Carmen

 

Carmen est souriante, bavarde sans excès, curieuse mais pas indiscrète. Mais je ne suis pas dupe. En bonne journaliste, elle parle pour encourager les confidences, sait écouter, réagir au bon moment. Elle dirige l’interrogatoire comme elle conduit sa voiture, avec décontraction. Elle tourne fréquemment la tête dans ma direction, délaissant brièvement la route où s’écoule un trafic plutôt fluide : j’hésite à lui rendre son regard de peur qu’elle me devine, me perce à jour. Pourtant elle ne cesse de quémander un sourire, une réponse ou une réaction qu’elle guette derrière ses petites lunettes à montures argentées. Ces binocles lui font un regard sérieux, presque sévère qui contraste avec le croissant de lune de ses lèvres. Je n’ai pas envie de jouer les Pierrot et j’essaye de me replier dans un demi-sommeil. Peine perdue : Carmen investit ma quiétude, m’étourdit, m’irrite en douceur. C’est son métier d’apprendre et de savoir et je devine qu’elle parviendra à ses fins.

Hey Mathieu, t’as pas dormi à Longueuil ?

Je bougonne en me trémoussant sur le siège de skaï.

— Pas très bien, le canapé n’est pas trop confortable.

— Es-tu…triste ?

— Triste ? Pourquoi triste ?

À la vérité, je suis plutôt peiné d’avoir quitté Claire sans plus de cérémonie qu’un « Bon, ben, salut ! » qui annonçait mal que nos routes se séparaient à l’orée de ce matin brumeux et froid. Je repense à sa réaction : surprise, elle a caché sa déception et m’a souri, simplement, en se jetant contre moi. Espérait-elle me retenir ? Collés à ma poitrine, ses seins fermes ont réveillé en moi un sursaut de désir, une certaine frustration de l’avoir refusée. Je sens encore ses mains brûlantes palpant ma chemise quand elle m’a poussé dans un coin, l’envie soudaine d’être seul avec elle. Pourtant, je l’ai laissée se détacher. Elle est retournée s’allonger puis m’a ignoré comme si ce feu qui la consumait s’était subitement éteint. Elle faisait semblant de dormir tandis que je récupérais mon sac. J’ai encore sur la rétine le rougeoiement de sa tignasse qui réchauffait la grisaille de l’aube. Décidément, cette fille-là traîne avec elle un parfum de regrets, les siens dont elle ne parle pas et ceux des autres qu’elle a croisés, qu’elle attire et effraie.

— C’est à cause de Claire ?

Décidément, Carmen ne lâche jamais prise.

Le ton de ma réponse peine à dissimuler mon amertume.

— Pas vraiment, c’est à cause de toute cette histoire.

— Si tu me la contais, cette affaire-là

Évidemment, elle est au courant dans les grandes lignes, mais voilà, elle en attend bien plus ; donnant, donnant. Son réseau de relations, à commencer par son ex, contre mon histoire dans les moindres détails. À vrai dire, à part satisfaire sa curiosité, elle n’a pas grand-chose à gagner, sûrement pas un papier sur le petit Français qui vient chercher son grand frère égaré. Personne ne pleurera dans les chaumières !

Son silence à présent se fait plus pressant que ses questions. Je résiste encore un peu tandis que l’autoroute Décarie débouche d’un alignement triste d’immeubles tous semblables pour enjamber la rivière des Prairies, direction Laval.

— Maxime est mort il y a dix ans…

Seconde d’incompréhension.

— …Du moins je le croyais.

— Qu’est-ce qui te fait penser qu’il est vivant et s’est installé au Québec présentement ?

Je lui raconte le décès accidentel de mon père, un soir, sur une route de Bretagne, la mort de Mamie, la carte postale avec le timbre mystérieux et une partie de ce que m’a raconté Tante Odette. Tout ce qui a fait mon enfance aussi : la chambre conservée en l’état, les autres meubles vendus à l’encan, cette présence constante de deux disparus qui ont hanté mon enfance solitaire. Je me rappelle cette mère perdue dans son deuil, sa douleur dissimulée dans la fumée des blondes et la blondeur des alcools, ses ardeurs à se détruire, sans succès. Et puis je lui parle de Mamie, sa force qui me donnait l’énergie d’avancer et ce vide que sa mort a creusé en moi. Dans tout cela il y a aussi Marion, comme une ombre, mais je ne parle pas d’elle parce que Carmen ne pourrait pas comprendre.

Ma conductrice plisse les yeux.

— En fait, c’est une énigme vieille de dix ans qui t’a amené ici… Tu n’a pas imaginé une couple de secondes que ton frère avait pu revenir en France incognito, voire même qu’il ne l’avait jamais quittée ? Ou qu’il s’était installé dans une autre province ?

— Maxime ne parlait pas anglais.

La remarque l’amuse.

Hey, mon doux, as-tu pensé que ton Maxime avait de bonnes raisons de l’apprendre ? En dix ans, il a même dû améliorer son accent !

Finaude, elle attend que je lui explique ces bonnes raisons, m’encourage d’une question générale.

— Tu m’as dit que Maxime s’était suicidé, enfin, qu’il avait sans doute simulé un suicide…

— Nous avions une résidence à Carnac, sur la côte, en Bretagne.

Je m’assure qu’elle a bien compris. Elle me rassure :

— Je sais où est la Bretagne et puis même, je comprends que c’est au bord de la mer…

J’imagine qu’elle en connaît bien plus long sur la France que moi sur le Québec où je peine à situer les villes, et le Canada dont je ne saurais replacer toutes les provinces. Je poursuis :

— Juste après l’accident, Maxime s’est enfui. Il a pris la direction de Carnac, a fracturé une fenêtre de la maison de famille. Il n’y a passé que quelques heures parce que la police suivait déjà sa piste. Il a volé une barque et a pris la mer. On a retrouvé le canot à la dérive avec son blouson et son portefeuille à l’intérieur. Un peu de son sang aussi, enfin du même groupe. La gendarmerie a conclu à un suicide et ils ont cessé de le rechercher. On n’a jamais retrouvé son corps… J’imagine que c’est chose courante ; c’est grand la mer.

— Et pourquoi ? Se sentait-il responsable de l’accident ? Avait-il du trouble avec la police ?

Nous y voilà. Évidemment, Carmen sait que Maxime n’était pas un saint, a compris que s’il a feint un suicide et a mis les voiles, c’est qu’il avait à craindre de la justice française. J’hésite pourtant à exhumer ce vieux drame qui a jeté une ombre épaisse et pesante sur la famille dix années durant, noirceur que j’avais ressentie sans jamais la comprendre et dont j’ai appris la réalité il y a peu. Mais ma conductrice abat son jeu :

— Si tu veux que je t’aide à chercher ton frère, il faudra me donner le maximum d’informations parce que chercher un simple marginal ou un fugitif, c’est pas tout à fait de même

Je n’ai pas eu le temps d’affûter mes arguments, d’habiller cette histoire d’une façade honorable. Depuis que Tante Odette a levé le voile sur ce passé douloureux, je sais que je ne poursuis pas un paumé. Je suis persuadé aussi que Maxime, tout révolté qu’il était, n’a pas tué Papa. Il l’a sans doute poussé à bout avec ses fugues à répétition, son goût pour l’alcool et le haschich, et ses rêves que les parents ne pouvaient pas comprendre. Pourtant, malgré mes certitudes, je décide de ne pas jouer avec Carmen et je lui expose les faits comme je les ai appris moi-même.

Je lui raconte que Maxime était un enfant difficile de dix ans mon aîné, mal dans sa peau et déjà connu des services de police, qu’à même pas 18 ans il trafiquait avec d’anciens tôlards qui se servaient de lui pour faire des « livraisons », que ces trafiquants le tenaient par l’entremise d’une petite amie aux mœurs douteuses au point que nos parents en perdaient le sommeil et la santé. Jusqu’à ce jour d’hiver…

Je n’ai pas de talents de conteur mais le récit semble néanmoins passionner Carmen qui, absorbée par mon histoire, évite de peu une grosse camionnette Ford déboulant sur la voie de gauche. Elle se reprend :

— Qu’est-ce qui a conduit la police à impliquer ton frère dans l’accident ? Crois-tu que c’était sa faute ?

Puis-je lui livrer sans fard les déductions que les enquêteurs ont tenté d’ériger en vérité ? Raconter à mon tour ce que j’ai appris de Tante Odette me tort les entrailles. C’est comme la naissance d’un enfant mort-né.

— Les flics prétendent que Maxime a poignardé Papa. Il avait une blessure au côté, provoquée par une lame pointue et coupante. J’ignore si la blessure a causé la mort, mais si Maxime a vraiment frappé Papa avec son couteau, cela a dû lui faire perdre le contrôle du véhicule. Même si le flanc gauche de la Renault 25 a volé en morceaux, cela ne pouvait provoquer une lésion si nette et si profonde à droite…

L’espace d’une seconde, j’imagine la douleur, la surprise, l’incompréhension, le sentiment de trahison aussi. Papa, comme son aîné fils, souffrait d’hémophilie légère. Ses coupures insignifiantes tournaient à la petite hémorragie. Une blessure profonde avait pu être mortelle. Je songe à ce couteau que Maxime exhibait parfois sous mon nez, faisant mine de m’embrocher en prenant un air si terrible que j’en faisais souvent des cauchemars. C’était le monde à l’envers, lui qui aurait dû craindre les armes blanches, bien plus que moi que la génétique avait épargné. Cette lame à cran d’arrêt qui s’ouvrait avec un claquement sec d’arme à feu m’impressionnait beaucoup. Deviner mes craintes amusait Maxime ; voir ma joie aussi lorsqu’il me donnait un bateau creusé dans une branche ou une balancelle construite par le simple assemblage de rameaux taillés. Cette arme était à double tranchant, comme cette personnalité fraternelle, à la fois rustre et agressive, protectrice et rassurante. Avec le temps et l’oubli des terreurs nocturnes, n’était restée que l’allégresse de ces petits présents futiles qui valaient tous les cadeaux de Noël. J’ignorais alors que cette lame serait à l’origine de tant de drames.

— Ont-ils prouvé le meurtre ?

Carmen retrouve ses réflexes, conserve une vision pragmatique de l’affaire qu’elle découvre, analyse, vérifie. Je lui réponds que non, l’autopsie n’a pas permis de statuer. Maxime pouvait aussi bien avoir frappé que simplement menacé et enfoncé la lame au cours de l’accident, que la seule chose certaine était qu’il tenait l’arme dans sa main.

— Quand il s’est extrait du véhicule, il a pris appui sur le volant. Sa main y a laissé une trace de sang, avec ses empreintes. C’était le sang de Papa… Ce qui est certain, c’est que la police estimait que Maxime connaissait la portée de son geste. Il savait que Papa, comme lui-même, était hémophile. Mais on ne nous pas donné davantage de détails. Les enquêteurs n’étaient pas très bavards.

— Ici aussi, c’est souvent la même chose, on appelle ça le secret de l’enquête… murmure Carmen, les yeux rivés sur la route.

J’explique qu’en effet, tout était possible. Mon père n’était pas à jeun mais son alcoolémie n’atteignait pas le seuil légal. Rien ne pouvait expliquer la perte de contrôle en pleine ligne droite. Maxime était à bout, dans un perpétuel état de colère sourde qui ne demandait qu’à exploser. Avait-il joué au petit dur par bravade, pour ne pas perdre la face en revenant au logis comme un gamin turbulent ? Papa s’était-il énervé, en était-il venu aux mains, avait-il tenté de le maîtriser, perdant le contrôle du véhicule ? Tout cela est du domaine de la conjecture. Je crois qu’en réalité, l’assassin était la fatalité.

Carmen hoche gravement la tête, comme pour dire qu’elle accorde à Maxime le bénéfice du doute même si, d’une certaine manière, il est coupable. Coupable d’avoir poussé à bout Papa au point qu’il ait perdu le contrôle de son véhicule, coupable d’avoir miné la santé de ma mère, coupable d’avoir pourri mon enfance par son absence plus encore que par ses exploits. Coupable aussi d’avoir sorti ce couteau qui, chez un hémophile même léger, ne pouvait que causer une tragédie. Absent depuis si longtemps, il n’a jamais donné ni pris de nouvelles, jamais fait le moindre signe en dehors de cette carte qui ressemble à une bouteille à la mer. Je lui en veux aussi de cette énigme qu’il nous balance et Carmen le sent bien qui me demande :

— Pourquoi veux-tu le retrouver ? Si je comprends bien, il a surtout été une source d’ennuis pour tout le monde… Et en le dénichant, tu vas aussi lui causer des tas de problèmes. Crois-tu que ça changera le passé ?

Je lui jette un regard noir qu’elle évite en se concentrant sur le feu rouge, maintenant que nous avons quitté l’autoroute.

— Et ton frère ? Pourquoi s’occupe-t-il autant de Claire ?

Elle ne se trouble pas, laisse échapper un sourire un peu mélancolique.

— Parce qu’il est prêtre, c’est sa job. En plus de sa paroisse, il travaille comme prêtre de la rue.

— Pourquoi elle, et pas tous les autres paumés de Montréal ?

— Tu ne lui as pas demandé ?

À lui non, et il ne me l’a pas expliqué. Mais plein d’idées me sont passées par la tête, à commencer qu’il devait en pincer pour la petite rouquine. C’est peut-être aussi pour cela que je n’ai pas cherché à savoir.

— Je ne pose pas beaucoup de questions…

— Ça te gêne que je t’interroge ?

Je secoue la tête en signe de dénégation.

— Pas tant que c’est nécessaire.

— Tu ne m’as pas répondu…

Pourquoi je cherche mon frère ? À vrai dire, pour une raison pas très raisonnable.

— À cause de la carte postale.

— La carte ?

Carmen a souri, heureuse d’être surprise par cette réponse d’apparence si romantique, mais mon air désabusé ternit vite cette jolie fraîcheur qui rosit son visage.

— La carte, à part l’adresse et le timbre, elle était vierge. Ça m’a donné envie de savoir ce que Maxime aurait pu y écrire. Et puis savoir aussi pour l’hydravion, si c’est un hasard ou un message. Juste savoir, et rentrer chez moi.

Elle prend un air sérieux.

— Remplir les blancs dans les histoires, déchiffrer les messages codés, c’est un peu la raison pour laquelle je fais ce métier. Mais moi, je n’ai pas de grand frère en cavale, alors j’essaye de démêler toutes les chicanes des autres.

Nous sommes arrêtés devant une petite maison posée au milieu d’une pelouse drue sans fleurs ni arbustes. Du préfabriqué disgracieux, confortable et fonctionnel. Carmen me confirme que c’est chez elle et que j’y suis le bienvenu. L’intérieur, que son dépouillement rend spacieux, est assez clair et le seul luxe apparent est un immense canapé de cuir blanc qui accroche les reflets argentés du ciel. C’est net, bien rangé avec le seul désordre d’un bureau qui témoigne d’une vie professionnelle active. C’est là d’ailleurs que se concentre toute la vitalité de cette demeure : une énorme télévision et une bibliothèque qui occupe deux pans entiers de la pièce. Ça sent la cannelle et le gel douche. Dans la chambre que je devine derrière la porte entrebâillée, la couette sagement repoussée se languit dans ces nuits sans doute trop calmes. Car sans être très observateur, on devine qu’aucun homme ne fréquente cet intérieur de manière régulière. J’ai un peu l’impression de jouir d’un privilège lorsque Carmen me fait les honneurs des lieux.

— Si tu veux, tu peux rester le temps que je collecte quelques informations. Là, tu as la salle de bain et dans la buanderie, une machine à laver pour tes affaires. Et nettoie le lavabo après ton passage, parce que je haïs ça, trouver des poils collés dans la vasque !

Allusion à peine voilée à ma barbe de trois jours et à mes habits froissés qui me donnent l’impression d’appartenir encore un peu au monde de Claire. Car si Carmen est plutôt belle malgré sa trentaine avancée et ses petites lunettes sévères, j’ai toujours la tête squattée par la petite routarde qui, à l’heure qu’il est, a sans doute retrouvé la rue et ses dangers. J’espère qu’une bonne douche et des habits propres me permettront d’enfiler une autre peau.

— Je te prépare un café ?

Carmen se tient à la limite de la cuisine et me regarde avec un joli sourire. J’accepte et viens m’asseoir dans le coin-repas en la regardant s’activer. En fait de café, c’est de poudre soluble qu’il s’agit. Cela ne me gêne guère puisque le breuvage a meilleur goût que l’authentique café que l’on consomme ici au litre, sans crainte d’atteintes cardiaques. Elle se prépare une infusion puis s’assoit en face de moi et me regarde avec curiosité à travers la vapeur bleuâtre qui s’effiloche au-dessus de sa tasse, cherchant à percer le masque de barbe folle qui me grillage les joues. Je finis par lui demander :

— Tu fais ça souvent, accueillir chez toi des gens que tu ne connais pas ?

Petit silence. Je regarde ses longs doigts manucurés ; ceux de Claire étaient en deuil et rongés jusqu’à la racine. Carmen hausse les épaules.

À toutes les fois que Mario me le demande. Pas très souvent en fait…

— Tu ne sais pas grand-chose de moi…

— Tu m’as raconté l’essentiel.

— Et si j’avais dit n’importe quoi ?

— C’est le cas ?

Elle n’attend même pas ma réponse.

— J’aide Mario plus que je ne t’aide. En fait, c’est pour lui que je le fais. Il rêve de sauver le monde et essaye de rendre les choses plus belles autour de lui.

Curieuse fratrie que ce prêtre qui tente de garder d’ellemême cette fille paumée, et cette journaliste qui dissèque chaque jour petits et grands malheurs de l’univers.

— Avec Claire, il n’a pas choisi le plus facile… Il aime les challenges.

— Il ne fait pas ça par goût du record. C’est sa dette, du moins celle qu’il croit devoir payer.

— Sa dette ?

Elle repose sa tasse vide, attrape la mienne, se lève sans hâte puis me tourne le dos pour les rincer dans l’évier.

— Mario n’est pas un très bon prêtre.

— Pas un très bon prêtre ?

Elle parle au mur, comme si elle éprouvait de la honte ou de la tristesse.

— C’est lui qui le dit…

Je fronce les sourcils. J’ai un certain respect pour cet homme même s’il s’est mis entre Claire et moi pour je ne sais quelle bonne ou mauvaise raison. Peut-être est-il tout simplement plus proche des hommes que de Dieu.

— C’est à cause de la sœur de Claire, c’est pour ça qu’il n’est pas un bon prêtre ?

Carmen me regarde enfin, mais c’est pour me désigner une pièce au fond du couloir ; elle ne m’en dira pas plus.

— La chambre d’amis est par là.

Je me sens soudain bien ordinaire avec ce problème de frère fantôme que je m’essaye à retrouver sans trop d’espoir d’y parvenir. Il y a, de Claire à Mario, tant de désespoir et de douleur. Je repense aussi à Marion que j’ai blessée. J’ai débarrassé mes affaires de la petite chambre alors qu’elle était partie en cours. À l’enterrement de Mamie, elle me dévisageait sans cesse alors que je ne lui ai pas accordé un seul regard, comme si, entre nous, il y avait un autre passif que cet abandon. Je me suis comporté en pur salaud. Pire encore, je me suis trouvé une justification. C’est sans doute cela qu’on appelle la mauvaise conscience.

Je me lève et je vais regarder par la fenêtre. De rares véhicules sillonnent la petite rue au goudron martyrisé par les alternances de gel et de redoux. Je ne distingue souvent que des phares et une vague forme mouvante derrière les taillis dénudés. Carmen s’est isolée et je l’entends qui parle au téléphone. Curieusement, son accent québécois s’accentue lorsqu’elle s’adresse à son correspondant. Son ton se fait à la fois enjôleur et tendu. Elle doit discuter de mon problème avec son « chum » qui travaille pour les services d’immigration. J’espère que ni l’un ni l’autre ne va se compromettre pour cet étranger que je suis et qui ne veut pas être redevable. Un peu tard pour les scrupules, c’est vrai, mais c’est aussi un peu la faute du curé qui m’a fait aider malgré moi pour m’éloigner de Claire. Carmen revient, triomphante, m’annonçant que Luc, cet ex avec qui elle est apparemment restée en bons termes, veut bien consulter les fichiers d’immigration du printemps 80. Mais son enthousiasme est tempéré.

— Le problème, c’est si ton frère n’est pas venu directement au Québec et qu’il est entré en fraude…

Mais elle se fait rassurante :

— Il a dit qu’il ne pense pas qu’il ait fait de détour parce que cela augmente le risque de se faire prendre en passant plusieurs frontières. Si on a retrouvé ses papiers et que la police n’a pas trace de sa sortie du territoire français, c’est qu’il a passé l’immigration sous une fausse identité. J’ai précisé qu’il avait des chums pas trop recommandables, qu’il pouvait obtenir des faux papiers…

J’ai blêmi. En divulguant la raison de mon voyage au Québec, je me suis ouvert des portes mais certaines donnent peut-être sur des chausse-trappes. Indirectement, j’ai mis dans la confidence un officier de l’immigration canadienne qui doit être tenu à une certaine déontologie. Peut-il m’aider sans trahir son serment ?

— Tu es sûre de ton chum ?

Piquée au vif, Carmen me jette un regard un peu froid.

— Je me fais pas beaucoup de vrais amis mais ceux que je garde sont ben fidèles et je peux compter dessus quand j’en ai besoin ! Inquiète-toi pas pour Luc, il dira rien et ça te causera pas de trouble. Va prendre une douche et repose-toi ; moi j’ai à faire.

Je me réveille dans la tiédeur d’un lit douillet, surpris par cette curieuse impression de flottement qui préside aux réveils paisibles. J’écoute distraitement le murmure de la radio. Il me faut quelques secondes pour réaliser où je suis et pour me redresser, incrédule. J’ai peut-être déposé mes affaires dans la chambre d’amis, mais c’est bien dans le lit de Carmen que je me retrouve. Mon hôtesse l’a déserté mais elle y a visiblement passé la nuit, elle aussi. J’ai donc, sans le savoir, dormi aux côtés de Carmen et j’ai ronflé comme un loir ! Car pour m’être assoupi, je n’ai pas fait les choses à moitié : j’ai passé plus de 18 heures dans les bras de Morphée… Je me demande combien de temps je les ai délaissés pour ceux de Carmen. Le pire est que je n’ai aucun souvenir de nos ébats, le vide absolu, pas même la vague mémoire de préliminaires !

Je m’assois sur le bord du lit qui s’adapte avec souplesse au moindre de mes mouvements, regarde le jour poindre à travers le voilage coloré des rideaux. Ça me revient, par bribes.

Après avoir confié à Carmen une photo de mon frère, j’ai mangé un morceau et bu la bière qu’elle m’avait proposée, un peu étonné de me retrouver seul maître de cette maison étrangère, abandonné en toute confiance par cette femme qui me connaît à peine. Je me suis rasé et j’ai pris une douche, longuement, m’abrutissant sous le jet chaud, les oreilles pleines du clapotement sonore de l’eau sur la surface de résine qui résonnait comme une grosse-caisse. Comme Carmen me l’avait demandé, j’ai pris garde à tout laisser propre et ordonné, puis j’ai entrepris une visite de la maison. Je me suis autorisé à entrer dans sa chambre dont la porte était ouverte ; le lieu m’a semblé bien moins personnel que le bureau débordant de livres, de documents divers, présidé par le cube d’un petit Macintosh sur un coin de sa table. Je ne me suis pas vraiment senti coupable d’indiscrétion en m’avançant dans la pièce alors même que je me suis arrêté sur le seuil de la salle de travail. Les nuits de Carmen avaient un parfum moins secret que celui de ses longues heures solitaires devant son écran ou ses pages blanches.

Vers 20 heures, on a sonné et je n’ai pas ouvert. J’ai perçu des rires, des cris puis des voix d’adultes qui ont ramené le silence. J’ai regardé par la fenêtre pour n’apercevoir que l’arrière-garde d’un groupe d’enfants. Plus tard, on a sonné de nouveau et, histoire d’en avoir le cœur net, j’ai entrouvert la porte : Dracula et le cadavre putréfié d’une jeune fille me dévisageaient avec ses orbites vides creusées dans le plastique moulé. Je leur ai jeté un regard si effrayé qu’ils ont rebroussé chemin précipitamment. Quelqu’un s’est excusé : « Venez-vous en donc les enfants, ça n’intéresse pas le Monsieur. Joyeux Halloween ! ». Je ne sais si quelqu’un d’autre a frappé plus tard parce que je suis allé m’étendre sur le lit de Carmen qui semblait confortable et là, j’ai essayé de tout oublier. Y compris le temps et les convenances. Et j’y suis resté.

J’écarte délicatement les doubles rideaux et je regarde par la fenêtre le paysage brumeux et indistinct. L’odeur et le mouvement me tirent de ma torpeur : du bacon grille dans la cuisine et Carmen déboule dans la chambre avec son teint frais et ses cheveux clairs un peu fous qui adoucissent les amandes amères de ses lunettes. Le grand sourire qu’elle affiche me met encore plus mal à l’aise.

— Qu’est ce que je fais là ?

Hey, j’comptais sur toi pour me l’expliquer !

Elle rit de bon cœur en voyant ma gêne.

— Tu tiens mal l’alcool pour un Français.

— Tu as dormi là ?

Évidemment, je connais déjà la réponse.

— Ben oui, c’est ma chambre, non ?

— J’y étais…

— Ça, j’ai vu. Tu ronflais comme une marmotte ! Mon matelas d’eau avait l’air à ton goût.

Je me souviens à présent : le grand lit dont j’ai testé le couchage et cette sensation particulière qui m’a incité à m’y allonger pour un court moment qui a duré la nuit entière.

— Je suis désolé.

— Pourquoi, parce que tu as dormi dans mon lit ?

Elle se joue de moi. Je suis en faute, en infériorité, plus seulement à la merci de l’aide qu’elle voudra bien m’accorder mais aussi parce que je suis en petite tenue, mes habits égarés sans doute dans la chambre où j’aurais dû dormir. Elle, devant moi, éclate de fraîcheur avec ses cheveux dénoués, son chemisier mauve et ce pantalon qui lui dessine des hanches appétissantes. J’essaie de me défendre :

— Je ne m’en suis pas aperçu !

— Je sais, et c’était mieux pour toi. Tu sais, je suis pas mauvaise en close-combat. J’sais me défendre !

Et elle me plante là en me criant que le déjeuner est prêt et qu’elle meurt de faim.

Je la rejoins bientôt car je suis affamé moi aussi.

Nous parlons peu. Carmen écoute attentivement le journal de Radio-Canada et grignote, laissant la moitié de son bacon et un toast sur le bord de son assiette. Une fois encore, je songe à Claire qui s’en ferait un repas. Elle me regarde engloutir mon déjeuner avec une sorte de fascination. Je me rends compte que, dans le silence qui s’est installé entre nous, je fais un bruit d’enfer. Je masque ma gêne par une question :

— C’était quoi ces gamins déguisés hier soir ?

— C’était Halloween…

Elle a prononcé Halloween en aspirant le « H » et dans sa bouche, ce mot ne m’est pas familier.

— Dans la nuit du 31 octobre, les enfants déguisés en monstres et en sorcières vont d’une porte à l’autre pour quémander des friandises, Trick or treat ! C’est une vieille fête païenne qui nous vient d’Irlande. Vous n’avez pas ça en France ?

Je secoue la tête. Elle se lève et range ses couverts dans le lave-vaisselle.

— Il est un peu plus de sept heures, je file au journal.

— Tu travailles aujourd’hui ?

Hey, comment crois-tu que je gagne ma vie ? As-tu entendu les infos ?

C’est vrai, le monde devient fou et je m’en moque. Bush a réuni son état-major et prépare l’opinion publique à une intervention armée. Saddam harangue ses troupes. Aucun de ces deux coqs ne lâchera prise.

— Crois-tu qu’on va avoir la guerre ?

— Non, je ne pense pas que ça nous atteindra si c’est ta question, mais les Irakiens l’auront, c’est bien certain. L’actualité s’emballe. Hier après-midi, j’ai travaillé pour toi et maintenant, c’est pour mon patron.

— Pour moi ?

Je dois avoir l’air parfaitement ahuri car elle éclate d’un rire sonore.

— Je ne t’en voudrai pas si tu débarrasses…

Je n’ai pas encore terminé mon repas lorsqu’elle revient et me balance une chemise à onglet qui chasse les miettes avec un claquement sourd. Je l’ouvre d’une main, posant sur Carmen un regard interrogateur. J’en tire une liasse photocopiée de l’épaisseur d’un doigt, couverte d’une liste de noms et de dates. Un second fascicule moins épais l’accompagne.

— Luc a sorti ça pour toi : la liste des passagers débarqués à Montréal et à Québec en provenance de Paris au cours du mois de janvier 1980. L’autre liste a été établie par l’immigration portuaire pour la même période. Si tu veux Toronto, ça sera plus difficile.

— Super…

Mais mon regard en dit long sur l’ampleur de la tâche qui m’attend car les lignes sont serrées et certains noms à peine lisible tant l’encre est éclaircie. Et que vais-je donc y chercher ? Maxime Duval, passager suspect ?

— Amuse-toi bien !

La porte se referme déjà sur le petit sas qui, en hiver, garantit l’intérieur du froid, me laissant un peu désemparé avec ma première piste : au milieu de tous ces noms, mon frère s’est peut-être glissé et c’est à moi de le débusquer. Je regarde tout de suite à Duval, ce qui me prend cinq bonnes minutes puisque les arrivants sont classés par ordre alphabétique et par jour d’arrivée. Ils sont là les Pascal, les André, les Florian mais de Maxime, aucun. Je feuillette la liasse : ça ressemble à un travail de bénédictin. Un peu découragé, je balance le tout dans les miettes, le temps de terminer mon déjeuner.

Tout en regardant le jour se lever, je me demande pourquoi Carmen se donne autant de mal pour moi qui ne lui suis rien. Pour son frère ? Il est apaisé depuis que j’ai mis les voiles. Pour mon charme irrésistible alors ? Je n’y crois guère parce qu’elle me regarde avec les yeux d’une mère, d’une amie peut-être et non ceux d’une amante. Pour mon histoire ? C’est vrai, ça pourrait faire un petit article sympa si j’arrive à mes fins… Évidemment, elle se doute que ce n’est pas possible puisque cela condamnerait Maxime à la fois comme meurtrier en fuite et comme émigrant clandestin. Pourtant, elle a l’occasion d’écrire l’histoire et, en bonne journaliste, elle ne va certainement pas la laisser filer. Penser que je ne suis peut-être qu’un instrument entre ses mains me contrarie. Et je ne sais trop comment, je renverse mon mug encore plein : ça éclabousse, ça coule, et la liste jaunit comme un papier trop vieux.

Je tempête mais le mal est fait, et l’éponge que je ne trouve pas ne pourra rien y changer. J’ai là plus de cent pages mouillées à cœur, teintées de brun, à l’exception de quelques feuillets au centre en date du 19 janvier 1980. Je préserve les rescapés et tente de sauver les autres : ça colle et sur le papier translucide, les noms semblent se démultiplier à l’infini. Et puis, mortifié, je le remarque sur la page imbibée où la capillarité referme son piège, comme surligné par la blancheur éphémère de la cellulose : Halder Maxime, débarqué le 19 janvier. Halder, c’était le nom de Tiffany, la première petite amie de Maxime, qu’il aimait je crois, parce qu’à quinze ans il n’était pas tout à fait devenu ce petit loubard incontrôlable qui s’entichait d’une traînée. Je me souviens soudain des discussions entre mes parents, qu’elle aurait pu le stabiliser, lui éviter de verser dans la marginalité et que c’était vraiment trop bête qu’elle ait rompu mais que, de fait, ils la comprenaient. Trois ans après, ma mère en parlait encore et, sans savoir vraiment, mes huit ans me laissaient deviner que c’était grave ce trou qui s’était creusé dans le cœur de mon frère.

C’est presque trop de chance. Maxime Halder… Le 19 janvier, une semaine jour pour jour après l’accident. Signe du destin ou simple coïncidence ? Une semaine, le temps de disparaître, contacter des « amis », obtenir de faux papiers et un billet d’avion payés par la vente de bibelots – En quelques heures, il avait mis à sac la maison de Carnac, raflé du liquide et des bijoux de famille.

J’ai étalé la feuille à part sur le plan de travail comme on prendrait soin d’une relique. Les autres, je les ramasse dans le désordre où mon énervement les a précipitées. Je suis intimement persuadé que le hasard m’a mis sur la bonne voie. J’ignore bien sûr si en janvier 1980 la gendarmerie a fait une enquête, s’ils sont allés plus loin que le simple constat d’une barque volée retrouvée échouée dans une anse avec à son bord le portefeuille et les papiers de Maxime. Bien sûr, s’il projetait d’aller au Canada, c’était avec une nouvelle identité. Son nom pouvait être gravé sur le granit sans que cela ne l’inquiétât le moins du monde. Halder Maxime… Disparu le 13 janvier, supposé mort alors même qu’il filait vers Roissy. Evidemment, ce n’est qu’un nom d’emprunt qu’il a pu renier cent fois depuis, mais c’est quand même un début d’indice.

Je passe le reste de la journée à divaguer dans la maison, grignotant un reste de pizza que j’ai trouvé dans le réfrigérateur tout en compulsant mollement les listes de passagers. À quoi bon chercher davantage ?

Carmen me téléphone sur le coup des quatre heures.

— Je vais passer chez le dépanneur à moins que tu préfères une pizza…

Non merci, j’en ai encore le goût sur la langue.

— À propos, tu ne t’ennuies pas trop tout seul ? As-tu trouvé quelque chose ?

Je lui raconte ma découverte sans en détailler les circonstances : le massacre, elle le découvrira bien assez tôt.

— Es-tu certain ?

— Certain, non, mais c’est une piste sérieuse.

Je tente ma chance :

— On pourrait peut-être demander à Luc…

Un blanc.

— Ton chum, c’est bien Luc qu’il s’appelle…

— Mon ex-chum.

— J’ai une idée pour ce soir, on pourrait se faire un resto sympa tous les trois. Vous êtes mes invités. Après tout, je vous dois bien ça !

Elle accepte, un peu gênée parce qu’elle ignore jusqu’où ira la mansuétude de Luc.

— N’espère pas grand-chose de plus…

Ma réponse la rassure :

— Au point ou j’en suis, que veux-tu que je fasse ? J’ai une piste mais elle est froide.

Correct ! J’vais voir s’il est libre à soir.

Luc débarque alors que Carmen vient à peine de rentrer. C’est un assez bel homme au regard bleu profond dont les joues roses contrastent avec des tempes légèrement grisonnantes. Sa poignée de main est franche et il a un air ouvert, sympathique. Je craignais que ma présence dans cette maison n’excitât sa jalousie mais entre Carmen et lui, la séparation semble consommée. Ils se comportent plutôt comme deux vieux amis intimes, deux adultes responsables qui ont choisi de se manquer sans se faire souffrir.

— Alors Mathieu, Carmen m’a dit que c’est toi qui payes ?

Je souris en attrapant mon blouson.

— Où va-t-on ?

— Je propose « L’Ancestral » sur Saint-Martin Ouest.

Luc a lâché cette adresse avec un rictus malicieux. Carmen tique puis éclate de rire.

Es-tu fou, c’est dispendieux. Quand j’étais ta blonde, tu m’y as pas emmené une maudite seule fois !

Luc hausse les épaules et rit à son tour.

— Alors y a « La Flamberge », c’est du même bord mais c’est pas le même prix.

Finalement, nous échouons dans un chinois bon marché mais à la cuisine excellente et authentique.

En homme habitué à la sécurité et à la confidentialité, Luc parle de tout et de rien mais se dévoile peu. Il ne me questionne pas non plus et c’est Carmen qui finit par amener la discussion sur l’objet de mon voyage.

— Comment es-tu sûr que c’est lui ? Halder, c’est un nom plutôt courant.

— En France, pas spécialement, or ce Halder venait de Paris…

— Ou était de passage. Ce que j’ai fourni, c’est un listing d’arrivée, vol par vol en provenance des aéroports français.

Luc n’a pas levé les yeux de son assiette, comme s’il craignait que sa remarque ne me décourage, mais je m’entête :

— C’est le seul que j’ai trouvé.

— Tu veux dire le seul que le café a épargné !

Nous rions tous les trois de bon cœur et je m’abstiens d’y voir la main de Dieu, de peur de devoir croire aussi à l’enfer. Mon sourire finit par se ternir.

— Y a-t-il un moyen de retrouver sa trace ? Je veux dire après la sortie de l’aéroport.

— Son départ, il a été enregistré. Ça nous permet de détecter ceux qui restent plus longtemps que la loi ne les y autorise. Ton frère, s’il est réellement arrivé le 19 janvier sans visa de travail ou d’études, il devait avoir quitté le territoire le 19 juillet au plus tard.

— En tout cas, j’ai la preuve qu’il était encore là le 26 mars !

Je lui parle de la carte postale que Grand-Mère m’a confiée. Il demande à la voir et comme je l’ai dans mon blouson, je m’exécute. Il la regarde, pile et face.

— C’est son écriture ?

Je secoue la tête.

— Une carte sans texte envoyée par un inconnu, ça ne veut pas dire grand-chose.

— Au contraire ! C’est que ce qu’il aurait dû raconter ne peut pas s’écrire. C’est lui, j’en suis certain !

Mon ton passionné ne semble pas le convaincre. Je repique une tête vers les won-tons qui nagent dans le riche potage au poulet. Carmen plaide ma cause :

— Pourrais-tu nous dire si ce Maxime Halder a quitté le territoire ? Et pas seulement depuis Montréal ou Québec…

— Possible, si tu augmentes ma commission !

Je tente ma chance parce que je sens que s’il a beaucoup donné, Luc peut encore plus.

— Pourrais-tu savoir où il est allé et ce qu’il a fait à son arrivée ?

Cette fois, son visage se ferme.

— Ça, seules la SQ ou la GRC pourraient le dire, du moins s’il s’est rendu coupable d’une infraction, le service d’assurance sociale s’il s’y est inscrit et l’assurance chômage s’il l’a demandée, ce dont je doute. Ah si, il y a Revenu-Canada s’il a payé des impôts, ce dont je doute encore plus ! Dans tous les cas, ça va prendre une procédure de réquisition…. Je peux déclencher des recherches mais à mon niveau, il faudra que je justifie du bien-fondé de ces investigations et que j’en réfère à mes supérieurs. Inutile de te dire qu’il n’en est pas question. De plus, il a certainement changé de nom s’il est resté parce que nous l’aurions repéré lorsqu’il aurait demandé une carte d’assuré social ou un permis de conduire. À mon avis, ton frère, il a fait dans le faux du début à la fin, et en admettant qu’il soit toujours là, j’suis ben certain qu’il a soigneusement brouillé les pistes !

— Que suggères-tu ?

Carmen ne lâche pas le morceau. Elle s’est faite agressive et les deux tourtereaux que j’aurais cru, il n’y a pas deux minutes, tout prêts à roucouler en sont à se mesurer comme s’il allait se piocher du bec. Luc repique finalement vers son assiette et joue avec un reste de soupe. Nous nous interrompons alors que le plat suivant arrive et, après quelques remarques sur le parfum des épices et la couleur des légumes, l’officier d’immigration m’explique que ma meilleure chance est un détective privé – il en connaît plusieurs, fiables et pas trop chers – mais que l’affaire tournera sans doute aux alentours de deux ou trois-mille dollars. Évidemment, j’en resterai au prix d’un repas pour trois personnes arrosé de bière chinoise. Silence autour du bœuf au saté et des crevettes sauce piquante.

— C’était quoi sa job à ton frère ?

— Il ne travaillait pas, du moins pas de manière régulière, mais il aimait la mécanique, les motos, les voitures.

Inutile de préciser qu’il aimait surtout celles des autres. Les grosses cylindrées avaient ses faveurs, celles qu’il défonçait avec ses potes, pour le plaisir de la fauche, de la casse et du risque… Et puis la drogue aussi, et pas seulement la « marchandise » qu’il convoyait pour des « potes ». Mais l’herbe et la poudre se monnayent mal sur un CV. À 22 ans, Maxime avait déjà un comportement de caïd, même si ce n’était qu’une petite frappe qui logeait encore chez Papa-Maman. Cela bien sûr, je le tairai aussi, peu soucieux qu’on me demande pourquoi je tiens tant à ce frère si peu recommandable.

Lorsque vient le moment de payer, une certaine gêne s’est installée entre nous et je suis presque heureux d’avoir à sortir mon portefeuille pour m’occuper l’esprit et les mains. À tel point d’ailleurs que les oreilles me cuisent et que le rouge me monte aux joues lorsque je réalise que ma banane est vide : ne me reste qu’un vieux porte-monnaie tout gonflé de mitraille. Carmen a compris et sort sa carte de crédit pour héler la serveuse sans plus de cérémonie.

— Je te rembourserai, j’ai dû l’oublier chez toi…

Mais je sais qu’il n’en est rien. Je le mets toujours dans la ceinture de sûreté barrée par une fermeture Éclair. Pour couronner le tout, je m’aperçois que mon passeport s’est également envolé. Les sensations me reviennent comme des coups d’épingle : Claire pressée contre moi pour me dire au revoir, ses mains sur mon torse, sa poitrine agressive et son bassin qui se faisait provocant au point que je ne me suis pas inquiété de ses tâtonnements au niveau de mon ventre. À bien y songer, elle ne doit pas être si adroite que ça mais le désir qu’elle m’inspirait alors m’anesthésiait, pauvre imbécile transi ! Évidemment, elle m’a détroussé à dessein ou par habitude, parce qu’elle avait envie de me revoir ou qu’au contraire, je ne lui étais plus rien. On garde le meilleur, on jette le reste…

À la sortie du restaurant, je fais grise mine tandis que Carmen raconte mes déboires à Luc.

Inquiète-toi pas, il est peut-être tombé dans la chambre…

— Si c’est pas le cas, fais-toi enregistrer au consulat ; ça prend une couple de jours pour dupliquer un passeport.

En résumé, je suis coincé ici, sans le sous et incapable même de justifier de mon identité pour encaisser mes chèques de voyage ou aller toucher un mandat. À présent, est-ce que je vaux mieux que Claire ? Joli retour de bâton ! Je me sens humilié, d’abord parce que je me suis fait avoir comme un gamin mais aussi parce que cela me met à la merci de Carmen et de son ami : jusque-là, je demandais un service, à présent je réclame assistance sans rien pouvoir donner en retour. J’en veux à Claire pour s’être aussi légèrement jouée de moi. En même temps, cela me flatte lorsque je me plais à croire qu’elle m’a détroussé pour être certaine de me retenir. Pour le moment, c’est la colère qui prend le dessus et je n’ai guère envie de retourner à Montréal. Et puis elle a sans doute décampé : à ce que j’ai compris de Mario Ledoux, la belle fait seulement escale à Longueil pour se mettre à l’abri les soirs de tempête. Et encore, il semble que ce soit rarement de son plein gré !

De retour chez Carmen, un coup de téléphone chez son frère confirme mes craintes : Claire s’est volatilisée en fin de matinée. Quant à mon portefeuille et mon passeport, nulle trace dans la chambre, la salle de bain ou la cuisine. Je ne l’ai pas non plus égaré chez Mario. Heureusement, j’ai caché 200 dollars dans mon sac au cas où, mais il est clair que sans carte de crédit, je n’irai pas très loin. J’enrage et l’impuissance m’étouffe. Mon principal souci devrait être de retrouver mes papiers mais je me refuse à cette perte de temps : je tiens peut-être une piste et je ne la lâcherai pas. Tant pis pour Claire, tant pis pour moi.

Le téléphone me tire de ma torpeur. Le radio-réveil affiche 7:00. Depuis une heure déjà, je flotte entre deux eaux, affalé sur la couette superflue dans cette atmosphère surchauffée, fixant le crépi nu en face de moi, incapable de penser à autre chose qu’à mes papiers envolés. Je me décide enfin à rejoindre Carmen, déjà douchée et habillée. Elle adopte une pause nonchalante, les pieds sur son bureau, combiné téléphonique coincé entre oreille et épaule. En m’apercevant elle me sourit sans cesser de mordiller la branche de ses lunettes. C’est Luc sans doute, plus matinal encore, mais je renonce à deviner ce qu’il lui raconte.

En passant devant la chambre de mon hôtesse, je repère le lit défait, dans ce désordre inhabituel qui prouve qu’elle n’a pas passé la nuit seule. Curieusement, j’en éprouve du dépit et un peu de jalousie. Du dépit parce que j’ai l’impression que non contente de payer le restaurant à ma place, elle a payé de sa personne pour me venir en aide. Sans doute est-ce faux : elle avait envie de Luc, un bon moment sans ambiguïté, je ne suis pour rien dans l’affaire. Mais le simple fait d’envisager cette solution honteuse me hérisse le poil. Rageusement, je balance sur la table les cinquante dollars qui rembourseront largement Carmen avant de préparer un café digne de ce nom. Ce n’est pas trop dans mes habitudes de m’occuper du petit-déjeuner et cette bonne volonté apparente cache ma mauvaise humeur. Carmen s’en aperçoit et, sans mot dire, fait revenir des tranches de lard sur lesquelles elle casse adroitement deux œufs qui se mettent aussitôt à crépiter dans la graisse. Ce silence poli m’est encore plus insupportable.

— Tu manges ça tous les jours ?

Elle feint de ne pas remarquer mon ton agressif.

— Ça, les œufs-bacon ? Seulement quand j’ai un invité ou le dimanche pour le brunch si j’ai le temps. Tu n’aimes pas ?

Je me concentre sur les toasts tandis qu’elle grimace en buvant mon café trop fort qu’elle s’empresse de diluer. Elle me regarde par-dessus ses lunettes embuées.

— Luc a téléphoné…

— Il est déjà parti ?

Je regrette aussitôt la question perfide ; Carmen accepte de m’aider et moi je la rabroue. Après tout, elle est chez elle et fait ce qu’elle veut de sa vie. Elle ne semble pas s’en formaliser.

— Maxime Halder n’a pas quitté le Canada dans les délais prévus. Il n’a pas non plus demandé de permis de séjour, sous ce nom au moins… Pour ça de toutes façons, il fallait qu’il quitte le territoire.

Je n’en suis pas surpris mais ce n’est pas la preuve qu’il s’agit bien de mon frère. De nombreux étrangers doivent passer par le Canada pour tenter de pénétrer aux EtatsUnis dont les frontières aériennes sont plus surveillées que les routes secondaires. Peut-être n’est-ce qu’un de ces nombreux clandestins attirés par l’or de l’Oncle Sam.

— Luc est pas mal bon

— Tu le remercieras de ma part. Je sais qu’il ne peut pas en faire davantage.

Dans ma voix sonne le dépit et elle s’en amuse.

— Luc est pas mal bon parce qu’il a contacté la Sûreté du Québec, et il a mis dans le mille.

— Dans le mille ?

— Une patrouille de la SQ a verbalisé un certain Maxime Halder le 10 avril 1980 pour un excès de vitesse sur l’autoroute 10-Est et lui a infligé une amende de 135 dollars. L’auto était apparemment à son nom, une grosse minoune qu’il avait dû acheter pour moins de 500 dollars. Normalement, les policiers étaient supposés vérifier son identité puisqu’il était étranger, mais ils ne l’ont pas fait.

— Et après ?

— Après, sa trace se perd parce que ça n’était que partiellement informatisé à l’époque. Enfin, on sait quand même qu’il allait vers les Cantons de l’Est, Magog ou Sherbrooke. Sherbrooke sans doute parce qu’il y a des industries, une université et pas mal de travail autour. J’imagine que ton frère n’avait pas trouvé ce qu’il voulait à Montréal et qu’il recherchait une grande ville.

— Jamais entendu parler de Sherbrooke.

À vrai dire, le nom me dit vaguement quelque chose mais je ne me souviens plus si on m’en a parlé ou si je l’ai entraperçu sur les panneaux routiers. Carmen m’explique que c’est la troisième ville du Québec, pas loin de cent-mille habitants, et que si on en parle peu, c’est qu’elle est à l’écart de l’axe Montréal-Québec. Une grande ville à l’écart, cela devait parfaitement convenir à Maxime s’il était aux abois.

— Et puis c’est à moins d’une heure de la frontière américaine de Rock Island…

Un nouvel espoir m’envahit sans pour autant gommer l’angoisse de la fausse route. Tout semble trop facile : il y a trois jours, je frayais avec les marginaux de la basse ville et à présent, me voilà pris dans une recherche que je ne maîtrise pas et qui me met en contact avec la police par personnes interposées, moi qui suis sans papiers et presque sans ressources. Comment pourrai-je même me rendre à Sherbrooke ?

Carmen devine mes interrogations et prend un air désolé.

— Écoute Mathieu, je dois aller travailler et il y a de fortes chances que je rentre pas à maison ce soir.

Je la regarde, contrarié, pensant qu’elle va une fois encore payer ma dette auprès de son ex. Elle se méprend sur le pourquoi de cette soudaine anxiété.

Cool ! Je te mets pas à la porte, tu peux rester. Tu trouveras à manger dans le congélateur. Profite-en pour te reposer parce que ton Maxime, il est peut-être allé à Sherbrooke. Mais dis-toi bien qu’en dix ans, il a aussi bien pu traverser la terre entière et s’en retourner chez vous, en Europe.

Je ne sais quoi dire pour la remercier de son hospitalité, elle qui me connaît si peu sinon au travers de petits-déjeuners et d’une nuit passée côte à côte. Pour elle, je suis un Français qui mâchonne bruyamment et ronfle comme un sonneur. Elle a déjà terminé son repas et m’abandonne alors que je trempe mollement un toast dans mon café froid, le regard un peu vague.

— Je te laisse que deux jours. Lundi, on pourra aller à Sherbrooke.

Je me rembrunis.

— J’ai pas les moyens d’y aller et quand bien même j’irais, je ferai quoi là-bas ? J’ai pas de quoi louer une voiture, plus de permis ni aucun papier et je ne connais pas la région.

— Eh bien attends-moi. À deux, ce sera plus facile.

Je lui attrape la main et elle ne cherche pas à se dégager.

— Pourquoi tu fais ça Carmen ? Tu embêtes ton ami, tu te mets en quatre pour moi et tu me laisses ta maison sans savoir si je suis honnête.

— Tu l’es, tu cherches ton frère. J’ai eu des doutes jusqu’à ce qu’on retrouve sa trace en Estrie mais je pense définitivement que tu dis la vérité. Et vois-tu, cette vérité-là, je l’aime assez.

— Si tu rentres samedi, pourquoi ne pas partir dimanche ? Ça nous laisserait deux jours pleins.

Je rougis un peu de mon égoïsme. Évidemment, dimanche, Carmen compte bien se reposer. Cela ne m’avait pas effleuré l’esprit, moi qui me prélasse depuis deux jours. Difficile à admettre ; je piaffe déjà comme un cheval fou. La perspective de me retrouver seul et désœuvré m’angoisse. Je connais déjà par cœur cette maison sans âme, reflet d’une vie bien remplie creusée d’absences. Carmen ne semble pas s’en rendre compte ou alors elle s’en moque, estimant non sans raisons que je peux bien attendre deux jours avant de reprendre une piste vieille de 10 ans.

— Quand tu vas prendre une marche, laisse la clé sous le perron, c’est le meilleur moyen de ne pas la perdre. Si tu te retrouves à la porte, compte pas sur moi pour revenir, on ne pourra même pas me joindre.

— Compris, et je ne laisserai pas non plus de poils et de mousse à raser dans le lavabo !

Elle éclate de rire avant de m’abandonner devant les restes de mon petit-déjeuner, en slip et T-shirt, pas encore franchement réveillé. J’essaye d’intégrer les informations qu’elle me délivre en goutte à goutte, juste de quoi me retenir en son absence. En fait, elle espère bien que je n’irai nulle part faute de moyen de transport, de papiers et d’argent. Cette assurance me fait peur et je sens en elle comme un désir de jeu : elle n’a rien d’autre dans son existence qu’un travail qu’elle adore, un « chum » qu’elle regrette sans pour autant avoir le courage de le garder, et un Français un peu bizarre qui pour l’instant l’amuse tout en lui donnant bonne conscience, celle de rendre service à son propre frère. Je me demande jusqu’où ira sa mansuétude, sa bonne volonté, ce qu’elle attend vraiment de moi. Et moi, jusqu’à quel point accepterai-je la situation ?

La réponse me vient alors même que je tourne inutilement entre ces quatre murs blancs qu’elle ne s’est même pas donné la peine d’égayer d’une touche personnelle. J’ai allumé la télévision. Sur une chaîne musicale, Marjo, vêtue de noir pour affirmer son style de rockeuse, y chante la liberté.

On n’apprivoise pas les chats sauvages

Pas plus qu’on met en cage les oiseaux de la terre

Faut les laisser aller comme on les laisse venir au monde

Faut surtout les aimer, jamais chercher à les garder.1

Je repense à Claire ; cette chanson, je l’avais entendue lorsque nous dévalisions le dépanneur à Montréal. La liberté, c’est ce qui manque ici dans cette prison sans barreaux, habillée de blanc et noyée de senteurs de cannelle. Tout est propre, sage mais plus froid qu’un paysage de neige. Pour être libre, il faut avoir une vie, et Carmen n’en a d’autre que celle de journaliste. Elle me vient en aide, je le comprends soudain, parce que c’est pour elle la seule façon de se créer un « à côté », que c’est dans ses cordes de m’assister et qu’elle le fait pour me retenir comme on retient un chat par la gamelle. Et peut-être aussi parce que d’une certaine manière, elle aussi cherche son frère.

Dans l’entrée où je traîne, je déniche une carte routière : Sherbrooke est à 150 kilomètres de Montréal, autant dire deux heures d’ici, sur le versant occidental des Appalaches. L’autoroute des Cantons de l’Est y mène directement en longeant la frontière américaine. Un saut de puce dans un pays de titans. Ma décision est prise, je n’attendrai pas le retour de mon hôtesse.

Après une douche rapide, je rassemble mes affaires et je file. Sur le pas de la porte, j’hésite pris de soudains remords : partir sans un mot d’explication serait déloyal. Près du téléphone, je découvre un crayon et un calepin sur lequel Carmen a écrit son adresse et son numéro de téléphone. Surprise, son patronyme n’est pas Ledoux mais Simard… C’était sans doute écrit sur la boîte à lettres, mais je n’y ai pas prêté attention. Est-elle la demi-sœur de Mario ou alors…? Trop tard pour lui demander. C’est curieux qu’elle m’ait ainsi laissé ses coordonnées : était-ce au cas où je m’égarerais ou bien avait-elle prévu que je m’en irais en son absence ? Je griffonne une courte phrase de remerciements, lui laissant entendre que je ne veux pas l’ennuyer davantage – elle ne sera pas dupe. J’ajoute que je ne peux pas attendre pour aller à Sherbrooke. Je laisse la clé sous les marches avant de m’en aller d’un bon pas, le cœur allégé par cette décision.

Je suis vite en sueur car il fait incroyablement doux et il m’est difficile de croire qu’il y a trois jours à peine, l’hiver s’annonçait dans le froid et la neige fondante. Il me faut bientôt ralentir et ouvrir mon blouson, d’autant plus que je divague près d’une heure dans ces rues toutes semblables : rue du Magistrat, rue du Préfet, rue du Sénateur, avenue des Ambassadeurs ! La rue des Gouverneurs semble sortir du labyrinthe tandis qu’un gros camion me dépasse avant de s’immobiliser à vingt mètres de moi. Même si ce n’est qu’un tracteur dételé, il n’en est pas moins impressionnant avec son moteur surpuissant, ses déflecteurs et sa cabine arrière, le tout aussi rutilant qu’au sortir de l’usine. A mon passage, un homme se penche à la portière.

— As-tu perdu ta route ?

— J’essaie d’aller à Montréal.

— Si tu cherches à prendre la traile de travers, c’est correct. Monte donc, j’vais à Saint Hubert pour charger.

J’hésite un peu. Le type a l’air baraqué avec sa casquette rouge aux couleurs des Canadiens de Montréal. Sa chemise fleurie épouse les contours de ses pectoraux et gaine ses biceps gonflés, mais il semble plutôt amical. Il me donne même un coup de main pour hisser mon sac dans la cabine. De là-haut, le panorama rétrécit et le pays semble s’écraser avec ses maisons posées au hasard des pelouses sans limites bien définies.

Sans remorque, le tracteur a la pêche d’une voiture de sport et nous propulse vers l’autoroute au milieu des autos qui ressemblent à des jouets. L’homme dirige son camion avec souplesse mais fermeté, bien conscient qu’un écart de direction provoquerait un carnage. En un rien de temps, nous repassons la rivière des Prairies pour nous enfiler sur l’autoroute Décarie à moitié enterrée dans une zone urbaine de plus en plus dense à l’approche de Montréal.

À quelle place vas-tu ?

— Le plus loin possible, vers Sherbrooke.

Le chauffeur me jette un regard en coin.

— Sherbrooke, la ville ou la rue ? Parce que la rue, Chrême, on ne va pas tarder à la passer !

— La ville, dans les Cantons de l’Est.

— C’est sur ma route, je vais à East-Angus pour décharger pis j’retourne par Sherbrooke pour un nouveau chargement.

Victor Desjardins, comme les Caisses Populaires se plait-il à préciser, me raconte sa vie, ses petits enfants et ses camions – du moins ceux de son patron. Il les connaît tous, leur histoire, leurs avaries et leurs points faibles. Son bavardage couvre ainsi le grondement du moteur jusqu’aux entrepôts de Saint-Hubert où il nous attelle à une interminable remorque couverte de machines agricoles. Le départ vers Sherbrooke est plus poussif avec quelques dizaines de tonnes supplémentaires. Cela laisse à Victor le loisir de m’interroger longuement et de rire de mes expressions françaises, ce dont il ne se prive plus depuis qu’il sait que je ne suis ni Belge, ni Suisse.

— Comment dites-vous déjà pour stationner un char ?

— Garer sa voiture…

— C’est ça, garer, Ostie, ça a pas d’bon sens !

Un sujet en chasse un autre ; je me plaignais de Carmen mais Victor ne lui cède en rien.

Et pis, t’en viens-tu visiter le Québec ?

— « Visiter » des amis…

Il prend un air inspiré.

— C’est que c’est important, les amis !

Le panégyrique de toutes ses connaissances, chauffeurs, proches de la famille, membres de l’équipe de hockey locale et du club d’improvisation dont il fait partie nous mène jusqu’à Magog au rythme des « sacres » qu’il dispense à chaque phrase ou presque.

Sherbrooke, enfin. Victor me laisse en bordure de la rue King-Ouest qui, paraît-il, me mènera en centre-ville, et me salue d’un grand coup d’avertisseur. Moi qui n’avais entretenu que des rapports conflictuels avec les camionneurs, me voilà forcé de changer d’avis sur cette confrérie dont certains membres, à l’apparence pourtant peu avenante, consacrent leurs loisirs au théâtre de rue.

T’sé là, chauffer, c’est une job de réflexes et de décisions rapides, mais le reste du temps, t’as les idées qui te trottent dans la tête et c’est le fun de pouvoir les exprimer ! C’est pour ça que j’aime bien les tournois d’improvisation : j’extériorise !

Difficile exercice de broder en public sur un thème qu’on vous impose avec en tout et pour tout trois minutes pour s’inventer une nouvelle vie.

Je regarde disparaître le lourd véhicule et son conducteur, moitié rustre, moitié poète, le bénissant pour m’avoir fait ainsi gagner un temps précieux, vaguement inquiet aussi d’être dans l’arène avec guère plus de 150 dollars en poche.

Je hante la rue King, l’estomac dans les talons car il est plus de deux heures de l’après-midi. Un coup d’œil à la devanture des restaurants me dissuade de m’y attabler : c’est au-dessus de mes moyens. Je continue ma route vers le centre-ville, un centre d’ailleurs tout théorique puisqu’il est marqué par la voie ferrée qui coupe la rue King en tronçons Est et Ouest au point le plus bas de l’agglomération. Tout autour, des bâtiments de briques un peu austères et fort peu d’activité apparente. Je ne saurais dire si c’est l’approche de l’hiver qui engourdit le pays ou bien la récession dont on nous rebat les oreilles dans les médias : Sherbrooke ressemble à une petite ville de province endormie. On est bien loin de la métropole dynamique que je m’attendais à découvrir. Tout autour pullulent les propriétés à vendre et des sites abandonnés que nous avons croisés sur notre route.

Je longe la voie de chemin de fer jusqu’à l’avenue Galt avant de viser plein Ouest en direction de l’université où je trouverai peut-être le gîte et le couvert. J’ai encore dans la tête les souvenirs de la place Jussieu grouillante d’étudiants, la rue des écoles et ses cafés et la rue Monge où l’on trouvait toujours quelque chose à manger pour moins de vingt francs. Ici, c’est le grand vide dans ce pays où l’hiver qui s’annonce marque une pause. Il fait beau malgré quelques nuages grisâtres et la température doit friser les vingt degrés, si bien que je me dévêts rapidement. Cela n’allège pas mon sac qui me lacère les épaules et je dois m’arrêter à plusieurs reprises dans ces rues interminables.

Je demande mon chemin à un groupe d’ouvriers d’Hydro-Sherbrooke occupés à réparer un de ces gros transformateurs cylindriques qui fleurissent sur la tige des poteaux de bois, reliés entre eux par un réseau complexe de gros câbles noirauds. Les hommes m’ont indiqué le chemin du campus « Toujours tout dret pis sur ta gauche dans la montée, mais t’sé, y a la 8 et la 10 qui passent là ! », et je sens qu’il me regardent m’éloigner en « jasant » à propos de ce drôle de touriste qui refuse de prendre le bus. À vrai dire, je suis tout près et en coupant par les pelouses, j’y suis en moins de dix minutes, épuisé par la montée et un peu interloqué de découvrir de vastes espaces arborés où les feuillent dansent la sarabande.

J’interpelle un couple d’étudiants qui déambule en tenue de sport. Ils me dirigent vers un bâtiment en limite de campus où logent la coopérative étudiante et les « anciennes résidences », la cité universitaire du premier cycle. En attendant d’y trouver le gîte, j’achète un sandwich à la viande fumée que je dévore sans autre forme de procès, affalé sur l’un des bancs en bordure du bassin central. Je recrache précipitamment la « root beer » – de la bière de racines au goût de médicament – que j’avais choisie en croyant acheter de la vraie blonde. Personne n’est là pour en rire car je suis le seul à fréquenter les lieux, mis à part une jeune fille au regard triste qui file dès qu’elle me voit. Maintenant que je suis rassasié, la solitude me pèse à nouveau et les souvenirs affluent dans le désordre : difficile de gérer mon passé trop bien servi par une mémoire anarchique et incontrôlable. Je me lève et presse le pas pour me concentrer sur mon souffle afin d’oublier le sac trop lourd qui me scie les épaules et me casse de dos.

Je réserve une chambre à la cité universitaire, justifiant de mon identité avec ma carte d’étudiant que j’ai conservée fort à propos dans ma poche de blouson. Le prix, 17 dollars la nuit, est également attractif. Ce n’est pas le grand luxe – une pièce toute en longueur avec le strict nécessaire – mais c’est déjà bien. Je ne quitterai pas ces quelques mètres carrés de la soirée, grignotant une boîte de gâteaux secs en dévisageant mon reflet dans la glace au-dessus du lavabo, épuisé, aigri, ressassant comme un petit vieux des souvenirs inconfortables.

Ce soir, l’Amérique a un goût de fiel.


1. Chats sauvages, M. Maurin/Jean Millaire © 1986 Eds Musique Thesis, SDE.