CHAPITRE 5

Patrimoine et présent


Après la mémoire, passons à son alter ego, le patrimoine, avec, une fois encore, notre même question : qu’a signifié du point de vue du temps, de son ordre, le mouvement d’extension et d’universalisation du patrimoine auquel nous avons assisté depuis un bon quart de siècle ? De quel régime d’historicité la patrimonialisation galopante des années 1990, comme on l’a parfois qualifiée, peut-elle être la marque ? Ce goût pour le passé, pour l’ancien, venait-il soudain témoigner d’une sorte de nostalgie pour un ancien régime d’historicité, depuis longtemps pourtant hors d’usage ? Inversement, comment pouvait-il encore s’ajuster à un régime moderne, qui avait mis, depuis deux siècles, toute sa « ferveur d’espérance » dans le futur ? À rebours des proférations ou des prophéties de Marinetti ! Indice de crise du temps, le patrimoine contemporain ne peut-il se comprendre aussi comme une marque claire, une de plus, de ce présentisme, le nôtre, à l’émergence duquel ce livre s’est attaché ? La réponse passe, une nouvelle fois, par des va-et-vient entre différents usages de la notion en des temps différents, en nous montrant, à chaque fois, attentifs à la place faite au présent.

Au cours de la période – rappelons encore que l’année 1980 avait été décrétée par le gouvernement français année du Patrimoine –, le patrimoine s’est imposé comme la catégorie dominante, englobante, sinon dévorante, en tout cas évidente de la vie culturelle et des politiques publiques. On a bientôt recensé toutes sortes de « nouveaux patrimoines » et décliné de « nouveaux usages » du patrimoine. Le Monument historique, de feu la direction du même nom du ministère de la Culture, s’est alors trouvé bousculé, avant d’être absorbé dans une direction du Patrimoine, dans laquelle, fait le plus notable, l’ethnologie était introduite1. Depuis 1983, les journées du Patrimoine ont attiré de plus en plus de visiteurs dans les demeures dites du Patrimoine : plus de onze millions en septembre 2002. Ces résultats, dûment établis et proclamés chaque année par les médias, sont comme un record à battre à la rentrée suivante. Plus longues sont les files d’attente, meilleurs seront les chiffres ! Seule l’année 2001 aura fait exception, puisque les Journées ont dû être annulées au dernier moment, à la suite des attentats du 11 septembre. Les Journées du patrimoine ont essaimé un peu partout dans le monde, et l’on parle aujourd’hui – notamment à travers les initiatives et les conventions de l’Unesco – d’universalisation du patrimoine, tandis que, chaque année, s’allonge la liste des sites du patrimoine universel de l’humanité. Consultable sur le site Web du Centre du Patrimoine mondial, elle en recensait 730 à la fin 2002. Une École nationale du Patrimoine, chargée de former les futurs conservateurs, fonctionne depuis 1991 à Paris. Existe même, depuis 1996, une Fondation du Patrimoine. Inspirée, dans ses attendus au moins, du National Trust britannique, elle s’est montrée fort discrète, en vérité. Enfin, des Entretiens du Patrimoine sont organisés depuis 1984 par la direction du Patrimoine. On y débat de tout ce qui touche au patrimoine, y compris dernièrement de ses « abus2 ».

Les Lieux de mémoire débouchaient sur le diagnostic d’une « patrimonialisation », justement, de l’histoire de France, sinon de la France elle-même, dans la mesure où le basculement d’un régime de mémoire dans un autre nous faisait sortir de « l’histoire-mémoire » pour entrer dans une « histoire-patrimoine ». Remarquable à cet égard est en effet la définition donnée dans la loi de 1993 sur le patrimoine monumental : « Notre patrimoine, c’est la mémoire de notre histoire et le symbole de notre identité nationale. » Passant du côté de la mémoire, il devient mémoire de l’histoire et, comme telle, symbole d’identité. Mémoire, patrimoine, histoire, identité, nation se trouvent réunis dans l’évidence du style lisse du législateur.

Dans cette nouvelle configuration le patrimoine se trouve lié au territoire et à la mémoire, qui opèrent l’un et l’autre comme vecteurs de l’identité : le maître mot des années 1980. Mais il s’agit moins d’une identité évidente et sûre d’elle-même, que d’une identité s’avouant inquiète, risquant de s’effacer ou déjà largement oubliée, oblitérée, réprimée : d’une identité à la recherche d’elle-même, à exhumer, à bricoler, voire à inventer. Dans cette acception, le patrimoine en vient à définir moins ce que l’on possède, ce que l’on a qu’il ne circonscrit ce que l’on est, sans l’avoir su, ou même sans avoir pu le savoir. Le patrimoine se présente alors comme une invite à l’anamnèse collective. Au « devoir » de mémoire, avec sa récente traduction publique, la repentance, se serait ajouté quelque chose comme « l’ardente obligation », non plus du Plan, comme du temps du général de Gaulle – autres temps, autres mœurs ! –, mais du patrimoine, avec ses exigences de conservation, de réhabilitation et de commémoration. Toujours en ces mêmes années, l’écomusée ou musée de société est apparu, en France du moins, comme le creuset ou le laboratoire où se fabriquait un nouveau patrimoine, à la croisée de la culture, du social et de la nature.

Histoire d’une notion

Notion fort anciennement en usage dans le droit privé, comment le patrimoine en est-il venu à s’imposer dans le domaine des biens culturels collectifs ? Les dictionnaires courants n’en ont pris acte que depuis peu3. La convention internationale de 1972 sur le patrimoine culturel et naturel fournit un point de repère commode. Après être passée du côté de la nature, avoir été travaillée par les économistes et formalisée par les juristes, la notion semble être revenue massivement vers la culture. Non sans s’être lestée d’une évidence nouvelle, dans la mesure où appliquer la catégorie de patrimoine à la nature a d’abord représenté « un coup de force ». Dans la mesure où le patrimoine désigne en effet « l’archétype du bien approprié […], il s’oppose sémantiquement au naturel, au sauvage, à l’inappropriable. Les êtres de la nature forment la classe d’objets la plus éloignée des caractéristiques attendues pour entrer dans la logique patrimoniale4 ».

Si la remarque pointe quelque chose de tout à fait juste, reste que le fondement même du patrimoine réside dans le fait de la transmission. Or l’environnement a été qualifié comme « patrimoine » à partir du moment où on a pris conscience que sa dégradation, accidentelle ou ordinaire (la pollution), temporaire ou irréversible, faisait surgir le problème de sa transmission, en la mettant en question. D’où une première réponse : patrimonialiser la nature pour se doter de recours juridiques et ainsi pouvoir la préserver, dès aujourd’hui, pour demain. En se plaçant du point de vue du futur, on est même prêt à agir en son nom. On semble ainsi rester dans le cadre familier du régime moderne d’historicité. Mais s’agit-il en fait du même futur ou du même point de vue sur lui ?

Cette évidence, récemment acquise et très massive, du patrimoine ne saurait toutefois occulter que la notion a une histoire : elle n’a eu cours ni en tous lieux, ni en tous temps, ni de la même façon. Ainsi qu’en a-t-il été hors d’Europe et, plus récemment, dans les anciens pays colonisés ? En se plaçant dans une perspective comparatiste, une telle enquête devrait s’employer à repérer les conditions de son émergence, avant de suivre les chemins de sa diffusion et les modalités de sa réception. Dans la tradition européenne, le patrimoine est un mixte et le produit d’une longue histoire. Des études des savants qui en ont retracé l’émergence, il ressort en effet qu’il a fallu la convergence de plusieurs conditions : la pratique de la collection, le souci de la conservation et de la restauration, la progressive constitution de la catégorie de monument historique5. Ce sont là autant de conditions de possibilité, nécessaires, mais non suffisantes.

Car il a fallu quelque chose de plus : une manière d’être qui relie entre elles et donne sens à ces pratiques. Un certain mode de rapport au monde et au temps. Une conscience, le plus souvent inquiète, que quelque chose (objet, monument, site, paysage) a disparu ou est en passe de disparaître de l’horizon. Il faut donc une crise du temps. Si l’on reprend la classification proposée par Krzysztof Pomian, les objets du patrimoine sont des « sémiophores » : des « objets visibles investis de significations6 ». Que patrimoine et temporalités soient indissolublement liés est une évidence, puisque le patrimoine est la réunion des sémiophores que se donne, à un moment (et pour un moment), une société. Ils traduisent donc le type de rapport qu’une société décide d’entretenir avec le temps. Le patrimoine rend visible, exprime un certain ordre du temps, où compte la dimension du passé. Mais il s’agit d’un passé dont le présent ne peut ou ne veut se détacher complètement. Qu’il s’agisse de le célébrer, de l’imiter, de le conjurer, d’en tirer du prestige ou, simplement, de pouvoir le visiter. Regardant vers le passé, le souci patrimonial serait-il seulement ou même principalement passéiste ? Non, puisqu’il s’agit du passé – d’un certain passé – dont une forme de visibilité importe au présent7.

Est-ce alors suffisant ? Oui, si l’on veut simplement indiquer que tout être ou groupe humain s’attache à quelques objets, si misérables soient-ils, qu’il a trouvés, reçus ou bricolés. Non, si l’on veut essayer de saisir la spécificité et la place qu’a finalement prises la notion de patrimoine en Europe. En plus des conditions de possibilité déjà rappelées, en plus d’un certain rapport au monde et au temps, il a fallu une valorisation particulière de la trace, en tant que telle. Ce qui reconduirait jusque vers cet événement fondateur qu’est devenue la vie de Jésus, c’est-à-dire le passage du Christ sur la terre. Les catégories de la présence et de l’absence, du visible et de l’invisible s’en sont trouvées marquées de façon décisive. L’empereur Constantin, comme on le sait, fit ériger, à Jérusalem, la basilique du Saint-Sépulcre autour du tombeau vide, sur le lieu même de la trace du passage, qui sera désormais reconnu comme l’épicentre de la foi chrétienne. Nous avons déjà relevé à quel point l’ordre du temps s’était trouvé transformé par cette histoire, pris entre le déjà et le pas encore, puis comment le poids du déjà – de l’accompli, du passé, de la tradition – s’était accru, au fur et à mesure que l’Église devenait cette institution venue se loger dans le grand corps de l’Empire romain8.

Plus concrètement encore, le rapport est passé par les objets qui témoignaient de la vie et de la Passion du Christ. Sur le Golgotha, l’impératrice Hélène, la mère de Constantin, découvrit la vraie croix. Ce furent aussi la couronne d’épines, la pierre du tombeau, la lance, les saints langes du Christ, qui aboutirent finalement à Constantinople, la nouvelle capitale de l’Empire. Les reliques vétérotestamentaires, comme la « verge de Moïse », avaient également une place précise dans le cérémonial des grandes fêtes du calendrier religieux. Nouveau Moïse, l’empereur était l’héritier des rois d’Israël, mais il s’inclinait aussi devant la « croix de Constantin ». En étudiant dans toutes leurs précisions ces processions, avec ses « lieux de mémoire », Gilbert Dagron a dessiné les contours de cette royauté sacerdotale9.

Saint Louis sut en reprendre certains éléments pour le compte de la monarchie française : la couronne d’épines en particulier en 1239, qu’il fit placer dans le trésor de la Sainte-Chapelle10. Ces insignes de légitimation d’un pouvoir de droit divin avaient d’abord été les signes au moyen desquels se reconnaissait cette « nation » nouvelle des chrétiens. Ainsi s’instaura la règle suivant laquelle un autel servant au culte devait être consacré et, souvent, authentifié par une relique. Puis, se développa tout au long du Moyen Âge le culte des reliques des martyrs et des saints. On venait les voir, les toucher, se recueillir devant elles. À la fois trésors spirituels et sources de richesses matérielles, ces sémiophores furent l’enjeu de vols, de trafics et générèrent des donations multiples ainsi que des pèlerinages. Les reliques corporelles appartenaient à la fois à l’ici-bas et à l’au-delà : au jour du Jugement, les saints ne manqueraient pas de les réclamer11. Traces du passé, témoignant de la sainteté de leurs propriétaires, elles étaient également des signes pleinement au présent. Insérées dans les rituels de l’Église, elles étaient incessamment réactualisées et leurs capacités d’intercession en faisaient des « objets » toujours contemporains, des imagines agentes ou des « lieux de mémoire », particulièrement efficients.

 

Hors du monde chrétien, le cas du Japon a souvent retenu l’attention. Le fait que le pays se fût doté, très vite après la restauration de Meiji (1868), d’une législation de protection des œuvres architecturales et artistiques anciennes permettait de saisir, plus aisément qu’ailleurs, les ressemblances et les différences par rapport au concept européen de patrimoine12. Une première directive d’inventaire de 1871 est suivie, en 1897, d’une loi sur la préservation des anciens sanctuaires et temples, où est introduite la notion de « trésor national ». Le mot « trésor » indique que l’objet tire sa valeur de son arrière-plan immatériel (son origine divine, par exemple)13. On s’intéresse alors au patrimoine religieux (shintoïste) avant tout. Puis, en 1919, vient s’ajouter la loi sur la préservation des sites historiques, pittoresques, et des monuments naturels. Enfin, la loi de 1950 sur la protection des biens culturels fait une place, pour la première fois, au « patrimoine culturel intangible ». De cet ensemble législatif et des pratiques patrimoniales qu’elle codifie, nous retiendrons deux particularités seulement.

Est prévue la reconstruction périodique de certains bâtiments religieux. Le fait qu’ils soient édifiés en bois n’explique pas tout, puisque la reconstruction se fait selon un calendrier fixé à l’avance et à l’identique. C’est en particulier le cas du grand sanctuaire d’Ise. Le temple de la déesse Amaterasu, ancêtre mythique de la maison impériale, est en effet reconstruit à l’identique en bois de cyprès du Japon tous les vingt ans. Instauré au 7e siècle, le rite s’est poursuivi jusqu’à aujourd’hui (certes avec des périodes d’interruption). La prochaine reconstruction est prévue pour 2013. Compte avant tout la permanence de la forme. Le dilemme occidental « conserver ou restaurer14 » n’a pas cours. En revanche, un Japonais visitant Paris sera (plus exactement aurait été autrefois) frappé par l’effort déployé pour conserver les objets et les monuments historiques contre l’usure du temps15. De fait, la politique culturelle japonaise n’avait pour premier souci ni la visibilité des objets ni l’entretien de cette visibilité. Elle reposait sur une autre logique, qui était bien plutôt celle de l’actualisation.

C’est ce que permet de saisir au mieux l’appellation de « trésor national vivant », telle qu’elle est spécifiée dans la loi de 1950. Celle-là est en effet conférée à un artiste ou un artisan, non comme personne, mais seulement en tant qu’il est « détenteur d’un important patrimoine culturel intangible ». Le titre, qui peut récompenser un individu ou un groupe, fait obligation à l’élu de transmettre son savoir. Il bénéficie, pour ce faire, d’indemnités. De cette disposition originale il ressort nettement que l’objet ou sa conservation compte moins que l’actualisation d’un savoir-faire, qui se transmet justement en s’actualisant. Comme le temple en bois, l’art traditionnel existe pour autant qu’il est au ou dans le présent. Il en découle que les notions, si centrales dans la constitution du patrimoine en Occident, d’original, de copie, d’authenticité, n’ont pas cours ou ne sont, en tout cas, pas chargées des mêmes valeurs au Japon. Assurément, le passé comptait, mais l’ordre du temps opérait autrement qu’en Europe. D’un temps qui n’était pas d’abord linéaire, dérivaient une autre figuration de la permanence et un autre rapport à la trace. Ce n’est là qu’une ébauche trop rapide, une simple esquisse de regard éloigné, mais elle suffit à dépayser l’évidence du concept européen de patrimoine. Nous pouvons revenir maintenant sur quelques moments de sa longue histoire, en commençant par un temps d’avant, quand le temps n’était ni acteur ni processus et que régnait le modèle de l’historia magistra.

Les Anciens

Que patrimoine vienne du latin patrimonium, que les Romains aient été grands amateurs d’antiquités, grecques d’abord, suffit-il en effet pour transporter ou rapatrier la notion de patrimoine dans le monde antique16 ? Des monuments, des statues, des tableaux ont certes été restaurés dans les cités grecques, à Rome, ou en Italie. Tout comme il a existé des collections et des collectionneurs fameux, tels les Attalides à Pergame ou Atticus, sans oublier le véreux Verrès à Rome17. A existé aussi toute une législation impériale sur la protection des centres urbains. On pourrait évoquer enfin la bibliothèque d’Alexandrie, même si sa visée était plus encyclopédique que patrimoniale : rassembler tous les livres grecs et barbares en vue de produire du savoir sur le savoir, de savoir mieux et plus18. Mais ce qui fait défaut, c’est la catégorie de monument historique, qui présuppose une prise de distance. Un moment arrive où un monument peut être regardé pour autre chose que ce qu’il était ou a été pendant longtemps : il redevient visible autrement, un sémiophore porteur justement de « valeurs artistiques et historiques ».

La Renaissance est associée à ce moment : « On peut faire naître le monument historique à Rome vers l’an 1420 »19. Il faut donc un changement dans l’ordre du temps, marqué par un double mouvement, à la fois de creusement et de comblement d’une distance entre le présent et le passé. Ce passé, il est passé et il est là, comme ressource ou modèle. Un tel rapport au temps n’a pas eu cours dans l’Antiquité. C’est peut-être ce qui a fait écrire à Roland Mortier, auteur d’une étude pionnière sur la poétique des ruines, que « la ruine – curieusement inexistante pour les Grecs – n’intéresse les Latins que comme image matérielle du Destin : elle n’est pas une présence, mais une absence, ou un vide, le témoignage d’une grandeur disparue, la marque négative de la grandeur détruite20 ». Du point de vue d’une psychologie historique, l’assertion n’est pas fausse, même s’il est indéniable que les ruines n’étaient absentes ni des paysages ni même des pensées des Anciens.

Ne prenons qu’un exemple, celui de Pausanias, l’auteur de la Périégèse de la Grèce. Avec lui, on a un auteur antique, qui semblerait au plus près d’une conscience patrimoniale. Voilà en effet quelqu’un qui, au 2e siècle de notre ère, a entrepris de faire le tour des lieux de la mémoire grecque. Aussi les modernes l’ont souvent vu sous les traits d’un antiquaire, occupé à rédiger le premier Baedeker, disait-on alors, ou Guide bleu de la Grèce. Son livre est, il est vrai, un parcours des lieux ou hauts lieux de l’histoire et de la mémoire grecques. À un moment, il n’hésite d’ailleurs pas à s’en prendre aux Grecs toujours prompts à admirer chez les autres les merveilles qu’ils ne savent pas voir chez eux. On vante toujours les pyramides d’Égypte, dit-il, mais on oublie le Trésor du roi Minyas ou les remparts de Tirynthe, qui ne sont pourtant pas moins merveilleux21. Faisant effectivement mémoire des lieux, Pausanias semble sur la trace d’une identité grecque depuis longtemps oubliée, perdue. Mais il est bien plutôt en train de la constituer par le mouvement même de son itinéraire, lui qui entend « s’avancer dans la suite de son récit, en parcourant pareillement toutes les choses grecques22 ». C’est sa façon à lui de reprendre le programme initial d’Hérodote, en un temps où ne s’accomplissent plus d’erga (de hauts faits) qui méritent d’être préservés de l’oubli, mais où subsistent seulement des ruines (justement) d’autrefois. Rome règne depuis plus de trois siècles déjà.

Mais il ne faudrait en aucune façon l’imaginer, tel un prédécesseur lointain de Prosper Mérimée, sous les traits d’un inspecteur des Monuments historiques en tournée23. Pour lui, Grec originaire d’Asie, il ne s’agit nullement, au long de ses dix livres commençant à Athènes et se terminant à Delphes, d’inventorier ou de classer, moins encore d’inviter à sauvegarder. Depuis longtemps, l’Orchomène du roi Minyas et la ville de Tirynthe sont des ruines ruinées et, à vrai dire, sans la science et les mots du voyageur, elles ne seraient que ce qu’elles sont : quelques pans de murs effondrés. Souvent, il choisit de décrire comme si était encore debout ce que le visiteur depuis longtemps déjà ne peut plus voir en l’état. Et, de plus, il ne se croit pas tenu de décrire tout ce qu’un voyageur pourrait voir, puisqu’il ignore délibérément les édifices postérieurs aux années 150 avant notre ère : la période hellénistique n’existe à peu près pas. Si bien que, dans son ouvrage, il y a, au total, plus de choses sues (par l’écrit et par l’oral) que de choses effectivement vues. Quant à restaurer ou à prôner la restauration des temples de la Grèce, il n’en est tout simplement jamais question24. Son livre doit suffire.

À ce point tournons-nous vers celui qui est devenu, autour de 1980, une des figures tutélaires des réflexions sur les monuments et le patrimoine : Alois Riegl. Il avait proposé, en 1903, une classification des monuments en fonction de ce qu’il nommait leur « valeur de remémoration ». Comme président de la commission des Monuments historiques à Vienne, il avait été chargé de concevoir une nouvelle loi sur la conservation des monuments. Son point de départ n’était donc nullement l’Antiquité ou la Renaissance, mais le présent et ce qu’il nommait son « culte moderne des monuments ». Comment le comprendre et comment y faire face ? Selon lui, les monuments peuvent être distribués en trois classes, en fonction de trois valeurs de remémoration. Viennent d’abord les monuments « intentionnels », ce sont tous ceux construits par l’Antiquité et le Moyen Âge. C’est avec la Renaissance que s’est dégagé le monument « historique », qui a déjà retenu notre attention : « On recommença alors à apprécier, notait Riegl, les monuments de l’Antiquité, mais pour leur valeur artistique et historique. » Enfin, continuait Riegl, si le 19e siècle a tout misé sur la valeur historique, « le 20e semble devoir être celui de la valeur d’ancienneté ». Entrent dans cette dernière catégorie des monuments anciens « toutes les créations de l’homme, indépendamment de leur signification ou de leur destination originelles, pourvu qu’elles témoignent à l’évidence avoir subi l’épreuve du temps »25. Se trouvent ainsi liés l’ancien et le moderne : la valeur d’ancienneté comme accompagnant la modernité, sinon réclamée par elle.

Munis de ces utiles précisions, qui ont elles-mêmes leur histoire, revenons une fois encore vers l’Antiquité. On conserve, on restaure, on collectionne, à coup sûr, mais que signifient de telles pratiques, alors même que le monument artistique et historique (au sens de Riegl) n’a pas cours ? Essayons d’aller un peu plus loin à partir d’un exemple qui met en scène Auguste. Dans ses Res Gestae, court ouvrage rédigé à sa gloire et destiné à la postérité, il écrit à la première personne feci, « j’ai fait », « j’ai construit » (et suit une liste de temples et de monuments), et, tout aussitôt après, refeci, « j’ai refait, restauré, reconstruit » (pas moins de quatre-vingt deux temples, rien qu’à Rome). Le même refeci vaut d’ailleurs, tout aussi bien, pour évoquer la réfection de la Via Flaminia ou celle de plusieurs ponts26. Quant à feci, qui devrait désigner de nouvelles constructions, on constate que tel n’est pas forcément le cas. Ainsi le temple de Jupiter Férétrien, censément « construit » par Auguste sur le Capitole, est en fait un des plus anciens édifices, que la tradition fait remonter jusqu’à Romulus. Il s’agit donc d’une restauration27. Du point de vue du mode d’exercice du pouvoir et du bénéfice escompté, il ne semble donc pas y avoir de différence notable entre les deux pratiques : le refeci vaut autant que le feci, voire plus pour celui qui ambitionnait de se présenter comme un nouveau fondateur de Rome : son restitutor.

De même, Vespasien, rapporte Suétone, entreprit la restitutio du Capitole, dévasté par un incendie : il le restaure donc. Mais il fit en même temps « restituer » trois mille tablettes de bronze (des archives en fait), qui avaient fondu dans le même incendie28. Comment les restaurer, si elles ont disparu ? Évidemment, en se servant de copies déposées ailleurs. Ainsi, pour le coup, la restitutio ne signifiait pas une « restauration », mais bien une ré-fection, une nouvelle fabrication en fait, à partir d’un double déposé ailleurs. Restaurer, restituer, reconstruire, refaire à neuf, tel est le champ de la réfection ou de la restitutio. À la Renaissance, les humanistes se réclameront d’une restitutio de Rome et de sa gloire, en jouant sur tous les sens du terme.

Restaurer un monument, c’était ainsi le restituer comme monument « intentionnel ». Un pouvoir réaffirme l’intention qui avait présidé à son édification, en la prenant à son propre compte. Il y inscrit sa propre légitimité et rend ainsi manifeste, en particulier, un retour de l’ordre. S’agissant de Rome, il réaffirme solennellement l’éternité de l’Urbs et la validité du contrat qui la lie à ses dieux. La restauration, en ce sens, fait partie du destin du monument intentionnel. Avec Auguste, s’est déployée la logique du novus ordo saeclorum et de la refondation, lui qui est, dans tous les domaines – y compris le paysage urbain –, le restitutor (restaurateur) de la tradition29.

Comme le temps des Anciens était « inertie et non évolution créatrice », pour citer Paul Veyne – en train de faire un clin d’œil à Bergson30 –, construire voulait dire construire pour aujourd’hui, mais tout aussi bien pour toujours. Alors qu’aujourd’hui (le nôtre), on tend à construire pour aujourd’hui, et pour lui seulement. Les édifices sont peu durables. On le sait, même si on feint d’en être surpris. Dans trente ans, note un historien de l’architecture, « ils n’existeront plus. […] On ne pourra même pas se permettre de les maintenir en l’état, parce qu’il faut les reconstruire en permanence31 ». À l’identique ou, comme on dit parfois, en leur faisant « faire peau neuve » ? Une façon d’innover est de jouer sur le paradoxe de la durée et de l’éphémère, en transformant un monument en événement. Comme l’a souvent fait Christo, avec ses emballages. Soustrait à son invisibilité ordinaire et à la grisaille du temps historique, le monument « emballé » regagne une visibilité et une brillante actualité, mais pour peu de temps.

Quant au souci de préserver l’aspect des édifices et des villes, peut-on le saisir, le dater, par exemple ? On connaît certes un sénatus-consulte impérial du 1er siècle, visant à protéger les centres urbains, mais son objectif, selon les spécialistes, était avant tout d’empêcher ou de contrôler la spéculation32. Yan Thomas a consacré une remarquable étude aux ornements urbains du point de vue juridique, où il montre que l’ornatus (les marbres, les colonnes) était considéré en masse, comme formant une unité non pas avec tel ou tel monument, mais avec la Ville, et qu’à ce titre il relevait du pouvoir du prince33. Aussi trouve-t-on, du 1er au 4e siècle, toute une législation attentive à l’aspect, la forme, l’apparence des édifices et, à travers eux, au spectacle des villes que menacent les démantèlements, les démolitions et les ruines. Mais, et c’est évidemment l’important pour nous, « ces dégradations étaient moins combattues pour leur laideur même qu’à cause des signes qu’elles donnaient à voir de l’incurie du pouvoir, des désastres des guerres civiles et de l’impuissance à assurer l’éternité du temps : les négligences ou les violences faites aux édifices assuraient le triomphe d’une vieillesse (vetustas) directement contraire à l’éternité de Rome, de l’Italie, de l’Empire34 ». En règle générale, « utiliser des spolia, redonner vie aux marbres était un attribut de la majesté du prince ».

Ainsi, « les empereurs d’Orient conservèrent quelque temps encore la juridiction sur les marbres de Rome, pourtant gouvernée par son évêque ». Puis, de centrifuge, le mouvement se fit centripète : ce ne sont plus les dépouilles convergeant vers Rome, pour s’y agglomérer « en une universalité corporelle », mais, à l’inverse, tout ce qui, « arraché d’elle, va constituer la substance romaine du monde chrétien »35. Avec l’assentiment du pape, Charlemagne fait transporter à Aix-la-Chapelle les mosaïques et les ornements des palais impériaux de Ravenne et de Rome.

Au 5e siècle, dans l’Italie ostrogothique, Cassiodore, sénateur romain, rapporte que Théodoric, le roi des Ostrogoths, se préoccupait de l’entretien de son palais, dont la beauté était menacée par « la vieillesse qui s’approche ». Aussi entendait-il que l’on maintînt « dans leur éclat premier les monuments antiques », tout en « en faisant construire de nouveaux sur le modèle des anciens »36. Mais, pour le reste, sa chancellerie continuait à contrôler le remploi des blocs de marbre, colonnes et autres matériaux précieux37. En 608, le pape Boniface IV autorise (mais il avait lui-même l’autorisation de l’empereur byzantin, Phocas) la réutilisation de temples païens, en particulier du Panthéon converti en église consacrée à la Vierge. On demeure encore, pour une part, dans la logique des dépouilles. Le remploi est d’abord le signe éclatant du triomphe de la nouvelle religion.

À Rome encore, la colonne Trajane est un exemple remarquable. Comment était-elle perçue par les Romains ? On connaît un édit de 1162 qui prévoit sa protection au motif que « Nous voulons qu’elle demeure intacte aussi longtemps que le monde durera ». Si Rome n’est plus assurée de son éternité, elle voudrait bien durer autant que le monde ! Clairement, la colonne ne peut plus être assumée comme le monument intentionnel d’une Rome triomphante, mais elle est identifiée à quelque chose d’autre : un emblème de Rome et un symbole patriotique. En ce sens, elle est Rome au présent, sans que se creuse encore la distance qui permet de la regarder comme un monument historique. Ces quelques exemples suffisent à indiquer un état composite, intermédiaire, fait de bricolages divers. Si le monument intentionnel n’est plus simplement de mise, le monument historique n’est assurément pas encore une catégorie disponible.

Du côté français, la première décision de conservation est toujours rapportée à François Ier ordonnant, lors d’une visite à Nîmes en 1533, d’abattre, pour la dégager, les édifices enserrant la Maison Carrée. Mais l’exécution ne suivit pas38 ! À Paris, le même François Ier n’a d’ailleurs pas hésité à faire raser « la grosse tour du Louvre », c’est-à-dire le donjon de Philippe Auguste, dont le Grand Louvre d’aujourd’hui a mis en valeur les fondations. En 1788 encore, Louis XVI signait sans état d’âme particulier un édit prescrivant la démolition ou la vente des châteaux de la Muette, de Madrid au bois de Boulogne, de Vincennes et de Blois. Les biens de la Couronne ont beau être théoriquement inaliénables, le besoin d’argent a ses raisons. Les deux premiers furent démolis, la Révolution sauva les deux autres39.

En français, le premier emploi de l’expression « monument historique » – pour désigner un bâtiment – est rapporté à Louis Aubin Millin : en 179040. Seulement ? serait-on prêt à faire remarquer. Faudrait-il en conclure qu’en France il n’y a pas eu de monument historique, pleinement perçu comme tel, avant cette date ? Ce serait probablement excessif, mais ajoutons, cependant, cette précision : le premier monument historique décrit par Millin était la Bastille, qui était alors en cours de démolition ; historique et en voie de disparition. La raison même de son Recueil était d’inventorier cet ensemble de bâtiments et d’objets qui, soudain devenus biens nationaux, avaient complètement changé de statut et de mode de visibilité. Par ce geste, il contribuait à en faire des sémiophores d’un type nouveau.

Rome

Revenons, une fois encore, à Rome, et passons, grâce à Cicéron évoquant le savant Varron, d’abord de l’Urbs de la fin de la République romaine à celle du Quattrocento, avant de visiter rapidement celle qu’a bien longtemps désiré connaître Winckelmann.

Cicéron a tracé un inoubliable portrait de Varron, le saint patron des antiquaires, auteur d’une œuvre immense, pour la plus grande partie disparue, dont les quarante-trois volumes de ses Antiquités : « Nous errions dans notre ville comme des étrangers, écrit-il, des visiteurs de passage ; tes livres nous ont, en quelque sorte, fait pénétrer dans la maison, grâce à eux nous avons connu qui nous étions et où nous vivions. Tu nous as révélé l’âge de notre patrie, les périodes successives de son développement, les règles applicables aux cérémonies religieuses et aux sacerdoces, les institutions civiles et militaires, qu’il s’agisse des installations des hommes, de leur emplacement, de leur situation dans la cité, de tous les éléments dont se composent la vie humaine et le culte des dieux, c’est toi qui nous as renseignés (aperuisti) sur les termes employés, les fonctions assignées, les motifs invoqués41. » L’antiquaire est dans le rôle de celui qui ouvre les yeux : il fait voir ce qu’on ne voyait pas, comprendre les gestes qu’on accomplissait et les paroles qu’on prononçait sans vraiment savoir. S’il scrute le passé et « rappelle au souvenir » (commemorat), il apporte toutefois des connaissances utiles pour agir dans la Rome d’aujourd’hui. Alors que la République est en crise et que son aeternitas est menacée, il ne s’agit nullement de proposer un parcours nostalgique dans une Rome d’autrefois, oubliée ou disparue. L’urgence est un présent oublieux, parce que en crise.

Comment dans la Rome de la Renaissance se sont articulés le passé et le présent, alors même que se dégageait cette nouvelle valeur de remémoration des monuments et des sites, dont Riegl est parti pour établir sa classification ? Quel va être le statut de tous ces monuments ruinés, mais aussi de tous ces textes qu’on lit et qu’on édite avec passion42 ? Est-ce le moment du triomphe complet de l’historia magistra par réactivation des modèles antiques ? Si oui, implique-t-il une vision et un usage passéistes de l’historia magistra ?

Commençons, au printemps 1337, avec Pétrarque. Alors qu’il a déjà relaté avec émotion sa première découverte de Rome (plus grande qu’il ne le pensait), il écrit à son correspondant, le dominicain Giovanni Colonna, une longue lettre. Sous le prétexte de lui rappeler leurs promenades dans la ville, il lui offre une longue description de la Rome antique, enchâssée dans une méditation sur sagesse païenne et sagesse chrétienne. Le parcours débute avec le palais d’Évandre, avant de traverser toute la suite de l’histoire, jusqu’à la grotte où Constantin est censé avoir été guéri de la lèpre, sans oublier l’endroit où Pierre fut crucifié et Paul décapité. On a là toute la matière d’un De viris illustribus et d’une geste de l’Église primitive43.

Tout comme Varron, Pétrarque voudrait donc faire voir ce qu’était leur ville aux Romains qui ne savent plus la voir. Mais voilà, la lettre a été rédigée, non pas sur les lieux, mais après, et dans son cabinet de travail (même si elle est datée « en voyage »). L’évocation, surtout littéraire, se fonde « en particulier sur les textes de Tite-Live, Florus, Suétone, des écrivains de l’Histoire Auguste et de Pline l’Ancien44 ». Cette promenade historique est avant tout textuelle. Du point de vue de l’expérience du temps, Pétrarque pose, au cours de la lettre, une distinction, devenue fameuse, entre deux temps : « Nous parlions beaucoup d’histoire (historiis), dit-il, […] tu semblais plus versé dans l’histoire nouvelle (in novis), moi dans l’ancienne (in antiquis). » Et il ajoute : « Anciens sont dits tous les faits qui se sont passés avant que le nom du Christ soit connu et vénéré par les empereurs romains, nouveaux ceux qui ont eu lieu à partir de cette époque jusqu’à la nôtre »45. Commencée avec Constantin, l’histoire « nouvelle » dure donc encore.

De surcroît, cette liste de noms fameux, noms propres et noms de lieux ne débouche pas sur quelque méditation sur les ruines, mais, au contraire, sur une morale à l’usage direct du présent. Pétrarque insiste en effet auprès de son correspondant sur l’ignorance des Romains d’aujourd’hui : « Je ne déplore pas seulement l’ignorance [toujours condamnable], mais la fuite et l’exil de nombreuses vertus. Qui peut en effet douter que Rome ne se relèverait sur-le-champ si elle commençait à se connaître46 ?» Apparaît là une première formulation du grand thème, abondamment décliné ensuite par l’humanisme, de la renovatio (restauration) de Rome. La connaître serait déjà la rétablir, la restaurer bientôt dans son imperium et battre en brèche la fausse doctrine de la translatio, du transfert de l’Empire, puis des Études hors d’Italie. C’est l’amorce de ces échanges entre la philologie et la réalité, entre les mots et les choses : retrouver la pureté du latin sera (comme) rétablir Rome.

Comme éditeur de textes, Lorenzo Valla se fera, un siècle plus tard, le champion de l’assimilation entre le latin et Rome. Pour lui, la langue est le réel même : « Si Rome comme empire a disparu, Rome comme latin vit encore47. » Aussi, restaurer le latin dans son excellence classique équivaut à refonder Rome. Tel est, pour lui, l’horizon de la renovatio. Tite-Live, en particulier, égale la gloire de l’Empire : il est Rome. Restituer son texte est donc, comme l’écrit Valla, une action de restitutio in patriam, « une restauration de (en direction de) la patrie », et une négation de la translatio de l’Empire ou des Lettres48. L’humaniste combat pour que Rome soit à nouveau dans Rome. Valla appelle de ses vœux, en particulier, un nouveau Camille venant sauver la patrie et la débarrasser de l’oppression gauloise (française). Philologie, polémique, politique et souci du présent se trouvent donc étroitement imbriqués.

En 1448, à Rome toujours : Le Pogge (Poggio Bracciolini) publie De l’inconstance de la fortune, où l’on trouve une longue description des ruines de la Ville. Personnage éclatant et multiple, Le Pogge, qui a occupé des fonctions importantes à la Curie romaine auprès de plusieurs papes, s’est fait épigraphiste – à Rome justement –, chasseur de manuscrits, traducteur. Il est fort soucieux de l’édition des textes. En ces mêmes années, Flavio Biondo, Cyriaque d’Ancône, Leon Battista Alberti, Lorenzo Valla ont également séjourné à Rome, où existe désormais tout un milieu savant. L’ignorance déplorée par Pétrarque ne semble donc plus de saison, pas plus que ne le serait une évocation surtout littéraire de la Ville antique. La description du Pogge est saluée encore par les archéologues modernes comme « décisive pour la naissance d’une archéologie scientifique49 ». Quel est, pour autant, le statut des ruines décrites par Le Pogge ? De quel rapport au temps sont-elles l’indice ?

Se présentant sous la forme d’un dialogue, le texte du traité est organisé en deux parties. La description des ruines est suivie d’une méditation sur la fortune, construite, elle, à partir de plusieurs auteurs antiques. Du haut du Capitole, Le Pogge et son ami Antonio Loschi découvrent d’abord la ville qui « gît comme un immense cadavre décomposé et rongé de partout ». Vient ensuite l’identification des restes du cadavre. Le Pogge, qui rappelle alors ses efforts pour recueillir des inscriptions et identifier différents édifices, égrène une longue liste de monuments. Cette description n’a rien à voir avec le digest historique et abstrait de Pétrarque. Nous marchons véritablement dans la ville en la compagnie du Pogge, qui ponctue son cheminement de « j’ai vu », « j’ai lu [sur une inscription] », « j’ai constaté ».

Mais le traité ne s’arrête pas là : il n’est pas qu’une description. Plus exactement, la promenade prend sens par rapport au thème central de l’inconstance de la fortune. Les ruines surgissent dans leur grandeur et leur misère pour témoigner justement de l’injustice de la fortune. Elles sont donc là, à la fois pour ce qu’elles sont (des monuments qu’on s’emploie à identifier le plus précisément possible) et comme la grandiose illustration d’un thème qui, c’est là le dernier point, ne vaut pas que pour le passé. On ne s’installe pas dans la déploration.

Le dialogue s’achève en effet sur un retournement soigneusement amené. Les agissements contemporains de la fortune ne le cèdent ni en importance ni en retentissement sur ceux du passé ; ce qui a manqué et manque encore, ce sont les écrivains capables de s’en faire l’écho, mais dorénavant la situation pourrait changer : « Je ne suis pas homme, précise fortement Le Pogge, à oublier le présent pour le souvenir du passé, attaché à l’antiquité, attentif tout entier à elle seule au point de mépriser les hommes de notre temps et de juger que rien n’y a été fait qui fût comparable aux époques antérieures ou pût permettre au talent de l’historien de briller50. » Si d’une description de Rome à l’autre, d’un siècle au suivant, des différences nettes se marquent, demeure également fort, en revanche, le souci du présent.

Présent à Rome en même temps que Le Pogge, Flavio Biondo se lance, avec pour référence et modèle justement les Antiquités de Varron, dans ses grands ouvrages de description des monuments de Rome. Avec les trois volumes de sa Roma instaurata, son Instauration de Rome, parus en 1447, il entend participer, à sa façon, au grand œuvre de la renovatio de la Ville engagée par Eugène IV. Il défend aussi la Rome contemporaine, dont la gloire et la majesté sont liées au siège de saint Pierre. En s’attachant à la topographie antique, aux noms des monuments, en donnant à voir dans sa précision ce grand modèle que fut Rome, il ambitionne d’accompagner les restaurations matérielles voulues par le pape. En présentant ce « miroir » de Rome, il œuvre aussi pour le présent51. De même, en vue des restaurations projetées par Nicolas V, Leon Battista Alberti met au point une méthode de relevé cartographique des monuments, permettant de les faire figurer sur un plan orienté et selon une échelle convenue. De sa Descriptio urbis Romae sort une leçon d’architecture : « Le chantier romain y est lu comme une leçon de construction, puis comme une introduction au problème de la beauté […] où les architectes du Quattrocento vont pouvoir venir se former à l’exemple de ses vestiges52. »

Le dégagement d’une « valeur artistique et historique » des monuments ne deviendrait-il alors vraiment manifeste qu’avec les brefs pontificaux stipulant des mesures de protection ? Quand, en 1534, Paul III prend les premières mesures ? Mais Yan Thomas nous a montré à quel point l’ornatus avait été autrefois l’affaire des empereurs. Les papes reprennent, en cela aussi, le flambeau. De plus, affirmer un souci de conservation n’a évidemment pas suffi à empêcher les spoliations ni même les remplois de matériau : la multiplication des brefs pontificaux en est d’ailleurs un indice. Les antiquités sont, à tous les sens du terme, une ressource de Rome, qui vit d’elles et sur elles. Ainsi, le pape Nicolas V, qui s’est pourtant voulu le restaurateur de la Ville antique, n’a pas hésité à utiliser le Forum, le Colisée, le Circus Maximus comme carrières de travertin. De même, Pie II publie une bulle contre ces pratiques, tout en faisant prélever à la Villa Hadriana les matériaux de construction nécessaires pour ses propres palais. Il est significatif que le responsable des antiquités au Vatican ait porté le titre, accordé par une bulle de 1573, de « commissaire aux trésors, aux autres antiquités et aux mines ». En mettant sur le même plan trésors, antiquités et mines, « l’administration pontificale dévoile […] que la maîtrise des antiquités est un instrument de pouvoir53 ».

Le souci de la protection coïncide aussi avec le moment de la fondation des premiers musées. Vers 1470, le pape Sixte IV offre « au peuple romain » une collection de bronzes antiques pour qu’ils soient exposés au Capitole. Peu après, son neveu Jules II crée un musée rival, mais au Vatican : la collection du Belvédère54. Un siècle plus tard, ce sera la galerie des Offices à Florence, où coexistent œuvres antiques et œuvres modernes55. La juxtaposition des deux est évidemment une indication significative. Si le passé n’est pas séparé du présent, le musée n’en instaure pas moins un nouveau régime de visibilité des objets.

En 1515, Léon X confie à Raphaël la charge de dresser un plan complet de Rome. Reprenant, à la suite du Pogge, le thème du cadavre de Rome, Raphaël se présente comme « voyant avec une immense douleur pour ainsi dire le cadavre de cette noble patrie qui fut la reine du monde ainsi misérablement lacéré ». Chargé des Antiquités romaines, il marque cependant une claire distinction entre les édifices « anciens et très anciens, qui ont duré jusqu’au moment de la ruine de Rome », et ceux élevés ensuite sous l’action « des Goths et autres barbares » : les premiers sont à préserver, les autres non. S’impose la perception d’une coupure : avec un avant (valorisé) et un après (sans valeur). Mais conserver l’ancien n’implique en aucun cas qu’on s’interdise d’y toucher. On peut conserver, en recueillant les inscriptions, mais rien n’empêche de prélever sur le Colisée et les Thermes de Dioclétien leur revêtement de travertin, justement, pour construire la nouvelle basilique Saint-Pierre, qui d’ailleurs repart des ruines de l’ancienne basilique de Constantin56.

Montaigne, enfin, peut être notre dernier promeneur de la Renaissance. Il séjourne à Rome quelques mois, entre novembre 1580 et avril 1581, et en repart avec le titre de « citoyen romain ». Les Essais rappellent la force de son attachement à la Ville et sa familiarité de toujours avec les Romains d’autrefois, lui qui a pu écrire : « Je sçavois le Capitole et son plant avant que je sceusse le Louvre, et le Tibre avant la Seine57. » Aussi, voir les lieux mêmes « que nous sçavons avoir été hantés par personnes desquelles la mémoire est en recommandation, nous esmeut aucunement plus qu’ouïr le récit de leurs faicts ou lire leurs escrits58 ». Montaigne sait être sensible à la mémoire des lieux. Mais, tout aussitôt, il établit un lien avec le présent. Ce serait en effet ingratitude de mépriser « les reliques et images de tant d’honnestes hommes et si valeureux », qui nous donnent « tant de bonnes instructions par leurs exemples, si nous les sçavions suivre ». Par le relais de l’exemple à suivre, la « relique » prend donc sens dans et pour le présent. En cela il répète la leçon de Cicéron et fait sien le modèle de l’historia magistra.

Le Journal de Voyage nous montre, de fait, un Montaigne touriste insatiable, devenant rapidement plus savant que son guide : « en peu de jours il eust aysement reguidé son guide », note son secrétaire admiratif. De la Ville antique, il disait « qu’on ne voyoit rien que le ciel sous lequel elle avoit esté assis et le plan de son giste […]; que ceux qui disoient qu’on y voyoit au moins les ruines de Rome en disoient trop ; car les ruines d’une si espouvantable machine rapportroient plus d’honneur et de révérence à sa mémoire ; ce n’estoit rien que son sépulchre »59. Isolée, cette phrase pourrait faire croire que Montaigne se désintéresse des ruines. C’est en fait tout le contraire. Sépulcre, et pas même ruines de Rome, car le monde, « ennemy de sa longue domination », s’est acharné sur ce corps et, après l’avoir fracassé, « il en avoit enseveli la ruine mesme ». Ce que l’on aperçoit encore n’est donc rien en comparaison de ce qui est enseveli. Voir la Ville comme un sépulcre est, en réalité, une façon de rendre hommage à sa grandeur passée et une variation sur le thème de l’injustice de la fortune, développé précédemment déjà par Le Pogge.

De Pétrarque à Montaigne, les ruines de Rome prennent donc de plus en plus d’importance, leur grandeur demeure, mais elles sont aussi de plus en plus des ruines. Pétrarque les voyait encore à travers Virgile et Tite-Live, Montaigne n’aperçoit qu’un sépulcre. D’une part, elles s’éloignent et se désenchantent ; elles requièrent, de plus en plus, la mise en œuvre de procédures érudites, comme l’épigraphie, pour qu’elles puissent parler. D’autre part, elles restent prises, à l’instar de tout le passé antique, dans un rapport étroit au présent. C’est là qu’intervient la force de l’exemple. L’humanisme s’organise en effet autour du paradoxe « d’une ferveur d’espérance tournée vers le passé », pour reprendre la formule frappante d’Alphonse Dupront, ou « d’une vision d’un monde neuf reconstruit sur une parole antique », pour emprunter cette fois à Francisco Rico60. L’audace de la Renaissance « avait besoin d’un exemple, et il ne pouvait pas en être d’autre […] que toute la réalité, littérairement connue, d’un monde antique resplendissant de gloire et se suffisant de soi avant que le christianisme ne naisse61 ». L’audace consistait à élire ce passé. D’où un « ordre de révérence », qui était aussi un ordre du temps. Le passé antique est passé et son exemple fait autorité.

On va donc du passé vers le présent, selon le schème de l’historia magistra. Mais, dans le même temps, sous l’effet de la rupture de continuité proclamée avec ce qui devient le Moyen Âge, ce passé antique se donne aussi comme un présent « disponible », avec lequel on se sent « de plain-pied ». Ou encore, il est « une manière d’éternel à portée de soi ». Tel est bien le sens de la renovatio, mot d’ordre et formule de ralliement des humanistes : on rappelle et on commence à nouveau. À coup sûr, cette philosophie du « retour » était une philosophie du temps, à condition d’ajouter aussitôt, avec Dupront encore, qu’elle était « une certitude du temps, une plénitude du présent ». Les hommes de la Renaissance « n’atteindront pas à la philosophie moderne du progrès : celle-ci exige un temps ouvert : le leur s’arrête à eux-mêmes. […] Ce sentiment d’un temps qu’à eux seuls ils emplissent exprime leur meilleure dépendance, puisque c’est dans cette plénitude même que s’accomplit la succession62 ». Le temps chrétien, ce présent ouvert par le Christ et qui s’ouvrira sur l’éternité au Jugement, demeure l’horizon.

 

Quand, près de deux siècles après Montaigne, en 1755, Johann Joachim Winckelmann, arrivant de Dresde, entra pour la première fois dans Rome, tout autres étaient ses dispositions et bien différent son regard. Non pas les ruines et le cadavre, mais les statues. Pour celui qui allait rouvrir aux Allemands le chemin de la Grèce, le nom de Rome signifiait l’Antiquité même, c’est-à-dire le lieu où gisait la Beauté. Pour pouvoir s’en approcher, il s’était résolu à abjurer le luthéranisme et à se convertir au catholicisme. Pour lui, faire le voyage de Rome représentait la promesse d’une nouvelle naissance : une renaissance. Trente ans plus tard, Goethe, tout aussi ému, découvre Rome et éprouve, lui aussi, la sensation de renaître. Arrivé le 29 octobre 1786, il descend à l’auberge de l’Ours, celle-là même où Montaigne avait logé. Le 3 décembre, il se procure la nouvelle édition italienne de l’Histoire de l’Art de Winckelmann et il note : « À ce lieu se rattache toute l’histoire du monde, et je compte un second jour de naissance, une véritable renaissance, du jour où je suis arrivé à Rome63. »

Il y a toutefois un paradoxe. Rome est le lieu de l’Art et, pourtant, l’art n’est pas romain, mais grec. Les Romains n’ont fait qu’imiter les Grecs64. Alors, pourquoi Rome, et non Athènes, où Winckelmann, bien qu’il en ait caressé plus d’une fois le projet, n’ira jamais ? Rome, vers laquelle il revenait encore, ne pouvant se résoudre à la quitter, quand il fut assassiné à Trieste. Parce que Athènes est un idéal et pas, ou plus, un lieu que l’on puisse jamais complètement atteindre. Alors que, pour Rome, vaut le « Viens et vois », repris de l’évangile de Jean, dont Winckelmann se sert plusieurs fois pour inciter ses correspondants à se rendre sur les lieux mêmes65. Reste que la présence ne saurait se donner sur le mode de la complétude. Elle est aussi tissée d’absence, puisque ce que voit celui qui a appris à voir est la trace de ce qui ne se peut plus voir. Apprendre à voir dans ces conditions amène à faire le choix de l’histoire : acclimater la perte, en se faisant le regard historien. Telle est l’étonnante conclusion de l’Histoire de l’art : « Nous n’avons, pour ainsi dire, que l’ombre de l’objet de nos vœux ; mais sa perte accroît nos désirs, et nous contemplons les copies avec plus d’attention que nous aurions fait les originaux s’ils eussent été en notre possession66. » Ainsi toute naissance, fût-elle une nouvelle naissance, est aussi séparation et prise de conscience d’une distance que rien désormais ne pourra venir combler. La rupture est reconnue et déniée, plus exactement de cette distance peut sortir une jouissance esthétique, mais aussi le projet d’une histoire de l’art. Le temps a changé. Winckelmann est en cela nettement plus proche de Chateaubriand que du Pogge.

La Révolution française

Dans cette brève évocation de Rome comme lieu effectif et symbolique où l’Europe a largement forgé sa notion de patrimoine, arrêtons-nous sur un dernier épisode, qui nous ramène au cœur de ce moment de profonde crise de l’ordre du temps qu’a été la Révolution française.

Paraissent, en juillet 1796, des Lettres sur le déplacement des monuments de l’art de l’Italie, ou Lettres à Miranda, du nom de leur destinataire, le général Miranda. Leur auteur est Antoine Chrysostome Quatremère de Quincy, nullement inconnu à l’époque. Issu d’une famille de bourgeoisie parisienne, il avait longuement séjourné en Italie67. De retour en France, il s’était lancé dans la rédaction d’un Dictionnaire d’architecture. En 1791, l’Assemblée nationale le chargeait de la direction du chantier de la transformation de l’église Sainte-Geneviève en temple consacré à la mémoire des grands hommes. Dans ses Considérations sur les arts du dessin, traité publié également en 1791, il s’inspirait de Winckelmann pour célébrer la « juste proportion » atteinte par les Grecs, qui avaient « la nature pour modèle »68. Député à la Législative, où il siège à droite, il est arrêté, puis libéré après le 9 thermidor ; il est condamné pour avoir « provoqué la révolte armée » contre la Convention lors des journées de vendémiaire an IV. Aussi se cache-t-il à Paris entre octobre 1795 et juillet 1796.

Dans ses lettres, Quatremère attaque les saisies d’œuvres d’art pratiquées par la « grande Nation », par l’entremise de son bras séculier qu’était alors l’armée d’Italie, agissant sur instructions du Directoire. « Les arts et les sciences forment depuis longtemps en Europe une république », écrit-il, aussi est-ce comme « membre de cette République », dont l’idéal a été propagé par les Lumières qu’il intervient. Celui qui voudrait s’approprier ces « biens communs » commettrait un crime contre l’instruction et la raison et contre l’amélioration de l’espèce humaine69. La protestation est lancée au titre de la République des lettres et en invoquant les Lumières. Mais il cite aussi Cicéron, qui notait à propos du transfert des œuvres d’art grecques : « Ces choses [statues grecques] perdent leur valeur à Rome », il faut pour les goûter « le repos et la quiétude philosophique de la Grèce »70. Quatremère fait en outre appel à l’autorité de Winckelmann, dont il est un lecteur et un admirateur. Puisque Winckelmann est « le premier qui ait porté le véritable esprit d’observation dans cette étude [de l’Antiquité], le premier qui se soit avisé d’analyser les temps, qui ait découvert une méthode71 ». C’est à l’historien de l’art, qui a découvert une « méthode » pour « analyser les temps », qu’est rendu hommage. Or, justement, sans Rome il lui eût été impossible de concevoir son projet et il sera impossible de le poursuivre. Comme on peut s’y attendre, Quatremère loue Nicolas V qui, lui, est le premier à avoir eu « l’idée de rétablir la Rome antique dans tous ses édifices ». On est là dans l’interprétation de la restitutio ou de la renovatio comme seule restauration des monuments antiques pour eux-mêmes.

Les Lettres ne s’abandonnent toutefois pas à une déploration de plus sur le dépeçage du cadavre de Rome. Tout au contraire, Quatremère envisage l’avenir de l’art et argumente en vue du futur. Car c’est du défrichement de l’Antiquité, tel qu’il est actuellement mené avec ardeur, et qu’il suit de près, que demain les arts prendront en Europe une « face nouvelle72 ». Voilà pourquoi Rome est et doit demeurer le seul « domicile » de l’Antiquité. La doctrine de l’imitation se trouve clairement réaffirmée. Qu’est-ce donc que l’antique à Rome, sinon un « grand livre », dont le temps a détruit et dispersé les pages ? Ou, selon une autre image, la Ville est, en elle-même, un véritable « muséum », « inamovible dans sa totalité ». Plus encore, le pays lui-même, avec sa lumière et ses paysages, appartient aussi au muséum. Hors de son environnement et de son contexte, « le peuple de statues » dont Pirro Ligorio, antiquaire et architecte au service du cardinal d’Este au milieu du 15e siècle, se disait l’historien73, « mourrait, pour ainsi dire, une seconde fois ».

Aussi sera-t-il toujours nécessaire pour les artistes de faire le voyage de Rome, afin d’« apprendre à voir ». Le musée, tel qu’il a été conçu par la Révolution, au nom de la raison et en vue de l’éducation, ne peut dès lors qu’être fermement récusé : au nom de la mémoire des lieux et d’une certaine conception du patrimoine. Cette hostilité de principe au musée, au geste muséal lui-même, se focalisera bientôt sur le musée des Monuments français. Mais, dans l’immédiat, c’est de Rome et de l’Italie qu’il s’agit. Contre ceux qui veulent le démembrer et le rapatrier à Paris, il faut maintenir l’unité de ce muséum qu’est Rome, et au vrai le pays en son entier : « Rome est devenue pour nous ce que la Grèce était jadis à Rome74. » Contre la doctrine, produite au même moment à Paris, du « dernier domicile » pour les chefs-d’œuvre de l’art de l’humanité, Quatremère défend une conception localisée et enracinée du patrimoine : transférer serait mutiler. Tout projet de démembrement « est un attentat contre la science, un crime de lèse-instruction publique75 ». La véritable instruction passe et doit passer par Rome. Il en va du progrès des arts. Deux siècles plus tard, Marinetti voudra « débarrasser l’Italie des musées innombrables qui la couvrent d’innombrables cimetières ».

 

Au moment où il rédigeait les Lettres à Miranda, Quatremère était caché à Paris, mais il parlait en défense de Rome, sinon depuis Rome. Or, depuis 1789, Paris s’était volontiers présenté comme une nouvelle Athènes. À quel titre ? Au nom et en vertu de la liberté et sous l’effet de la régénération, qui est le grand mot d’ordre de la Révolution, en vue de créer un homme nouveau. « Sous l’empire de la liberté, les arts s’élèvent », lançait Jansen, le traducteur de Winckelmann, « l’auguste assemblée de nos représentants n’a qu’à vouloir, et les mêmes merveilles qui ont illustré les plus beaux siècles de la Grèce vont s’opérer parmi nous »76. Il n’est pas question de retracer, après Édouard Pommier, ce qui s’est joué à Paris entre 1789 et 1796 du point de vue des arts, mais seulement de souligner le retournement qui fait passer, en l’espace de quelques années, des « marques du despotisme à effacer », selon le mot d’ordre des premiers temps de la révolution, à « l’héritage à conserver et à transmettre ». Ce passage va de pair avec un autre déplacement. Celui qui mène de la Grèce et de Rome aux Antiquités nationales, de l’Antiquité au Moyen Âge et « de l’iconoclasme au patrimoine77 ».

En termes des grandes catégories organisatrices de la pensée et de l’action, cela veut dire qu’on passe très rapidement d’une politisation intense à une temporalisation de plus en plus active. Le décret du 14 août 1792 en est un bon révélateur. Son préambule affirme qu’il ne faut pas « laisser plus longtemps sous les yeux du peuple français, les monuments élevés à l’orgueil, au préjugé, à la tyrannie ». Est encore repris le thème du « regard blessé » par les emblèmes du despotisme. Mais tous les articles qui suivent ne prônent pas la suppression ou la destruction de ces marques, certains font contradictoirement valoir le souci de préserver et de conserver. Dans les mois qui suivent, singulièrement à travers les interventions de Roland, le ministre de l’Intérieur, se formule un discours de la conservation, au nom de la gloire de la France et dans un souci d’éducation. Le musée s’impose alors comme l’instrument même de cette politique. Pour Roland, le Louvre a vocation à devenir un « Monument national » où, comme en Grèce, brilleront les arts.

Dans ces mois de débats vifs et contradictoires émerge un nouvel argument qui va faire se rejoindre révolution et patrimoine ou, mieux, faire sortir le patrimoine national de la révolution même. Les arts, les sciences, la philosophie sont en effet présentés comme autant de créanciers, auxquels la révolution se doit de restituer ce qu’ils ont fait pour préparer son avènement. Elle a une dette à leur égard. Le présent nouveau se reconnaît endetté. Vient l’Instruction de l’an II (15 mars 1794) sur la manière d’inventorier et de conserver, dans toute l’étendue de la République, tous les objets qui peuvent servir aux arts, aux sciences et à l’enseignement. Ce texte capital fixe la doctrine et permet une articulation des deux discours. Il n’y a plus à être « blessé » par la vue de ces monuments du passé dès lors qu’on les voit comme appartenant, désormais, à la nation. Tout au contraire, ces témoignages peuvent servir à l’instruction de tous. « Les leçons du passé peuvent être recueillies par notre siècle qui saura les transmettre, avec des pages nouvelles, au souvenir de la postérité. » L’Instruction précise, en particulier, que les peuples libres peuvent trouver dans les arts de l’Antiquité des « modèles ». Aussi, « ce genre d’étude, qui lie la Grèce et l’Italie républicaine à la France régénérée, est-il un de ceux dont il importe le plus de répandre le goût et de favoriser l’enseignement »78.

Exactement au même moment (13 février 1794), François-Étienne Boissy d’Anglas porte à la connaissance de la Convention un traité intitulé Quelques idées sur les arts, sur la nécessité de les encourager, sur les institutions qui peuvent en assurer le perfectionnement et sur divers établissements nécessaires à l’enseignement79. Dans ce texte consacré aux arts, place est faite au temps et à l’histoire : au futur et au passé. Le temps, écrit-il, « peut compléter le grand ouvrage de la régénération de l’esprit humain ». La régénération n’est pas, comme l’onction du baptême ou la descente du Saint-Esprit à la Pentecôte, instantanée, elle devient aussi affaire de temps : un « horizon »80. Quant au passé, n’en faisons pas table rase, car de lui nous vient un héritage à transmettre : « Conservez les monuments des arts, des sciences et de la raison […] ils sont l’apanage des siècles et non votre propriété particulière. Vous n’en pouvez disposer que pour en assurer la conservation81. » La formule l’apanage des siècles vaut d’être relevée.

Désormais, le temps est présenté comme le propriétaire éminent de cet amas de chefs-d’œuvre. Il devient le grand acteur de l’histoire. L’héritage, cette fois, était « précédé d’un testament » qui obligeait. Et la Grèce, dont l’époque est depuis si longtemps révolue (comme un jour passera celle de la France), elle demeure pourtant exemplaire. Pourquoi donc ? Parce que c’est, justement, la « réciprocité » que les Grecs avaient su instaurer entre la culture et la liberté qui les a sauvés, en leur permettant d’échapper à la ruine du temps. Si bien que, « même lorsqu’ils ont cessé d’être, ils paraissaient encore après des milliers d’années le modèle des nations policées et libres82 ».

La politisation intense, qui, dans l’inquiétude et l’éclair du seul présent, court-circuitait le temps ou ne le convoquait que comme commencement absolu, a désormais cédé la place à une opération de temporalisation : avec regard sur le passé et ouverture sur le futur. En expirant, écrit encore Boissy d’Anglas, le despotisme a laissé à la France régénérée un vaste héritage : « Il lui a restitué, pour les siècles et pour l’univers, l’immense dépôt de toutes les connaissances humaines83. » La régénération légitime la restitution, entendue comme retour d’un bien à son propriétaire légitime. À condition de préciser tout de suite qu’il s’agit seulement d’un dépôt, valant pour les siècles et pour l’univers. On est loin de l’active restitutio des humanistes, qui allait du passé au présent pour le présent, pour la plénitude de ce présent. Là, le temps restitue et il faut lui restituer : il s’ouvre sur le futur. Qu’implique, dès lors, un tel héritage pour qui le reçoit ? De la restitution surgit, dans toute sa nouveauté et son acuité, le problème de la conservation et de la restauration des sémiophores.

La combinaison de la doctrine de la liberté, qu’incarne la France nouvelle, et de la théorie du dépôt, dont elle est comptable au regard de la postérité, trouve sa formulation la plus extraordinaire dans l’affirmation du « dernier domicile », à laquelle nous avons déjà fait allusion, où se mêlent mystique de la nation, mystique de la liberté et arguties pour couvrir un pur et simple pillage. Les chefs-d’œuvre du passé étaient comme en attente que la France vînt les « libérer », en les accueillant enfin sur son territoire. Là seulement, ils pourraient délivrer pleinement le message dont, dès leur conception pourtant, ils étaient porteurs. « Les chefs-d’œuvre des républiques grecques, lançait l’abbé Grégoire, doivent-ils décorer le pays des esclaves84 ?» Non, et le Louvre, où ils devaient « succéder aux tyrans », était prêt à les recevoir. C’est d’abord contre cette façon extrême d’entendre le musée et de concevoir le patrimoine qu’a voulu lutter Quatremère de Quincy, en lançant son pamphlet, même s’il est au fond hostile à tout musée.

La fête du 9 thermidor 1798 marque l’aboutissement de ces ratiocinations. À cette occasion, François de Neufchâteau, le ministre de l’Intérieur d’alors, prononce un stupéfiant discours pour célébrer l’entrée triomphale des œuvres d’art saisies en Italie par Bonaparte : « Gardez religieusement cette propriété qu’ont léguée à la République les grands hommes de tous les siècles, ce dépôt qui vous est remis par l’estime de l’univers […] leurs tableaux sublimes furent le testament par lequel ils léguèrent au génie de la liberté le soin de leur offrir la véritable apothéose et l’honneur de leur décerner la véritable palme dont ils se sentaient dignes85. » Dépôt, testament, palme, tout y est : la France tout à la fois reçoit un dépôt et est appelée à prononcer un jugement dernier. C’est un héritage avec testament, mais un testament demeuré longtemps en attente de son véritable destinataire, qui prend conscience de son élection. Avec le passé le lien est non seulement renoué, par-delà les siècles de despotisme, mais il est réactualisé, tandis qu’avec le futur s’instaure un rapport fondé sur les obligations nouvelles que se reconnaît le destinataire du testament. On peut ainsi s’avancer vers une reprise du modèle de l’historia magistra. Plus exactement, par l’intermédiaire du patrimoine national-universel, se met en mouvement une forme renouvelée de l’historia magistra, où cherchent à s’articuler appel au passé et ouverture sur l’avenir. Une façon de refermer la brèche du temps ou de s’en débrouiller.

Quatremère de Quincy s’est également opposé avec constance et, pour finir, succès à un autre musée révolutionnaire : le musée des Monuments français, inventé jour après jour par Alexandre Lenoir, à partir du rassemblement des biens nationaux dans le couvent des Petits-Augustins. Tenu un peu en marge par Napoléon, qui ne lui a pas pardonné ses Lettres, Quatremère est comblé d’honneur par la Restauration, qui le nomme, en 1816, secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts. Il dispose alors de tous les moyens d’agir. Plusieurs textes ont préparé l’offensive, comme ses Considérations morales sur la destination des ouvrages de l’art publiées en 1815, où il dénonce ces dépôts appelés « conservatoires », où tous les objets qui y sont transférés ont « perdu leur effet en perdant leur motif » : « Qui fera connaître à notre esprit, demande-t-il, ce que signifient ces statues, dont les attitudes n’ont plus d’objet, dont les expressions ne sont que des grimaces, dont les accessoires sont devenus des énigmes ? […] Que me disent ces mausolées sans sépulture, ces cénotaphes doublement vides, ces tombeaux que la mort n’anime plus86 ?»

Et pour être, s’il en était besoin, plus précis encore, puisque chaque mot déjà vise Lenoir : « Déplacer tous les monuments, en recueillir ainsi les fragments décomposés, en classer méthodiquement les débris, et faire d’une telle réunion un cours pratique de chronologie moderne ; c’est pour une raison existante, se constituer en état de nation morte ; c’est de son vivant assister à ses funérailles ; c’est tuer l’Art pour en faire l’histoire ; ce n’est point en faire l’histoire, mais l’épitaphe87. » L’épitaphe de Lenoir et de son musée est, en tout cas, déjà prête.

Élève de David, Lenoir s’est en effet complètement identifié à la destinée du couvent des Petits-Augustins. D’abord nommé, en 1791, « garde » du Dépôt parisien des monuments des arts, devenus biens nationaux, Lenoir obtient, en 1794, le titre de conservateur de ce qu’il réussit à faire reconnaître après de multiples tribulations, en 1795, comme musée des Monuments français88. Entre ces deux dates, Lenoir s’est livré à une intense activité de lobbying, mais en plus il n’a cessé d’inventorier, d’acquérir, de sauver, de restaurer, de reconstituer et même de fabriquer toutes sortes d’objets, statues, portraits, cénotaphes, reconnaissant peu à peu une place croissante au Moyen Âge89. Or, tout comme Quatremère, Lenoir se réclame de Winckelmann, dont le buste accueille le visiteur à l’entrée du musée. Seul étranger présent, il est sûrement là à un double titre : d’abord ou encore comme prophète d’Athènes et de la liberté, mais aussi et peut-être surtout comme découvreur de l’histoire de l’art. À la fois comme l’homme de la politisation et comme celui de la temporalisation, celui des Réflexions sur l’imitation et celui de l’Histoire de l’Art.

Sous ses auspices, Lenoir va réussir à transformer son « dépôt » en musée, c’est-à-dire en parcours d’histoire, d’une histoire qui n’est pas celle de l’art, mais qui donnerait peu à peu à voir, selon ses mots mêmes, « une véritable histoire monumentale de la monarchie française90 ». Ce que Quatremère dénigrait comme « cours pratique de chronologie moderne ». Pourtant, n’est-ce pas à la visite de ce musée et « nulle part ailleurs » que Michelet racontera avoir reçu « la vive impression de l’histoire » ? : « Je remplissais ces tombeaux de mon imagination, je sentais ces morts à travers les marbres, et ce n’était pas sans quelque terreur que j’entrais sous les voûtes basses où dormaient Dagobert, Chilpéric et Frédégonde91. » Ainsi, parti de et accompagné par Winckelmann, Lenoir rencontre, chemin faisant, les Antiquités nationales et organise le voyage, comme il le dit dans sa Notice, en allant « successivement de siècle en siècle ». L’ordre du temps se met à marcher par siècles, tandis que le visiteur marche vers la lumière. L’antiquité qui nous appartient historiquement en propre, notre patrimoine, n’est au bout du compte ni la Grèce ni Rome, mais le Moyen Âge. Dans le fatras de son dépôt, cet homme largement autodidacte, rêve, bricole, restaure, fabrique du contexte et, pour finir, produit la première représentation visuelle d’une « histoire nationale » post-révolutionnaire92.

Quatremère, pourtant, n’a eu de cesse de faire fermer ce premier musée historique, même si celui-ci était fort éloigné, en vérité, du Louvre de Vivant Denon et n’avait rien à voir avec la doctrine du « dernier domicile ». Il l’obtient pour finir en 1816 : dispersion des collections, restitution aux églises et aux familles des monuments, affectation des bâtiments à l’École des Beaux-Arts. Être issu du vandalisme était un péché inexpiable pour le musée. Que de la rupture soient finalement sorties une théorie de l’héritage et une philosophie du temps, peu importait. Et même si, à côté du musée des Monuments français, il était patent qu’entre 1793 et 1795 la Révolution s’était trouvée amenée à créer plusieurs établissements prenant en charge ou au moins en compte la dimension de la conservation : le Muséum central des arts, l’ancienne Bibliothèque du roi, les Archives nationales, le Conservatoire des arts et métiers. Créées pour répondre à des besoins précis, ces institutions nationales étaient également un des creusets où de nouveaux rapports au temps, reliant passé et futur, étaient en train de se formuler.

La Révolution est ce moment d’appropriation collective, où ses acteurs ressentent « l’orgueil de voir un patrimoine de famille devenir un patrimoine collectif93 ». De même qu’il y a transfert de souveraineté, il y a transfert de propriété : au nom et sur le nom de la Nation. C’est le premier temps, proprement politique et présentiste, bientôt suivi d’un autre, qui conduit à reconnaître le temps comme acteur. Un acteur à part entière de l’opération, doublement. Il y a le temps long, celui qui restitue et à qui il faut restituer, et le temps immédiat, celui de l’expérience inédite de l’accélération. L’ancien ordre du temps se brise et, une fois le moment de la table rase passé, l’ordre moderne ne sait trop encore comment se formuler.

Comment passer de supprimer à conserver quand, à l’évidence fiévreuse, obtuse ou exaltée du premier impératif, en succède un autre, qui demande néanmoins qu’on l’argumente ? De quelle manière ? En faisant appel aux catégories de l’héritage et, surtout, en conférant au temps le statut d’agent. C’est lui qui donne, c’est à lui qu’il faudra remettre. On trouve ainsi une façon de relier le passé au présent, mais aussi au futur. Une forme d’historia magistra peut dès lors reprendre du service, mais profondément réorganisée, puisqu’elle ouvre sur l’avenir et ne nie pas, bien au contraire, la rupture du présent (c’est bien parce que la France est régénérée qu’elle peut recevoir ce dépôt des chefs-d’œuvre du passé). Une historia magistra qui s’accorde avec le régime moderne : en phase avec lui, susceptible de l’exprimer, en articulant autrement les catégories temporelles. Quatremère, lui, demeure un classique, au moins en ce qui concerne les arts : le rapport au passé n’a pas changé. Il n’y a pas de brèche du temps, pas d’entre-deux, il ne peut ni ne doit y en avoir. Pour celui qui est devenu, à partir de 1816, le secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts, tous les chemins partent de l’Académie de Rome et l’histoire de l’art doit aller son chemin, du passé, avec ses leçons, vers le présent.

En revanche, pour tous ceux qui ont fait l’expérience de la rupture, de la brèche et de l’accélération – Chateaubriand, pour qui elle a été la source toujours vive de son écriture, s’impose une dernière fois –, leur rapport au temps a profondément changé. Pour certains le passé s’est mué en nostalgie, s’est chargé du regret de ce qui a disparu, du nevermore effectif ou, plus encore, imaginé. Bientôt, la jeunesse romantique va décliner le thème sous toutes les formes possibles. Mais, dès 1802, en publiant le Génie du Christianisme, Chateaubriand gagne une immédiate reconnaissance publique et même politique. Alors même que c’était « une sorte d’amusement d’aller se promener dans ces ruines » qu’étaient devenus les églises et les monastères, il incite ses lecteurs « à porter avec regret leur regard sur le passé » : tout le passé94. Il voudrait convertir l’amusement (qui n’est qu’une version soft du regard blessé) en regret.

Avec les églises gothiques, on touche en effet à un passé lointain, très lointain même, puisque « les forêts des Gaules ont passé » dans leur architecture. Quand on se promène à Versailles, c’est de passé récent qu’il s’agit : là où « les pompes de l’âge religieux de la France s’étaient réunies. Un siècle s’est à peine écoulé, et ces bosquets, qui retentissaient du bruit des fêtes, ne sont plus animés que par la voix de la cigale et du rossignol ». Le passé immédiat surgit avec l’évocation de Saint-Denis désert : « l’oiseau l’a pris pour passage, l’herbe croît sur ses autels brisés ; et au lieu du cantique de la mort qui retentissait sous ses dômes, on n’entend plus que les gouttes de pluie, qui tombent sur son toit découvert, la chute de quelque pierre qui se détache de ses murs en ruine, ou le son de son horloge, qui va roulant dans les tombeaux vides et les souterrains dévastés »95. Bref, tout le passé de l’ancienne France, qui est un passé religieux, peut être l’objet de la conversion. Les ruines succèdent aux ruines que les pas du promeneur relient les unes aux autres : jusqu’aux tombeaux vides, qui signalent la mort de la monarchie et de « l’âge religieux ». Pourtant, à celui qui sait s’en laisser pénétrer, voudrait à nouveau croire Chateaubriand, ce passé sait indiquer un avenir, qui devrait être religieux.

Vers l’universalisation

Le 19e siècle est certes une période essentielle, puisque c’est alors que se forgent et se mettent en place les instruments et les orientations d’une politique du patrimoine, mais il a pour ces raisons mêmes largement retenu l’attention depuis que mémoire et patrimoine ont pris tant de place dans notre espace public et nos agendas de recherche. Aussi, pour retrouver notre point de départ, la patrimonialisation contemporaine et les rapports au temps qui la sous-tendent, nous pouvons aller vite. Les Lieux de mémoire ont procédé aux repérages nécessaires, donnant en particulier toute sa place à la monarchie de Juillet, avec ses institutions d’histoire, son souci des inventaires et sa politique de la mémoire nationale. Aux côtés de François Guizot, le principal ordonnateur du mouvement, les noms d’Arcisse de Caumont, de Mérimée puis de Viollet-le-Duc ont été justement reconnus.

Est créé après 1830 un service des Monuments historiques relevant du ministère de l’Intérieur. Par le classement et la restauration, le passé de l’ancienne France devient l’affaire de l’État central. Louis-Philippe décide de transformer Versailles en un musée historique, à la gloire d’un passé national : la galerie des Batailles conduit de tableau en tableau jusqu’à 1830. Après 1840, Viollet-le-Duc se lance dans les grandes restaurations, de Vézelay à Carcassonne, en passant par Notre-Dame de Paris et tant d’autres. Proust ou Rodin déplorent qu’il ait ainsi « abîmé la France96 ». Avec la fixation d’une histoire nationale, la Troisième République poursuit le mouvement97. Les lois de 1887, puis de 1913 établissent pour longtemps la doctrine en matière de monuments historiques.

D’abord extrêmement restrictif dans la loi de 1887, puisqu’il intervenait au nom seul de « l’intérêt national », le classement est un peu élargi avec celle de 1913, qui admet la prise en compte de « l’intérêt public au point de vue de l’histoire ou de l’art ». Mais seuls les monuments d’intérêt national étaient protégés par le classement. À la suite de la séparation de l’Église et de l’État, la campagne de Barrès sur la « grande pitié des églises de France » (1911) vient soudain proposer une autre définition du patrimoine : il faut sauvegarder toutes les églises, pas seulement les plus belles ou les plus représentatives. Car « des générations d’ancêtres, dont la poussière forme le tertre où l’église appuie ses fondations, arrivent encore par elle à la vie, et ce qu’elle proclame est proclamé par des monuments pareils dans tous les villages de France à travers les siècles98 ». Mais le législateur ne pouvait retenir une telle définition décentralisée et enracinée du patrimoine. Les reconstructions des après-guerres renforcent encore la centralité du service des Monuments historiques.

En 1959 encore, au nombre des missions du premier ministère des Affaires culturelles, alors confié à André Malraux, figure celle « de rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité ». On demeure dans la logique du monument historique et du chef-d’œuvre. Mais, vingt-trois ans plus tard, le même ministère, avec Jack Lang pour titulaire, reçoit la charge de « préserver le patrimoine culturel national, régional ou des divers groupes sociaux pour le profit commun de la collectivité tout entière »99. Le patrimoine s’est démultiplié et décentralisé : 1980, année du Patrimoine, est passée par là. De leur côté, les Allemands s’étaient déjà penchés sur l’élargissement de la notion de monument, tandis que les Anglais n’avaient pas manqué de s’interroger sur l’apparition de cette Heritage Industry100.

Au cours de ces années, la vague patrimoniale, en phase avec celle de la mémoire, a pris de plus en plus d’ampleur jusqu’à tendre vers cette limite que serait le « tout-patrimoine ». Tout comme on annonce ou réclame des mémoires de tout, tout serait patrimoine ou susceptible de le devenir. La même inflation semble régner. La patrimonialisation ou la muséification a gagné, se rapprochant toujours plus du présent101. Il a même fallu stipuler, par exemple, « qu’aucune œuvre d’architecte vivant ne saurait légalement être considérée comme monument historique102 ». C’est là un indice très net de ce présent s’historisant lui-même, déjà évoqué.

Une manifestation, urbaine celle-là, de l’incidence du thème du patrimoine et de ces jeux du temps s’est marquée dans les politiques de réhabilitation, rénovation, revitalisation des centres urbains. On veut muséifier, mais en gardant vivant, ou, mieux, revitaliser en réhabilitant. Avoir un musée, mais sans la clôture du musée : là encore, un musée « hors les murs » ? Un musée proprement de société, sinon un musée social. Bien entendu, ce projet impliquait, en dépassant la notion de monument historique, de prendre conscience que la protection du patrimoine devait se concevoir comme un projet urbain d’ensemble. Ce qu’entérinait le passage de la charte d’Athènes, en 1931, à celle de Venise, en 1964103. D’où cet autre paradoxe : le plus authentiquement moderne aujourd’hui serait le passé historique, mais mis aux normes modernes. À la limite, on ne conserve que les façades.

Et quand ce passé faisait défaut, contribuant au mal-être des banlieues ou des cités-dortoirs, on l’a fait surgir. On a produit des lieux de patrimoine urbain pour construire de l’identité. Comment ? En choisissant une histoire, qui devient l’histoire, celle de la ville ou du quartier, la sienne : histoire trouvée, retrouvée ou exhumée, puis montrée, autour de laquelle on organise, à tous les sens du mot, la « circulation ». Ainsi à Port-de-Bouc, on a choisi le chantier naval, fermé en 1966, pour créer une place centrale. À Épinay-sur-Seine, on a retenu les studios Éclair comme point de référence à partir duquel produire une identité urbaine. Avec le patrimoine s’introduit « de la temporalité et de la singularité ». Mais peut-on consommer du patrimoine et vivre dans un patrimoine, demandait un anthropologue104 ? La ville nouvelle de Sénart, agglomération de 100 000 habitants, a traité le problème différemment. Elle a attendu 2002, soit près de trente ans, pour se bâtir un centre, un « espace de centralité », comme il est nommé par ses concepteurs. Cette ville à la campagne vient en effet de se doter d’un pré carré végétal, le Carré Sénart, qui accueille pour l’heure un grand centre commercial, premier maillon du futur « centre-vie » de la ville105. On semble se contenter d’allier l’environnement (c’est-à-dire une signalétique de l’environnement comme patrimoine) et le commerce.

Les patrimoines se multiplient. Ainsi, exemple parmi d’autres, la loi relative à la Fondation du Patrimoine, soucieuse de ne rien omettre, a répertorié le « patrimoine culturel protégé », le « patrimoine culturel de proximité » (ce « tissu conjonctif » du territoire national), le « patrimoine naturel » (qui comprend la « notion de paysages »), le « patrimoine vivant » (les races animales et espèces végétales), le « patrimoine immatériel » (avec les savoir-faire traditionnels, les traditions populaires, le folklore)106. Le patrimoine génétique est désormais un habitué des médias et le patrimoine éthique a fait son entrée. Le rythme accéléré de la constitution, voire de la production du patrimoine, un peu partout dans le monde, est un constat que chacun a pu faire. Une série de chartes internationales est venue entériner, coordonner et donner forme à ce mouvement. Même s’il y a loin des principes à leur respect.

La première, la charte d’Athènes pour la restauration des monuments historiques, se centrait sur les seuls grands monuments et ignorait le reste. Trente ans plus tard, la charte de Venise élargissait considérablement les objectifs, puisqu’elle entendait prendre en compte « la Conservation et la Restauration des Monuments et des Sites ». L’article 1er donne en effet une définition beaucoup plus étendue du monument historique : « La notion de monument historique comprend la création architecturale isolée aussi bien que le site urbain ou rural qui porte témoignage d’une civilisation particulière, d’une évolution significative ou d’un événement historique. Elle s’étend non seulement aux grandes créations mais aussi aux œuvres modestes qui ont acquis avec le temps une signification culturelle. » Le préambule met fortement l’accent sur la sauvegarde et introduit la notion de patrimoine commun de l’humanité : « L’humanité, qui prend chaque jour conscience de l’unité des valeurs humaines, considère [les œuvres monumentales des peuples] comme un patrimoine commun, et, vis-à-vis des générations futures, se reconnaît solidairement responsable de leur sauvegarde. Elle se doit de les leur transmettre dans toute la richesse de leur authenticité. » Le patrimoine est constitué de témoignages, grands ou petits. Comme à l’égard de tout témoin, notre responsabilité est de savoir les reconnaître dans leur authenticité, mais de plus notre responsabilité se trouve engagée vis-à-vis des générations futures.

Dans cette prise de conscience, le sauvetage des temples d’Abou-Simbel, en 1959, lors de la construction du grand barrage d’Assouan a certainement joué un rôle. Ce fut une expérience, fortement médiatisée, de sensibilisation des opinions publiques en grandeur nature. Et, merveille, passé lointain et techniques modernes semblaient s’allier : le futur ne s’installait pas sur les ruines du passé. Il leur donnait, tout au contraire, la chance de demeurer visibles dans l’avenir, sorte de sémiophore redoublé. Le discours prononcé par André Malraux à l’occasion de cette campagne en témoigne magnifiquement : « Votre appel n’appartient pas à l’histoire de l’esprit parce qu’il vous faut sauver les temples de Nubie, mais parce qu’avec lui la première civilisation mondiale revendique publiquement l’art mondial comme son indivisible héritage. » Sans oublier le coup de patte final : « L’Occident, du temps où il croyait que son héritage commençait à Athènes, regardait distraitement s’effondrer l’Acropole. »

Plus le patrimoine (la notion au moins) prenait de l’embonpoint, plus s’effritait le monument historique (la catégorie). La loi de 1913 avait, on l’a vu, substitué au seul « intérêt national », comme critère de classement d’un monument, « l’intérêt public du point de vue de l’histoire et de l’art », consacrant ainsi déjà un élargissement du champ de la notion. Mais, aujourd’hui, le privilège régalien de la définition de l’histoire-mémoire nationale est concurrencé ou contesté au nom de mémoires partielles, sectorielles, particulières (de groupements, d’associations, d’entreprises, de collectivités, etc.), qui toutes veulent se faire reconnaître comme légitimes, aussi légitimes, voire plus légitimes. L’État-nation n’a plus à imposer ses valeurs, mais à sauvegarder au plus vite ce qui, dans le moment présent, immédiatement, voire dans l’urgence, est tenu pour « patrimoine » par les divers acteurs sociaux107. Le monument, lui-même, tend à être supplanté par le mémorial : moins monument que lieu de mémoire, où l’on s’emploie à faire vivre la mémoire, la maintenir vive et la transmettre. Quant à l’histoire, selon la remarque de Daniel Fabre, elle tend à se fondre dans le passé, perçu comme une « entité peu différenciée, qui se situe du côté de la sensation plus que du récit, qui suscite plus la participation émotionnelle que l’attente d’une analyse ». C’est moins l’histoire, note-t-il encore avec justesse, qu’un « passé sensible » dont le producteur d’histoire locale cherche à faire éprouver la présence, à l’aide de toutes les techniques de présentification108. On est là en plein usage présentiste du passé.

De 1980 à 2000, on a recensé 2 241 associations dont l’objet déclaré est le patrimoine ou le cadre de vie : le « petit patrimoine ». Dans leur grande majorité ces associations sont jeunes, elles ont été créées après 1980. En se donnant parfois des définitions très extensives du patrimoine, qui ne s’ajustent pas forcément avec les catégories officielles de l’administration occupée par le « grand patrimoine », elles tendent à déstabiliser la machine administrative à classer. Car, pour elles, la valeur des objets qu’elles élisent réside, pour partie, dans le fait qu’elles soient elles-mêmes à l’origine de leur reconnaissance109. Il s’agit au total plus de patrimoine local, associant mémoire et territoire, et d’opérations visant à produire du territoire et de la continuité pour ceux qui habitent là aujourd’hui : « Les associations du patrimoine montrent la construction d’une mémoire qui n’est pas donnée, donc pas perdue. Elles œuvrent à la constitution d’un univers symbolique. Aussi le patrimoine ne doit-il pas être regardé depuis le passé, mais plutôt depuis le présent, comme catégorie d’action du présent et sur le présent110. » Enfin, le patrimoine, devenu une branche maîtresse de l’industrie des loisirs, est l’objet d’enjeux économiques importants. Le « vaut le détour » des guides repris par les tour-opérateurs l’inscrit dans la mondialisation. Sa « valorisation » s’insère alors directement dans les rythmes et les temporalités rapides de l’économie marchande d’aujourd’hui, s’y heurte ou, en tout cas, s’en approche.

 

Le 20e siècle est celui qui a le plus invoqué le futur, le plus construit et massacré en son nom, qui a poussé le plus loin la production d’une histoire écrite du point de vue du futur, conforme aux postulats du régime moderne d’historicité. Mais il est aussi celui qui, surtout dans son dernier tiers, a donné l’extension la plus grande à la catégorie du présent : un présent massif, envahissant, omniprésent, qui n’a d’autre horizon que lui-même, fabriquant quotidiennement le passé et le futur dont il a, jour après jour, besoin. Un présent déjà passé avant même d’être complètement advenu. Mais, dès la fin des années 1960, ce présent s’était découvert inquiet, en quête de racines, obsédé de mémoire. Si l’on cherchait alors, pour reprendre le vocabulaire de Michelet en 1830, à renouer le fil de la tradition, il fallait presque inventer et la tradition et le fil. À la confiance dans le progrès s’est substitué le souci de sauvegarder, préserver : préserver quoi et qui ? Ce monde, le nôtre, les générations futures, nous-mêmes.

D’où ce regard muséal porté sur ce qui nous environne. Nous aimerions préparer, dès aujourd’hui, le musée de demain et réunir les archives d’aujourd’hui comme si c’était déjà hier, pris que nous sommes entre amnésie et volonté de ne rien oublier. Pour qui, sinon, déjà, pour nous ? La destruction du mur de Berlin, suivie de sa muséification instantanée, en a été un bel exemple, avec, tout aussi immédiate, sa marchandisation. Ont été aussitôt mis en vente des échantillons, dûment estampillés Original Berlin Mauer. Si le patrimoine est désormais ce qui définit ce que nous sommes aujourd’hui, le mouvement de patrimonialisation, cet impératif, pris lui-même dans l’aura du devoir de mémoire, restera un trait distinctif du moment que nous vivons ou venons de vivre : un certain rapport au présent et une manifestation de présentisme.

Le temps de l’environnement

Dans l’examen de la trajectoire du patrimoine, il est une composante que nous avons déjà signalée et rencontrée, mais dont nous n’avons pas encore pris toute la mesure : la patrimonialisation de l’environnement. L’Unesco fournit une bonne entrée, car elle est à la fois une puissante caisse de résonance et un vaste laboratoire mondial, où s’élabore une doctrine et se proclament des principes111. En 1972, la conférence générale a adopté la « Convention pour la protection du patrimoine mondial culturel et naturel ». Le texte semble ne rien laisser en dehors de sa prise : le patrimoine est mondial, il est culturel et naturel. Pourquoi une convention internationale ? Parce que, le préambule part de ce constat, le patrimoine universel est de plus en plus menacé de destruction, « non seulement par les causes traditionnelles de dégradation mais encore par l’évolution de la vie sociale et économique qui les aggrave par des phénomènes d’altération ou de destruction encore plus redoutables ». Ces considérants amènent aussi à introduire une notion nouvelle : la protection. Elle incombe à la collectivité internationale tout entière et doit porter sur « le patrimoine culturel et naturel de valeur universelle exceptionnelle ».

Qu’est-ce qu’un patrimoine de valeur universelle exceptionnelle ? Comment s’articulent l’universel et l’exceptionnel ? Quels en sont les critères ? Comment établir une liste du patrimoine mondial ? Autant de questions sur lesquelles planchèrent de nombreuses réunions d’experts. Toutes allèrent dans le sens d’un élargissement des critères de sélection. Ne plus tout donner au monument historique (et donc à l’Europe), mais retenir la notion de « paysage culturel », ne pas s’en tenir à la seule authenticité formelle (que l’on pense au Japon), se référer à une définition anthropologique de la culture112. En juin 2002, on arrivait à 730 biens inscrits sur cette liste, tandis que 175 pays avaient ratifié la Convention, désormais présentée comme un instrument au service du développement durable.

Comme l’a annoncé son directeur général, l’Unesco est d’ailleurs engagée dans la préparation d’une nouvelle convention internationale sur le patrimoine immatériel, considéré comme un « miroir de la diversité culturelle » : cinquante ans après Race et histoire de Claude Lévi-Strauss, où celui-ci invitait à se montrer attentif au « fait » de la diversité. Ce projet d’élargir encore la notion a été précédé, en 2001, par une Déclaration universelle sur la diversité culturelle. Aujourd’hui, l’Unesco voudrait conjoindre la prise en compte de la diversité culturelle, le souci de la biodiversité et les efforts en vue du développement durable113. Ce qui réunit ces trois concepts et ces trois objectifs, c’est le souci ou l’impératif de la protection ou, mieux, de la préservation. S’agit-il de protéger le présent ou de préserver le futur ? Les deux, répondra-t-on évidemment. La question n’est pourtant pas nécessairement oiseuse. Raisonne-t-on en allant du futur vers le présent ou plutôt du présent en direction du futur ? Nous y reviendrons. Pour le directeur du Centre du Patrimoine mondial, la conservation est, en tout cas, à penser, non sur un an ou deux, mais « pour toujours ».

Ainsi, depuis 1972 au moins, culture et nature ont été réunies sous la même notion unificatrice : le patrimoine, qui est désormais à la fois culturel et naturel. Quelles ont été, en France, les étapes de la reconnaissance de la nature comme patrimoine ? Les parcs naturels ont commencé, au cours des années 1960 seulement, à opérer une mise en réserve de la nature, en délimitant un espace protégé. Ouvert aux promeneurs, le parc répondait à une logique de conservation de la faune et de la flore. Pour la première fois, un texte officiel parlait de « patrimoine naturel et culturel114 ». L’étape suivante a été celle des écomusées, dont la multiplication a été le signe le plus visible, mais aussi celui qu’on a voulu le plus lesté de sens, d’une politique récente du patrimoine, où se retrouve d’ailleurs le rôle des associations115.

Préserver, là aussi, mais plus que des objets, des savoir-faire, des manières de faire, des paysages : du patrimoine immatériel et actualisé. Si l’écomusée se présente d’emblée comme un « musée-territoire », il s’agit du territoire d’une population. L’environnement est bien visé, mais pour autant qu’il est socialisé. Au fond, « le vrai patrimoine [de l’écomusée], comme le notait Max Querrien, un de ses principaux concepteurs, n’est autre que la mémoire collective, d’où émerge une identité qui, dans sa singularité, se veut aux prises avec l’histoire présente et l’accouchement du futur ». Aussi est-il, dans son principe, « plus préoccupé de la sauvegarde des savoir-faire que de la muséification des objets ». Il a, en effet, vocation à « faire percevoir l’inaperçu le plus courant »116. Il doit, voudrait faire voir ce qu’on ne voit pas, ce que bientôt on ne pourra plus voir, ce que déjà on est en train de ne plus voir.

Est-il alors un musée au « degré zéro » ou un musée « hors les murs » ? Il ne doit pas se contenter, indique-t-on, de « bercer nostalgiquement les regrets d’un patrimoine naturel, matériel et humain en voie de disparition, ou déjà disparu – et qui a certes besoin d’être mémorisé, comme constituant les racines sans lesquelles rien ne se peut construire. […] Il se doit par sa connaissance du passé, en expliquant les leçons qu’on en tire, d’aider à construire l’avenir ; il se doit d’être un des instruments (agent et lieu à la fois) des mutations à la fois technologiques et sociales. Il lui faut savoir expliquer l’esprit d’adaptation et l’ingéniosité des ancêtres pour qu’ils servent d’exemple à ceux qui se trouvent actuellement confrontés à de difficiles mutations. […] À l’écomusée d’enseigner à connaître pour ne pas désespérer et pour revivre117 ». C’était là un cahier des charges aussi prescriptif (il doit, il faut) qu’ambitieux, puisque, selon ses théoriciens, l’écomusée voulait échapper au passéisme, à la nostalgie, au tourisme, pour opérer comme espace interactif et sas entre passé et futur. Il devait y avoir une pédagogie de l’écomusée, une leçon à produire sur un mode convivial sinon ludique. Il ne s’agissait pas d’imiter le passé, puisque l’écomusée part de la rupture, prend acte de la fin d’une activité (industrielle, artisanale, agricole), d’un mode de vie. Musée au présent, il se veut production d’un lieu de mémoire vivant.

L’écomusée entend être une provocation à la mémoire et l’instrument d’une prise de conscience. Là, la société (une communauté) est elle-même conviée à prendre conscience d’un patrimoine. Le musée, dit-on, n’a pas de visiteurs, il a des « habitants ». Le but : « mobiliser le patrimoine à des fins créatives et non plus seulement muséales118 ». On voit bien de quel espoir a été investi l’écomusée. Signe de la crise du régime moderne d’historicité, son appel à la mémoire est une réponse du présent, destinée d’abord au présent, mais anxieuse pourtant d’échapper au présentisme. Le pari a-t-il été tenu, était-il tenable, dès lors que les « habitants » devenaient des « visiteurs » et même des touristes au milieu d’autres touristes ? Parcs naturels et écomusées ont, en tout cas, contribué à rendre visible le passage d’une perception esthétique de la nature à une représentation patrimoniale de l’environnement, liant fortement mémoire et territoire. Le cours rapide de cette patrimonialisation a poussé à son terme l’universalisation de la notion de patrimoine, avec le souci, voire le devoir, de préserver ce qui a déjà disparu, vient juste de disparaître, disparaîtra demain, presque en anticipant déjà sur le passage de la valeur d’usage à celle d’ancienneté.

 

Du point de vue du rapport au temps, de quoi cette prolifération patrimoniale a-t-elle été et est-elle encore le signe ? Elle est signe de rupture, sûrement, entre un présent et un passé, le sentiment vécu de l’accélération étant une façon d’en faire l’expérience : le basculement d’un régime de mémoire dans un autre, dont Pierre Nora a fait le point de départ de son interrogation119. Le parcours de la notion a indubitablement montré que le patrimoine ne s’est jamais nourri de la continuité, mais, tout au contraire, de césures et de remises en question de l’ordre du temps, avec tous les jeux de l’absence et de la présence, du visible et de l’invisible qui ont marqué et guidé les incessantes et toujours changeantes façons de produire des sémiophores. En commençant par l’intrusion de cet absent inaugural qu’a été Jésus dans ce qui est devenu, il y a longtemps et pour longtemps, la tradition occidentale, avec la mise en marche d’un nouvel ordre du temps. Une trace ineffaçable, inoubliable : la trace même.

Le patrimoine est une manière de vivre les césures, de les reconnaître et de les réduire, en repérant, en élisant, en produisant des sémiophores. Inscrit dans la longue durée de l’histoire occidentale, le dégagement de la notion a connu plusieurs états, toujours corrélés avec des temps forts de questionnement de l’ordre du temps. Le patrimoine est un recours pour temps de crise. S’il y a ainsi des moments du patrimoine, il serait illusoire de s’arrêter sur une acception unique du mot. Au long des siècles, des pratiques de type patrimonial dessinent des temps du patrimoine, qui correspondent à des manières d’articuler d’abord présent et passé, mais aussi, avec les remises en cause de la Révolution, le futur : présent, passé et futur.

Nous avons cerné quelques-unes de ces configurations temporelles. Quand Varron se consacre à recueillir par écrit les antiquités de Rome, il le fait parce qu’il est convaincu que la crise de la République risque de mettre en péril l’éternité de l’Urbs. Quand les humanistes de la Renaissance se donnent pour ambition la renovatio de Rome, leur « ferveur d’espérance » tournée vers le passé a pour destinataire premier leur présent. Tout en demeurant dans un ordre chrétien du temps, l’historia magistra peut être encore pleinement en charge, par le relais de l’exemple et de l’imitation. En réponse aux brisures révolutionnaires et à l’expérience traumatisante de l’accélération du temps, les révolutionnaires réussissent à formuler, en l’espace de quelques années, une proposition d’historia magistra renouvelée, où le temps devient un acteur. Passé et futur se trouvent reliés, mais la circulation ne peut se faire que par le sas du présent régénéré (la France de la liberté). Ce patrimoine moderne, il va revenir au 19e siècle de l’assumer, de le classer, de le restaurer, de le borner aussi en le reprenant dans le grand récit de l’histoire nationale : de la Restauration à la Troisième République. Avec le monument historique, celui que la loi de 1887 décrète d’intérêt national, nous entrons dans l’ère de la nation « accomplie ». Si le monument impressionne, puisqu’il est l’histoire, il n’invite pas le visiteur à l’identification.

Après les catastrophes du 20e siècle, les nombreuses déchirures, les fortes accélérations si perceptibles dans l’expérience du temps vécu, ni le surgissement de la mémoire ni celui du patrimoine ne sont finalement des surprises. La question pourrait même être : pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps ? Sûrement, parce qu’il y faut du temps, mais aussi parce que, plus tôt, on n’en a eu ni la possibilité ni le temps ? L’ordre du monde et du temps ne les rendait guère possibles. Il a fallu la réunion de toute une série de conditions, y compris générationnelles, rappelées en ouverture de cette traversée des temps. En revanche, ce qui distingue la poussée patrimoniale contemporaine des précédentes, c’est la rapidité de son extension, la multiplicité de ses manifestations et son caractère fortement présentiste, alors même que le présent a pris une extension inédite (il est sexagénaire). Nous en avons vu plusieurs signes. Le mémorial est préféré au monument ou ce dernier revient en mémorial, le passé attire plus que l’histoire ; la présence du passé, l’évocation et l’émotion l’emportent sur la prise de distance et la médiation ; la valorisation du local va de pair avec la recherche d’une « histoire à soi120 » ; enfin ce patrimoine est lui-même travaillé par l’accélération : il faut faire vite avant qu’il ne soit trop tard, avant que le soir ne tombe et qu’aujourd’hui n’ait complètement disparu.

Qu’elle se manifeste comme demande, s’affirme comme devoir ou se revendique comme droit, la mémoire vaut, dans le même mouvement, comme une réponse au présentisme et comme un symptôme de ce dernier. Il en va de même pour le patrimoine. Mais avec quelque chose en plus du point de vue de l’expérience et, finalement, de l’ordre du temps. La patrimonialisation de l’environnement, qui désigne l’extension probablement la plus massive et la plus neuve de la notion, ouvre indubitablement sur le futur ou sur de nouvelles interactions entre présent et futur. Ne sort-on pas alors du seul cercle du présent, puisque le souci de l’avenir se présente même comme la raison d’être de ce phénomène ? Sauf que ce futur n’est plus promesse ou « principe d’espérance », mais menace. Tel est le retournement. Une menace dont nous avons été les initiateurs et dont nous devons nous reconnaître, aujourd’hui à défaut d’hier déjà, comme les responsables. Ainsi interroger le patrimoine et ses régimes de temporalité nous a conduits, de manière inattendue, du passé au futur, mais un futur qui n’est plus à conquérir ou à faire advenir, sans hésiter, s’il le faut, à brutaliser le présent. Ce futur n’est plus un horizon lumineux vers lequel on marche, mais une ligne d’ombre que nous avons mise en mouvement vers nous, tandis que nous semblons piétiner l’aire du présent et ruminer un passé qui ne passe pas.