Adieu ! Et que votre diligence prouve votre dévouement.
William Shakespeare (Hamlet)
— La tête, Mattheus ! Protège la tête !
Le capitaine Kassov pointa son épée vers le crâne de son neveu, un jeune homme bien découplé, aux cheveux bruns et au regard ardent. Dans la même seconde, tenant la dague effilée de la main gauche, il se fendit en diagonale vers la poitrine du garçon. Celui-ci abaissa sa garde avec un temps de retard. En duelliste accompli, Kassov retint son geste à l’instant de la blessure. Un coup difficile à parer pour l’adversaire et qui demandait encore plus d’habileté de la part de l’assaillant pour l’arrêter au bon moment.
— Le cœur, Mattheus, protège le cœur !
À cet instant lui revint à l’esprit le visage blême du jeune soldat ottoman qu’il avait fendu d’un coup de sabre au milieu d’un âpre combat. Il n’avait pas seize ans. Il revit les grands yeux incrédules de l’adolescent comprenant qu’il était en train de mourir. À qui devait-il en vouloir ? À lui-même ? À cette armée ennemie qui envoyait à l’assaut des recrues à peine sorties de l’enfance ? Cette image le hanterait à jamais et sans doute était-elle aussi un des motifs profonds qui le poussaient à former son neveu au métier des armes du mieux qu’il pouvait. Épées basses, Josef se détourna. Il abandonna pour un moment l’entraînement qui durait depuis plus d’une heure.
— Si tu n’accordes pas le moindre prix à ta vie, pense au moins à ton pourpoint. Il vaut plus de quinze thalers. Ce serait dommage de gâter la belle ouvrage d’un bon tailleur.
Beau joueur, Mattheus esquissa un sourire. D’un revers de manche, il épongea la transpiration qui perlait à son front. Puis il avala d’un trait le reste d’un cruchon d’eau posé sur un tabouret. Cela faisait trois jours que son oncle lui faisait subir un entraînement intensif. En ce mois de mars, le palais de Hradčany sortait peu à peu de son engourdissement hivernal, laissant aux jeunes hommes de la garde assez de loisir pour l’apprentissage et le perfectionnement des techniques de combat. À vrai dire, la passion croissante de l’empereur Rodolphe pour les recherches alchimiques laissait à chacun de longues périodes de loisir. Il arrivait qu’on ne vît pas le prince pendant des jours entiers. Il passait auprès de l’athanor et des cornues d’interminables heures à tenter de percer les secrets de la matière et de sa transmutation. Oscillant entre excitation et mélancolie, Sa Majesté se détournait de plus en plus des affaires du royaume. Les conseillers géraient à sa place les questions ordinaires tandis que son frère Mathias commençait à intriguer auprès de la famille de Habsbourg afin de l’éloigner du trône. Josef Kassov, quant à lui, sentait l’âge venir. Il aimait à penser que son neveu Mattheus possédait en germe toutes les qualités nécessaires pour lui succéder un jour. Il s’efforçait de les faire s’épanouir et donnait au jeune homme tous les atouts qu’il estimait utiles à établir sa bonne fortune de soldat et de loyal sujet.
Séparément ou par petits groupes, les autres hommes de la garde avaient à présent quitté la salle d’armes. S’avisant que Mattheus avait toujours son épée en main, Josef pivota brusquement sur lui-même et porta à son neveu un violent coup d’estoc. Cette fois, Mattheus eut un geste vif du poignet et bloqua l’attaque.
— Jolie parade ! lança une voix forte à travers la salle.
Josef et Mattheus s’interrompirent pour se tourner vers le nouvel arrivant. L’oncle se fendit d’un large sourire.
— Sergent Tokarev !
— Lieutenant Tokarev, corrigea l’arrivant.
— Félicitations, lieutenant. Quel bon vent vous amène ?
Tout en serrant la main de l’officier, Josef fit rapidement les présentations, expliquant brièvement à son neveu que Tokarev l’avait aidé par le passé lors d’une mission un peu délicate. Mattheus, intrigué par les paroles évasives de son oncle, détailla le nouveau venu. Grand, blond, le regard clair, il avait cette posture un peu raide des cavaliers. Une écharpe de soie ceignait sa brigandine de métal et de cuir. À voir sa carrure, on devinait qu’il savait se servir du sabre qui battait à son côté.
— Je crains que ce ne soit une bise particulièrement glaciale qui m’a conduit jusqu’à vous, capitaine, répondit Tokarev.
D’une petite bourse qui pendait à sa ceinture, il sortit une bague qu’il posa dans la main de Kassov.
— Voici dix jours de cela, lors d’une tournée d’inspection, une de nos patrouilles a trouvé dans la forêt un squelette aux trois quarts dévoré par les loups. Il était méconnaissable, mais il lui restait au doigt cette bague.
Mattheus s’était approché et avait reconnu le sceau officiel de la cour du Danemark. Il fronça les sourcils.
— J’ai déjà vu cette bague quelque part…
— Certainement, Mattheus, certainement. Ta mémoire ne te trompe pas.
Il y eut un silence, puis le jeune homme s’écria :
— Löwenhielm1 !
En quelques secondes, Mattheus avait reconstitué la vérité sur la conclusion du drame qui s’était déroulé deux ans plus tôt. Il se souvenait de la prétendue tournée de vérification des fortifications qui avait éloigné Kassov du château. Il imaginait à présent la poursuite de l’assassin par son oncle et, sans doute, le duel inévitable au cours duquel l’ambassadeur avait trouvé la mort.
— Vous ne m’avez rien dit, mon oncle ! s’exclama-t-il sur un ton de reproche.
— Il est des secrets qui ne se partagent pas, Mattheus. Je n’étais pas supposé me lancer sur les traces de ce monstre, encore moins le tuer.
Mattheus eut une pensée pour la jolie Katya, la première femme qu’il avait aimée, victime innocente des machinations du tortueux diplomate. Il avait appris, depuis, que Katya avait coutume d’accorder ses faveurs à qui les désirait et s’était consolé dans d’autres bras, mais sans jamais retrouver la fièvre de ce premier élan amoureux. Sans lui laisser le temps de réagir autrement, Josef Kassov prit Tokarev par les épaules et l’entraîna vers la sortie de la salle d’armes.
— Avez-vous fait votre rapport sur ce cadavre, lieutenant Tokarev ?
— Pas encore. Ce squelette est fort peu bavard. Cette bague est le seul élément d’identification en notre possession.
— Peu de chose… Pour ainsi dire, rien. Imaginons qu’une pie l’ait emportée…
— Une pie ? s’étonna Tokarev.
Josef lui sourit en hochant la tête.
— Une pie qui vous aurait offert en échange votre nomination au grade de capitaine…
Tokarev lui rendit son sourire.
— Il semble, capitaine, que votre version efface la mienne. Cela simplifiera mon rapport. Un voyageur inconnu, un malheureux attaqué par les loups, un drame banal, au fond.
— Tant de dangers rôdent dans nos vastes forêts !
Tout en parlant, Josef avait mis la bague dans sa poche. Il donna une tape amicale sur l’épaule de Tokarev.
— Vous devez être épuisé. Je vais vous conduire dans vos quartiers, puis nous dînerons chez moi. J’ai fait rentrer deux fûts d’une excellente bière allemande.
Avant de refermer la porte, il se tourna vers Mattheus qui ne savait plus quelle contenance prendre.
— Tu rangeras les armes, mon cher neveu. À tout à l’heure.
Dès que les deux officiers furent sortis, Mattheus, vexé d’avoir été tenu à l’écart de ce secret, se rua, l’épée à la main, sur un mannequin qu’il perça de part en part.
Michael Maier retira de l’athanor, avec un luxe de précautions, le vase qu’on appelait le Vaisseau chymique ou l’Œuf. Le bois du foyer s’était entièrement consumé et, tout au fond de l’énorme récipient de verre, ne subsistait plus qu’un résidu de poudre rougeâtre que Rodolphe de Habsbourg couvait des yeux. Après des nuits de veille et pas moins de trois semaines de combustion lente et régulière, le processus alchimique était parvenu à son terme. Et tandis que Maier tamisait soigneusement la poudre, le prince sentait monter en lui une formidable émotion : il allait désormais posséder la Pierre philosophale, celle qui ferait de lui non seulement un homme à la fortune inépuisable, mais lui donnerait santé et longévité ou, pourquoi pas, l’immortalité.
— Ainsi, Maier, nous avons réussi, murmura Rodolphe.
— Il faut encore vérifier que cette poudre possède bien les qualités espérées, majesté. Nous procéderons ce soir à une expérience de projection sur du plomb en fusion. Alors, nous verrons bien.
Rodolphe se pencha sur la soucoupe où rougeoyait la poudre à laquelle, ces dernières années, il avait consacré tant de ses jours et tant de ses nuits, au grand dam de ses conseillers et du reste de sa famille. Il se félicitait de n’avoir jamais pris épouse et d’être au moins débarrassé du devoir de procréer, se contentant d’assouvir ses désirs sur les femmes de sa cour les moins farouches, ou, plus souvent, sur ses servantes les plus jolies. Comme il se redressait, on frappa à la porte du cabinet. Le prince fit signe à Michael Maier d’aller ouvrir. Un majordome se tenait dans l’embrasure.
— Sa Majesté le prince est-il ici ?
— Oui, je suis là. Il est bien tôt pour me déranger !
— Vous avez une visite, majesté. Lady Margaret, duchesse de Dorchester.
Rodolphe se mordilla les poils de la barbe. Elle ne tombait pas si mal, cette intrigante. Il savait que la sulfureuse lady Dorchester avait récemment perdu son vieux mari, lequel ne l’avait, du reste, jamais empêchée de laisser libre cours à ses fantaisies érotiques dont lui-même, Rodolphe, avait été un des bénéficiaires. On prétendait même qu’elle s’était amusée avec le nain Jepp, le protégé de l’astronome Tycho Brahé, juste avant sa mort dans des circonstances dramatiques2. Rodolphe frissonna en se remémorant les journées tragiques qui avaient endeuillé le château de Prague puis, rajustant son pourpoint, sortit à la rencontre de sa visiteuse. Après toutes ces nuits de tension, un petit intermède sensuel avec la belle Anglaise n’était pas pour lui déplaire. Allait-il lui parler de la Pierre philosophale ?
La duchesse de Dorchester avait jeté négligemment sa cape de voyage sur le dos de son fauteuil. Confortablement installée devant le grand poêle de céramique d’où émanait la chaleur d’un feu bienfaisant, elle se remémorait les interrogatoires qui, après la mort étrange de Tycho Brahé, s’étaient succédé dans la grande pièce où on venait de l’introduire. Elle revoyait ce capitaine Kassov qui s’était montré si déplaisant mais qui, au bout du compte, avait réussi à démasquer l’assassin. La voyageuse avait troqué son vêtement d’homme contre une robe de cour. Un miroir posé sur une petite table lui renvoyait son image flatteuse : les traits fins, les yeux vifs et brillants, le visage blanc de céruse rehaussé, aux joues, d’un peu de rouge, une perruque impeccablement poudrée tombant délicatement sur sa fraise, elle correspondait exactement aux canons de beauté de son époque. Elle se sourit à elle-même. Certes, l’idée de la reine de faire venir Kassov à Londres comportait une part de risque. Il faudrait veiller à ce que l’enquêteur ne déborde pas des limites qu’on lui fixerait. Margaret, cependant, escomptait bien en tirer profit. Le sachant exilé dans un pays dont il ne maîtrisait ni la langue ni les usages, il serait à sa merci et servirait ses plans. L’homme était coriace mais elle se faisait fort de le manipuler, et cela d’autant plus facilement s’il était accompagné de son neveu, le joli Mattheus. Sans s’en rendre compte, lady Margaret passait une langue gourmande sur ses lèvres quand le prince Rodolphe fit irruption dans la salle. Il s’arrêta net en découvrant la duchesse dans la lueur dansante des chandelles, dont la pose alanguie et les deux petites fossettes creusées par le sourire exaltaient la beauté. Elle lui parut tout simplement irrésistible, et il n’avait du reste aucune intention de lui résister.
— Madame, quel honneur… commença-t-il.
— C’est à moi, prince, de louer l’honneur qui m’est fait d’être reçu par Votre Majesté, fit la belle Anglaise en s’inclinant devant Rodolphe. La bienséance m’eût imposé d’annoncer ma venue par quelque missive, mais l’urgence où j’étais m’en a empêché l’envoi.
— Êtes-vous en péril, madame ?
— Non, sire. Ce n’est point du secours que je viens mander auprès de Votre Majesté, mais plutôt une faveur que je la prie de m’accorder.
— Considérez, madame, qu’elle vous est déjà acquise.
Au seul ton de la voix de la duchesse, à son regard provocant qui ravivait le souvenir de leurs ébats passés, le prince Rodolphe avait compris qu’il n’aurait aucun mal à l’attirer dans ses appartements privés. Restait à savoir ce qu’il lui en coûterait exactement. Il se laissa tomber dans un fauteuil en face de son interlocutrice.
— Dites-moi le souci qui vous amène.
— Ce n’est point un souci, cher prince. C’est mon devoir à l’égard de ma reine. En un mot, voici : il s’agit de votre capitaine de la garde, Josef Kassov…
Remontant le long couloir qui menait aux appartements privés du prince Rodolphe, Josef Kassov s’attendait au pire. Allait-on l’envoyer aux confins du royaume mater un début de révolte ? Le prince, au contraire, allait-il lui demander de recruter quelques hommes supplémentaires pour la garde ? Depuis que les sciences occultes et la quête alchimique l’accaparaient, Rodolphe menait une politique au jour le jour, au gré de ses humeurs et de ses craintes plus ou moins fondées. Il se savait menacé par son frère, jaloux de son trône, et se croyait parfois environné d’espions et de traîtres. Certains jours de meilleur augure, parce qu’une servante aux appas avenants l’avait distrait de ses angoisses ou que son médecin alchimiste Maier lui prédisait des résultats à bref délai, il pouvait se montrer enjoué, plaisant, attentif aux gens qui l’entouraient et parfois même capable d’une bonne initiative. Cette nature, par trop ondoyante et incertaine, n’était pas pour rassurer le capitaine de la garde, et ce fut un homme inquiet qui se présenta à la porte du cabinet du prince. Un laquais le fit entrer et lui demanda de patienter. Par la haute fenêtre aux vitraux sertis de losanges de plomb, le vieux soldat pouvait voir jusqu’aux faubourgs de Prague. S’il devait refaire sa vie, choisirait-il à nouveau le métier des armes ? Il se rappela Angela, la charmante lingère qu’il avait aimée, elle était prête à l’épouser mais exigeait qu’il abandonnât l’armée. Elle avait même trouvé une auberge à reprendre à Klatovy, non loin de la frontière allemande. Mais non, il ne se voyait pas en train de servir des bières et de la viande rôtie à des clients de passage dont certains, de retour de la guerre, lui auraient raconté les batailles qu’il avait manquées. Angela avait épousé un brave paysan, et Kassov avait fait ses campagnes militaires. L’arrivée du prince le tira de ses pensées mélancoliques. Rodolphe n’était pas seul : une femme le suivait. Josef reconnut aussitôt la duchesse de Dorchester et se tint immédiatement sur la défensive. Lady Margaret le gratifia d’un sourire et d’un petit signe de tête. Toujours maîtresse d’elle-même, elle ne laissa rien paraître de la surprise que lui avait causée l’apparition de Kassov. Elle comprit à l’instant que l’impression de vieillesse qu’il lui avait donnée tenait en grande partie à la couleur de ses cheveux. Le sel l’emportait à présent de beaucoup sur le poivre. Deux ans à peine s’étaient écoulés depuis qu’elle avait quitté Prague. Peut-on vieillir en si peu de temps ? songeait-elle en s’inquiétant pour elle-même.
— Capitaine, commença Rodolphe, nous allons avoir besoin de vos services…
— … et de vos talents, ajouta, aimable, la courtisane anglaise.
— Voilà l’affaire qui requiert vos compétences : un crime a été commis à Londres, au fameux théâtre du Globe, pendant une pièce d’un certain William…
— William Shakespeare, majesté, notre plus grand auteur et directeur de la troupe protégée par le lord chambellan, poursuivit lady Dorchester. Deux comédiens ont été tués, mais nous avons quelques raisons de penser que l’assassin pourrait s’être trompé de cible. Peut-être visait-il deux invités de la reine. La situation est fort délicate, et Sa Majesté Élisabeth souhaite l’intervention d’un enquêteur extérieur. Et parfaitement discret.
— J’ai sur-le-champ pensé à vous, capitaine Kassov, mentit effrontément Rodolphe. Vous partirez demain, à la première heure. Je vais dicter une lettre pour notre chère cousine Élisabeth et, pour ce qui est de votre voyage, vous en réglerez le détail avec notre intendant Mühlstein.
Il n’était pas question de discuter. Josef s’inclina.
— Il va de soi que vous emmenez avec vous votre neveu Mattheus : un futur capitaine de ma garde se doit d’être informé des affaires de l’Europe.
La duchesse de Dorchester souriait modestement, mais ses yeux ne quittaient pas le visage de Kassov, avec la fixité d’un serpent épiant une mangouste.
Lord Dawson, commandant de la garde de Sa Majesté Élisabeth, vérifia sa tenue dans le grand miroir qui occupait un coin de son bureau. Il ne détestait pas, à l’occasion de ses enquêtes dans les bas-fonds de Londres, d’endosser la blouse d’un maçon ou la tunique d’un marchand de bière. Il jugeait que le travestissement faisait partie de son travail et mettait un point d’honneur à se conformer au modèle qu’il avait choisi, allant jusqu’à contrefaire les accents des différentes régions du pays ou même à parler le cant, l’argot des voleurs. Ainsi, quelques instants plus tard, nul ne prêta attention au charpentier qui quittait le palais de Whitehall par une issue de service et se mêlait, sous la bruine, à la population des rues avoisinantes. Des cris soudains l’alertèrent. Un mendiant en haillons courait à perdre haleine, serrant contre lui un grand drap blanc roulé en boule.
— Au voleur ! criait une femme. Il a volé mon linge !
L’homme arrivait sur lui. Dawson n’eut qu’à tendre la jambe et le voleur s’étala de tout son long dans une flaque de boue. Terrorisé, il se releva d’un bond, lâchant son butin que le capitaine récupéra. Il le tendit au sergent de ville qui s’était lancé à la poursuite du malandrin, lequel disparut aussitôt dans une ruelle voisine.
— Merci, monsieur. Par où est passé ce brigand ?
— Je n’y ai pas prêté garde. Mais je pense que madame sera heureuse de retrouver son drap. Elle en sera quitte pour une nouvelle lessive.
L’homme d’armes jeta autour de lui un regard déçu avant de se retourner vers la victime que la perspective de récupérer son bien avait calmée. Lord Dawson savait que le voleur venait d’échapper à la pendaison, au mieux à la mutilation. L’officier n’était pas un fervent défenseur des châtiments cruels auxquels s’exposaient les tire-laine et autres coupe-jarrets, mais l’époque n’était pas à la clémence, et le climat délétère qu’entretenait la menace toujours présente d’un complot catholique n’arrangeait pas les choses. Déjà, l’enseigne du Ye Olde Cheshire Cheese balançait ses couleurs au-dessus de sa tête. Dawson entra dans la pénombre et commanda une bière pâle et sans mousse qu’il se mit à siroter dans l’angle le plus obscur de la taverne. Quelques minutes plus tard, un homme au visage en lame de couteau s’installait près de lui. Lord Dawson fit glisser discrètement quelques pièces dans la main de son indicateur.
— As-tu eu vent du double meurtre du Globe ?
— Pas une oreille qui n’en ait capté la rumeur. On en parle jusqu’au fin fond de l’East End…
— Nous cherchons un homme de ta taille, portant une longue balafre en croix en travers de la joue. Il doit se terrer à Southwark, de l’autre côté du pont.
— C’est bien possible. On se bat souvent, par là-bas, et…
L’homme fit un geste en travers de son visage pour simuler un coup de couteau. Sans manifester la moindre impatience, Dawson tira encore quelques pièces de sa bourse. C’était le jeu, il le savait et ne s’en offusquait pas. L’indicateur fit disparaître les pièces au fond d’une poche et continua :
— Je serais vous, j’irais voir du côté des arènes des ours.
— Tu as un nom ?
— Un surnom, peut-être : Bear, Harry Bear3. C’est un soigneur. Il prétend qu’il s’est battu avec une lame, mais c’est un ours qui lui a fait sa belle gueule d’un coup de griffe. De lui ou de ses animaux, on ne sait plus trop qui est le plus brutal !
Lord Dawson leva sa chope mais, déjà, son interlocuteur s’était glissé le long du bar et poussait la porte de la rue où résonnaient les cris d’un porteur d’eau.
Depuis l’aube, le ciel essorait ses nuages au-dessus de Londres. Un crachin interminable persistait encore au milieu de l’après-midi. De retour au palais, lord Dawson avait troqué son déguisement d’homme du peuple contre un habit de cavalier. À présent, flanqué du sergent Barnes, un grand gaillard à l’épaisse barbe noire, il franchissait au pas de son cheval le grand pont sur la Tamise encombré d’une foule terne aux effluves de chien mouillé. Il ne lui avait pas semblé nécessaire de s’entourer d’une escorte. Surpris dans ses activités quotidiennes, le dénommé Harry Bear serait facile à arraisonner. Au pire, le personnel de l’arène prêterait main-forte. Dawson n’était pas pressé. Il préférait attendre pour agir que le public ait déserté les lieux. S’il avait quitté Whitehall de bonne heure, c’était pour un tout autre motif. La veille, à la demande de Shakespeare et après avoir récupéré les corps dans la maison du constable, il était intervenu auprès d’un pasteur de Southwark pour que les deux comédiens fussent ensevelis en terre chrétienne et non pas jetés dans une fosse anonyme, quelque part dans un pré communal. Au débouché du pont, les deux cavaliers bifurquèrent en direction de la petite église Saint James désormais vidée de ses statues et vouée au culte réformé. Aux alentours du sanctuaire s’étendait le jardin des morts : une simple prairie d’herbe rase hérissée çà et là de pierres aux inscriptions rongées de mousse, ou gravées de fraîche date. Barnes et Dawson immobilisèrent leurs montures sans mettre pied à terre à quelque distance d’un groupe rassemblé auprès d’une fosse récemment creusée. Le commandant de la garde reconnut la plupart des membres de la troupe du Globe. Attelée d’une mule aux côtes saillantes, une charrette stationnait à quelques pas du trou. Dawson s’étonna de son curieux chargement. C’était une sorte de meuble presque aussi large que long qui ressemblait davantage à un buffet qu’à un cercueil. Il comprit lorsqu’il vit le frère de Shakespeare, accompagné du marin français Postel et de deux autres hommes, s’emparer de cette étrange caisse et la porter jusqu’à la fosse. Ils la déposèrent sur l’herbe spongieuse puis ils ouvrirent les deux battants de ce qui était visiblement une armoire de théâtre. Deux énormes chrysalides blanchâtres apparurent à la lumière grise du jour. C’étaient les corps des malheureux Luke et Gauwyn, cousus chacun dans un suaire de toile grossière. Faute de pouvoir leur offrir des cercueils, leurs camarades n’avaient pas trouvé de moyen plus commode que cette armoire pour les faire voyager à l’abri de la pluie. Délicatement, ils firent glisser ces choses informes pareilles à des cocons monstrueux dans la fosse terreuse où les vers, bientôt, accompliraient leur sinistre métamorphose. Dawson esquissa un bref signe de croix où la superstition l’emportait certainement sur la piété. Il fit tourner bride à son cheval sans attendre la lecture des versets de la Bible ni l’oraison funèbre que Shakespeare allait prononcer en mémoire de ses compagnons. De toute façon, il avait vu ce qu’il voulait voir. Aucune personne étrangère à la troupe n’était venue assister à ces pauvres funérailles, aucun inconnu ne s’était glissé parmi les amis des comédiens et, par conséquent, personne qui pût être suspecté de leur assassinat. L’étau venait de se resserrer d’un cran de plus autour du seul Harry Bear.
Josef Kassov serra la main du capitaine Landrock et quitta le pont de l’Eistaucher pour regagner le quai. Il n’était à Hambourg que depuis la veille, accompagné de Mattheus et de lady Dorchester, mais déjà les préparatifs du voyage vers l’Angleterre étaient sur pied. Ils auraient droit à deux cabines sur le navire qui transportait des épices, du drap et de la vaisselle. L’une serait affectée à l’aristocrate anglaise ; il partagerait la seconde avec Mattheus. Andreas Landrock, le commandant du bateau, était un colosse calme et souriant, et les deux hommes s’étaient tout de suite entendus, même si le marin avait montré un peu de réticence à l’idée de transporter lady Margaret : les femmes avaient la réputation de porter malheur à bord. Les bagages étaient déjà embarqués, ils partiraient à l’aube du lendemain. La duchesse était restée se reposer à l’auberge, en compagnie de Mattheus à qui l’une des servantes faisait les yeux doux. Certain de n’être pas observé, Josef fit quelques pas sur le quai et sortit de sa veste de cuir la lettre qui accompagnait les documents officiels confiés par le prince Rodolphe à leur départ de Prague. Il la décacheta et reconnut l’écriture alambiquée du prince.
Capitaine Kassov,
Vous aurez certainement compris que, si j’ai accédé à la demande de Mme Dorchester, ce n’est pas pour manifester mon intérêt pour une sordide enquête de police, tournant de surcroît autour de la mort de deux saltimbanques. J’ai saisi au vol l’occasion d’envoyer, dans les meilleures conditions, un de mes hommes à la cour d’Angleterre. Nul doute que, si l’on vous confie des recherches délicates à Londres, vous serez à même d’en apprendre beaucoup sur les menées politiques de la reine Élisabeth, sur ses projets et sur l’état de son royaume. On parle de complots, d’agitations, et la question religieuse semble loin d’y être résolue. Vous avez toute ma confiance pour réunir le plus d’informations possible, et m’en faire un rapport détaillé, dès votre retour.
À vous revoir, capitaine, et que Dieu vous ait en sa sainte garde.
Rodolphe II de Habsbourg,
empereur du Saint Empire romain
germanique.
Kassov n’était pas dupe de la soudaine habileté politique de son souverain. La lettre, bien tournée, n’était qu’une façon de voiler la vérité : il s’était montré incapable de résister aux exigences de la trop séduisante lady Dorchester, et cela d’autant moins qu’elle avait cédé à ses désirs sensuels. Rodolphe n’était qu’un enfant capricieux perdu dans une forêt de mystères et de symboles qui lui brouillaient l’esprit. Il suffisait de satisfaire ses lubies immédiates pour le manipuler à son gré. Josef mit le feu à la lettre, s’en servit pour allumer sa pipe et laissa les cendres voleter jusqu’à l’eau noire. Ce rôle d’espion ne lui plaisait guère. Il reprit sa promenade le long des quais, curieux de voir les nouvelles fortifications de la ville.
Les seins d’Helga étaient plus appétissants que des brioches, plus soyeux qu’un satin et d’une blancheur plus irisée que celle de la nacre. Une fois son plaisir assouvi, Mattheus continuait d’un doigt rêveur à en caresser les aréoles rosées, puis à en titiller les tétons durcis pour les taquiner ensuite de la pointe de sa langue. La servante, alanguie, se laissait faire, murmurant parfois des mots en dialecte prussien qui ravissaient d’autant plus Mattheus qu’il ne les comprenait pas. La veille, après le repas du soir, leurs regards s’étaient rencontrés sans qu’ils eussent besoin de rien dire, leurs mains s’étaient frôlées et un peu plus tard, dans la chambre, leurs corps avaient exploré les sentiers frissonnants du plaisir.
Au bout d’un temps, rassasié, le jeune homme se leva, termina un pichet de bière posé sur la table et, machinalement, jeta un coup d’œil par la fenêtre donnant sur la rue. Son attention fut d’abord attirée par deux gamins qui s’amusaient à donner des coups de pied dans une pelote de chiffon. Ils s’écartèrent pour laisser passer une femme élégante. Agacée de devoir côtoyer ces pouilleux, celle-ci se drapa d’un geste vif dans les plis de son vêtement. Il fallut quelques secondes à Mattheus pour reconnaître, sous la capuche du manteau noir, le visage de la duchesse de Dorchester, que son oncle lui avait recommandé de ne pas perdre de vue.
— Par le diable ! s’exclama-t-il en se ruant sur ses chausses.
Sous les yeux étonnés d’Helga qui ne comprenait pas cette hâte soudaine, son amant d’une nuit s’habilla en une poignée de secondes et se précipita dehors. Les deux enfants avaient repris leur jeu. Mattheus courut jusqu’au bout de la rue et, par chance, aperçut lady Dorchester s’éloignant d’un pas rapide. Elle ne les avait pas informés de ce qu’elle eût quelque affaire à traiter en ville, et cette soudaine escapade ne laissait pas d’intriguer le jeune soldat. Tout à sa hâte, Mattheus n’avait pas remarqué le retour de son oncle qui arrivait près de l’auberge au moment où lui-même en sortait. Kassov fourra sa pipe dans sa poche et se mit à suivre son neveu. Ce petit manège à trois dura un moment. Ils approchaient du quartier des banquiers quand Mattheus se vit barrer la route par trois hommes armés. Sans un mot d’explication, ils dégainèrent leurs épées. Mattheus, par prudence, avait pris la sienne. Fort des dernières séances d’entraînement, il n’eut pas trop de mal à parer les premières attaques, mais il fut vite acculé contre une lourde porte cochère solidement fermée. Il se voyait perdu quand une tornade parut s’abattre sur ses assaillants. Le premier, touché au ventre, était tombé à genoux et vomissait du sang ; le deuxième tentait de résister à Kassov tandis que le dernier prenait la fuite, bientôt suivi par son compère. Mattheus poussa un soupir de soulagement pendant que son oncle se penchait sur le blessé. L’homme venait de perdre connaissance.
— On ne tirera rien de celui-là, conclut Josef.
— Vous êtes arrivé au bon moment, mon oncle. Le hasard fait bien les choses.
— Il n’y a pas de hasard : je te suivais depuis quelques minutes. Et toi, tu suivais la Dorchester.
Kassov regarda autour de lui : Dorchester avait disparu et il paraissait difficile de la retrouver dans le dédale de petites rues qui s’ouvraient à eux. De plus, un sergent de ville suivi de deux hallebardiers courait dans leur direction. Mattheus rengaina son épée.
— Et ces hommes qui m’ont attaqué, pensez-vous que…
— Il n’y a pas de hasard, te dis-je. Notre belle compagne n’avait pas envie qu’on la suive. Elle a sûrement assez d’accointance dans cette ville pour se prémunir contre les indiscrets.
— Vous pensez qu’elle a des complices à Hambourg ?
— Si elle le jugeait utile, elle embaucherait le diable. Méfie-toi de cette femme, Mattheus.
Il fallut ensuite s’expliquer auprès du sergent qui fit transporter le blessé dans un hospice. Après bien des discussions, oncle et neveu purent enfin regagner l’auberge. Au même moment, lady Dorchester présentait à un banquier italien ses lettres de change. Après quelques vérifications, l’homme vêtu d’un élégant velours noir sortit d’un coffre un sac d’écus en or, en compta cent et les confia à la jeune femme. L’espionne serra le magot dans un sac de cuir qu’elle glissa sous sa mante et s’éclipsa sans un mot.
Le pelage de l’ours était ruisselant de sang. Deux des chiens avaient lâché prise et se tenaient, grondant, près des palissades de l’arène. Le troisième avait enfoncé ses crocs dans le flanc du fauve et s’accrochait, malgré les coups de patte et les hurlements de la bête sauvage. Tout autour, les spectateurs mêlaient leurs cris à ceux de l’ours, et certains d’entre eux prenaient encore des paris : qui, des molosses ou du plantigrade, allait y laisser sa vie ? D’un geste vif, l’ours fit basculer le chien qui le mordait et ses griffes s’enfoncèrent dans le ventre du bull mastiff. Le dogue poussa un hurlement de douleur. Il roula à terre, à moitié éventré, et se traîna en geignant vers ses congénères, laissant dans le sable une large trace de sang. L’ours s’ébroua et, se redressant, parut doubler de volume. Il fixa les chiens, se remit sur ses quatre pattes et, avec une vitesse stupéfiante, se rua sur eux. De proie, il était devenu chasseur. Les deux bulls reculèrent, puis se mirent à tourner le long de la palissade. Le combat était terminé. Harry Bear ouvrit un panneau de bois et fit sortir les deux chiens survivants de l’enclos. L’ours, demeuré seul, se dandina tranquillement jusqu’au centre de l’arène où il s’assit et ferma les yeux. Les spectateurs qui avaient misé sur les chiens le huèrent, les autres, au contraire, lançaient en l’air leur couvre-chef. Un homme, au milieu de cette foule déchaînée, restait impassible. Vêtu d’une veste de cuir épais, une longue épée au côté, un pistolet passé dans la ceinture, lord Dawson fit un signe bref aux quatre soldats qu’il avait postés près des deux sorties par où, déjà, s’écoulaient les spectateurs repus de violence et de sang. Il ne resta plus bientôt que les employés de ce théâtre particulier. Harry Bear apparut dans l’arène, il portait une jarre de miel dont l’ours se saisit et qu’il avala goulûment. Bear, calmement, accrocha au collier de la bête une longue chaîne sur laquelle il se mit à tirer. L’ours protesta et ne consentit à bouger que lorsqu’il eut fini son pot. Alors il tomba à quatre pattes et suivit sans résister son soigneur. Dawson emprunta l’étroit passage qui menait aux cages situées sous les gradins. Il prit bien soin d’attendre que Bear eût verrouillé la cellule de l’ours avant de s’approcher.
— Monsieur Bear ?
L’homme se retourna, sur ses gardes. Dans un rayon de lumière qui passait entre deux planches, Dawson distingua la balafre qui lui déformait le visage. Le soigneur demeurait silencieux, mais son regard cherchait une issue.
— Au nom de la reine, monsieur Bear, je vous arrête pour le meurtre de deux comédiens au théâtre du Globe.
Il eut à peine le temps de terminer sa phrase que l’autre avait sorti un couteau et lui fonçait dessus. Le commandant de la garde avait anticipé le coup, il esquiva et sortit son épée mais, déjà, le dresseur s’était engouffré dans le passage qui menait dehors. Un instant, il se crut tiré d’affaire. Il n’eut pas le temps de voir le gourdin qui s’abattit sur sa tête et l’assomma tout net.
— Bien joué, Barnes, lança Dawson à l’adresse de son sergent. Emmenez-le à la Tour. Il a des choses à nous dire.
Le sergent chargea l’homme inanimé sur ses épaules. Tandis que la petite troupe s’éloignait, l’ours poussa un long cri de désespoir.