l’autre ne se verront jamais.

Flaubert n’est décidément pas le même quand il écrit aux femmes. Tendre avec sa mère, érotique — ou odieux — avec Louise, paternel et protecteur avec Caroline, complice avec George Sand, délicat en diable avec les vieilles filles de province, il décline là toutes ses chatteries, brûle ses batteries, a toutes les retenues, toutes les audaces, toutes les plaintes, sculptant dans la matière des mots un personnage désarmant qu’elles n’ont pas pu ne pas aimer.

De ces lettres émane en particulier une qualité qu’on n’eût pas forcément imaginée chez l’ours de Croisset : la bonté. « Vos lettres me prouvent, écrit Mlle Leroyer, que votre cœur égale votre intelligence, et la profonde estime, l’admiration que j’ai éprouvée pour l’auteur s’augmente de celle que m’inspire l’homme bon et sensible par excellence. » Dans sa déréliction, la demoiselle a rencontré l’homme « si bon », « si sympathique » à son âme. C’est un leitmotiv : « En dehors de la haute intelligence que chacun admire, vous possédez un cœur, une bonté dont je sais apprécier toute la valeur(502). » George Sand lui fait écho : « Je t’aime beaucoup, beaucoup, mon cher vieux, tu le sais. L’idéal serait de vivre à longueur d’année avec un bon et grand cœur comme toi(503). »

Il a aimé sa mère, profondément, jusqu’au bout — supportant avec patience ses aigreurs de vieille dame. Il a reporté sur sa nièce son amour d’enfant pour sa sœur enlevée dans la fleur de l’âge. Sans doute l’a-t-il surestimée. C’est « une Femme, dit-il à Edma Roger des Genettes, qui n’est ni une Bourgeoise ni une Cocotte, voilà une rareté ». George Sand, encore elle, considérait qu’il avait des instincts paternels. Au spectacle de la gaieté qui règne à Nohant, il soupire : « Pourquoi n’ai-je pas cela ! j’étais né avec toutes les tendresses ! pourtant. Mais on ne fait pas sa destinée. On la subit ! J’ai été lâche dans ma jeunesse. J’ai eu peur de la Vie ! Tout se paye(504). » Il avoue à une autre correspondante : « J’adore les enfants et étais né pour être un excellent papa ; mais le sort et la littérature en ont décidé autrement ! — C’est une des mélancolies de ma vieillesse que de n’avoir pas un petit être à aimer et à caresser(505). » La « littérature » plus que le « sort » en a été la cause. La perspective d’engendrer un enfant, au cours de sa liaison avec Louise Colet, était pour lui « épouvantable ». Et de se réjouir, puisque d’enfant il n’y aurait pas : « C’est un malheureux de moins sur la terre. Une victime de moins à l’ennui, au vice ou au crime, à l’infortune à coup sûr. Tant mieux si je n’ai pas de postérité ! »

Il a aimé la solitude, il en a fait la condition nécessaire à sa création, mais c’était une solitude relative. Devenue vraie à la mort de sa mère, elle lui pèse de plus en plus. Voué à son art, Flaubert s’est échappé de la vie, mais sa désertion a aggravé dans le temps ce désespoir qu’il avait dans le sang dès sa jeunesse et qui parfois, nous dit-il, le « submerge ». Alors, au fond du malheur, il se raidit : « Ce qui m’a soutenu dans toutes les tempêtes, c’est l’Orgueil, l’estime de soi(506). »

 

Les contradictions de l’homo duplex, on les retrouve à vif au registre de la politique. Il s’est montré tout au long de sa vie, sous une forme ou sous une autre, un ami de l’ordre ennemi de l’autorité — un conservateur anarchiste. Par principe, il déteste la politique, ne lit pas les journaux et professe l’abstention : « Je crois, écrit-il en 1846, que tout ce que nous pouvons faire pour le progrès de l’humanité ou rien, c’est absolument la même chose. » Mais cet apolitisme déclaré de ses vingt-cinq ans a des limites. Entre sa naissance en 1821 et sa mort en 1880, trois faits majeurs ont marqué le siècle : l’avènement de la bourgeoisie en 1830 ; l’industrialisation qui a fait naître la question sociale et l’essor des doctrines socialistes ; enfin, la transition démocratique qui, entre 1830 et 1880, a fait basculer la France de la monarchie censitaire à la république démocratique, sur fond de six régimes successifs. Tout ce chambardement ne pouvait le laisser indifférent. Il s’est élevé, pendant toute sa vie, contre le règne de la bourgeoisie, qu’il a fustigée, on l’a vu, dans ses romans modernes comme dans sa correspondance ; d’un autre côté il s’est indigné contre les théoriciens socialistes : « L’idéal de l’État, selon les socialistes, n’est-il pas une espèce de vaste monstre absorbant en lui toute action individuelle, toute personnalité, toute pensée, et qui dirigera tout, fera tout ? » Sans connaître les ouvriers, il s’en prend aux prophètes de l’ordre prolétarien tout autant qu’aux membres du parti de l’ordre bourgeois. Et la progression de la démocratie ne lui a inspiré que méfiance : il lui manifeste son hostilité par la dénonciation du suffrage universel qui, selon lui, annonce la tyrannie des masses et de la majorité. Il entend défendre l’individu et sa liberté contre toutes les forces qui les menacent ou les nient — à commencer par le peuple. « Tous les drapeaux, écrit-il à George Sand en 1869, ont été tellement souillés de sang et de m… qu’il est temps de n’en plus avoir du tout. À bas les mots ! Plus de symboles ni de fétiches ! La grande moralité de ce régime-ci [le second Empire] sera de prouver que le suffrage universel est aussi bête que le droit divin, quoiqu’un peu moins odieux. »

Ces rejets suffisent-ils à fonder une politique ? Non. Mais des attitudes, une sensibilité, plus ou moins en accord avec l’évolution de la société et du pouvoir. La plus courante, chez lui, la posture anarchiste, l’hostilité à tous les pouvoirs, la défense de l’artiste contre tout ce qui entrave l’élaboration de son œuvre : « Le meilleur [des gouvernements] pour moi est celui qui agonise, parce qu’il va faire place à un autre. » Toutefois cet anarchiste qui a besoin de la tranquillité publique est un ami de l’ordre. Jusque-là profondément libéral autant qu’antidémocrate, lui qui ne se rend pas aux urnes se rallie à Napoléon III comme à un moindre mal. Sans doute n’est-il pas un adulateur du pouvoir, il est toujours prêt à protester contre ses abus, pourtant même le procès fait à Madame Bovary ne le pousse pas à l’antibonapartisme. Il devient un fidèle des salons de la princesse Mathilde, accepte non sans gloriole d’être invité aux Tuileries et à Compiègne, reçoit la Légion d’honneur « qui déshonore ». Plus à l’aise cependant avec les coteries libérales du régime, il est du côté du prince Napoléon contre l’influence cléricale, il félicite Sainte-Beuve de ses discours au Sénat en faveur de la libre-pensée et de la liberté de la presse ; on pourrait dire qu’il est alors partisan d’un despotisme éclairé, si l’expression n’eût été pour lui contradictoire.

Il change. Le choc de la guerre de 1870 et l’occupation prussienne le transforment. Lui qui jugeait surannée l’idée de patrie et se sentait autant Chinois que Français devient subitement un patriote qui veut en découdre, enfile l’uniforme de garde national et profère des paroles martiales. La reddition de Paris et la défaite le jettent dans le désespoir. Quand l’insurrection de la Commune éclate, en mars 1871, on le voit, comme tant d’autres écrivains, s’indigner contre les communeux. Mais, à tout prendre, il les juge bien moins haïssables que les casques à pointe tolérés par les bourgeois. « Je suis exaspéré contre la Droite, écrit-il en janvier 1873, à me demander si les communards n’avaient pas raison de vouloir brûler Paris, car les fous furieux sont moins abominables que les idiots. Leur règne, d’ailleurs, est toujours moins long. » Il n’a jamais manifesté publiquement son hostilité aux révolutionnaires parisiens ; il juge « plus tolérable » la guerre de Paris « que l’invasion » ; il n’a pas le profil du Versaillais ordinaire tel son ami Maxime Du Camp.

Toutefois, les événements de l’« année terrible » ne l’ont pas fait rallier le camp démocratique. On le voit alors soutenir une nouvelle idée en politique, qu’il avait déjà en partie formulée avant la guerre, en faveur d’une aristocratie légitime, l’aristocratie de l’esprit, le gouvernement des « mandarins ». En finir avec le suffrage universel et refaire la société par le haut : « Il ne s’agit plus de rêver la meilleure forme de gouvernement, mais de faire prévaloir la Science. Voilà le plus pressé. Le reste s’ensuivra fatalement. Les hommes purement intellectuels ont rendu plus de services au genre humain que tous les saints Vincent de Paul du monde ! Et la politique sera une éternelle niaiserie tant qu’elle ne sera pas une dépendance de la Science. Le gouvernement d’un pays doit être une section de l’Institut, et la dernière de toutes. » Les mandarins sont nos experts, nos technocrates, ceux qui savent. « La démocratie ne peut sortir de sa mollesse sans entrer dans la terreur », écrit alors Renan, ajoutant : « La conscience d’une nation réside dans la partie éclairée de la nation, laquelle entraîne et commande le reste(507). »

Cette rêverie scientiste ne dure pas. Entre 1871 et 1877, la question de la forme du gouvernement se pose justement dans un pays divisé entre monarchistes et républicains. Flaubert se prend de sympathie pour Thiers, devenu l’espoir d’une république bourgeoise. Les 2 et 9 juillet 1871, les électeurs de quarante-huit départements sont appelés à des élections complémentaires, dues aux élections multiples de février. Cent quatorze sièges sont à pourvoir. Flaubert annonce à sa nièce qu’il est allé voter à Bapeaume (commune de Canteleu). Ce n’est pas de ses habitudes, mais il a commencé à voter aux municipales d’avril. Cette fois, ces élections partielles sont une victoire pour les républicains, qui remportent près de cent sièges. L’idée de république progresse. Avant même qu’il ne se prononce sur le régime, Thiers incarne le projet d’une république conservatrice apprécié par Flaubert : « Son manque d’élévation est peut-être une garantie de solidité. C’est la première fois que nous vivons sous un gouvernement qui n’a pas de principe. L’ère du positivisme en politique va commencer. » Mac-Mahon succède à Thiers, et, complice du cléricalisme, préside à « l’Ordre moral » qui enfièvre Flaubert. Jamais il ne s’est tant préoccupé de politique. Il participe à la bataille du 16 mai, suit les obsèques de Thiers dont il vante le patriotisme, se réjouit de la victoire finale des républicains, admire le discours de Victor Hugo lors du centenaire de Voltaire, bref adhère de plus en plus au nouveau régime de république tranquille, idéologiquement discrète et socialement modérée, tout en étant laïque, et bat des mains quand Jules Grévy remplace Mac-Mahon. Adolphe Thiers avait dit : « La République sera conservatrice ou ne sera pas. » C’était fait. Et Flaubert, notre antibourgeois, y adhère tout en s’avouant « un très mince républicain(508) ».

La critique d’extrême gauche l’a taxé d’esprit réactionnaire et antisocialiste. C’est sans doute en juger avec les critères du siècle suivant le sien. Libéral mais antidémocrate, il a craint l’arrivée de l’ère des masses tout en rejetant l’ordre traditionnel, monarchique et clérical. De ce point de vue, il n’est ni du côté de la droite de son temps, ni du côté de la gauche. On lui collerait volontiers l’étiquette d’anarchiste de droite, ennemi du pouvoir — forcément arbitraire — mais hostile à toute utopie collectiviste — forcément autoritaire. Les étiquettes restent approximatives. À mon sens, le discours variable de Flaubert en politique reflète les incertitudes du siècle qui a suivi la Révolution devant la lente formation, entrecoupée de convulsions sociales et politiques, de la société démocratique. Le pressentiment qu’un nouveau monde était en train de naître, le défaut de stabilité, la passion de l’égalité, la menace du nivellement des goûts et des mœurs, le modernisme dans tous les domaines, toutes ces ruptures consécutives à la Révolution et à la révolution industrielle ont serré l’écrivain Flaubert dans un étau de contradictions, entre le conformisme des vainqueurs — les bourgeois — et la menace de la démocratie sociale et politique. Il a voulu se placer au-dessus de la mêlée, se consacrer à l’Art, mais on ne se débarrasse pas de l’Histoire comme de ses oripeaux. Flaubert a dû lui faire sa part, à tâtons, mais non sans une certaine cohérence. De la grande transition démocratique du XIXe siècle, Tocqueville aura été le théoricien et Flaubert le romancier — mélancolique, affligé et ironique.

Il ne s’est pas mêlé des questions coloniales, mais son goût de « l’Orient » l’a préservé des préjugés racistes. Au cours de ses voyages, il réserve son mépris aux colons et manifeste sa sympathie aux indigènes. Il porte le tarbouche, apprend des mots d’arabe, se plie aux coutumes des pays visités et se comporte plus en ethnologue qu’en conquérant. Son goût de l’ordre ne s’étend pas à l’ordre colonial(509). Et s’il déteste les masses, la foule, le peuple pris collectivement, il ne manifeste jamais une attitude de supériorité envers les individus de condition modeste. Cet homme qui aime l’ordre social est capable de prendre la défense des Bohémiens, qu’il admire et qui excitent la haine des bourgeois.

 

L’écrivain lui aussi est partagé, il l’exprime lui-même. Il est né lyrique, il se considère comme « un vieux romantique », il ressent des « prurits d’épopée » et, en même temps, il veut s’émanciper des « flamboiements », écrire « sur rien », pratiquer l’impersonnalité (« sujet, personnage, effet, etc., tout, note-t-il à propos de Madame Bovary qu’il est en train d’écrire, est hors de moi ») : ne faire tenir le roman que par la force interne du style. La règle est claire : que la phrase de prose soit perfection. Il lui faut chercher, creuser, retourner et hurler « de cent mille façons différentes » la phrase qui sera finalement imprimée. Flaubert croit non pas en l’inspiration mais au travail : « L’inspiration, ça consiste à se mettre tous les jours devant sa table à la même heure. » Contrairement à ce que prétendait Maxime Du Camp, il n’a pas été ralenti dans son écriture par sa maladie nerveuse ; s’il rédige lentement ses livres, il n’est pas stérile. C’est un choix : « quand j’écris quelque chose de mes entrailles, ça va vite. Cependant, voilà le péril. Lorsqu’on écrit quelque chose de soi, la phrase peut être bonne par jets (et les esprits lyriques arrivent à l’effet facilement et en suivant leur pente naturelle), mais l’ensemble manque, les répétitions abondent, les redites, les lieux communs, les locutions banales(510) ». À ce travail sur la phrase s’ajoute l’impératif de la composition ; point de hasard ! Il trace des plans minutieux du roman à écrire, en quête de l’unité. « L’unité, l’unité, tout est là », explique-t-il à Louise Colet. Il a parlé d’un « mysticisme esthétique », et c’est bien en mystique de l’art, en « homme-plume » qu’il a vécu, en quête du Beau comme un saint, de l’extase divine.

Cette religion de l’art se double chez lui du souci du vrai. On peut parler de paradoxe : qu’est-il besoin de vérité si le but est la beauté ? C’est qu’à ses yeux la littérature doit prendre les « allures de la science », viser l’impartialité, la généralité. « Si ta généralité est puissante, écrit-il à Louise Colet, elle emportera, ou du moins palliera beaucoup la particularité de l’anecdote. » Quand les Goncourt campent leur sœur Philomène : « À côté de sœur Philomène, j’aurais voulu voir la généralité des religieuses, qui ne lui ressemblent guère. » Cette visée sociologique ou historique le contraint à un travail de documentation considérable, montagne de lectures, multiples repérages de terrain, enquêtes auprès des spécialistes, vérifications innombrables : chaque roman est précédé par des dossiers de recherches volumineux. Les plans et les brouillons de Madame Bovary à eux seuls comptent quatre mille pages. « À propos d’un mot ou d’une idée, confie-t-il à Mlle Leroyer de Chantepie, je fais des recherches, je me perds dans des lectures ou des rêveries sans fin(511). » Le mot « rêveries » suggère que la recherche documentaire ne s’épuise pas dans l’exigence de la précision ; elle est aussi source de pittoresque, de vision imprévue, de rêve.

Dans son œuvre, les sujets alternent entre ceux qui restent marqués par sa nature romantique et son goût de l’épopée (La Tentation de saint Antoine, Salammbô, La Légende de saint Julien, Hérodias) et ceux qui lui ont valu, à son corps défendant, le label du réalisme (Madame Bovary, L’Éducation sentimentale, Un cœur simple, Bouvard et Pécuchet), comme s’il avait à se reposer des trivialités contemporaines par la poésie d’une Antiquité imaginaire : « je suis entraîné à écrire de grandes choses somptueuses, des batailles, des sièges, des descriptions du vieil Orient fabuleux ». Quel que soit l’objet, il demeure l’artiste exigeant et perfectionniste : « Ce qui me choque dans mes amis Sainte-Beuve et Taine, dit-il à Tourgueniev, c’est qu’ils ne tiennent pas suffisamment compte de l’Art, de l’œuvre en soi, de la composition, du style, bref de ce qui fait le Beau. »

Cet impératif qu’il s’est infligé avec orgueil entre dans une conception sacerdotale du métier d’écrivain. Étymologiquement, sacerdos, c’est le « prêtre », en latin, venant de sacer, le « sacré ». Nul écrivain n’a élevé aussi haut sa fonction. Il n’écrit pas pour gagner de l’argent, il est patient, ne cueille pas le fruit avant qu’il soit mûr. Son culte du beau l’éloigne de tout utilitarisme moral, social ou politique ; l’auteur n’intervient pas en son nom, ne prêche pas, ne conclut pas ; c’est au lecteur à tirer le sens et la moralité d’une œuvre. L’art ne démontre pas, il suggère. Gustave Flaubert a créé un modèle d’écrivain, largement incompris en son temps et encore rejeté par beaucoup au siècle suivant.

Un des principaux griefs de ses successeurs porte curieusement sur son style, mais le style, c’est aussi sa vie et le refus de la vie. « Il reste à démontrer, écrivait Henry Laujol, qu’un pareil artiste avait nécessairement besoin du régime claustral pour donner sa mesure(512). » Lui, en tout cas, n’a pas pu voir les choses autrement. Ici ce n’est pas le style proprement dit qui est en cause mais la manière de vivre que l’artiste croit devoir s’imposer pour y parvenir. Paul Léautaud, lui, en disciple fidèle de Stendhal, lui reproche son manque de spontanéité ; Paul Claudel doute de ses dons naturels ; Claude Roy condamne « les trébuchements lourdauds de l’écriture, la prétention des images, l’impropriété des termes, l’incertitude de la syntaxe, les maladresses d’oreille… ». Les partisans de la littérature engagée ont proscrit une littérature prétendument impersonnelle et plus sûrement solidaire de sa classe. Face aux condamnations de Sartre, le Nouveau Roman (Nathalie Sarraute, Alain Robbe-Grillet, Michel Butor, Claude Simon, Robert Pinget…) a rétabli dans les années 1950 et 1960 le prestige de Gustave Flaubert, fossoyeur du roman balzacien, dont ils ont fait un auteur canonique(513).

Au-delà des querelles d’école, Flaubert est devenu dans sa postérité l’un des grands maîtres du roman français : les études qui lui sont consacrées en France et dans le monde entier aussi bien que les rééditions et les traductions incessantes de ses œuvres attestent sa gloire posthume. Le Magazine littéraire de février 1988 rangeait parmi les « héritiers » de Flaubert Henry James, James Joyce, Ezra Pound, Samuel Beckett, Franz Kafka, Mario Vargas Llosa et… Sartre lui-même. Il faudrait y ajouter Jorge Luis Borges, Raymond Queneau, Georges Perec, Roland Barthes, Pierre Bergounioux et combien d’autres écrivains du XXe siècle(514). Ajoutons qu’à une époque — la nôtre — où le ton est donné par une littérature narcissique, le modèle de l’« autofiction » et la rage de la scène médiatique, la littérature « intransitive » de Flaubert mérite d’être méditée. Partir de soi est la démarche attendue de l’écrivain, à condition… d’en sortir.

Repoussoir ou inspirateur, Flaubert fait partie du lot des écrivains dont les noms sont une référence obligée. Jean-Paul Sartre a consacré pas loin de quatre mille pages — et sans finir — à sa mise à nu, cependant que d’obscurs débutants peinant devant la feuille blanche et sous la lampe se disent comme jadis Victor Hugo rêvant de Chateaubriand : « Être Flaubert ou rien. »