CHAPITRE 3

Chateaubriand : entre l’ancien et le nouveau régime d’historicité


À la différence d’Ulysse, Chateaubriand a « lu » Augustin. Il a été pétri par l’expérience chrétienne du temps et a eu pour premier et seul horizon un ordre catholique et monarchique du temps. Mais, né en 1768, il a grandi en une période de crise intense et de remises en question des rapports au temps. C’est pourquoi, lui, dont toute la vie bascule avec la Révolution, sera ici notre guide. Entre Augustin et Chateaubriand, entre le sac de Rome par Alaric et la prise de la Bastille, bien des noms auraient assurément leur place, en particulier ceux de Pétrarque, Bacon, Montaigne, Perrault ou Rousseau, et entre le 15e et le 18e siècle, jusqu’à ce qu’arrive le temps des révolutions, plusieurs expériences et crises du temps mériteraient d’être analysées1.

Pourquoi Chateaubriand ? Parce que, cadet de la noblesse bretonne, qui venait de et tenait si fortement à ce qui se muait sous ses yeux en Ancien Régime, voyageur qui quitta d’abord l’Ancien Monde pour retrouver le temps sans âge des Sauvages, lui un vaincu de la Révolution, il a, au total, mieux compris que beaucoup de ses contemporains le nouvel ordre du temps des Modernes. Puisqu’il a su faire de cette expérience de la rupture des temps, de cette faille ou brèche la raison même de son écriture. Comme Augustin avant lui, il est un « vaincu » au sens de Koselleck, pour qui il se peut « qu’à court terme l’histoire soit faite par les vainqueurs mais, à long terme, les gains historiques de connaissances proviennent des vaincus2 ». Certes ni l’un ni l’autre n’ont été des historiens, mais peut-être est-ce justement parce que l’histoire, telle qu’elle existait comme genre, ne leur permettait pas de rendre compte de leurs expériences respectives dans leur radicalité.

« Je me suis rencontré entre deux siècles – écrira le vieux mémorialiste, sur le point de refermer ce monument inouï des Mémoires d’Outre-Tombe – comme au confluent de deux fleuves ; j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant avec regret du vieux rivage où je suis né, nageant avec espérance vers une rive inconnue3. » Ce sont là des propos rétrospectifs : une image, qu’il a plus d’une fois reprise, en forme de bilan d’une vie. Commençons alors par nous tourner vers les débuts de l’aventure, quand le confluent était encore loin de se pouvoir reconnaître. Deux ouvrages, l’Essai historique, son premier livre, publié en 1797, et le Voyage en Amérique, qui ne paraîtra, lui, qu’en 1827, permettent de suivre, sur plus d’un quart de siècle, le jeu entre trois termes constitutifs de la tradition occidentale : les Anciens, les Modernes, les Sauvages. Il ne s’agit évidemment pas de déployer ici leur longue et riche histoire, pas même d’en esquisser un rappel. Nous voudrions seulement les interroger du point de vue de leurs rapports au temps, être attentif aux temporalités véhiculées ou induites par les manières de les articuler dans cette époque troublée.

Le voyage du jeune Chateaubriand

L’Essai historique appartient au vaste ensemble des écrits américains. Parti pour l’Amérique en 1791, de retour début 1792, le jeune vicomte fait un bref passage par l’armée des Princes, avant de s’exiler à Londres. C’est là, alors qu’il mène une vie difficile, que le livre est rédigé. En 1822, revenu à Londres comme ambassadeur, il revisitera les lieux qu’il hantait avec ses « associés de détresse4 ». Publié une première fois en 1797, l’Essai est republié en 1826, alors même que Chateaubriand (ayant comme toujours fort besoin d’argent) s’est engagé dans l’édition de ses Œuvres complètes5. Dans l’intervalle, le jeune émigré inconnu a donc été ambassadeur à Londres, mais aussi à Berlin et à Rome, et même ministre des Affaires étrangères : il est surtout devenu un écrivain fameux. « Parti pour être voyageur en Amérique, revenu pour être soldat en Europe, je ne fournis jusqu’au bout, ni l’une ni l’autre de ces carrières : un mauvais génie m’arracha le bâton et l’épée, et me mit la plume à la main6. » Un Avertissement de l’auteur, une Préface, des Notes critiques nombreuses viennent indiquer et mesurer la distance qui le sépare désormais de ce texte qu’il considère, toutefois, comme « un des plus singuliers monuments » de sa vie7. Il le donne en effet à lire comme un palimpseste.

À la différence de l’Essai historique, le Voyage en Amérique, lui, n’a pas connu de première publication, vraisemblablement, parce qu’il n’existait pas comme texte rédigé avant la mise au point des Œuvres complètes. « En publiant ses œuvres complètes, Chateaubriand veut donner au public des inédits. Pendant plus d’un quart de siècle il avait collectionné des extraits, des analyses, vaste réservoir de documentation d’où sortit une foule d’ouvrages. En 1826 le résidu va maintenant servir de base à l’avant-dernier mot sur l’Amérique, puisque le dernier mot ne sera dit que dans les Mémoires8. » Avant-dernier mot, qui sera finalement un nouveau voyage, d’où va surgir sous les yeux du lecteur une autre Amérique que celle qu’il était allé voir.

Avec les Anciens et les Modernes, on tient un couple qui a structuré en profondeur, et dans la longue durée, l’histoire de la culture occidentale dans son rapport au temps. Les nombreuses querelles qui ont rythmé son histoire sont, à chaque fois, une expression de la tension même qui le constitue9. Avec le Sauvage, que rapportent les premiers récits de voyage au Nouveau Monde, un nouveau terme entre dans le jeu. On ne raisonnera désormais plus sur deux termes seulement, mais sur trois, c’est-à-dire, le plus souvent, deux plus un : les Modernes face aux Anciens/Sauvages. De cette histoire longue et complexe, je ne retiendrai que deux auteurs, parce qu’ils importent pour Chateaubriand.

Le premier, évident, est Rousseau. Car matrice, jusque dans ses apories, pour le Chateaubriand de l’Essai et, bien au-delà, jusqu’aux Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss, lui-même bon lecteur de Chateaubriand. Pour Rousseau, les Anciens, tout à la fois sont et ne sont pas modèles. Contre les Modernes, il loue les Anciens et se partage à leur endroit entre nostalgie (comme en témoigne, par exemple, sa lecture jamais interrompue de Plutarque) et utopie. Ainsi, formant un moment le dessein d’écrire une histoire de Lacédémone, il entend ramasser ces « précieux monuments qui nous apprennent ce que les hommes peuvent être en nous montrant ce qu’ils ont été10 ». Il s’agit d’aller du passé vers l’avenir, mais vers un futur à faire advenir, ou, mieux, de fixer un horizon vers lequel marcher. Et, si la cité du Contrat social a quelque chose de la cité antique, il n’en demeure pas moins que toute société (y compris antique) est une mutilation par rapport à l’état de nature. D’où l’appel du sauvage, entendu, mis en scène et en mots par le jeune Chateaubriand : « Ô homme de la nature, c’est toi seul qui me fais me glorifier d’être homme ! Ton cœur ne connaît point la dépendance […]11.» Loin des tempêtes et des révolutions, le sauvage est comme une île, où le naufragé espère trouver un refuge12. On n’est plus dans Rousseau.

Appel du sauvage, appel au sauvage, mais aussi appel au voyage : « Supposons un Montaigne, un Buffon, un Diderot, lançait Rousseau, voyageant, observant, décrivant […]; supposons qu’ils […] fissent ensuite l’histoire naturelle morale et politique de ce qu’ils auraient vu, nous verrions nous-mêmes sortir un monde nouveau dessous leur plume, et nous apprendrions ainsi à connaître le nôtre13. » À cette injonction fameuse du Discours sur l’inégalité fait directement écho cette phrase de l’Essai historique : « Si celui qui, dévoré de la soif de connaître, s’est arraché aux jouissances de la fortune pour aller au-delà des mers contempler le plus grand spectacle qui puisse s’offrir à l’œil du philosophe, méditer sur l’homme libre de la nature et sur l’homme libre de la société, placés l’un près de l’autre sur le même sol ; si un tel homme, dis-je, mérite quelque confiance, lecteurs, vous le trouverez en moi14. » Pour l’auteur de Tristes Tropiques, ce programme d’abord tracé par Rousseau a fait de lui le « fondateur des sciences de l’homme15 » et le premier à formuler ce qui sera sa propre théorie du « regard éloigné », à laquelle j’ai fait appel dans le chapitre précédent.

Le second nom est celui de Joseph-François Lafitau, qui est une des sources directes du Voyage en Amérique. Missionnaire au Canada, jésuite, il avait publié, en 1724, Mœurs des sauvages amériquains comparées aux mœurs des premiers temps. L’homérisme des Sauvages du Voyage provient largement de Lafitau. Mais, chez ce dernier, la comparaison est d’emblée posée et revendiquée comme instrument heuristique. Sa finalité est toutefois ailleurs : Lafitau n’entend pas fonder l’anthropologie comparée, en démontrant, selon la formule d’Arnaldo Momigliano, que les Grecs aussi ont été des sauvages. Il veut éclairer les origines : les Sauvages comme les Anciens deviennent alors des témoins à interroger, des « traces » à interpréter pour éclairer l’antiquité la plus reculée. Ils témoignent non pas tant pour eux-mêmes que par-delà eux-mêmes. Étant entendu que ce par-delà, à savoir leur commune origine, est ce qui fonde en dernier ressort la possibilité de les rapprocher. Contre les athées et les sceptiques modernes, Lafitau entreprend de démontrer l’existence d’une religion primordiale, partout la même, et bien antérieure à la loi mosaïque16. Quoi qu’il en soit, indépendamment de la perspective apologétique et de l’architecture dans laquelle elle s’insère, la démarche de Lafitau, réglée par le parallèle comme producteur d’intelligibilité, « naturalise » le va-et-vient entre les Sauvages et les Anciens.

 

L’Essai historique est d’abord un récit de voyage : voyage vers le Nouveau Monde sans nul doute, mais d’abord voyage intérieur. Voici une enquête historique sur le cours des révolutions anciennes et modernes qui s’ouvre par cette interrogation : « Qui suis-je17 ?» Qui je suis, justement parce que le monde où je suis né s’est effondré. Cette question, celui qui est en train de devenir écrivain ne cessera désormais plus de se la poser, la plume à la main, et, une page après l’autre, il la reprendra. Dans la notice, placée avant l’introduction, Chateaubriand considère son livre comme une « espèce de journal régulier » de ses « excursions mentales »18. Lorsque, pour la première fois, il s’avance seul au milieu de « l’océan » de la forêt américaine, il décrit « l’étrange révolution qui s’opéra dans son intérieur19 ». Comme si la véritable révolution était celle-là, celle qu’il est venu chercher, et non pas celle qu’il a fuie. S’achevant sur une nuit dans les forêts du Nouveau Monde, le livre conduit le lecteur des ruines de l’Ancien Monde vers les déserts ou les forêts du Nouveau, alors que le voyageur, lui, a fait exactement le chemin inverse : il est d’abord allé vers le Nouveau, avant de reconsidérer l’Ancien et son histoire.

Pour se guider dans le monde des Anciens, le jeune émigré a largement utilisé l’un des best-sellers du moment, le Voyage du jeune Anacharsis, publié par l’abbé Jean-Jacques Barthélemy en 1788. Mais, alors que le jeune Anacharsis, « incapable de supporter la vie errante » qu’il avait jusqu’alors menée, abandonne la Scythie pour la Grèce, jusqu’à ce que la mort de la liberté grecque (à Chéronée en 338 sous les coups de Philippe de Macédoine) le ramène finalement vers la Scythie20, le jeune Chateaubriand quitte l’Ancien Monde (où la liberté a expiré) pour rencontrer les Sauvages et leur authentique liberté. Au-delà de ce chassé-croisé dans le parcours des deux voyageurs, les Scythes occupent une place importante dans l’économie de l’Essai. Au point qu’on peut parler d’un véritable paradigme scythe.

Ainsi une note de la première rédaction vient souligner, à propos des trois chapitres scythiques : « Je vais présenter au lecteur l’âge sauvage, pastoral-agricole, philosophique et corrompu, et lui donner ainsi, sans sortir du sujet, l’index de toutes les sociétés, et le tableau raccourci, mais complet de l’histoire de l’homme21. » D’où viennent donc ces Scythes, qui résument les trois âges de la civilisation, de la sauvagerie à la corruption ? Ils ont fait leur entrée sur la scène littéraire et philosophique avec le livre IV des Histoires d’Hérodote, et ont suscité depuis lors une foule de réflexions et de commentaires22.

Avant que Chateaubriand ne fasse appel à eux pour sa démonstration, on peut retenir que Voltaire a écrit, en 1766, une pièce justement intitulée Les Scythes. « C’est ici, en quelque sorte, l’état de nature mis en opposition avec l’état de l’homme artificiel, tel qu’il est dans les grandes villes », écrivait-il dans la préface. Et, après l’échec de la pièce, il précisait sans ambages, dans une lettre au roi de Prusse : « Les Scythes sont un ouvrage fort médiocre. Ce sont plutôt les petits cantons suisses et un marquis français que les Scythes et un prince persan. » Si l’on consulte l’article « Scythe » de l’Encyclopédie, dû à la plume zélée du chevalier de Jaucourt, on y trouve le personnage dépeint sous les traits du bon sauvage. Réduit, en effet, aux seuls besoins de la nature, le Scythe ne désire rien au-delà. Aussi a-t-il joui d’un bonheur que les peuples de la Grèce n’ont point connu. Anacharsis, Toxaris, Zalmoxis (le trio des Scythes célèbres, auxquels on peut encore ajouter Abaris) sont, au total, moins des philosophes que des législateurs. Quant à Anacharsis, le plus fameux de tous, il est un « homme de bien », qui meurt sous les flèches de ses compatriotes, en soupirant : « La sagesse qui a fait ma sécurité dans la Grèce, a fait ma perte dans la Scythie23. »

Mais, en réalité, le portrait de ces vertueux Scythes est déjà tout entier chez l’abbé Rollin, qui, lui-même, se réclamant de l’historien Justin, s’appuie sur l’autorité d’Homère, sans négliger un rapprochement discret avec la vie des Patriarches. Son honnêteté l’oblige, toutefois, à mentionner une tradition divergente (et fort ancienne, puisqu’elle remonte à Strabon et, en fait, jusqu’à Éphore au 4e siècle avant notre ère), qui les montre féroces et barbares. Mais il revient au plus vite à Justin, qui, avant Jaucourt, relevait que les Scythes, en dépit de leur ignorance, étaient plus sages que les Grecs, malgré leurs législateurs et tous leurs philosophes. Anacharsis est, de même, un héros entièrement positif. Est-il, dès lors, possible, demandait Rollin, de « refuser à ces peuples son estime et son admiration » ? Non, bien sûr. Mais, continuait-il, vint le temps de la corruption, sous l’effet du « luxe » : comment et par qui ? « C’est aux Romains et aux Grecs qu’est dû ce funeste changement, nous apprend Strabon24. » Tout est donc clair.

« Les heureux Scythes, que les Grecs appelaient barbares. » Ainsi s’ouvrent les chapitres scythiques de l’Essai. Chateaubriand commence par faire sienne la vision classique des Scythes, celle de Rollin (ou de Jaucourt), mais il y ajoute un parallèle entre les Suisses et les Scythes, étant entendu que les Grecs ont été aux Scythes ce que les Français sont aux Suisses : des corrupteurs ! Le parallèle des trois âges de la Scythie et de la Suisse n’est toutefois pas strict : il y a place pour un certain écart. « Les Scythes dans le monde ancien, les Suisses dans le monde moderne, attirèrent les yeux de leurs contemporains par la célébrité de leur innocence. Cependant la diverse aptitude de leur vie dut introduire quelque différence dans leurs vertus. Les premiers, pasteurs, chérissaient la liberté pour elle ; les seconds, cultivateurs, l’aimaient pour leurs propriétés. Ceux-là touchaient à la pureté primitive ; ceux-ci étaient plus avancés d’un pas vers les vices civils25. » On ne se meut donc pas dans la simple répétition. Rousseau est passé par là.

En ce qui concerne les Scythes, Chateaubriand introduit deux modifications significatives. La vie scythe ne rappelle plus celle des Patriarches, mais elle est tout bonnement celle de l’homme primitif. Passer du Scythe à l’Indien ne pose donc aucun problème ou, plus exactement, nulle différence ne se glisse de l’un à l’autre, puisqu’ils sont pareillement hommes de la nature. « Ainsi je l’ai vu sous les érables de l’Érié, ce favori de la nature qui sent beaucoup et pense peu, qui n’a d’autre raison que ses besoins, et qui arrive au résultat de la philosophie comme l’enfant entre les jeux et le sommeil26. » Rollin ne disait déjà rien d’autre, mais c’est, ici, récrit du point de vue du Sauvage. « Je supplée ici, précise s’il en était besoin une note, par la peinture du sauvage mental de l’Amérique ce qui manque dans Justin, Hérodote, Strabon, Horace, etc., à l’histoire des Scythes. Les peuples naturels, à quelques différences près, se ressemblent ; qui en a vu un, a vu tous les autres. » D’où aussi l’exclamation : « Bons Scythes, que n’existâtes-vous de nos jours ? J’aurais été chercher parmi vous un abri contre la tempête27. » La Scythie est bien conçue comme une première Amérique disparue, c’est-à-dire un refuge. Le jeune Chateaubriand n’est décidément pas un jeune Anacharsis : il ne songe qu’à fuir la Grèce et à rejoindre la Scythie.

L’autre modification, plus saillante, porte sur Anacharsis, non pas le Jeune, mais son ancêtre, dont Chateaubriand est le seul à faire un personnage négatif. Venant illustrer le schéma de la décadence suggéré par Strabon, il n’apparaît plus du tout comme le sage, venu se mettre à l’école de la Grèce, pas même comme le « barbare » qui, dans la tradition cynique, vient se gausser de la prétendue « sagesse » grecque. Il est tout simplement l’homme du progrès, le corrupteur : le philosophe. « Il s’imagina que ses compatriotes étaient barbares parce qu’ils vivaient selon la nature. » Aussi entreprit-il de les éclairer. Certes, il paya rapidement de sa vie ses innovations, mais le levain « continua de fermenter ». « Dégoûtés de leur innocence », les Scythes burent « le poison de la vie civile » illustrant ainsi l’âge « philosophique et corrompu »28.

«Historia magistra vitae »

Tel est le paradigme scythe ou « Tableau raccourci » de l’histoire humaine, qu’une note de 1826 viendra comme rayer d’un trait de plume : « Ces trois chapitres ne sont pas plus dans le sujet de l’Essai que les trois quarts de l’ouvrage29 !» Pourquoi diable ? Leur composition est totalement réglée selon le principe de l’historia magistra, auquel obéit la composition d’ensemble de l’Essai, et qui a jusqu’alors régi le rapport au temps entretenu par Chateaubriand. Sous cette forme, la formule fameuse historia magistra vitae remonte à Cicéron30. Elle exprimait la conception classique de l’histoire comme dispensatrice d’exemples (plena exemplorum). « Tout fourmille autour de nous de leçons et d’exemples », rappelle une note de l’Essai31. À ce point, les propositions de Reinhart Koselleck sur la dissolution du modèle de l’historia magistra sont doublement éclairantes : pour comprendre la position de Chateaubriand lui-même, et saisir du même coup ce que changement de régime d’historicité veut dire.

Dans des analyses, désormais classiques, Reinhart Koselleck a montré comment la formation, en Allemagne dans les années 1760-1780, du concept moderne d’histoire (die Geschichte) a peu à peu vidé de sa substance une conception de l’histoire qui conjuguait exemplarité et répétition32. Au contraire, l’Histoire au singulier (die Geschichte), qui s’entend comme processus et se conçoit comme histoire en soi, avec son temps propre, abandonne l’exemplum et s’attache au caractère unique de l’événement. Ainsi se creusent une distance et une tension entre le champ d’expérience des individus et leur horizon d’attente33. Plus exactement, le concept moderne d’histoire permet de comprendre ce creusement, d’en rendre compte, voire de le faire servir au progrès général de l’histoire. Ces réflexions de l’école historique allemande, formulées avant déjà, trouvent une véritable mise à l’épreuve dans la Révolution française, qui a été vécue par beaucoup comme une expérience d’accélération du temps, entraînant une brutale distension, voire une rupture entre le champ d’expérience et l’horizon d’attente.

Tel est exactement le problème auquel se trouve confronté Chateaubriand qui, en écrivant l’Essai, s’emploie à réduire (comme on réduit une fracture) la rupture. Il veut comprendre, mais aussi prévoir – avec les instruments intellectuels dont il dispose alors : l’exemple et le parallèle –, en considérant les révolutions anciennes et modernes « dans leurs rapports avec la Révolution française ».

Aussi part-il du passé pour rejoindre le présent et, si possible, allant plus loin, pronostiquer l’avenir. Ainsi que l’indique clairement une série de déclarations au long de l’Essai : « Le flambeau des révolutions passées à la main, nous entrerons hardiment dans la nuit des révolutions futures. Nous saisirons l’homme d’autrefois malgré ses déguisements, et nous forcerons le Protée à nous dévoiler l’homme à venir34. » Le Protée évoqué est celui d’Homère, Protée l’Égyptien, un immortel. Pour savoir comment rentrer chez lui, Ménélas doit d’abord fermement s’assurer de lui, car il sait, pour s’échapper, prendre les formes les plus diverses. Ensuite seulement, il peut l’interroger. Devin, comme Tirésias consulté par Ulysse, Protée sait en effet et le futur et le passé35. Alors que le Protée de Chateaubriand n’est pas un tiers, il n’est autre que « l’homme d’autrefois » lui-même, que l’interprète doit presser et percer à jour pour qu’il dévoile l’homme à venir. Le passé parle, à condition de savoir l’interroger. « Du tableau des troubles de l’antiquité […] je remonterai par une série de malheurs, depuis les premiers âges du monde jusqu’à notre siècle. » La « remontée » des temps s’effectue bien à partir du passé36. « Celui qui lit l’histoire ressemble à un homme voyageant dans le désert, à travers ces bois fabuleux de l’antiquité qui prédisaient l’avenir37. » « Voulez-vous prédire l’avenir, considérez le passé. C’est une donnée sûre qui ne trompera jamais, si vous partez du principe : les mœurs38. »

Chateaubriand mobilise pêle-mêle des souvenirs classiques, de Protée aux bois sacrés, pour se persuader que le passé éclaire bien encore le futur. Mais on est en plein dans le wishful thinking. Comme « les siècles de lumières, poursuit-il encore, dans tous les temps, ont été ceux de la servitude », il s’ensuit, « d’après les données de l’histoire, [que] je ne puis m’empêcher de trembler sur la destinée future de la France »39. Vient alors, en conclusion de la démonstration, une « importante vérité » : l’homme « ne fait que se répéter sans cesse » ; il « circule dans un cercle dont il tâche en vain de sortir »40. Avec cette conséquence, aussi péremptoire qu’espérée : il n’y a à peu près rien de nouveau dans la Révolution française.

Un tel rapport au temps et à l’histoire encourage les rapprochements, incite à rechercher des parallèles entre les Anciens et les Modernes, et devrait justifier la pratique de l’imitation. Puisque l’histoire est fondamentalement répétition, la comparaison (comme recherche et inventaire des ressemblances) avec l’Antiquité est le premier moment, indispensable, d’un pronostic bien construit. De fait, en matière de parallèles, Chateaubriand ne doute alors de rien et ne craint personne : Athènes et Paris, Londres et Carthage, les Autrichiens et les Perses, Cook et Hannon, Critias et Marat, etc. C’est « un chaos », dira et répétera la préface de 1826 : coquetterie bien sûr, posture aussi, mais pas seulement41.

Il n’hésite pas à faire, pour son propre compte, usage de Tacite, en plaçant tout l’Essai sous le signe de cette citation : « Experti invicem sumus, ego ac fortuna » (« Nous nous sommes éprouvés, tour à tour, moi et la fortune »). Mise en épigraphe de tout le volume, elle est reprise dans le chapitre adressé « Aux infortunés42 ». Or, ces mots sont ceux mêmes prononcés par Othon alors qu’il faisait ses adieux à ses soldats, avant de se retirer pour se donner la mort. Malade à Londres, Chateaubriand, mi-Othon mi-Tacite, prend la pose du mourant, et l’Essai se donne donc déjà à lire comme son adieu au monde : paroles testamentaires, sinon déjà d’outre-tombe, en tout cas paroles d’un moribond (qui n’a pas encore trente ans).

Pourtant, en dépit de ces innombrables citations, de ces postures à l’antique, de ces multiples parallèles, déjà connus ou incongrus, l’imitation est fermement dénoncée comme nocive : « Le danger de l’imitation est terrible. Ce qui est bon pour un peuple est rarement bon pour un autre43. » Il s’agit d’abord de la simple reconnaissance de la variété et diversité des coutumes. Mais, quand on en vient à l’usage de l’Antiquité, Chateaubriand ne doute pas un instant que les jacobins en soient de « fanatiques admirateurs » et que, plus « habitants de Rome et d’Athènes », ils aient cherché à ramener les mœurs antiques. Sur le diagnostic, il est donc thermidorien44. Pas plus qu’il ne doute que cette imitation ne vienne à contretemps. Pourquoi ? Par méconnaissance de « la nature des choses » (mais sur l’appréciation de ce qu’il convient d’entendre par nature des choses, il se sépare des thermidoriens). Viennent en effet des considérations passablement alambiquées, qui montrent justement qu’une formule du type « autres temps, autres mœurs » n’est pas encore accessible.

Alors même que « toutes les nations retournent par la nature des choses à la monarchie, je veux dire à l’époque de la corruption », vous prétendez établir la démocratie45. Tandis que vous croyez imiter Lycurgue, vous prenez en fait « la raison inverse de Lycurgue » (la Grèce, du temps de Lycurgue, commençait, elle, à sortir de la monarchie). Or, « c’était au moment même que le corps politique tout maculé des taches de la corruption, tombait en une dissolution générale, qu’une race d’hommes, se levant tout à coup, se met dans son vertige, à sonner l’heure de Sparte et d’Athènes. […] Le vieux Jupiter, réveillé d’un sommeil de quinze cents ans, dans la poussière d’Olympie, s’étonne de se trouver à Sainte-Geneviève ; on coiffe la tête du badaud de Paris du bonnet du citoyen de la Laconie […] [le contraignant] à jouer le Pantalon aux yeux de l’Europe, dans cette mascarade d’Arlequin46 ». On n’est pas très loin de la phrase de Marx sur la Révolution se drapant dans les costumes romains47 : sauf que, pour Chateaubriand, on est dans la farce et dans l’imitation grossière, et déjà plus dans la tragédie. En tout cas, les révolutionnaires ont choisi les mauvais parallèles, au mauvais moment. Tout cela n’empêche évidemment pas que la même page de l’Essai, par la médiation de Rousseau, laisse affleurer la nostalgie de l’Antiquité : « Et moi aussi je voudrais passer mes jours sous une démocratie telle que je l’ai souvent rêvée, comme le plus sublime des gouvernements en théorie ; et moi aussi j’ai vécu citoyen de l’Italie et de la Grèce48. » Au total, l’Antiquité peut encore fonctionner comme une utopie – accessible sur le mode de la rêverie –, mais elle ne doit en aucun cas être imitée. Affleure, ici et là, une explication par « la différence des temps », mais elle est contrecarrée par le schéma du retour de l’histoire sur elle-même, aggravé par le progrès de la corruption : les Suisses ne sont que les Scythes du monde moderne.

De plus, le va-et-vient entre les Anciens et les Modernes, avec ses parallèles obligés et dénoncés à la fois (fût-ce au moyen d’autres parallèles), est orienté vers la conclusion de la première partie de l’Essai : « C’est en vain que nous prétendons être politiquement libres. » La liberté civile (ou politique) « n’est qu’un songe, un sentiment factice »49. Si bien que l’adoption du point de vue sauvage amène, finalement, une dévalorisation de la liberté politique antique : surfaite, sinon carrément factice. Qu’est-ce, en effet, qu’un homme libre à Sparte ? « Un homme dont les heures sont réglées, comme celles de l’écolier sous la férule. » Il est constamment surveillé, contrôlé, embrigadé. En allait-il bien autrement à Athènes ? Certes, oui ; il n’empêche qu’il fallait « avoir un certain revenu pour être admis aux charges de l’État ; et lorsqu’un citoyen avait fait des dettes, on le vendait comme un esclave ». Quant à proclamer que les citoyens sont esclaves de la loi, c’est « pure duperie de mots. Que m’importe que ce soit la Loi ou le Roi qui me traîne à la guillotine ?»50.

Ne reste, pour finir, au voyageur que le retour à la vie sauvage. Ce sera bien la conclusion, à première vue surprenante, de ce livre, en principe consacré à un examen historique des révolutions anciennes et modernes. Là-bas, en Amérique, s’épanouit la seule authentique liberté, à savoir « l’indépendance individuelle51 ». Mais qu’il s’agisse d’une perspective utopique, le récit du voyage avec ses péripéties l’indique : la traversée en bateau, le naufrage au retour, le « profond » sommeil qui s’empare de Chateaubriand après la nuit de rêverie dans la forêt sont autant d’indices, en accord avec le genre de l’utopie. Et, surtout, l’expérience ne sera plus accessible désormais que sur le mode du souvenir52. Loin donc de n’être qu’un appendice de l’Essai, la « Nuit chez les Sauvages » en représente quelque chose comme le point de fuite qui serait, en même temps, le point de vue d’où le considérer dans son ensemble : le lieu qui a rendu possible son écriture. Elle crée un dispositif narratif de « regard éloigné », qui permet de renvoyer « dos à dos » tous les partis, de dénoncer et de démonter les parallèles fautifs et criminels utilisés par les révolutionnaires, alors même qu’on en produit d’autres (censément bien formés), capables d’éclairer le présent et l’avenir. Elle vaut surtout comme refuge soustrait au temps : mémoire d’un lieu.

La malle américaine

Dans l’Essai, les parallèles se tissent entre Anciens et Modernes et le Sauvage est à la fois central et hors champ, presque jusqu’à la fin (même si le Scythe en propose une préfiguration et un double antique). Dans le Voyage, les parallèles vont s’établir préférentiellement et se multiplier entre les Sauvages et les Anciens. Au point que même les Modernes (les Américains) sont d’abord envisagés comme des Anciens et jaugés à l’aune des républicains romains.

Débarqué lui-même à Philadelphie « plein d’enthousiasme pour les Anciens », comme « un Caton », Chateaubriand ne voulait d’abord voir en Washington qu’un Cincinnatus. Mais l’apercevoir, passant en carrosse, « dérangeait un peu ma république de l’an 296 de Rome »53. Il n’y a nulle place alors pour une moderne Amérique. D’où le malaise ressenti par le voyageur (que l’auteur traduira en pratiquant l’auto-ironie), et l’expression d’un « désappointement » politique, puisque l’image ne coïncide pas avec la réalité. Heureusement, tout s’arrange quand il rencontre Washington, chez qui il retrouve « la simplicité du vieux Romain54 ». L’image peut d’autant plus aisément rejoindre la réalité que la rencontre, si l’on s’en rapporte à une lettre de Washington lui-même, n’a jamais eu lieu55 !

Mais il a hâte de quitter cette Amérique, pas vraiment ancienne, « qui n’a point de passé », où les tombeaux « sont d’hier », pour gagner l’Amérique primitive, l’authentique, celle des Sauvages. En chemin, un pèlerinage et un parallèle, malgré tout, s’imposent : « J’ai vu les champs de Lexington ; je m’y suis arrêté en silence, comme le voyageur aux Thermopyles, à contempler la tombe de ces guerriers des deux Mondes, qui moururent les premiers pour obéir aux lois de la patrie56. » C’est à ce moment ou à cette strate du Voyage qu’appartiennent les nombreuses comparaisons entre les Sauvages et les Anciens (souvent reprises de Lafitau). Comme les héros homériques, les Sauvages sont à la fois médecins, cuisiniers, charpentiers. Au combat ils s’insultent, comme chez Homère. Le rapprochement avec les chants guerriers de Sparte est naturellement présent ; il en va de même pour la place de la danse, les cruautés de l’initiation ou le respect pour l’âge chez les Iroquois. C’est, en revanche, avec les Romains qu’il faudrait les comparer pour leur pratique de l’incorporation politique de la nation vaincue, annonçant « le génie d’un grand peuple »57. Quant à leurs fables, Chateaubriand ne craint pas d’avancer les grands noms de Moïse, Lucrèce et Ovide58. Toutes ces références antiques et d’abord homériques devaient sembler d’autant plus à leur place, voire aller de soi, qu’elles s’accordaient avec le tout premier projet américain, que rappelait la préface d’Atala, de « faire l’épopée de l’homme de la nature ». Aussi fallait-il, « à l’exemple d’Homère, visiter les peuples que je voulais peindre »59. Le genre choisi incitait aux homérismes de forme et de contenu.

Le « Journal sans date60 » (reprise du point de vue hors temps de l’Essai), portion de durée flottante, que scande la seule notation des heures, dans l’ignorance des jours ou des semaines, retrouve les dernières pages de l’Essai (« Liberté primitive, je te retrouve enfin !») et en reprend même des phrases entières : « J’allais d’arbre en arbre, à droite et à gauche indifféremment, me disant en moi-même : ici plus de chemin à suivre […]61.» La rêverie, l’utopie sont, à nouveau, là. Mais, à la différence de l’Essai, qui semblait n’ouvrir que sur la perte « dans un océan d’éternelles forêts62 », le Voyage, qui, par définition, présuppose un retour, le met en scène. Il y a une « Fin du Voyage » : « En errant de forêts en forêts, je m’étais rapproché des défrichements américains. Un soir […] j’avisai une ferme […] je demandai l’hospitalité63. » Brusque changement de décor : on passe des déserts de la forêt primitive aux défrichements. Il y avait donc une autre Amérique, avec des fermiers, et même des journaux anglais. Puisque, à la lueur du feu, Chateaubriand s’amuse à lire « un journal tombé à terre » et aperçoit ces mots : Flight of the King64. Aussitôt, l’appel du sauvage est remplacé par la « voix de l’honneur » et la décision du retour prise. En cet instant tout bascule. Il renonce à être « voyageur en Amérique », il ne sera, pour finir, pas soldat non plus, mais, exilé à Londres, il deviendra écrivain. Détruites pour quelques-unes, perdues pendant quinze ans, finalement retrouvées dans une malle, mais jamais oubliées, les pages américaines seront le point de départ de son œuvre, mais aussi une réserve, comme un puits où il viendra puiser. L’Essai historique, qui pourrait avoir comme sous-titre Voyage de Grèce en Amérique, appartient pleinement à cet ensemble.

L’expérience du temps

Qu’en est-il du jeu de l’espace et du temps ? Plus exactement, de l’effet du déplacement spatial dans le rapport au temps lui-même, au moment où le narrateur, revenu d’Amérique et de l’armée des Princes, se lance dans la rédaction de l’Essai ? Le temps est d’abord éprouvé comme vieillissement : « Lorsque je quittais la France j’étais jeune : quatre ans de malheur m’ont vieilli65. » Au point, avons-nous vu, que ce journal de voyage d’un moi à la recherche de lui-même se donne, par Tacite interposé, comme paroles de mourant : d’outre-tombe déjà. Le temps est, déjà, fleuve : de l’Essai à la conclusion des Mémoires, les reprises et variations sur ce thème ne manqueront pas. « Chaque âge est un fleuve, qui nous entraîne selon le penchant des destinées quand nous nous y abandonnons. Mais il me semble que nous sommes tous hors de son cours. Les uns (les républicains) l’ont traversé avec impétuosité, et se sont tous élancés sur le bord opposé. Les autres sont demeurés de ce côté-ci sans vouloir s’embarquer66. » C’est même là la spécificité du moment. Les uns « devancent notre âge », tandis que les autres « veulent rester des hommes du 14e siècle dans l’année 1796 ». Personne, en tout cas, ne se place dans son cours : entre les deux rives ou entre deux régimes d’historicité. Dès l’Essai, Chateaubriand choisit d’être dans le temps, de penser dans le temps et d’avoir une pensée du temps, « travaillée par le temps qui la constitue en l’incorporant à son ordre67 ». Ou, pour reprendre l’image arendtienne, il élit pour séjour la brèche du temps.

Le temps, surtout, sera perçu comme accélération : « Je commençai à écrire l’Essai en 1794, et il parut en 1797. Souvent il fallait effacer la nuit le tableau que j’avais esquissé le jour : les événements couraient plus vite que ma plume ; il survenait une révolution qui mettait toutes mes comparaisons en défaut : j’écrivais sur un vaisseau pendant une tempête, et je prétendais peindre comme des objets fixes, les rives fugitives qui passaient et s’abîmaient le long du bord68 !» Le temps court plus vite que la plume, le vaisseau pris dans la tempête longe une côte méconnaissable ou inconnue, qui défile rapidement. La remarque, qui date de la préface de 1826, est essentielle. S’indique là ce qui a le plus frappé les contemporains : ce sentiment d’accélération du temps, et donc de perte de points de repère (le vaisseau est emporté et la côte défile). Le présent est insaisissable, le futur imprévisible et le passé, lui-même, devient incompréhensible.

Dans l’avant-propos des Études ou discours historiques, daté de mars 1831, Chateaubriand reprend, sur un registre différent, ce même thème : l’accélération perdure et les ruines continuent de s’amonceler. « Je ne voudrais pas, pour ce qui me reste à vivre, recommencer les dix-huit mois qui viennent de s’écouler. On n’aura jamais une idée de la violence que je me suis faite ; j’ai été forcé d’abstraire mon esprit dix, douze, quinze heures par jour, de ce qui se passait autour de moi, pour me livrer puérilement à la composition d’un ouvrage dont personne ne lira une ligne. […] J’écrivais l’histoire ancienne, et l’histoire moderne frappait à ma porte ; en vain je lui criais : “Attendez, je vais à vous”, elle passait au bruit du canon, en emportant trois générations de rois69. » Chateaubriand met en scène le décalage entre la vie besogneuse de l’historien et le mouvement rapide de l’histoire. Il a beau faire, et s’abstraire chaque jour de longues heures, il s’essouffle, en vain, à courir derrière l’histoire moderne : effort dérisoire et voué à un échec de plus en plus grand. Qui peut bien s’intéresser au « naufrage de l’ancien monde », alors qu’on est engagé « dans le naufrage du monde moderne » !

Qu’il écrive l’histoire du présent, avec l’Essai, ou du passé de la France, avec les Études historiques, le décalage, le déphasage est, en tout cas, son lot : le retard est inéluctable. Que faire dès lors, sinon écrire quand même, mais en jouant du décalage, jusqu’à en faire le ressort, sinon la raison même de l’écriture ? Mais, au moment où il rédigeait l’Essai, il n’en était pas encore là ; il venait seulement d’éprouver l’impossibilité d’échapper aux flots du temps : une fois l’Atlantique retraversé d’ouest en est, l’île contre la tempête ou la forêt du Nouveau Monde n’étaient plus qu’utopies, que seuls pouvaient visiter désormais le souvenir et l’écriture.

Temps du voyage et temps dans le « Voyage »

Publié trente-six ans après le voyage réel, le Voyage en Amérique fait d’emblée la part belle au temps. Plus encore qu’un récit de voyage au premier degré, c’est en effet une Amérique revisitée et une réflexion sur l’Amérique que propose Chateaubriand : « Trente-six ans écoulés depuis mon voyage ont apporté bien des lumières, et changé bien des choses dans l’Ancien et dans le Nouveau Monde70. » Le temps est au cœur du livre. Avertissement, Préface, Introduction à l’adresse du lecteur se succèdent, avant qu’on puisse arriver au récit lui-même « tiré du manuscrit original des Natchez » (toujours la malle américaine). On croit alors rejoindre les dernières pages de l’Essai. Mais ce serait ignorer une autre forme de mise en perspective, qui vient encore dédoubler le texte. Comme si le vieux Chateaubriand venait lire par-dessus l’épaule du jeune voyageur de 1791 : « Je laisse parler le manuscrit », note l’auteur de 1826, « la suite du manuscrit contient… », ou « le manuscrit dit que… », et encore « le manuscrit manque », etc. Le retour de la scansion « alors », « aujourd’hui » renforce encore l’effet de mise à distance.

La préface, enfin, consacrée à une histoire des voyages depuis Homère jusqu’en 1826 et aux découvertes toutes récentes du capitaine Franklin, accentue encore cette mise en perspective, au point d’effacer ou presque le jeune voyageur, en quête du passage du Nord-Ouest. Alors qu’« autrefois, quand on avait quitté ses foyers comme Ulysse, on était un objet de curiosité », aujourd’hui, dans un monde où tout est découvert, où tout est désormais tracé, où les distances ne comptent plus, le « voyageur obscur » qu’il était en fait n’a vu « que ce que tout le monde a vu »71. Et qu’importe, dès lors, qu’il n’ait pas vu ou pas tout vu de ce qu’il avait dit avoir vu ! À quoi bon chicaner ? Mais l’autorité dont il se dépouille comme voyageur, il la regagne, précisément grâce au temps écoulé, en se muant en « dernier historien des peuples de la terre de Colomb, de ces peuples dont la race ne tardera pas à disparaître ». Aussi est-ce « leur registre mortuaire » qu’il va ouvrir72. Michelet, définissant l’historien comme passeur des morts et « administrateur du bien des décédés », n’est plus loin. En tout cas, ce glissement du voyageur à l’historien confirme que le 19e siècle entend se donner comme le siècle de l’histoire, c’est-à-dire comme la mémoire de ce qui n’est plus et le héraut de ce qui n’est pas encore. Peut-être Chateaubriand a-t-il vu ce que tout le monde a vu, mais aujourd’hui ce ne sont déjà plus que des traces, qui bientôt achèveront de s’effacer. C’est ce décalage-là qui le qualifie comme « dernier historien ». Le « dernier » voyageur est aussi le dernier historien, c’est-à-dire tout aussi bien le premier : il a vu ce qu’on ne pourra plus voir.

Le premier effet de ce travail du temps est de faire apparaître une autre Amérique. Ni terre primordiale ni utopie sauvage, elle est non seulement prise dans le temps, et aux prises avec lui, mais encore toute remplie de temps : tant « l’Amérique sauvage » que « l’Amérique policée », qui ne sera plus perçue comme une « ancienne » Amérique, une République romaine boiteuse ou décalée (avec un Cincinnatus en carrosse).

Surgit indiscutablement une « vieille Amérique » sauvage73. Dans l’Essai, le passage à la sauvagerie se faisait brusquement, sans transition, à l’intérieur d’une seule phrase74. Là, « l’introduction à la vie sauvage » donne lieu à une scène comique, puisqu’elle s’opère par l’intermédiaire de M. Violet, « maître de danse chez les sauvages » et « petit français poudré et frisé comme autrefois »75. Que penser, surtout pour un disciple de Rousseau, de ces Iroquois dansant au son du violon ? Mais, surtout, le regard du voyageur est frappé par une « ruine indienne » (ce qui est presque une alliance de mots)76. Le désert a donc aussi ses ruines, comme si l’Itinéraire de Paris à Jérusalem et le Voyage croisaient, pour un instant, leurs grandes catégories organisatrices. Et il s’attarde sur les monuments de l’Ohio, qui ont effectivement intéressé Chateaubriand. Voilà, en effet, un ensemble archéologique imposant, composé de bastions, de retranchements et de tumuli, qui n’ont pu être l’œuvre que d’un peuple « beaucoup plus civilisé que les Sauvages actuels ». Grandeur et décadence déjà ! Il y a donc eu en ces lieux des Indiens avant les Indiens : quand ? Quel peuple ? Venu d’où77 ? L’Amérique a une histoire. Comme elle a une histoire naturelle : l’Ohio a aussi révélé le squelette d’un mammouth78.

Il n’en va pas autrement pour l’état politique. On s’est figuré que les Sauvages n’avaient point de gouvernement, car on a confondu état de nature et état sauvage. On a, là aussi, oublié le temps. Alors que se retrouve, en réalité, chez eux le « type » (au sens propre) de tous les gouvernements connus des « peuples civilisés » : despotisme, monarchie, république, mais dans l’état de nature. Avec cette grande loi, que Chateaubriand énonce au passage : « L’étendue de leur désert avait fait pour la science de leurs gouvernements ce que l’excès de population a produit pour les nôtres79. » D’ailleurs, ajoute-t-il, cette erreur aurait pu, ou dû, être évitée, si l’on avait bien voulu se souvenir de l’histoire des Grecs et des Romains : « à la naissance de leur empire, ils avaient des institutions très compliquées ». La remarque est intéressante par la double historicisation qu’elle révèle : des Sauvages et des Anciens. Et, donc, la double mise à distance qu’elle implique. Ni pur état de nature, ni utopie hors du temps, le monde américain était en réalité une « civilisation commençante », dont on ne saura jamais ce qu’elle aurait pu devenir, puisque la civilisation européenne est venue la détruire80.

Faute de cette perspective attentive au temps long et aux changements qu’il emporte avec lui, on ne peut échapper à deux manières « également fidèles et infidèles » de peindre les Sauvages. Ou bien on ne parle que de « leurs lois et de leurs mœurs », et alors on ne voit que « des Grecs et des Romains ». Ou bien on ne fait état que de leurs « habitudes » et leurs « coutumes », « alors on n’aperçoit plus que des cabanes enfumées et infectes dans lesquelles se retirent des espèces de singes à parole humaine »81. Seule la temporalisation permet de passer du « ou bien… ou bien » au « et… et » : les Sauvages sont simultanément des espèces de singes et des Grecs et des Romains. D’ailleurs, le même principe ne vaut-il pas pour les Romains eux-mêmes ? poursuit encore Chateaubriand. La chaumine du vieux Caton paraissait-elle beaucoup plus propre aux yeux d’Horace que la hutte d’un Iroquois ?

Vieille, l’Amérique sauvage est aussi moribonde. Les Indiens, qui se donnaient, dans la langue iroquoise, le nom d’hommes de toujours, Ongoue-onoue, ont « passé82 ». Aujourd’hui, le sauvage n’est plus un guerrier, mais un « berger obscur », plus un sauvage dans ses forêts, mais un « mendiant à la porte d’un comptoir »83. Il a troqué la fierté contre la fourberie. À la lecture de cette évocation funèbre, placée sous le signe de la dégradation et de la consomption, on ne peut s’empêcher de penser aux Immémoriaux de Victor Segalen84. Le métis, appelé « bois brûlé », est désigné comme actif agent de corruption. Interprète, intermédiaire, il cumule « les vices des deux races » : « bâtard de la nature civilisée et de la nature sauvage », il se vend au plus offrant.

Quant à l’Amérique « policée », si elle avait d’abord paru une terre sans passé (où les tombeaux dataient d’hier), sa dimension de terre d’exil en a fait, paradoxalement, un conservatoire du passé abandonné ou en ruine de l’Ancien Monde. Athènes, Marathon, Carthage, Sparte, Memphis, Versailles, Florence, sont autant de noms fameux transportés, transplantés. « La gloire de tous les pays a placé un nom dans ces mêmes déserts où j’ai rencontré le père Aubry et l’obscur Atala85. » Et tous les exilés qui y ont trouvé refuge peuvent, répétant à leur tour les gestes d’Andromaque, celle de Baudelaire, au bord d’un Simoïs menteur, rappeler le souvenir de leur patrie. Davantage encore, et comme pour parachever la métamorphose des États-Unis en mémoire de l’Ancien Monde, Chateaubriand opère un rapprochement avec la célèbre villa d’Hadrien. La reprise de tous ces lieux célèbres de l’Europe est semblable « à ce jardin de Rome, où Adrien avait fait répéter les divers monuments de son empire86 ». Ce sont autant de lieux de mémoire, mais produits sur le mode du simulacre. Ces tombeaux sont autant de cénotaphes.

Ainsi l’Amérique de son voyage n’est plus et le songe de sa jeunesse s’est évanoui : il n’a pas découvert le passage du Nord-Ouest, la France a disparu de l’Amérique et le Sauvage achève de mourir. Pourtant, la conclusion, interrompant ce requiem pour une Amérique défunte, présente soudain au lecteur « un tableau miraculeux », tout entier peint aux couleurs de la liberté moderne87. L’Essai se concluait par un hymne à la liberté (l’indépendance) du Sauvage, la seule authentique (faisant paraître toutes les autres, y compris celle des Anciens, comme factices), le Voyage, lui, s’achève sur la reconnaissance et la célébration de la liberté moderne. Pourquoi ? La découverte de la république représentative aux États-Unis est « un des plus grands événements politiques du monde ». À partir de ce constat, Chateaubriand rejoint ou retrouve le couple des deux libertés : celle des Anciens et celle des Modernes. Cette découverte a prouvé qu’il y a « deux espèces de libertés praticables : l’une appartient à l’enfance des peuples ; elle est fille des mœurs et de la vertu ; c’était celle des premiers Grecs et des premiers Romains, c’était celle des Sauvages de l’Amérique ; l’autre naît de la vieillesse des peuples ; elle est fille des lumières et de la raison : c’est cette liberté des États-Unis qui remplace la liberté de l’Indien. Terre heureuse, qui, dans l’espace de moins de trois siècles, a passé de l’une à l’autre liberté presque sans effort, et par une lutte qui n’a pas duré plus de huit années88 !». Par rapport à l’Essai, Chateaubriand historicise la liberté du Sauvage, mais aussi celle des Anciens, qu’il revalorise du même coup. L’Indien, les premiers Grecs et les premiers Romains appartiennent en fait au même moment de la liberté. Tels sont le sens profond et le miracle de l’histoire américaine (qui est le produit d’une accélération du temps).

La liberté fille des mœurs « périt quand son principe s’altère, et il est de la nature des mœurs de se détériorer avec le temps ». Alors que la liberté fille des lumières « marche avec le principe qui la conserve et la renouvelle », les lumières se fortifiant au contraire avec le temps89. Le temps, à nouveau, est l’opérateur. Mais, là où Benjamin Constant avait théorisé les deux libertés sur un mode idéaltypique90, Chateaubriand esquisse ici, plutôt de chic, une histoire de la liberté ancienne et de la liberté moderne. En proposant un principe d’historicisation (la liberté fille des lumières succédant à celle qui est fille des mœurs), il voit les États-Unis non seulement comme la terre d’invention de la liberté nouvelle, mais aussi comme le laboratoire où s’est effectué, « presque sans effort » et vite, le passage de l’une à l’autre91. Ce ne sont plus les Scythes, mais les États-Unis qui présentent un « tableau raccourci, mais complet », non des âges de l’humanité, mais de son histoire passée et en cours : un tableau historique.

Si le Sauvage représentait à la fois le point de fuite de l’Essai et le point de vue (hors temps) d’où le considérer, l’Amérique revisitée, qu’éclaire le miracle de la liberté, va fournir le point de vue (inscrit dans le temps, cette fois) d’où reconsidérer le voyage effectif, le lieu à partir duquel le Voyage peut être récrit, sinon même écrit, mais aussi le point de vue d’où l’Essai, lui-même, va pouvoir être relu et repris (et non pas récrit, car le récrire reviendrait à le détruire). La première conséquence de cette retraversée, la plus visible peut-être, mais ni la plus intéressante ni la plus convaincante, est la mise à distance de Rousseau, presque sous la forme d’une mise à l’index. On s’est, en effet, servi du rousseauisme de l’Essai pour attaquer, violemment parfois, Chateaubriand. Les notes de la nouvelle édition, qui s’emploient à incorporer les lieux communs de la Restauration sur Rousseau, sont donc d’abord une défense et une réponse92.

Mais, surtout, la découverte américaine de la liberté moderne vient détruire le système des parallèles, sur lequel était, pourtant, construit tout l’Essai. « J’ai toujours raisonné dans l’Essai d’après le système de la liberté républicaine des anciens, de la liberté, fille des mœurs ; je n’avais pas assez réfléchi sur cette autre espèce de liberté, produite par les lumières et la civilisation perfectionnée : la découverte de la république représentative a changé toute la question93. » La préface de l’Essai (datée de 1826) se retrouve presque mot pour mot dans la conclusion du Voyage. À partir de cette pierre de touche, tout l’Essai bascule. Il est, dès lors, scandé (et donc défait) par la répétition de ce principe dans les notes. Le parallèle, radicalement vicié, est, en effet, condamné comme instrument heuristique. Trop grande est la distance qui sépare désormais les Anciens des Modernes. On ne peut plus, « le flambeau des révolutions passées à la main, entrer dans la nuit des révolutions futures ». L’historia magistra a donc vécu : elle n’éclaire plus le présent.

Le premier Essai postulait que l’homme, évoluant à l’intérieur d’un même cercle, se répétait incessamment. Ce sont désormais des « cercles concentriques – qui vont s’élargissant sans cesse dans un espace infini » –, qui représenteraient au mieux le mouvement de l’histoire. Le présent ne se modèle plus sur le passé et ne se mesure plus à son aune. On ne va donc plus du passé vers le présent (même si Chateaubriand n’est pas encore prêt à aller du présent vers le passé, pour comprendre ce dernier)94. Ainsi, par le rapport au temps qui le constitue et par celui qu’il institue, l’Essai s’offre comme ce texte unique qui, tout à la fois, se fonde sur le déploiement du topos de l’historia magistra et en vient à le récuser. Au moment même où il fait l’expérience de son obsolescence, il continue à faire appel à lui. L’Essai traduit ce court moment où, sous l’effet de la Révolution, le topos cesse d’être opératoire et où se passer de lui n’est pas encore possible. En ce sens, il est un texte entre deux siècles : entre les Anciens et les Modernes ou entre les deux rives du fleuve du temps. Un monstre ou un livre apparemment impossible. Pourtant, loin de l’abandonner, Chateaubriand (qui sans quoi ne serait pas lui-même) le conserve et le reprend, mais en lui faisant subir un léger déplacement.

Il décide de mettre en scène son impossibilité et d’en jouer jusqu’à faire de ce décalage le véritable sens de son livre. N’abandonner ni l’historia magistra, ni l’exemplum, ni la citation, mais toujours les reprendre, en y insinuant le temps, les décaler, les faire bouger, voire les miner, les mettre en perspective, en se mettant lui-même en perspective. Le topos de l’historia magistra est devenu impossible et l’abandonner n’est pas possible : pas encore. En son état final, le livre fait l’expérience d’une double impossibilité : il est entre deux régimes d’historicité, l’ancien et le moderne. En 1841, au moment de conclure les Mémoires d’Outre-Tombe, Chateaubriand reviendra une dernière fois sur cette expérience qu’il élargira en trait d’époque : le monde actuel est placé, jugera-t-il, entre deux impossibilités, celle du passé, comme celle de l’avenir95. C’est une première formulation de la brèche.

Au-delà de l’Essai lui-même, peut-être saisit-on dans ce double mouvement, semblable aux vagues qui incessamment apportent et remportent, conservent et reprennent, un principe de l’écriture de Chateaubriand ? Hantée par le temps et par la découverte de l’histoire comme processus, son écriture est fondamentalement historique. Mais, là où l’historien scientifique du 19e siècle vient poser le passé séparé du présent, lui ne cesse de reconnaître le passé dans le présent, le mort revenant hanter le vif. D’où aussi une écriture plus mémorielle qu’historienne. Comme en témoigne également son usage des dates. Ces litanies de dates et de morts expriment assurément une obsession ou un « vertige » des dates. Mais, juxtaposer deux dates, ou plutôt les superposer, c’est exprimer à la fois leur écart, leur impossible coïncidence et les rapprocher l’une de l’autre : renvoyer de l’une à l’autre, produire un effet de réverbération, de contamination.

La date discrimine. Aussi passe-t-elle pour le sûr indice d’une écriture historienne, attentive aux successions et soucieuse des disjonctions. Inversement, juxtaposer des dates, les empiler, constituer des séries à première vue improbables et en tirer des effets de sens relève d’une pratique réglée de l’anachronisme, bientôt dénoncé comme le péché majeur par l’histoire professionnelle moderne96. Non pas l’une ou l’autre, l’une puis l’autre, mais l’une et l’autre, l’une dans l’autre. Non pour les fondre, mais pour en faire surgir de la distance, celle du nevermore sans doute, mais d’abord celle de soi à soi97. « Les formes changeantes de ma vie sont ainsi entrées les unes dans les autres98. » Par-delà Augustin, Chateaubriand peut alors apparaître comme le frère lointain d’Ulysse, l’un ne pouvait que pleurer en découvrant, sans pouvoir encore la dire, sa radicale historicité, cette distance de soi à soi, l’autre n’a cessé de la reconnaître et de la scruter. En écrivant et récrivant ses Mémoires d’Outre-Tombe, pendant plus de quarante années, il fait de la brèche du temps, de l’écart irrémédiable entre l’ancien et le nouveau régime d’historicité, le principe (de réalité et de plaisir) de son écriture.

Quand il s’agit d’écriture biographique, ces ellipses ou ces parataxes chronologiques sont façon de traduire une expérience de soi à travers celle de l’inéluctable et répétée non-coïncidence de soi à soi ; ou, autrement dit, prise de conscience et expression de l’historicité du monde et de soi. La mémoire est le médium de cette « écriture du temps, produisant une infusion du moi dans la temporalité au moyen des ressources du langage99 ». En un sens, Chateaubriand est le premier ego-historien ! « Mon premier ouvrage a été fait à Londres, en 1797, mon dernier à Paris, en 1844. Entre ces deux dates, il n’y a pas moins de quarante-sept ans, trois fois l’espace que Tacite appelle une longue partie de la vie humaine : “Quindecim annos, grande mortalis aevi spatium”100»: phrase étonnante où Tacite, présent déjà en exergue de l’Essai, le premier livre, se retrouve dans la préface de celui qui se donne comme le dernier.

Mais, surtout, Chateaubriand y parle de lui comme s’il n’était déjà plus là. Le travail du temps est ce qui fait qu’on s’absente de soi, jusqu’à l’ultime absence ; il est altération ; il est l’autre qui s’insinue dans la place du même101. Dans le tableau du Déluge, dernier travail de Poussin, Chateaubriand remarque des « traits indécis », avant d’ajouter : « ces défauts du temps embellissent le chef-d’œuvre du grand peintre »102. N’a-t-il pas sans cesse cherché par son écriture l’analogue de ces « traits indécis » ? D’où, pour dire le temps et ses « défauts », ces continuels échanges entre le lieu et le temps : le retour dans les lieux familiers, semblables et pourtant autres, le pèlerinage, le passage du désert aux ruines (le désert lui-même laissant voir des ruines). D’où cette écriture itinérante, où la durée s’éprouve comme brisure, mais aussi décalée ou encore inactuelle. Le voyageur-écrivain se présente toujours entre deux escales temporelles : « Je me regarde toujours comme un navigateur qui va bientôt remonter sur son vaisseau103. »

Les ruines

Pour finir, jouons à notre tour au jeu des dates. En avril 1791, Chateaubriand quittait un Ancien Monde en ruine pour aller rêver d’un asile dans les forêts du Nouveau Monde, avant d’en revenir quelques mois plus tard et d’écrire, en exil, son Essai historique sur les révolutions, dont on vient de voir à quel point, s’élaborant entre deux régimes d’historicité, il était pris dans le temps. Cette même année 1791, en septembre, Volney faisait paraître Les Ruines ou Méditations sur les révolutions des empires : ruines encore ou déjà, mais d’abord ruines antiques de l’Orient104. De 1783 à 1785, Volney avait en effet voyagé en Égypte et en Syrie et avait publié à son retour une relation de voyage qui avait vivement retenu l’attention, en particulier, par la richesse de ses observations et sa dénonciation du despotisme. « La Syrie surtout et l’Égypte, indiquait la préface, sous le double rapport de ce qu’elles furent jadis, et de ce qu’elles sont aujourd’hui, me parurent un champ propre aux observations politiques et morales dont je voulais m’occuper. » La question d’arrière-plan est celle du rapport entre l’état présent et l’état passé, mais il entend « juger par l’état présent, quel fut l’état des temps passés »105. Il va du présent au passé.

À l’inverse, le nouveau livre s’ouvre par une longue méditation, dans le silence des tombeaux de Palmyre, sur le pourquoi des ruines. Pourquoi tant de villes, autrefois si opulentes, ne sont-elles plus qu’« abandon » et « solitude » ? « D’où viennent de si funestes révolutions106 ?» Puis il saute du passé antique à un futur lointain. Qui sait si un jour, sur les bords désertés de la Seine ou de la Tamise, un voyageur ne pleurera pas, comme lui aujourd’hui dans ce qui fut Palmyre ? Face à ce qui semble être une « aveugle fatalité », le voyageur ne peut qu’être en proie à une « mélancolie profonde ». Ainsi l’humanité n’irait jamais que de ruines en ruines.

C’est à ce point que se dresse le Génie des ruines pour lui apprendre à « lire les leçons », dont elles sont porteuses107. Les hommes eux-mêmes, et non quelque divinité jalouse, sont en réalité la source de ces calamités. Comment ? Sous l’effet de « l’amour de soi » (qui est naturel à l’homme), mais déréglé par « l’ignorance » et dévoyé par « la cupidité ». S’il est vrai que l’homme est lui-même l’auteur de ses propres maux, rétorque le voyageur au Génie, la « leçon » n’en est que plus désespérante encore. Le Génie lui réplique alors : les hommes sont-ils « encore dans les forêts » comme aux premiers jours, les sociétés « n’ont-elles fait aucun pas vers l’instruction et un meilleur sort »108? «Embrassant d’un coup d’œil l’histoire de l’espèce, et jugeant du futur par l’exemple du passé, as-tu constaté que tout progrès lui est impossible109 ?» Ou bien, autre attitude, soutiens-tu que « l’espèce va se détériorant » et cherches-tu à faire valoir une « prétendue perfection rétrograde »110? Alors que le cours de l’histoire démontre le contraire. « Depuis trois siècles surtout, les lumières se sont accrues, propagées. » Et le Génie d’achever sa prosopopée du progrès par l’évocation anticipée d’un « mouvement prodigieux à l’extrémité de la Méditerranée », marquant l’entrée en scène d’un « peuple législateur », que l’humanité attendait, et promesse de l’ouverture d’un « siècle nouveau »111. Mais, sur cette route, il faut encore lever l’obstacle des religions, qui prétendent chacune détenir le monopole de la vérité.

Télescopant quelque peu les années, sinon les siècles, Les Ruines sont, en réalité, en prise directe sur le présent de la Révolution. Si la méditation est censée s’être produite au moment du voyage, avant 1789 donc, elle est tout entière commandée par 1789. Le Génie est somme toute un prophète rétrospectif, avec Volney, député à la Constituante, dans le rôle du souffleur. Les leçons des ruines, qui paraissaient aller, conformément au schéma de l’historia magistra, du passé vers le présent, sans échapper au cercle de la répétition (chapitre 12, « Leçons des temps passés répétées sur les temps présents »), vont se trouver comme suspendues. Le « mouvement prodigieux » qui s’annonce, que le Génie décide de faire voir au voyageur pour le soutenir, car « peut-être le passé est-il trop propre à flétrir le courage », va jeter un nouvel éclairage sur les ruines du passé. L’astuce du livre est évidemment de présenter comme à venir ce qui est déjà advenu ou en cours. Volney ne s’attarde pas à chercher à concilier répétition et progrès, ni à savoir si la Révolution est couronnement ou rupture, ni à récrire l’histoire à sa lumière. Il est trop tôt et son objectif n’est pas celui-là. Le futur n’éclaire pas encore le passé. Si bien qu’on demeure avec le seul schéma de l’historia magistra, mais l’ouverture de l’ère nouvelle va en suspendre l’usage. Bientôt, il en critiquera les abus ou les mauvais usages.

En 1795, alors que Chateaubriand entasse encore les parallèles pour scruter l’avenir de la Révolution, Volney repart en voyage, mais vers l’ouest cette fois, pour l’Amérique où il va rester près de trois ans. Entre-temps, il a connu la prison et a été libéré après le 9 thermidor. Nommé professeur à l’École normale, il donne une série de leçons, les Leçons d’histoire, où il s’emploie à cerner le type de certitude propre à l’histoire, tandis qu’il dénonce les mauvais usages qu’on en a fait. Particulièrement véhément contre l’imitation néfaste des Anciens, il voudrait « ébranler le respect pour l’Histoire, passé en dogme112 ». Ces Leçons d’histoire sont d’abord une critique des leçons de l’histoire, telles qu’on les entendait ordinairement : une charge contre l’historia magistra.

Voyageur vers l’Amérique, il est désormais sans illusions. « Triste du passé » et « soucieux de l’avenir », il va « avec défiance chez un peuple libre, voir si un ami sincère de cette liberté profanée trouverait pour sa vieillesse un asile de paix, dont l’Europe ne lui offrait plus l’espérance113 ». L’éclat entraînant de 1789 s’est bien terni, obscurcissant tant le passé que l’avenir. Aucun Génie ne va plus se lever. D’Amérique, il ne reviendra finalement avec nulle méditation ou prophétie nouvelle sur la liberté et l’avenir des peuples, mais, plus platement, avec un Tableau du climat et du sol des États-Unis… Après s’être rallié un temps à Bonaparte, qui fera de lui un sénateur et un comte d’Empire, il se retirera à la campagne, ne s’adonnant plus qu’à des travaux d’érudition sur les langues orientales et l’histoire ancienne. Le Génie des ruines s’est définitivement tu.

En mars 1831, Chateaubriand, nous l’avons vu, met la dernière main à ses Études historiques. Tandis qu’il écrivait l’histoire ancienne, l’histoire moderne frappait à sa porte, emportant tout. La révolution de Juillet a remis Charles X sur les routes de l’exil et Chateaubriand est comme ces historiens qui, alors que s’écroulait l’Empire romain, « fouillaient les archives du passé au milieu des ruines du présent114 ». Les ruines encore et toujours, et les révolutions anciennes et nouvelles, sans trêve. Mais l’avant-propos du volume, qui est aussi le premier grand texte sur les études historiques en France, se présente, paradoxalement, comme un adieu à l’histoire. Il n’écrira finalement pas l’histoire de France qu’il avait depuis longtemps projetée : ces Études ne sont que les « pierres » d’un édifice qui ne sera jamais achevé. Le temps lui manque ou plutôt sa vie « manque » à son « ouvrage »115. Surtout, ce travail, « le plus long et le dernier », celui qui lui a le plus coûté, paraît lorsqu’il « ne peut trouver de lecteurs ». Une fois de plus, serait-on tenté de dire, coquetterie et pose, dans la suite des malheurs de René, qui se trouve toujours à contretemps et à contre-histoire ! Aujourd’hui, il est obligé par le contrat de publication de ses œuvres complètes : toujours l’argent après lequel il court. Mais il y a plus. Qui pourrait bien se sentir concerné, en ce moment, par Constantin, Julien, les Vandales ou les Francs ? « Il s’agit bien du naufrage de l’ancien monde, lorsque nous nous trouvons engagés dans le naufrage du monde moderne116 » : l’inactualité est aussi patente que dirimante. Le parallèle ne peut plus être réactivé.

Les circonstances ne suffisent toutefois pas à expliquer cet adieu définitif. Ne sait-il pas, au fond, que l’histoire, telle qu’on attend qu’elle soit écrite aujourd’hui, n’est pas pour lui ? Certes, il reconnaît que « la France doit recomposer ses annales, pour les mettre en accord avec les progrès de l’intelligence » : il faut donc reconstruire « sur un nouveau plan »117. Il admet aussi sans difficulté désormais que l’histoire « change de caractère avec les âges ». D’où il suit que « les historiens du 19e siècle n’ont rien créé ; seulement ils ont un monde nouveau sous les yeux, et ce monde leur sert d’échelle rectifiée pour mesurer l’ancien monde »118. C’est précisément ce qu’il ne veut ni ne peut faire, lui dont l’écriture mémorielle ne cesse de zigzaguer entre l’ancien et le nouveau monde. Quand on est entre les deux rives du fleuve, qu’on nage de l’une à l’autre, on peut écrire les Mémoires d’Outre-Tombe, mais pas une histoire de France, impliquant le maniement d’une « échelle rectifiée ». On écrit sur la brèche du temps et on s’écrit à partir d’elle. On est entre deux régimes d’historicité. On ne renonce pas au parallèle, tout en sachant qu’il n’est plus opératoire. On empile les dates et on rature des palimpsestes.

1831 : encore les ruines. Le jeune Tocqueville fait ses débuts. Il s’embarque pour l’Amérique, avec son ami Beaumont, sous le prétexte d’étudier les prisons américaines. D’ancienne noblesse normande, il est, comme Chateaubriand, à qui il est apparenté, un vaincu de la Révolution, là encore au sens de Koselleck. Entre Ancien Régime et Révolution, entre aristocratie et démocratie, il saura tirer de « l’archaïsme de sa position existentielle » « la modernité de son interrogation conceptuelle »119. Comme Chateaubriand en 1791, la Révolution le conduit vers l’Amérique, mais les conditions sont bien différentes. Il ne s’agit que d’une mission, permettant de prendre quelque distance avec les légitimistes, avant de revenir « libre de tout engagement avec qui que ce soit » et ayant acquis « chez un peuple si célèbre » des connaissances qui « achèvent de vous sortir de la foule »120. Quarante années ont passé depuis que le jeune cadet de Bretagne s’embarquait, à la recherche du passage du Nord-Ouest avec Rousseau dans sa poche ! La forêt sans chemins, où le premier aspirait à se perdre, n’est pas celle du second. Pour faire comprendre à un correspondant qu’en Amérique tout découle d’un principe unique, Tocqueville écrit en effet : « On pourrait comparer l’Amérique à une grande forêt percée d’une multitude de routes droites qui abordent au même endroit. Il ne s’agit que de rencontrer le rond-point, et tout se découvre d’un seul coup d’œil121. » Forêt à la française ! Il y a enfin comme un passage de relais de l’un à l’autre. Pour le remercier de lui avoir envoyé De la démocratie en Amérique, Chateaubriand lui adresse ce billet : « On parlait déjà un peu de moi lorsque je vous voyais enfant à Verneuil. À votre tour vous me verrez en enfance ; on parlera de vous et je serai oublié122 » !

Si l’Amérique n’est plus un « asile », qu’est-elle donc ? Moins le Nouveau Monde que le laboratoire du « monde nouveau » : à venir. L’Amérique, observée par Tocqueville, est comme le Protée du passé, que Chateaubriand entreprenait de questionner, ou comme le Génie des ruines, découvrant l’avenir révolutionnaire aux yeux du voyageur enthousiasmé. Avec Tocqueville, nous sommes en plein dans le jeu des régimes d’historicité. Tout part une fois encore des ruines : ruines déjà faites par la Révolution et au milieu desquelles « on voit encore aujourd’hui s’avancer l’irrésistible révolution, qui marche depuis tant de siècles à travers tous les obstacles123 ». Il ne s’agit plus de ruines du passé, mais de ruines récentes, au milieu desquelles « nous semblons vouloir nous fixer pour toujours124 ». « Le monde qui s’élève est [en effet] encore à moitié engagé sous les débris du monde qui tombe, et, au milieu de l’immense confusion que présentent les affaires humaines, nul ne saurait dire ce qui restera debout des vieilles institutions et des anciennes mœurs, et ce qui achèvera d’en disparaître125. »

Le voyage en Amérique se révèle être le moyen de faire parler ces ruines et de dissiper la confusion, car là-bas, la grande révolution sociale – la longue marche vers l’égalisation des conditions – semble « avoir à peu près atteint ses limites naturelles ». Au voyageur l’Amérique offre donc un point de vue d’où reconsidérer l’Europe. « Je reportais ma pensée vers notre hémisphère, et il me sembla que j’y distinguais quelque chose d’analogue au spectacle que m’offrait le nouveau monde »126. Il ne s’agit évidemment plus d’une Amérique utopique, hors du temps, comme celle de Chateaubriand, la première du moins, mais d’une Amérique, déjà inscrite dans le cours du temps et l’avenir de l’Europe, permettant, dans tous les cas, de voir plus loin, au-delà même de l’Amérique elle-même. « J’avoue que dans l’Amérique j’ai vu plus que l’Amérique ; j’y ai cherché une image de la démocratie elle-même […], pour savoir ce que nous pouvions espérer ou craindre d’elle. » Ambitionnant de ramener de son voyage « des enseignements dont nous puissions profiter »127, Tocqueville se perçoit comme une sorte de vigie qui, tandis que les partis « s’occupent du lendemain », a « voulu songer à l’avenir »128. Il s’agit encore de regard éloigné, mais pratiqué autrement : à partir du futur.

En somme, Tocqueville retourne (mais en conserve la forme) le schéma de l’historia magistra : la leçon désormais vient du futur et non plus du passé. Ainsi qu’il en prend acte, de la manière la plus nette, au moment de conclure son livre : « Quoique la révolution qui s’opère dans l’état social, les lois, les idées, les sentiments des hommes, soit bien loin d’être terminée, déjà on ne saurait comparer ses œuvres avec rien de ce qui s’est vu précédemment dans le monde. Je remonte de siècle en siècle jusqu’à l’Antiquité la plus reculée : je n’aperçois rien qui ressemble à ce qui est sous mes yeux. Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres129. » On ne peut plus, comme Chateaubriand l’avait encore escompté en 1794, « le flambeau des révolutions passées à la main », entrer « hardiment dans la nuit des révolutions futures ». L’ancien régime d’historicité, qui était précisément ce temps où le passé éclairait l’avenir, est définitivement caduc. À monde « tout nouveau », il faut une « science politique nouvelle », celle justement que le livre de Tocqueville s’efforce d’élaborer130. En se postant, telle une vigie, pour songer à l’avenir.