Dans la nuit (…), une nuit unique, le Dieu inférieur (Ariman) apparut… Sa parole retentissait devant les fenêtres de ma chambre à coucher en une puissante voix de basse… Ce qui était dit sonnait sur un mode qui n’était pas du tout amical. Tout paraissait calculé pour m’inspirer crainte et tremblement et le mot pourriture (Luder) se fit entendre souvent, expression très fréquente dans la langue fondamentale (Grundsprache) quand il s’agit de faire sentir la puissance et la colère de Dieu à l’homme qu’il veut anéantir. Mais tout ce qui se disait était authentique (echt), aucune phrase apprise par cœur… Aussi l’impression qui dominait tout à fait en moi n’était pas la crainte, mais l’admiration devant le grandiose et le sublime. Aussi malgré les insultes contenues dans les mots, l’effet produit sur mes nerfs fut bienfaisant…
DANIEL PAUL SCHREBER1
N’écrivez pas dans les chiottes, chiez sur l’écriture.
Je ne parle ni en analyste ni en mystique. Je ne suis crédité par aucune de ces deux expériences qui ont tour à tour constitué une inaccessible autorisation du discours. Me reste, muse à invoquer pour commencer, le Vendredi de Saint-John Perse dans les Images à Crusoé : le sauvage, introduit dans les cuisines londoniennes dont son maître Robinson fréquente les salons, y joue les gâte-sauce ou les pince-fesses2. La mystique, en particulier, ne peut être traitée que dans la distance, en sauvage et de la cuisine. Son discours se produit sur une autre scène. On ne peut pas plus le penser que s’en passer. Comme la « langue fondamentale » de Schreber, il a « quelque chose d’archaïque » quoique non sans « vigueur »3. Il tient du fantôme qui revient sur scène.
De ce « fondamental » qui fait retour sous forme de mystique, en hallucination d’absence, la distance marque l’âge ou une première mort (une séparation entre son temps et le nôtre), et aussi une pudeur à garder (un éloignement de la place où cette chose s’est écrite). La distance m’est également intérieure : je suis divisé par une incertitude à parler de ça, de ce rapport de signifiants à un insu, de ce discours étranger et proche que hante peut-être un indéterminé maternel. Cela me lie sans que je puisse m’y croire ou, pire, m’en créditer. Mais après tout, c’est assez semblable à ce que la psychanalyse raconte sur ses bords et sur ses seuils à qui tient à ne pas en être (de son institution) et à ne pas parler de cette place-là, à cause même de ce qui en vient. Au départ, il y a donc clivage entre le fait d’être investi là (captivé ?) et le fait de ne pas y être (ni dans ni de ce lieu).
Pour esquisser une articulation entre ces deux expériences et la relation qu’elles entretiennent avec l’institution, il me semble trouver une entrée par la révélation schrebérienne, à tant d’égards voisine de la mystique. Pendant cette « unique nuit » en l’an 1894, sonnait, « pas du tout amicale » et pourtant « bienfaisante » et « reposante », une « puissante voix de basse » disant au président : Luder, c’est-à-dire « carogne », « charogne », « salope », ou plutôt, car il y a quelque chose de familier dans l’injure : « pourriture ! ». Ce mot, je propose de le méditer, ce qui veut dire, selon Madame Guyon, l’avaler. Il s’est imposé, advenu dans l’entre-deux de la mystique et de la psychanalyse, sans qu’il soit justifiable autrement que par ce qu’il peut produire ici et là : une « formule » entendue, un « petit morceau de vérité » — un éclat de quoi ?
Quelles analogies globales fourniraient un cadre, fragile il est vrai, à la mise en scène schrebérienne de ce mot qui est l’archive du sujet (son document corrompu) et le dire de sa non-identité. Je ne relève que trois rencontres entre psychanalyse et mystique. D’une part, la distinction entre énoncé et énonciation, entre un corpus et un acte du sujet : pour être centrale chez Lacan, cette coupure n’en a pas moins été précisément instaurée par le discours mystique des XVIe et XVIIe siècles4.
D’autre part, la théorie lacanienne entretient avec les mystiques (Maître Eckhart, Hadewijch d’Anvers, Thérèse d’Avila, Angelus Silesius, etc.) des relations de « séparation » et de « dette », ou ce qui revient au même, elle rejette leurs biens, cadavres de vérités, et se reconnaît dans le manque dont ils ont reçu leur nom : du retour de ces fantômes chrétiens en des points stratégiques du discours analytique, mouvement homologue au rapport de « contestation » (absprechen) et d’« appartenance » (angehören) qui articule le texte freudien sur la tradition juive5, quelque chose devrait s’écrire, zébrure et travail d’absences, en attendant de pouvoir se dire en représentations de ces étrangers qui ont, eux aussi, rendu possible la théorie lacanienne.
Enfin, dernier trait, il y a dans la mystique des XVIe et XVIIe un désir analogue à celui que Philippe Lévy décelait chez Freud : une volonté de clore, une pulsion de mort. Chez les mystiques, un souhait de perdre vise à la fois le langage religieux où se trace leur marche et le tracé même de leur itinéraire. Leurs voyages détruisent à mesure les chemins qu’ils créent. Ou plus exactement, c’est cheminer, et c’est vouloir perdre le paysage et la route. La mystique joue comme un procès évanouissant les objets de sens, à commencer par Dieu même, comme si elle avait pour fonction de clore une épistémè religieuse en s’y effaçant elle-même, et de produire ainsi la nuit du sujet en marquant la fin d’un jour de la culture. Il me semble que, par rapport à notre temps, les démarches analytiques tiennent une fonction historique semblable ; elles travaillent à manifester la défection d’une culture chez ses représentants (« bourgeois ») et, par ce dépérissement d’une économie signifiante, elles creusent la place d’une autre qui serait l’au-delà de ce qui soutient encore la critique analytique. À cet égard, la mystique et la psychanalyse présupposent, hier relative à des Églises « corrompues », aujourd’hui à travers « le malaise dans la civilisation », l’expérience, si « claire » et intolérable à Schreber, « qu’il y a — pour parler avec Hamlet — quelque chose de pourri (faul) au royaume de Danemark »6.
Cet horizon de questions n’est pas mon propos. Il environne seulement le mot, Luder, qui nomme le sujet comme rapport à la décomposition du corps symbolique, institution identificatrice, et qui connote donc une transformation dans le statut de l’institution et dans son mode de transmission.
Du mot entendu par Schreber, certaines caractéristiques consonnent avec les anciens récits mystiques et valent d’être relevées. D’abord un passage du voir à l’entendre. La vue se fond en un effet de voix dans l’acte de « percevoir la parole » (ich vernahm seine Sprache), « puissante voix de basse » localisable « devant la fenêtre ». Un semi-aveuglement du sujet crée le vide où sonne le mot de l’Autre. Il en va ainsi pour tant d’hallucinations auditives qui jalonnent les expériences mystiques. En fait, entre la voix et la vue il y a une inversion des contenus, chez Schreber. La voix lui donne une place qui est l’envers de ce qu’il voit en Dieu. Schreber est nommé « pourriture » par le Dieu qu’il contemple « dans toute sa pureté (Reinheit) ». Les termes contraires symbolisent en une structure pourri/pur et entendu/vu. Le mot qui condamne à être anéanti (zu vernichtenden) s’entend au milieu du spectacle offert par « la toute-puissance (Allmacht) de Dieu ». La parole frappe de nullité le témoin de la gloire. Plus exactement, cette vocation à être charogne profère le secret qui soutient l’épiphanie divine dont Schreber porte l’empreinte (Eindruck) gravée ou écrite sur son corps en admiration devant le « grandiose » et le « sublime ». Dictée par une voix, la pourriture du sujet est la condition pour qu’il y ait institution théâtrale de « la toute-puissance en toute sa pureté ». La langue fondamentale déclare donc en quel lieu dit s’origine l’or pur d’une vérité montrée. En cela, elle rejoint la connaissance qui s’est déployée en narrativités mystiques.
Mais ceci ne concerne que le contenu. Plus importante est la forme de l’expérience de Schreber : il s’agit d’une nomination. Dans la carrière de Schreber, elle vient après d’autres, en plus, et sans doute aussi en trop. L’année précédente (1893), il a été nommé président de chambre à la cour d’appel de Dresde, Senatspräsident. Cette nomination, promotion à une tâche et appellation du sujet (on s’adresse à « Monsieur le Président »), est remplacée par celle qu’impose la voix du dieu Ariman : « Ton nom est pourriture, Luder. » Jeux d’identités sur le trou du nom premier, forclos, caduc.
Est-ce le foyer vide des ruptures initiatiques ? Les changements de nom et recommencements par le nom se retrouvent constamment dans la tradition des mystiques. Ainsi Jean de la Croix (Juan de la Cruz) est l’ersatz de Juan de Yepes, nom de famille. Dans ces substitutions onomastiques, l’appellation nouvelle se donne comme programme d’être, un programme clair mis à la place de l’obscur qui précédait — tout nom « propre » imposant au sujet le devoir-être de l’insu qu’est un vouloir de l’autre ; elle introduit une filiation de sens au lieu d’une filiation de naissance, par un changement de père. Sous cet aspect, la nomination relève du roman familial, elle est adoption dans et par la famille noble qui tient lieu de l’obscur. Dans le cas de Schreber, si « insultant » que soit le nom reçu, il n’en est pas moins le signe d’une adoption par le dieu Ariman que ses « paroles authentiques » et ses « sentiments véritables » rendent proche et « bienfaisant ». Être appelé « pourriture » ou « salope », c’est être adopté par la famille noble. Il y a là une structure qui a fonctionné dans toute « famille » religieuse, avant de se retrouver dans les institutions idéologiques, politiques ou psychanalytiques.
Ce nom imposé par l’autre a aussi et surtout pour caractéristique de n’être autorisé par rien. « Il signifie en lui-même quelque chose qui renvoie avant tout à la signification en tant que telle. » Le nom n’est pas autorisé par du sens ; au contraire, il autorise de la signification, à la manière du poème que rien ne précède et qui crée des possibilités indéfinies de sens. Mais il en va ainsi parce que le mot Luder joue le rôle de ce qui ne peut pas tromper. Il fait croire plus qu’il n’est cru. Il a pour statut, dit Schreber, d’être vérace et authentique (echt). La langue fondamentale répond ici à une nécessité générale : « il faut qu’il y ait quelque part quelque chose qui ne trompe pas » ; la science même suppose que « la matière n’est pas tricheuse », de sorte que si « nous nous trompons », du moins « elle ne nous trompe pas7 ». Pour Schreber, ce qui garantit la vérité de tout le reste et rend possible la prolifération interprétative de ses discours tout comme sa lente métamorphose en corps de prostituée, c’est ce nom qu’il croit sur parole, ce signifiant qui vient de l’autre à la manière d’une touche, cette voix de basse qui atteint ses nerfs et laisse une empreinte sur le corps — effet bienfaisant produit sur les nerfs par « l’énonciation directe d’une affectivité réelle ». La croyance est fondée sur le toucher d’une voix, et elle fait croire qu’on est reconnu, connu, voire aimé. Ici elle autorise Schreber à croire qu’elle l’institue enfin quelque part, qu’elle lui fixe une place mettant fin à sa dérive, qu’elle lui donne lieu défini par le nom dont elle l’appelle.
La nomination, en effet, lui assigne une place. Elle est vocation à être cela qu’elle dicte : ton nom est Luder. Ce nom performe. Il fait ce qu’il dit. Déjà les nerfs de Schreber lui obéissent. Ce n’est qu’un début. À y croire, il « incarnera » son nom ; il voudra, dit-il, « livrer son corps à l’encan comme celui d’une putain »8. Il le livre, dès le moment où il croit. Dans tous les sens du terme, il s’exécute. Il se fait le corps du signifiant. Or le mot entendu désigne précisément cette transformation. C’est plus qu’un éclat de sens fiché dans la chair. Il a valeur de concept puisqu’en circonscrivant l’objet de la croyance, il articule aussi l’opération de croire, qui consiste à passer du corps défait sans le nom — « pourriture » qui n’a plus de nom en aucune langue — au corps « refait » pour et par le nom — « putain » conformée au signifiant de l’autre. Le signifié du mot, qui oscille entre décomposition et salope, désigne en somme le fonctionnement du signifiant, ou la relation effective de Schreber à la loi du signifiant. Il dit la condition et l’effet de la croyance au mot quand elle joue comme identification ou salut.
Cette folie n’est pas une folie particulière. Elle est générale. Elle tient toute institution qui assure un langage de sens, de droit ou de vérité. Schreber, ce juriste, présente seulement la particularité d’en connaître le secret, difficile à entendre et « insultant ». Il n’est pas de ceux qui peuvent se permettre de n’en rien savoir. De même tant de mystiques qui ne réservent pas à d’autres, tenus pour « Pharisiens » ou pour « anormaux », « l’insulte » de la parole évangélique visant la « pourriture » présupposée par la « belle apparence », institutionnelle et sépulcrale, de la vérité ou de la justice9 ; ils s’en savent les destinataires ; leurs nuits mystiques leur ont appris aussi quel ensevelissement conditionne la vraisemblance de Dieu, quelle faute (immémoriale) et défection (analytique) du corps soutient la reconnaissance du Nom, et quel dévoilement de pourriture est à la fois l’effet et la « raison » de la croyance en une justification10.
Le rangement du sujet sous le signe de la déjection est le point par où s’implante l’institution du discours « vrai ». Et ce discours institué se transmet en produisant sans trêve, chez des « sujets », sa condition de possibilité, à savoir l’aveu « bienfaisant », et de surcroît véridique, qu’ils ne sont que pourriture. À cette loi retorse de la tradition-transmission d’une doctrine noble, on peut rattacher une procédure extrême qui a toujours proliféré sur les bords des institutions de vérité et qui, bien loin de décroître, tel un phénomène archéologique de l’histoire, ne cesse de se développer pour devenir de plus en plus une « pratique administrative régulière », une « routine » politique : la torture11.
Il faudrait s’interroger sur les alliances cachées entre la mystique et la torture. Elles ont des aspects apparemment accidentels ou événementiels. Ainsi la coïncidence entre des techniques ascétiques anciennes et des pratiques actuelles de torture : par exemple, les formes de privation de sommeil chez Suso, le mystique rhénan, ressemblant beaucoup à celles qu’on trouve dans les prisons brésiliennes ou grecques. Ce n’est pas non plus tout à fait un hasard si les travaux sur la mystique se développent pendant les périodes de totalitarisme, comme cela a été le cas en France pendant l’Occupation, sous le régime de Vichy. Ce fait serait à rapprocher des différences entre les figures historiques d’une radicalité évangélique au XVIIe siècle : surtout « mystiques » dans les monarchies catholiques, comme en Espagne ou en France, et plutôt « prophétiques » dans les structures plus démocratiques et réformées des monarchies anglaise ou nordiques12. Ces expériences mystiques postulent l’acceptation d’un pouvoir « absolu » qu’on ne doit pas ou qu’on ne peut plus transformer, et qui renvoie sur le sujet les interrogations dont il ne saurait être la représentation ni l’objet.
Par là, on rejoint un aspect plus fondamental. La torture, en effet, cherche à produire l’acceptation d’un discours d’État, par l’aveu d’une pourriture. Ce que le bourreau veut finalement obtenir de sa victime en la torturant, c’est la réduire à n’être que ça, une pourriture, à savoir ce que le bourreau est lui-même et ce qu’il sait qu’il est, mais sans l’avouer. La victime doit être la voix de cette saloperie, partout déniée, qui partout soutient la représentation de la « toute-puissance » du régime, c’est-à-dire en fait l’« image glorieuse » d’eux-mêmes que ce régime fournit à ses adhérents par le fait de les reconnaître. Il lui faut donc assumer la position du sujet sur laquelle fonctionne le théâtre de la puissance identificatrice.
Mais cette voix sera aussi étouffée dans l’ombre des cachots, rejetée dans les nuits du supplice, au moment où elle confesse du sujet ce qui rend possible l’épiphanie du pouvoir. C’est un aveu désavoué. La voix ne peut être que l’autre, l’ennemi. Elle doit être à la fois entendue et refoulée : entendue parce que, à dire la pourriture du sujet, elle garantit ou rétablit une « appartenance » — mais cela en secret, pour ne pas compromettre l’image d’où l’institution tient son pouvoir d’assurer à ses adhérents le privilège d’être reconnus. Elle sera exigée, mais pour être chuchotée dans les couloirs intimes de l’institution. Cri murmuré, obtenu par un supplice qui doit faire peur sans faire scandale, légitimer le système sans l’ébranler.
La victime est apte à cette opération, précisément parce qu’elle vient du dehors. Elle apporte l’aveu qui est nécessaire au fonctionnement interne de l’institution mais qui, en même temps, peut être exorcisé comme le fait d’un adversaire. Il est vrai aussi qu’elle est l’ennemi. L’étranger ou le rebelle à l’institution témoigne d’une ambition qui n’y est pas tolérable (sinon hypocritement) : en effet, d’une manière ou d’une autre, il suppose à un discours — politique (un projet révolutionnaire), religieux (une visée réformiste), voire analytique (une parole « libre ») — le pouvoir de refaire l’institution. À cette prétention de reconstruire l’ordre de l’histoire à partir d’une parole « contestatrice », la torture oppose la loi de l’institution, qui affecte à la parole le rôle inverse de n’être qu’une confession emboîtée sur une adhésion.
Une fois de plus, la torture, c’est l’initiation par excellence à la réalité des pratiques sociales13. Elle a toujours pour effet une démystification des discours. Elle est le passage de ce qui se dit du dehors à ce qui se pratique au-dedans. Ce transit, moment pendant lequel il s’agit pour le bourreau de produire de l’assentiment à partir d’une extériorité, trahit donc, mais dans l’obscurité, de nuit, le jeu de l’institution. Alors que les projets utopiques (révolutionnaires) supposent à un dire la force de déterminer un pouvoir, ou à l’institution la capacité de devenir l’articulation visible d’une « vérité » dite ou à dire, alors que ces projets conservent donc une structure « évangélique », la torture restaure la loi de ce qui se passe effectivement. La voix n’y est plus « prophétique », portant devant soi la transgression d’un désir. Un nom, Luder, dicte au sujet ce qu’il doit être pour que l’institution soit, pour qu’il puisse croire ce qu’elle montre d’elle-même et pour qu’il soit par elle adopté et reconnu.
Le torturé est surpris de se trouver devant une loi qu’il n’attendait pas. Car finalement, on ne lui demande pas de déclarer vrai ce qu’il tient pour faux. L’institution ne repose pas sur la reconnaissance de la vérité qu’elle montre au-dehors et en théorie (du dedans, qui donc la pense comme vraie ?), mais sur la reconnaissance de leur saloperie par ses adhérents. Aussi le sujet saisi par l’appareil de la torture est-il placé non devant la valeur ou l’horreur d’un système — terrain sur lequel il serait fort — mais devant une faille et une pourriture intimes — terrain sur lequel il est faible. La révélation de sa propre saloperie, que le supplice cherche à produire en l’avilissant, doit lui retirer, à lui comme à ses bourreaux et aux autres, tout droit à la rébellion. Par ce retournement de situation et par cet usage inversé de la parole (qui ne met plus en question l’institution, mais le sujet), la machinerie de l’humiliation espère faire accepter à la victime le nom dont ses bourreaux l’appellent : Luder.
Ce que la procédure de l’aveu a de pervers, c’est que, de toute façon, elle est sûre de toucher juste. Tel Schreber isolé dans l’hôpital psychiatrique de Sonnenstein, le torturé est privé des garanties collectives qui assurent la « normalité », livré à l’outillage qui défait son corps et s’acharne à lui prouver sa trahison, sa lâcheté, sa merde. Il perd l’alibi d’appartenances politiques, idéologiques ou sociales qui le protégeaient contre ce que le nom insultant lui apprend de lui-même. Cette nomination n’est-elle pas, en effet, la voix de ce qu’il est ? « Je suis bien ça. Luder. » Le nom articule dans le langage de quoi faire oublier les solidarités d’hier14 : ce « réel » tapi derrière une fragile appropriation et propreté de soi. Cette bouche ouvre sur ce qu’il y a de pourri sous le royaume des relations sociales ou militantes. Cette chose prononcée et reçue a rapport avec la révélation, dure à entendre, dont la dénudation mystique et l’élucidation analytique font, sur des modes inverses mais dans la même solitude, le commencement ou le principe d’un autre voyage. Il faut s’interroger sur les effets de cet aveu, sur ce qu’il permet à l’initié et sur le profit qu’une institution tire d’une pareille énucléation.
De savoir ça, le torturé peut se trouver anéanti, instrument passif du pouvoir, ou tout se permettre, utilisateur cynique de son secret : ces deux figures existent parmi les ministres du système — ceux qui vérifient la révélation en se conformant au nom et ceux qui l’exploitent en la couvrant d’un beau nom. Une autre issue se présente pourtant, qui n’est plus une résistance appuyée sur la « pureté » d’une militance ou sur la « majesté » d’une cause, et qui n’est pas davantage le jeu des « pourris » dans l’institution de la puissance. Elle s’indique en un mouvement qui n’est ni de dénégation ni de perversion. Ce serait quelque chose comme : « Je ne suis que ça, pourriture, mais qu’importe ? » D’être pourriture n’entraîne pas nécessairement pour le sujet qu’il s’identifie à « ça » ou à une institution qui le « couvre ». Du réel survit à cette défection : une histoire, des luttes, d’autres sujets. Peut-être même n’y a-t-il de réel que ce qui n’apparaît plus susceptible de fixer une identité ou de valoir une reconnaissance à des marcheurs.
Dans leurs récits, des torturés indiquent en quel point de défaillance advient leur résistance. Ils ont « tenu », disent-ils, pour avoir supporté (peut-être même faut-il dire : toléré) la mémoire de camarades qui, eux, n’étaient pas des « pourritures » ; pour avoir gardé présente la lutte où ils s’étaient engagés, alors qu’elle survivait, intacte, à leur propre « avilissement » et ne les en déchargeait pas plus qu’elle n’en dépendait ; pour avoir, dans le bruit des supplices, encore entendu un silence de colères humaines et une généalogie de douleurs d’où ils étaient nés et dont pourtant ils ne pouvaient plus rien défendre ni rien attendre ; ou pour avoir prié, c’est-à-dire supposé une altérité, Dieu, dont aucune aide ni justification ne leur venait et à laquelle ils n’étaient d’aucune utilité ni ne rendaient aucun service — cela même qu’un ancien Rabbi vise en disant que prier, c’est « parler au mur ». Cette résistance échappe aux bourreaux parce qu’elle n’est rien de saisissable. Elle s’origine précisément en ce qui échappe au torturé lui-même, en ce qui existe sans lui et lui permet d’échapper à l’institution qui ne le fait son fils adoptif qu’en le réduisant à ça, une pourriture. Pareille résistance ne repose sur rien qui lui appartienne. Elle est un non préservé en lui par ce qu’il n’a pas. Née d’une défection reconnue, elle est mémoire d’un réel qui cesse d’être garanti par un Père.
Une destruction de la dignité humaine est aussi pour les mystiques le commencement — même si cette corruption qui signe le sujet et qu’accompagne souvent sa théâtralisation corporelle (plaies, infections, purulences, etc.) est intolérable aux commentateurs bien-pensants et toujours déniée par les interprètes « humanistes ». Pour reprendre un mot de Gottfried Benn15, « le moi stigmatisé » est le lieu de défaillance et de décomposition où intervient la « foi ». De ce rapport entre le mépris (tu n’es que pourriture) et cette foi (il y a de l’autre), on a une première indication avec la forme qu’a prise le « pur amour » pendant trois ou quatre générations de mystiques au XVIIe siècle : d’être damné, je ne t’en aimerai pas moins. Rejeté, faisant déchet, le sujet ne se tourne pas moins vers l’Orient dont il est définitivement séparé. Il y a un dehors — un Hors — de ce qu’il est. Mais cette figure historique et pathétique d’une foi pensée en termes de damnation n’est qu’une variante de la structure que Maître Eckhart a définie par le concept de Gelassenheit (gelâzenheit) : un délaissement de soi fondé sur l’absolu (le dé-lié) de l’être, un « laisser être » l’Autre16.
On en aurait encore un exemple d’inspiration plus classique (du moins nous arrive-t-il ainsi dans la tradition scripturaire qui en reste), avec la manière dont Jean de la Croix caractérise le principe (et quasi l’a priori) organisant de bout en bout le voyage mystique. Le principe du mouvement, c’est « ce qui excède » (aquello que excede). Il ne joue pas comme une présence et sommation de tout ce qui manque. Au contraire, l’excès et l’insu d’un exister font bord en chaque expérience comme en chaque connaissance. Toute étape relève de la non-identité du sujet à l’état dans lequel il se trouve. La perception, la vision, l’extase, le dépouillement, la pourriture même sont tour à tour coupés d’un « ce n’est pas ça », de sorte que le discours de Jean de la Croix est une série indéfinie de pas ça, pas ça, pas ça. L’histoire qu’il raconte, aussi interminable que les événements qu’il classe, narrativise en quelque sorte le fonctionnement du signifiant Dieu, ressort qui introduit toujours moins de satisfaction et toujours plus d’in-su dans la position du sujet. En somme, elle déploie le travail de ce qui figure, au début de la Montée du Carmel, comme le postulat, ou la convention et convenance (conviene) de tout l’itinéraire spirituel, à savoir : creer su ser. Étant donné la distinction entre le verbe ser (être, ex-ister) et le verbe estar (relatif à un état), je traduirai : croire qu’il y a de l’autre17. Pour ces mystiques, en effet, il y a toujours de l’autre, dont en principe rien ne leur revient. C’est de l’autre, sans revenu. Il ex-iste, sans nom et sans nommer.
Sans doute le il y a de l’autre jouait-il alors sur deux registres dont je suppose ici qu’à la différence de ces mystiques nous ne pouvons plus les tenir pour identiques. L’un renvoie au rôle du signifiant, à une fonction du langage : « Dieu », alors, c’est le fragment insensé qui coupe toute appropriation, c’est le morceau de diamant qui restaure du « toujours plus » ou du « toujours moins » par rapport à chaque savoir et à chaque jouissance. Mais le il y a se raconte aussi avec le sens du Es gibt heideggerien : « ça donne ». Alors Dieu, c’est le dehors qui est dedans, une intimité de l’Extériorité. Il me semble que déjà chez les mystiques la jointure entre ces deux fonctionnements du « il y a de l’autre », ou de « Dieu », fait question. La certitude du premier insinue souvent la vraisemblance du second ou parvient à la tenir en suspens et à rendre tolérable son incertitude. Quoi qu’il en soit, ce qui m’en est pensable aujourd’hui (pour des raisons que je ne rattache pas à une anonyme et fictive épistémè contemporaine, mais à des fixations beaucoup plus particulières et qui mettent d’ailleurs en cause mon abord « masculin » de ces mystiques), c’est le biais par lequel la mystique est la « science de la seule probabilité de l’autre »18. Cette science affecte à la reconnaissance d’une pourriture nommée (appelante, comme une vocation) une ouverture sur l’indéfinie probabilité de l’autre.
Avec ce repérage triangulaire de la « pourriture » dont Schreber, des mystiques et des torturés ont entendu la révélation, je déploie seulement les régions — psychanalytique, chrétienne et politique — où j’ai rencontré une même question. Cette géographie d’itinéraires hantés n’a peut-être de cohérence que subjective. À vrai dire, nos questions et les lieux qu’elles se trouvent nous précèdent également. Le problème ici concerne soit l’utopie qui, depuis la Réforme et l’Aufklärung, met en scène la volonté de refaire des institutions (pourries) d’après des fictions de « pureté » prises pour modèles, soit le réalisme, figure cachée du cynisme, qui autorise le pouvoir par sa capacité d’accorder une reconnaissance — ou filiation adoptive noble — à des adhérents préalablement convaincus d’être des salopes. Dans le premier cas, l’institution est la pourriture que doit réformer le recours à une innocence, à une liberté ou à une pureté plus originaire. Dans le second, la pourriture est l’originaire dont l’institution rentabilise la révélation en la couvrant. Les modalités d’initiation et de transmission qui s’ensuivent diffèrent et placent le sujet en des relations inversées avec le pouvoir et le savoir.
À partir des trois expériences que j’ai esquissées, je me demande s’il n’y a pas d’autre issue qu’une réforme fondée sur une fiction de pureté (la théorie joue là comme dénégation), et qu’un conservatisme fondé sur une exploitation de la pourriture (la théorie a dès lors pour fonction d’occulter son rôle effectif). Faute de réponse générale (il n’y en a pas), je m’en tiens à quelques hypothèses relatives aux repères que j’ai pris.
Le président Schreber, nommé pourriture, construit un système à partir de son avilissement. Il incarne son nom pour être charogne, mais charogne et putain d’un Dieu qui « n’a de commerce qu’avec des cadavres »19 et n’est lui-même qu’une putain (Hure)20. La fin du monde qui hante ce « prophète » de l’absence de l’autre, la catastrophe de Jugement dernier qui l’engloutit dans sa béance, elles s’arrêtent avec un mot « venant à la place de ce qui n’a pas de nom »21. Et « il rebâtit l’univers »22 sur ce lieu-dit. Genèse d’un monde à partir d’un mot. Production d’un monde fictif, « délirant », à partir d’un mot authentique et véritable (echt). De la fiction qu’il construit, Schreber devra éliminer toute faille par où puisse s’insinuer le désastre universel. Aucun rien, aucun nichts-denken (penser à rien, penser le rien) ne doit trouer le corpus de son identité. Il est sur l’ultime frontière — le pourri — avant la décomposition totale, et il ne peut se permettre aucun repos ni aucune absence, car il n’y a rien d’autre que cette prolifération discursive. À tenir ce pari harassant, il génère l’homogène, il est la mère qui ne perd rien, et dans le réseau des rayons divins qu’il a tissés, il pourra, en 1898, « se croire habilité à chier sur le monde entier »23.
De ce discours qui échappe à l’institution en s’y substituant, on pourrait rapprocher bien des discours intitulés spirituels, prophétiques ou mystiques, à ceci près que, souvent, ils ne s’édifient pas sur un mot aussi véridique. Mais il n’en va pas de même pour les mystiques dont j’ai parlé, dans la mesure où l’institution même est l’autre par rapport à leur délire et qu’à ce titre elle a pertinence. De ce point de vue, il n’y a pas disparition de l’autre, mais antinomie entre la nomination, poème que rien n’autorise, et d’autre part l’institution qui tend à contrôler, reprendre, altérer le poème et à n’en laisser circuler que des versions commentées ou corrompues. Mais le débat est plus serré. Il s’agit de savoir si, en refusant de remplacer l’institution par un délire, le mystique n’est pas dans la position de s’aligner sur elle et, par cette conformation, d’éliminer l’autre en revenant au même.
Tel est en effet le jeu de l’institution. Elle loge la pourriture en même temps qu’elle la désigne. Elle lui assigne une place, mais circonscrite, constituée en secret interne : entre nous, tu n’es qu’une salope, tu n’es qu’un sujet supposé savoir. En logeant chez elle cette « pourriture », elle la prend en charge, elle la limite à une vérité sue et prononcée au-dedans, qui permet au-dehors un autre discours, celui, noble, de la manifestation théorique. Un graffiti, dans une salle de cinéma de Paris, donnait à lire la transgression qu’elle récuse : « N’écrivez pas dans les chiottes, chiez sur l’écriture. » Schreber est passé de l’une à l’autre de ces deux déviances. Mais pour le système institutionnel, de chier dans les chiottes, au-dedans, c’est la condition pour qu’il y ait de la théorie au-dehors. À l’intérieur, « vieille pourriture » est un terme amical qui pose la vérité d’une sodalité : cela ne se dit qu’à celui qui en est. Cette « intimité » institutionnelle rend seule possible l’habilitation à tenir publiquement le discours de et sur l’Autre.
Autrement dit, l’institution n’est pas seulement l’épiphanie leurrante d’un idéal du moi qui permettrait de produire des croyants. Pas seulement un ensemble de procès générateurs de crédibilité par le fait de retirer ce qu’ils promettent. Pas seulement un rapport entre un su et un tu, mode sur lequel Freud interprète l’institution sacerdotale : elle se constitue de taire le meurtre qu’on sait. Mais ce serait aussi l’assignation-localisation de la pourriture au-dedans, moyennant quoi le discours est « grandiose » ; ce serait la combinaison de la voix nocturne qui se désigne des pourris et de la manifestation ou « théorie » du sublime. Ainsi du rapport au maître : appelle-moi Luder, pour que je tienne ton discours. La transmission du savoir passerait par le pourri ; la tradition, par la corruption qui, reconnue, autorise l’institution à rester la même24.
Côté cuisine, il se passe donc autre chose que côté salon. Peut-être y a-t-il à chercher plutôt dans la ligne naguère et temporairement esquissée par Thérèse d’Avila et par d’autres, qui voulaient entrer dans un ordre corrompu et qui n’en attendaient donc ni leur identité ni une reconnaissance, mais la seule altération de leur nécessaire délire. Ce serait trouver dans l’institution à la fois le sérieux d’un réel et la dérision de la vérité qu’elle affiche.