Chapitre 8

Théologie des religions

JEAN-MARC AVELINE

Institut de science et théologie des religions de Marseille1

Les questions concernant l’expérience de la pluralité des cultures et des religions, les interrogations liées à la considération qu’il convient d’apporter aux croyances autres que la foi que l’on confesse, ont depuis les origines habité l’expérience de la foi chrétienne et le travail de la théologie. Mais ce n’est qu’au début du 20e siècle que ces questions se sont peu à peu nouées en une véritable problématique, donnant naissance en christianisme à ce que l’on appelle aujourd’hui la « théologie des religions ». En première approximation, cette expression désigne l’ensemble du travail d’intelligence de la foi chrétienne produit à la faveur de l’expérience de la pluralité religieuse et du dialogue interreligieux.

La problématique s’est d’abord construite en milieu protestant allemand, lorsque le développement scientifique de l’histoire des religions, à la fin du 19e siècle, entraîna une remise en cause de la prétention du christianisme à être la religion absolue. Le premier, Ernst Troeltsch (1865–1923), entreprit de relever théologiquement le défi de la relativisation du christianisme par l’histoire des religions. Il conviendra donc que nous lui réservions une part importante de notre étude. Les prises de position de Troeltsch ont ainsi donné lieu à un débat qui, depuis Karl Barth (1886–1968) et Paul Tillich (1886–1965) jusqu’aux théologiens pluralistes contemporains (John Hick et Paul Knitter principalement), a traversé tout le 20e siècle. Du côté catholique, l’intérêt pour les questions posées par l’histoire des religions, l’ethnologie religieuse et la missiologie a été très important au début du 20e siècle, malgré les soubresauts provoqués par la crise moderniste. En témoigne, entre autres initiatives, la création en 1910 des Recherches de science religieuse par Léonce de Grandmaison. Parallèlement, la fondation à Vienne en 1906 de la revue Anthropos par Wilhem Schidt est significative du renouveau de la pensée anthropologique et ethnologique à la faveur des activités missionnaires. Mais c’est surtout la réflexion ouverte dès les années 1930 par certains théologiens comme Henri de Lubac ou Karl Rahner qui permit de préparer le travail du concile Vatican II en ce domaine, notamment les déclarations Nostra Ætate (28 octobre 1965) sur l’attitude de l’Église envers les religions non chrétiennes, et Dignitatis Humanæ (7 décembre 1965) sur la liberté religieuse.

Depuis la fin du 20e siècle, et cela devrait encore s’accentuer au cours du siècle qui commence, l’expérience concrète et parfois difficile de la coexistence des religions est venue s’ajouter au défi de l’histoire des religions ; et les événements internationaux ont contribué à donner à la question religieuse une nouvelle actualité, notamment après le 11 septembre 2001. S’ajoute aussi, dans les pays sécularisés, une évolution significative de la réflexion philosophique sur l’importance de la place et du rôle des religions dans l’espace public. Dans un contexte où la dimension religieuse de la culture fait l’objet d’une curiosité théorique et pratique, l’engagement résolu de l’Église en faveur du dialogue interreligieux, notamment depuis l’initiative prise par le pape Jean-Paul II de la rencontre du 27 octobre 1986 à Assise, a contribué à faire de la question des religions un thème majeur et transversal de l’ensemble des traités dogmatiques de la foi chrétienne. D’autant que l’expérience concrète et parfois toute simple de la rencontre interreligieuse a révélé peu à peu une certaine fécondité spirituelle et théologique, comme en témoigne tout particulièrement l’expérience des Églises du Maghreb, et notamment les réflexions stimulantes de Christian de Chergé ou de Pierre Claverie.

Pour présenter de manière synthétique la problématique théologique ainsi développée, j’ai choisi de procéder en trois étapes. La première consiste en une traversée de l’épreuve de la relativité, depuis les réflexions de Troeltsch jusqu’aux prises de position des théologiens pluralistes. La deuxième suit les efforts déployés par Lubac pour penser, à la lumière de la Tradition patristique et scolastique, la singularité de la foi chrétienne parmi les religions du monde. Cette perspective a préparé et accompagné le travail du concile Vatican II et l’engagement de l’Église dans le dialogue interreligieux. La troisième étape s’efforce de repérer quelques lignes de force du débat contemporain en théologie des religions, débat concernant non seulement les ambiguïtés du dialogue interreligieux et la question de la place du religieux dans l’espace public, mais aussi la fécondité théologique de la rencontre interreligieuse.

L’épreuve de la relativité

On doit au théologien protestant Ernst Troeltsch d’avoir le premier tenté, avec honnêteté et courage, de relever le défi lancé par la science historique à une théologie trop habituée à affirmer le caractère absolu du christianisme, sans prendre suffisamment la mesure de la relativité et du conditionnement historique de toutes les institutions et entreprises humaines, y compris les religions et, parmi elles, le christianisme. S’il n’est, de fait, ni universel ni isolé, peut-il encore prétendre à une certaine absoluité ?

ImageL’absoluité du christianisme en question

La magistrale conférence que Troeltsch a prononcée en 1901 à Mühlacker à l’invitation du Cercle des Amis de la Christlich Welt s’intitulait « L’absoluité du christianisme et l’histoire de la religion ». Cette conférence, qui sera publiée en 1902 et reprise pour une édition révisée en 1912, s’ouvre sur l’analyse de deux modèles apologétiques censés démontrer l’absoluité du christianisme parmi les religions : la dogmatique théologique supranaturaliste d’une part, et la philosophie idéaliste de l’histoire d’autre part. Selon la conception supranaturaliste, le christianisme est la religion absolue parce que Dieu lui-même l’a voulu ainsi : au moyen d’une révélation surnaturelle, il a fondé le christianisme en l’isolant du reste de l’Histoire. Cette stratégie de retrait ne peut cependant tenir face aux exigences méthodologiques de la science historique. Prenant acte de cet échec, la philosophie idéaliste issue de l’Aufklärung a cherché à remplacer la doctrine ecclésiale supranaturaliste de la révélation par une théorie philosophique à laquelle on doit précisément l’expression d’« absoluité du christianisme ».

Cependant, ce deuxième modèle restait encore insatisfaisant. En effet, Troeltsch montre que c’est sous couvert d’une alliance frauduleuse avec la science historique (dont on feint d’accepter les principes sans en appliquer les méthodes), que cette nouvelle apologétique parvient à faire du christianisme la vérité religieuse normative. Il en déduit que le changement exigé par la critique historique doit être plus radical : il s’agit d’accepter de considérer le christianisme comme un phénomène historique parmi d’autres, au même titre que toute autre religion. Certes, ni le « caractère exclusif de révélation surnaturelle » (que l’apologétique supranaturaliste lui conférait), ni le statut d’« accomplissement absolu du concept de religion » (que l’apologétique idéaliste lui reconnaissait), ne peuvent être conservés, mais Troeltsch montre que, après l’abandon de toute prétention d’absoluité, la simple validité reconnue au christianisme par la méthode historique suffit au besoin de certitude de la conscience croyante.

Vingt ans plus tard, lors d’une conférence intitulée « La place du christianisme parmi les religions », conférence qu’il avait préparée pour une tournée en Grande-Bretagne en mars 1923 mais qu’il ne put prononcer, ayant été emporté par une embolie pulmonaire le 1er février de la même année, Troeltsch reviendra sur son ouvrage de 1902–1912 et inclinera dans un sens encore plus relativiste la solution qu’à l’époque il avait cru pouvoir défendre. Alors qu’en 1902 le concept de personnalité lui avait permis d’établir la « validité suprême » du christianisme en tant que « religion personnaliste de rédemption », en 1923 Troeltsch entend nuancer son jugement. Une meilleure appréciation de l’interaction entre religion et culture l’oblige à reconnaître que le concept de personnalité est lui-même le fruit de la relation entre la culture européenne et la religion chrétienne, et que sa pertinence doit donc être relativisée.

Certes, affirme-t-il, les chrétiens peuvent penser, à partir d’une expérience intérieure qui en constitue le critère de validité, que le christianisme est bien « une manifestation de la vie divine elle-même ». Toutefois, il ne s’agit jamais que d’une validité relative, une validité pour nous. Cela signifie non seulement que d’autres groupes humains auront des expériences très différentes de leur contact avec la vie divine, mais aussi que, sous peine de perdre leur identité, ces différents groupes ne pourront se séparer de la religion liée à leur culture, religion qui demeure absolument valide pour eux : « Qui oserait se prononcer de manière définitive sur la validité des prétentions à la vérité des différentes religions ? Seul Dieu lui-même, qui a déterminé ces différences, peut faire cela », écrit-il en conclusion de son texte.

Il faut ajouter que, à l’encontre de ceux de ses détracteurs qui prônaient un relativisme illimité ou un scepticisme généralisé, Troeltsch accordait beaucoup d’importance à l’engagement des religions dans une interaction réciproque, renouvelant ainsi l’idée même de mission, en la considérant comme un moyen d’approfondissement et de purification interne pour chaque religion. Il entrevoyait même la possibilité d’une fécondation réciproque entre les religions par l’apprentissage de la compréhension mutuelle : si chaque religion s’efforce d’accomplir au mieux ses propres potentialités et ainsi de se détourner de la volonté de puissance et de domination, alors elle trouvera, Troeltsch en est persuadé, des points de contact avec les autres religions, tout en restant elle-même distincte des autres.

ImageDe la critique de l’absoluité du christianisme aux théologies pluralistes

Si j’ai accordé autant d’importance à la réflexion de Troeltsch, c’est parce qu’elle me semble avoir de nombreux prolongements dans le débat contemporain, notamment avec les courants actuels de théologie pluraliste des religions. Ces courants constituent plutôt une nébuleuse complexe, vaste et nuancée, dont l’un des principaux inspirateurs est le presbytérien John Hick.

Né en 1922 en Angleterre, Hick a suivi des études de philosophie à Édimbourg puis de théologie à Westminster au sein de l’Église presbytérienne. En 1956, il part pour les États-Unis et enseigne d’abord à la Cornell University dans l’État de New York. À partir de 1967, revenant en Grande-Bretagne, il enseigne à la faculté de théologie de Birmingham et s’engage aux côtés de représentants des nombreuses autres religions présentes dans la ville, au sein de l’Inter-Faiths Council, créé en 1975 et dont il sera le premier président. De 1978 à 1992, sans quitter tout à fait Birmingham, il enseigne également à l’université californienne de Claremont. C’est là qu’il développe, sur la base de son expérience interreligieuse de Birmingham, son « hypothèse pluraliste », utilisant l’image de la révolution copernicienne : l’ecclésiocentrisme et même le christocentrisme correspondent encore au paradigme dépassé du géocentrisme. Une conscience post-galiléenne réclame donc un théocentrisme, voire simplement un sotériocentrisme !

Cette optique conduit Hick à une remise en cause radicale des affirmations traditionnelles de la dogmatique chrétienne, notamment celles concernant la Trinité, la révélation, la rédemption et surtout l’incarnation, qu’il suggère de comprendre comme étant avant tout métaphoriques. Comme Troeltsch en son temps, Hick estime que la prétention implicite ou explicite du christianisme à une unique supériorité est de moins en moins plausible pour nos contemporains.

Avant de revenir sur les thèses pluralistes, je voudrais noter que les réponses que Troeltsch avait esquissées ont fait l’objet, au sein même de la théologie protestante, de nombreuses et instructives critiques, dont deux au moins me semblent devoir être retenues. La première, dont la fougue quelque peu exagérée ne doit cependant pas cacher la pertinence, est celle de Karl Barth, qui estimait que Troeltsch avait conduit la théologie libérale à son aboutissement, c’est-à-dire à la philosophie de la religion, laquelle n’est plus à proprement parler « théologie » puisqu’elle traite de la révélation à partir du concept de religion et non l’inverse. La seconde, plus nuancée mais non moins radicale, est celle de Paul Tillich, qui a vigoureusement dénoncé les apories de la position troeltschienne, dont il avait perçu la dérive relativiste que son auteur avait pourtant voulu éviter. Mais Tillich, tout en se démarquant radicalement de Troeltsch, le considérait comme un « présupposé négatif » et a construit, en dialogue avec son œuvre, une critique théologique (et non plus seulement historique) de la prétention du christianisme à l’absoluité, à partir d’une théorie dogmatique de la révélation et d’une interprétation christologique de l’histoire.

La pertinence de cette critique tillichienne apparaîtra encore davantage si l’on prête attention à deux aspects corrélatifs à la position troeltschienne et particulièrement importants dans le débat contemporain : l’un concerne la christologie, l’autre le statut épistémologique de la théologie. Je souligne tout d’abord l’étroite relation décelée par Troeltsch entre la problématique de l’absoluité du christianisme et la question christologique. Quand il refuse d’accorder au christianisme une absoluité qui contredirait les lois les plus élémentaires de la science historique, Troeltsch refuse également de construire un discours sur Jésus qui prendrait pour norme les énoncés dogmatiques de la christologie. En conséquence, la remise en cause de la prétention du christianisme à l’absoluité est corrélative de la critique des affirmations dogmatiques de la christologie, au profit d’un retour à la prédication de Jésus. On en déduira que pour Troeltsch (et ces conclusions apparaissent aujourd’hui très clairement sous la plume des théologiens pluralistes), de même que la religion chrétienne n’a pas besoin d’être déclarée absolue pour que lui soit historiquement reconnue une certaine validité, ainsi la personne de Jésus n’a pas besoin d’être confessée comme divine pour être spirituellement édifiante.

Dans cette perspective, qui me semble être fortement ancrée dans la conscience de nos contemporains même s’ils n’ont jamais lu ni Troeltsch ni Hick, le christianisme n’est qu’une voie de salut parmi d’autres, correspondant assez bien à la culture occidentale qu’il a d’ailleurs contribué à façonner. Quant à la prédication de son fondateur Jésus, pour respectable et pertinente qu’elle demeure encore aujourd’hui, elle ne doit pas pour autant être considérée comme absolue, définitivement valable pour toutes les cultures de tous les temps. Cette double considération, sur l’identité du christianisme et sur la personne de Jésus, montre l’actualité que conserve encore aujourd’hui le travail de Troeltsch. Elle suggère également combien il est important d’approfondir ce qui caractérise la singularité chrétienne parmi les religions, et plus particulièrement sa conception de la révélation et sa christologie, comme l’avait bien compris Tillich. Avant de venir, comme annoncé, à ce deuxième volet de la problématique, je voudrais faire une dernière remarque concernant le problème du statut épistémologique de la théologie.

En insérant le discours théologique dans le cadre méthodologique de la pensée historique, Troeltsch a cherché à sauver la théologie de l’isolement auquel la condamnaient les théories supranaturalistes, sans renoncer pour autant à exprimer, d’une façon conforme aux exigences de la modernité, la spécificité de l’idée religieuse chrétienne. Or, à ses yeux, ce qui fait la force et la pertinence du christianisme ne tient pas dans ses dogmes, fussent-ils christologiques et trinitaires, mais, d’une part, dans l’effectivité socio-historique du christianisme dans le monde et, d’autre part, dans l’épanouissement personnel que donne à vivre le message chrétien. Il en résulte une transformation radicale de la perspective du travail théologique. En effet, l’acceptation d’une simple validité relative du christianisme d’un côté, le renoncement aux affirmations dogmatiques de la christologie d’un autre côté le conduisent à l’attribution d’une simple validité relative au discours dogmatique confessant, abandonnant à la théologie principielle, qui se confond chez Troeltsch avec la philosophie de la religion, une autorité scientifique qui ne saurait s’accommoder d’une dimension confessante.

Sur ce registre épistémologique également, on peut observer que les questions soulevées par Troeltsch sont celles qui agitent aujourd’hui le débat en théologie des religions et plus largement dans les relations entre théologie, philosophie et sciences des religions. Il est significatif à ce sujet que Hick parle alternativement de philosophie et de théologie à propos de son entreprise. À mes yeux, nombre d’écrits pluralistes relèvent davantage d’une tentative pour penser philosophiquement la pluralité religieuse en se démarquant de tout enracinement confessionnel, que d’une théologie dont la tâche, en ce domaine, est de développer une herméneutique de la pluralité des religions à partir d’une confession déterminée. Cette différence radicale apparaîtra mieux encore dans l’examen d’un autre volet de la problématique : celui qui consiste à réfléchir sur la singularité chrétienne au sein de la pluralité des religions.

Singularité chrétienne et engagement dans le dialogue

Prenant acte de la relativité historique du christianisme, on s’interroge maintenant sur ce qui est spécifique de la foi chrétienne : qu’est-ce qui caractérise sa propre compréhension de la dimension universelle du message qui la fonde ? Comment peut-elle rendre compte du rôle que jouent les religions dans le plan divin de salut ? Pour bien situer le lien entre ces deux premiers aspects de la problématique, il me semble éclairant de relire ces quelques lignes du théologien Joseph Ratzinger, dans le dernier chapitre de son ouvrage sur Le Nouveau Peuple de Dieu, chapitre précisément intitulé « Le problème du caractère absolu de la voie chrétienne du salut » :

ImageL’expérience de la relativité de toutes les données humaines et de toutes les formations historiques fait partie des caractéristiques spirituelles marquantes de notre époque. […] C’est pourquoi la question de la relation du christianisme avec les religions du monde s’impose absolument à la foi d’aujourd’hui : elle n’est pas le fait d’une vaine curiosité qui voudrait construire une théorie sur le destin des autres – ce destin, c’est Dieu qui le décide, lui qui n’a pas besoin de nos théories ; s’il ne s’agissait que de cela, notre recherche serait vaine et même déplacée. […] Les religions du monde sont devenues une question adressée au christianisme qui doit, devant elles, repenser sa prétention et par là reçoit d’elles à tout le moins un service de purification. Dès qu’il est abordé, l’examen de cette question fait deviner combien le chrétien lui aussi peut comprendre la place nécessaire de ces religions dans l’histoire du salut.Image

(p. 172-173)

On cherchera donc ici à considérer l’affirmation chrétienne davantage de l’intérieur, explorant ce qui dans son histoire et sa Tradition permettrait de saisir la façon dont elle interprète la diversité des cultures et des religions. En théologie protestante, l’œuvre de Paul Tillich est ici décisive, comme je l’ai déjà suggéré. En théologie catholique, où je me tiendrai maintenant, il me semble qu’il faut partir de l’œuvre d’Henri de Lubac, afin de percevoir la portée et les présupposés de cette orientation que l’on désignera plus tard comme « théologie de l’accomplissement ». D’autres auteurs, en particulier Karl Rahner, s’inscriraient à mes yeux dans cette même perspective globale, dont l’objectif est de penser les relations entre le mystère du Christ, la mission de l’Église et le rôle des religions.

ImageLe Christ, l’Église et les religions

Déjà en 1933, dans un rapport présenté au congrès de l’Union missionnaire du clergé à Strasbourg, rapport qui fournira la base du chapitre VII de Catholicisme, publié en 1938, Henri de Lubac entrevoyait que l’extension sans précédent des capacités et des horizons humains poserait de manière radicale la question de la validité du fait christique et de son universalité. Par là même se trouverait posée, estimait-il, la question de l’Église : pourquoi cette Église ? Que donne-t-elle de plus, que les autres religions donneraient de moins ? Pourquoi continuerait-elle d’être missionnaire, si la validité universelle du salut christique venait à perdre de son évidence ? Ou, selon une formulation qui annonçait déjà ses futurs débats avec Karl Rahner : « Si un christianisme implicite suffit au salut de qui n’en connaît point d’autre, pourquoi nous mettre en quête du christianisme explicite ? » (p. 163) La réponse de Lubac à ces questions met l’accent sur l’un des points majeurs du débat actuel, à savoir le problème du statut particulier de l’Église, dans son double rapport, d’une part, à l’unique médiation christique et, d’autre part, à la pluralité des religions de l’humanité.

Observant que, dès les premiers temps de son histoire, l’Église « s’est reconnue la charge du genre humain tout entier », et que c’est cette préoccupation qui est le signe de sa catholicité, toujours en devenir, Lubac soulignait que, pour cette tâche, l’Église ne part pas de rien. Elle sait que les « autres » sont travaillés intérieurement par le désir surnaturel de Dieu, en raison même de leur condition de créatures, et que ce désir s’exprime dans diverses formes religieuses qui, en tant que réalités socioculturelles, ne peuvent pas ne pas remplir dans l’histoire du salut une certaine fonction positive, qu’il revient précisément à la théologie d’essayer de définir. Sans aller jusqu’à conférer aux institutions religieuses une telle fonction, Lubac a établi que les « autres » ne sont pas radicalement étrangers au salut que l’Église doit cependant leur annoncer. Non pas parce qu’ils posséderaient à l’état implicite ce que l’Église confesserait de façon explicite, mais parce que, membres du corps unique de l’humanité, appelé tout entier au salut, ils entretiennent déjà, avec le corps ecclésial qui en est le sacrement, des échanges vitaux par lesquels l’Esprit saint fait croître le corps du Christ. C’est la raison pour laquelle, explique Lubac, si tous ne sont pas membres de l’Église visible, tous seront cependant sauvés par l’Église. C’est ainsi qu’il comprend la vérité de l’axiome « hors de l’Église, point de salut ». Il s’agit d’une vérité praxéologique, puisque la catholicité qui est la marque de l’Église reste pour elle une exigence et qu’elle ne saurait y prétendre sans en accomplir la tâche : être in ecclesia ne suffit pas pour vivre de ecclesia !

Le programme fixé dès 1938 par Catholicisme me paraît avoir eu pour notre propos une triple conséquence. La première est d’avoir encouragé la théologie catholique, au nom d’une solidarité foncière de toute l’humanité, à l’étude respectueuse des autres religions, sans étroite préoccupation apologétique. C’est en approfondissant la singularité chrétienne que Lubac a mis l’accent sur « les aspects sociaux du dogme », sur cette profonde solidarité de toute la famille humaine dans sa recherche culturelle et spirituelle. De cette conscience de solidarité naîtra plus tard l’invitation au dialogue. En outre, en s’intéressant aux travaux de l’histoire des religions, Lubac a commencé à mettre en œuvre, dès ses enseignements à la faculté de théologie de Lyon, une interaction épistémologique entre les recherches en histoire des religions et les études en théologie dogmatique. La troisième conséquence est une invitation à un travail minutieux de discernement. En recueillant l’héritage patristique, Lubac a montré que le jugement nuancé des Pères sur les religions païennes devait se traduire aujourd’hui par un patient et rigoureux travail de discernement concernant chaque religion pour elle-même, au-delà de la pure séduction ou du simple refus. S’il y a bien en elles des « semences du Verbe » qu’il s’agit de découvrir, il convient également de rejeter ce qui, à l’inverse, relève de l’hybris humaine et de l’idolâtrie. Le discernement doit donc être opéré religion par religion, doctrine par doctrine, rite par rite. En quelque sorte, une fois posé le principe fondamental de l’universalité du salut par l’unique médiation christique, nous avons moins besoin d’une théologie générale des religions, que de plusieurs études sectorisées, donnant lieu à une théologie chrétienne de la rencontre avec l’islam, ou avec le bouddhisme, etc. C’est là d’ailleurs l’un des chantiers les plus prometteurs en théologie des religions. Lubac lui-même s’est livré à ce travail à propos du bouddhisme, en publiant, dès les années 1950, soit quelque dix ans avant Vatican II, auquel il nous faut maintenant venir, trois ouvrages sur la rencontre du bouddhisme et de l’Occident.

ImageVatican II et le dialogue interreligieux

Les réflexions théologiques d’Henri de Lubac (et celles d’autres auteurs) ont ouvert la voie au travail des pères conciliaires de Vatican II. Il suffit, pour s’en convaincre, de relire la déclaration conciliaire Nostra Ætate et les autres textes traitant du rapport de l’Église avec les religions. Après le concile et l’encyclique programme de Paul VI, Ecclesiam Suam (6 août 1964), l’engagement de l’Église catholique dans la rencontre et la coopération interreligieuses a été fortement encouragé lors du pontificat de Jean-Paul II par des documents et par des gestes symboliques forts, comme sa rencontre avec de jeunes musulmans à Casablanca en 1985, ou encore sa visite à la synagogue de Rome le 13 avril 1986, et surtout la journée d’Assise le 27 octobre de cette même année 1986. D’autres initiatives du même ordre ont été prises par les instances représentatives des autres confessions chrétiennes, et l’on pourrait suivre avec intérêt l’évolution du Conseil œcuménique des Églises sur cette question. Le pontificat de Benoît XVI est encore relativement court, mais l’on peut relever d’ores et déjà, à la fois, une fidélité à l’engagement conciliaire en faveur du dialogue interreligieux et, en même temps, une certaine prudence en ce qui concerne la dimension proprement théologique de ce dialogue. Compte tenu de ces évolutions, la position actuelle du magistère catholique peut être, à mes yeux, synthétisée en trois points.

L’Église catholique reconnaît tout d’abord la possibilité d’un rôle positif des autres religions, en tant que réalités socioculturelles, dans l’économie générale du salut. Par là se trouve écartée une position exclusiviste qui, au nom d’un ecclésiocentrisme étroit, refuserait aux religions non chrétiennes tout lien avec l’économie du salut réalisée en Jésus-Christ, en s’appuyant sur une interprétation durcie, et donc faussée, de l’antique adage patristique « hors de l’Église, point de salut ». Puisque Dieu veut que « tous les hommes soient sauvés » (1Tm 2 4), il est possible d’affirmer que se trouvent déposés, dans les religions elles-mêmes, des « semences du Verbe », des « rayons de la vérité qui illumine tout homme », et que « l’Esprit saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associés au mystère pascal », comme l’affirme le texte conciliaire Gaudium et Spes (22, 5).

À cette première affirmation s’ajoute une deuxième, que le magistère entend tenir avec la même détermination, à savoir l’unicité et l’universalité de la médiation christique dans l’économie du salut. Jésus le Christ est « l’unique médiateur du salut » (1Tm 2 5) et « il n’y a aucun salut ailleurs qu’en Lui, car il n’y a sous le ciel aucun autre nom offert aux hommes qui soit nécessaire à notre salut » (Ac 4 12). En conséquence, ce n’est que de leurs relations au Christ que les religions détiennent, aux yeux des chrétiens, leur valeur positive dans l’ordre du salut : « Le concours de médiations de types et d’ordres divers n’est pas exclu, mais celles-ci tirent leur sens et leur valeur uniquement de celle du Christ et elles ne peuvent être considérées comme parallèles ou complémentaires », selon l’expression de Jean-Paul II dans l’encyclique Redemptoris Missio de 1990 (§ 5). Par là se trouve cette fois-ci écartée une position relativiste, qui tiendrait que toutes les religions peuvent conduire au salut d’une manière totalement indépendante de l’histoire concrète du salut accomplie en Jésus-Christ.

Enfin, le magistère de l’Église catholique affirme que la mission de l’Église, en tant que « sacrement universel du salut » apporté par le Christ, a elle-même un fondement dialogal. C’est parce que Dieu, dans sa révélation, a pris l’initiative, comme le disait Paul VI, d’instaurer avec l’humanité un « dialogue », que l’Église est tenue d’engager avec tout homme, y compris (mais pas exclusivement) avec les croyants d’autres religions, un authentique « dialogue de salut ». Le dialogue interreligieux n’est en définitive que l’un des aspects de la mission des chrétiens dans le monde. L’Église confesse que l’Esprit du Christ, qui l’anime et la constitue, est également présent et agissant dans l’ensemble de la création et donc aussi dans les cultures, l’histoire, les sociétés et les religions, comme l’affirme Redemptoris Missio (§ 28).

On situera mieux ainsi le débat du magistère catholique avec les théologiens dits « pluralistes », qui se reconnaissent dans leur volonté de dépassement non seulement de l’exclusivisme ecclésiocentrique, héritier d’une interprétation durcie de la formule « hors de l’Église, point de salut », mais aussi de l’inclusivisme christocentrique, qu’ils dénoncent dans le concile Vatican II et chez la plupart des théologiens catholiques. Les théologiens pluralistes estiment que ces deux schèmes sont insuffisamment adaptés aux nécessités concrètes du dialogue interreligieux et proposent donc de passer à un théocentrisme, avec ou sans référence normative à Jésus-Christ, voire à un sotériocentrisme, accordant le primat, en matière de rencontre interreligieuse, à l’engagement concret au service de l’humanité souffrante (orthopraxie) plutôt qu’à la confrontation dogmatique entre religions (orthodoxie). Quoi qu’il en soit, c’est la confession du Christ comme unique médiateur du salut qui se trouve mise en question par la perspective pluraliste. À la théologie libérale anglo-saxonne se mêlent alors d’autres voix, essentiellement en provenance de la théologie asiatique confrontée à d’autres problèmes, notamment ceux de l’inculturation : Aloysius, Pieris, Stanley Samartha ou Raimundo Panikkar en sont les principaux représentants.

La publication en septembre 2000 par la Congrégation pour la doctrine de la foi, de la déclaration Dominus Jesus a constitué un avertissement à l’égard de certaines formes de théologies pluralistes qui, prenant argument des exigences de réciprocité inhérentes au dialogue interreligieux, en viendraient à nier ou à affaiblir non seulement l’unicité et l’universalité de la médiation de Jésus-Christ, mais aussi la spécificité du lien entre le Christ et l’Église. Il reste que, tenant compte de la gravité du danger signalé, la tâche de la théologie consiste précisément à explorer, sur la base même de l’unicité de la médiation christique et de la spécificité de la mission de l’Église, la possibilité, dans l’ordre du salut, du « concours de médiations de type et d’ordre divers ». Le développement de cette perspective constitue à mes yeux le troisième volet de notre problématique, volet dont le point de départ et la condition de possibilité résident dans l’expérience concrète de la rencontre interreligieuse.

La fécondité théologique de la rencontre interreligieuse

Il faut bien reconnaître que la situation a considérablement changé depuis l’époque de Catholicisme ! Dans la cohérence que j’ai rappelée, Lubac définissait la tâche de l’Église, dans son rapport aux valeurs religieuses de l’humanité, comme un travail d’intégration, de purification, d’accomplissement et de transfiguration : « L’Église du Christ doit, écrivait-il en 1967, dans sa foi au Christ, intégrer en le convertissant tout l’effort religieux de l’humanité. » Or, c’est cette conviction fondamentale qu’est venue remettre en question l’expérience concrète de la rencontre interreligieuse, vécue par des chrétiens soucieux, à juste titre, de faire valoir la réciprocité de l’échange entre croyants de différentes religions et la valeur pour elles-mêmes des autres religions, sous peine de fausser et donc de rendre impossible tout dialogue.

Dès lors, les mots d’« intégration », d’« accomplissement », de « transfiguration », sont devenus suspects ! L’écoute, l’effort de compréhension, le dépaysement qu’entraîne tout respect de l’autre, l’accueil même de son éventuelle critique à l’égard de ma propre religion, tout cela ne devait-il pas être premier par rapport à un travail de discernement qui ne pourrait et ne devrait être que second, et pour lequel il faudrait encore s’assurer que le critère adopté ne serait pas lui-même trop ecclésiocentré et donc à relativiser ? En définitive, existe-t-il vraiment un critère supérieur de jugement qui puisse être appliqué à la rencontre interreligieuse, sans que la religion qui prétendrait le détenir ne succombe en réalité à l’illusion ou à l’hybris de sa prétendue supériorité, voire de son absoluité, ainsi que l’avait dénoncé Troeltsch ? Ces questions sont devenues d’actualité dès que les communautés chrétiennes ont concrètement été confrontées à l’expérience souvent passionnante, mais parfois déroutante, du dialogue interreligieux.

ImageAmbiguïtés et enjeux du dialogue interreligieux

Il semble que l’expression « dialogue interreligieux » ait quelque peu perdu son aspect enthousiasmant à mesure que sont apparues ses limites et ses ambiguïtés. Ses limites, parce que l’objectif d’un vrai « dialogue » n’est que rarement atteint. Mieux vaudrait parler, pour ne pas être trop en décalage par rapport à ce qui se vit réellement, de rencontres ou de relations interpersonnelles qui constituent un « dialogue de vie ».

En outre, on a mieux conscience aujourd’hui des ambiguïtés de cette expression, au sens où elle désigne à la fois le rôle que les États voudraient que les religions jouent pour contribuer à la paix sociale et, ce qui est loin d’être la même chose, l’attitude que des croyants, au nom de leur foi, entendent adopter à l’égard de fidèles d’autres religions que la leur. La première acception relève d’une théorie sociopolitique des religions, la seconde d’une réflexion théologique et pastorale. Or les religions, à cause même de la dimension critique et prophétique des messages qui les fondent, éprouvent régulièrement la distance qui existe entre ce que les États voudraient qu’elles fassent et ce qu’elles estiment être leurs missions. L’Histoire nous apprend assez les dangers liés aux tentatives réciproques d’instrumentalisation dans la relation entre État et religion !

Par ailleurs, l’engagement ecclésial en faveur du dialogue interreligieux s’accompagne de plus en plus, au niveau officiel, du souci d’alerter les institutions d’autres traditions religieuses sur la nécessité d’une réelle réciprocité concernant l’exercice de la liberté religieuse. La fécondité spirituelle et théologique des échanges entre croyants de religions différentes ne saurait dispenser de la responsabilité institutionnelle concernant le respect de la liberté religieuse dans le monde. Pour cette raison encore, on perçoit l’importance d’une approche en théologie politique des questions concernant la rencontre des religions.

Et pourtant, malgré ces difficultés et ces ambiguïtés, dont il importe de prendre la mesure sous peine de sombrer dans une naïveté irénique qui est le pire ennemi du véritable dialogue, la rencontre avec des croyants d’autres religions constitue pour l’Église un formidable enjeu qui non seulement fait partie de sa responsabilité historique au début du 21e siècle, mais se révèle également fécond spirituellement, pastoralement et théologiquement. Il pose à la foi chrétienne, avec une acuité renouvelée, la question du « sens divin de ce qui humainement nous sépare », pour reprendre la formulation que lui donnait en 1984 Christian de Chergé, prieur de Tibhirine, à partir de l’expérience d’une vie monastique ouverte à la rencontre avec des musulmans. C’est également dans cette ligne, scrutant l’énigme de la différence, que se situe la réflexion théologique de Claude Geffré, l’un des grands artisans, en francophonie, du débat contemporain en théologie des religions.

ImageL’énigme de la différence

Geffré est venu à la théologie des religions par la voie de la théologie herméneutique. Si la foi est fondamentalement un acte d’interprétation, conjuguant une herméneutique de la Parole de Dieu et une herméneutique de l’existence humaine, et si la situation de pluralité religieuse et de brassage des croyances est devenue une composante constitutive des sociétés contemporaines, alors une théologie se voulant herméneutique doit s’engager dans un long et patient travail d’interprétation de la dimension religieuse de l’existence humaine, dimension qui s’exprime à travers les symboles, les mythes et les rites des différentes religions. Il en déduit la nécessité d’un véritable « changement de paradigme » en théologie. Prenant acte du passage d’une « théologie du salut des infidèles », où l’on s’interrogeait sur les conditions de possibilité d’accès au salut pour les personnes qui ne confessent pas le Christ et n’appartiennent pas explicitement à l’Église institutionnelle, à une « théologie des religions » dont l’objectif est de déterminer le rôle que peuvent éventuellement jouer les religions, en tant que réalités socioculturelles, dans le plan divin de salut, il propose d’aller vers une théologie interreligieuse, chargée de dépasser les ambiguïtés d’une théologie dite « de l’accomplissement », sous-jacente à plusieurs textes de Vatican II.

Mais puisque ce qui qualifie le message chrétien, c’est le mystère pascal du Christ crucifié et ressuscité, et puisque tout homme peut être associé par l’Esprit saint à ce mystère, alors seule une théologie des religions pour laquelle la christologie reste normative pourra répondre aux exigences d’une véritable théologie chrétienne. C’est en cela que Geffré se distingue des théologies pluralistes comme celles de Hick ou de Knitter. Selon l’intuition de Paul Tillich auquel il se réfère souvent, c’est le paradoxe même de l’incarnation qui nous invite à ne pas absolutiser le christianisme. Dans cette optique, Geffré ne cherche pas à construire une « théologie comparée des religions », laquelle serait toujours menacée de mauvaise apologétique, mais plutôt à élaborer une véritable « théologie en dialogue », qui manifeste la fécondité de l’interpellation réciproque.

Curieux lui aussi d’entrevoir la fécondité d’une telle interpellation, Christian de Chergé, prolongeant l’intuition lubacienne de « l’extension du dogme de la communion des saints », attirait l’attention sur l’étrange relation d’interdépendance qui se fait jour dans l’histoire du salut, relation où Dieu, parce qu’il se révèle aux uns et aux autres, aux uns par les autres, les appelle tous au dialogue. Il évoque alors la nécessité, pour les chrétiens et les musulmans (mais on pourrait étendre la portée du propos), de s’efforcer de « correspondre », c’est-à-dire de répondre ensemble à l’appel de Dieu. Cet appel s’adresse aux uns par les autres dans une inlassable réciprocité, et l’on ne peut l’appréhender ainsi que selon une vision eschatologique de l’Histoire qui renvoie sans cesse à la tâche d’une incarnation au quotidien, pour vivre la profondeur de chaque rencontre en développant toutes les « complémentarités virtuelles » de nos fidélités à Dieu.

En suivant cette optique, on comprendra mieux que sur l’horizon eschatologique de la Promesse, tous les peuples ont part à la mission que le Père a confiée au Fils et à l’Esprit, Missio Dei par laquelle se prépare, de multiples façons, l’avènement du Royaume inauguré en Jésus-Christ. Dès lors, c’est parce qu’elle est ordonnée à ce ministère que l’Église n’est pas tout à fait réductible à ce que l’on entend d’ordinaire par le mot de « religion ». Et c’est bien ce qui la rend mal à l’aise dans les formes que prend quelquefois aujourd’hui le « dialogue interreligieux ». Elle sait que, selon son Évangile, Dieu n’est pas plus proche de l’homme religieux que de l’homme séculier ! Il lui arrive d’ailleurs souvent de faire l’expérience d’une plus grande communion avec des humanistes non religieux qu’avec des religieux plus ou moins fondamentalistes, fussent-ils déclarés comme chrétiens ! C’est que son centre de gravité n’est ni en elle-même, ni même dans le lien qui l’unit à Dieu ; il est dans la relation de Dieu avec le monde, relation dont elle est la servante, le ministre. Saisie théologiquement, la figure de l’Église n’est pas celle d’une nouvelle religion qui viendrait s’ajouter aux pèlerinages des peuples vers leurs panthéons, engageant avec eux des dialogues religieux qui se résument souvent à des monologues parallèles. En Jésus-Christ, la figure de l’Église se dessine plutôt dans l’acte par lequel elle accompagne « la marche de Dieu vers les peuples » du monde, selon l’heureuse expression de Joseph Ratzinger dans Le Nouveau Peuple de Dieu (p. 185187). Dans l’expérience du dialogue interreligieux, elle trouve une occasion inédite et exigeante d’éprouver que l’exode vers l’autre, loin de la détourner de la Terre promise, lui fait découvrir sa mission comme l’expression d’une Promesse qui tout à la fois la dépasse et la requiert. Elle se comprend alors elle-même non pas comme une voie de salut parmi d’autres, mais bien plutôt comme étant, dans le Christ, en quelque sorte le sacrement du salut, c’est-à-dire le signe (parce que ce salut la dépasse) et le moyen (parce qu’il la requiert) de l’union de l’homme avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain.

Conclusion

Que deviendra le dialogue interreligieux au cours du 21e siècle ? Certains ne voient en lui qu’une belle utopie héritée du siècle précédent, encore entretenue par quelques rêveurs naïfs, mais irrémédiablement destinée à disparaître à l’épreuve de l’Histoire et de son cortège de guerres et d’incompréhensions. D’autres font remarquer qu’il s’agit là d’une initiative typiquement chrétienne, incomprise tout autant à l’intérieur, parce que soupçonnée de s’accorder trop facilement au relativisme ambiant, qu’à l’extérieur, parce que perçue comme un nouveau prosélytisme, d’autant plus redoutable qu’il avance masqué sous une candide invitation à la rencontre et au dialogue.

Pour que la théologie puisse relever ce défi, je suis persuadé qu’il importe de sortir de l’ornière où nous a trop longtemps maintenus un débat sotériologique sur les « centrismes », passant de l’ecclésiocentrisme au christocentrisme, du théocentrisme au sotériocentrisme, et s’épuisant dans d’interminables constructions typologiques. Que ce soit la question anthropologique de la dimension religieuse de l’humain, la question politique de la place des religions dans l’espace public, ou encore la question dogmatique du renouvellement de l’intelligence de la foi à partir non seulement de la prise en considération de la pluralité religieuse mais aussi des questions spécifiques que chaque religion adresse à la théologie chrétienne, de nouveaux horizons s’ouvrent aujourd’hui à la recherche en théologie.

En distinguant schématiquement trois défis, celui d’une nécessaire prise de conscience de la relativité du christianisme dans l’histoire des religions, celui d’un approfondissement de la singularité chrétienne au sein de la pluralité religieuse, et celui d’une évaluation de la fécondité théologique de la rencontre interreligieuse, j’espère simplement avoir contribué à dessiner les contours d’une problématique théologique qui n’a pas encore livré toute sa fécondité.

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Pour aller plus loin, consulter la bibliographie en ligne et p. 313.

 

1. Jean-Marc Aveline est évêque auxiliaire du diocèse de Marseille depuis janvier 2014.