CHAPITRE 9

Le songe d’une nuit de printemps

Oh ! Quelle action insensée et sanglante !

William Shakespeare (Hamlet)

Les ultimes lueurs d’un feu mourant jetaient des reflets rouges sur la longue chevelure d’Anne Boleyn. Elle paraissait ainsi porter sur le front un écheveau mouvant de vipères ensanglantées. Dans l’obscurité de la chambre, ses yeux fixes brillaient d’un éclat maléfique. Du profond de la nuit lui vint une compagne, l’infortunée Marie Stuart dont le masque pâle et rigide dessinait près des lourds rideaux de la fenêtre comme une lune fantomatique. Et c’étaient bien deux spectres qui s’avançaient vers le lit de la reine, leurs têtes dans leurs mains. Terrorisée, Élisabeth les vit s’approcher jusqu’à toucher les tentures du baldaquin. Elle crut même, dans l’épais silence, au cœur des ténèbres, surprendre quelques paroles chuchotées qui parlaient de trahisons, de meurtres et de vengeances. Une main glacée lui plongea dans le ventre. La reine se redressa d’un coup dans son lit, réveillée en sursaut. Elle se recroquevilla sur son abdomen douloureux. Les spasmes avaient recommencé et lui tordaient les tripes. Elle se sentait encore engluée dans son cauchemar. Elle se souvint de ses discussions avec son devin John Dee, lorsqu’ils parlaient des songes :

— Que signifie donc l’apparition des défunts dans nos rêves ?

— Ils évoquent des regrets, majesté, des regrets ou des remords. On prétend aussi que, lorsque nous approchons du terme de notre existence, ils apparaissent pour nous dire qu’ils sont là, dans l’autre monde, prêts à nous accueillir.

Élisabeth frissonna : s’il existait un au-delà, elle ne souhaitait pas y être reçue par deux cadavres décapités dont l’un était celui de sa mère et l’autre celui de sa cousine qu’elle avait fait elle-même exécuter. À tâtons, elle trouva le cordon qui lui permettait d’appeler. Un instant plus tard, sa suivante Anne d’Exeter faisait son entrée dans la chambre, un chandelier à la main.

— De la lumière, je veux de la lumière !

La dame de compagnie se dépêcha d’allumer une dizaine de chandelles tout autour de la pièce.

— Que se passe-t-il, majesté ?

— Je vois des spectres, Anne, ils viennent me parler de l’histoire de l’Angleterre et de ma mort prochaine.

— Allons, ne dites pas cela. Le docteur Harrison vous examinera demain matin et…

— Faites-moi la grâce, ma chère, de ne pas me considérer déjà comme une vieille gâteuse. Je sens bien que cette maladie que je porte en moi ne me laissera pas de répit jusqu’à ce que j’aie quitté ce monde.

Ces quelques mots l’avaient déjà essoufflée. Elle prit sur elle pour continuer :

— Je ne veux plus rester à Whitehall. Dès demain, je désire m’installer au palais de Richmond. Je compte sur vous pour tout organiser.

Un nouvel élancement, plus violent que les précédents, lui arracha une grimace de douleur. Mme d’Exeter vint s’asseoir sur le bord du lit. La reine lui caressa doucement les cheveux, la nuque et les épaules.

— Vous allez devoir assister à un événement historique, ma chérie : la mort de la dernière des Tudor.

Elle esquissa un sourire.

— Maintenant, allez me chercher une infusion de sauge.

La jeune compagne d’Élisabeth se leva brusquement en détournant la tête. Elle voulait éviter à tout prix que sa souveraine la vît pleurer.

 

Olaf Guildenstern se versa le fond d’un pichet de bière qui datait de la veille et l’avala d’un trait avant de se tourner vers son compère qui terminait de boutonner son pourpoint devant un miroir.

— Tout de même, Frederick, c’est étrange qu’à cette heure du matin, on ne nous ait pas encore porté notre collation.

Rosencrantz allait répondre quand son attention fut attirée par un bruit métallique dans le couloir. Avec mille précautions, il alla entrouvrir la porte de leurs appartements. Un laquais traînait une lourde caisse vers un escalier où résonnait déjà un bruit de cavalcade. Deux autres suivaient, les bras chargés de linge de maison. Guildenstern vint regarder par-dessus l’épaule de son compagnon.

— Qu’est-ce que c’est que ce capharnaüm ?

Un majordome apparut qui donna des ordres aux laquais. Les deux ambassadeurs avaient surpris l’échange.

— Qu’en penses-tu, Frederick ?

— Il semble que la reine déménage à Richmond.

— Et nous ?

Rosencrantz referma la porte.

— Nous pourrions nous aussi abandonner ce palais, Olaf.

— J’avais la même idée.

— Laissons ici nos bagages, n’emportons que l’essentiel. Si on nous interroge, nous dirons que nous rejoignons la souveraine en sa nouvelle résidence.

— Splendide, Frederick, voilà qui est parlé. Dans quelques minutes, nous aurons enfin quitté cette maudite cour !

Les deux hommes remplirent à la hâte deux sacs de cuir de leurs documents les plus précieux et des effets indispensables. Vêtus de leurs manteaux de voyage, chapeaux enfoncés sur la tête, ils sortirent de leurs chambres d’un pas martial.

— Ayons l’air sûrs de nous, Olaf. C’est la meilleure façon d’inspirer confiance.

— Et puis, notre mission n’est-elle pas accomplie ? Toute reine qu’elle soit, Élisabeth n’a aucune raison de nous retenir près d’elle.

— Il est vrai que Sa Majesté en prend fort à son aise. Peut-on traiter les ambassadeurs du Danemark d’une façon aussi cavalière ?

S’étant ainsi rassurés l’un l’autre sur leur légitimité à fausser compagnie à la reine d’Angleterre, Rosencrantz et Guildenstern s’engagèrent dans le large escalier qui menait à l’une des sorties de Whitehall. Ils durent se ranger pour laisser passer deux domestiques portant une malle. Partout, c’était l’effervescence, les gens de la reine se démenaient de tous côtés. Femmes de chambre, gouvernantes et laquais emportaient vers les voitures quantité de vêtements, de vaisselle et d’ustensiles divers sous les ordres des majordomes. Dans cette foule agitée, les deux fuyards passaient inaperçus. Débouchant dans l’antichambre qui donnait sur l’une des cours à l’arrière du château, ils s’immobilisèrent, tétanisés par l’apparition de trois gardes armés surveillant le va-et-vient du déménagement. Leur enthousiasme baissa d’un cran devant cette présence armée.

— Penses-tu qu’ils vont nous laisser passer, Frederick ? murmura Guildenstern à l’oreille de son ami.

 Fortuna audaces juvat1 ! Allons-y.

Se cachant à demi derrière une jeune servante chargée d’une panière, les deux Danois étaient arrivés à quelques pas des soldats lorsqu’une voix familière les cloua sur place :

— Messieurs les ambassadeurs ! Vous voilà déjà prêts à nous suivre à Richmond ?

C’était sir Robert, tout sourire, sans doute satisfait de l’heureux dénouement des négociations. Rosencrantz décida de faire bonne figure.

— Eh bien, oui, nous sommes prêts. Quelle décision brutale de la part de la reine…

— Sa Majesté se trouve fort mal en point. Elle estime l’atmosphère de Richmond plus propice à sa santé, lui confia le ministre.

Il considéra les deux hommes, regarda autour d’eux et fronça les sourcils.

— Mais, Excellences… vos bagages ?

— Eh bien, justement, nous cherchions quelques bras disponibles pour s’occuper de leur transport, improvisa Guildenstern, épouvanté à l’idée de voir éventé leur projet de fuite.

— Je vous envoie quelqu’un. Le mieux serait de retourner à vos appartements pour veiller à ce que rien ne soit oublié.

— Bien sûr, sir Robert, bien sûr, acquiesça Guildenstern en prenant Rosencrantz par le bras pour l’entraîner vers l’escalier. Nous attendrons là-haut.

— Vous pouvez compter sur moi, Excellences.

 

Exécuté à partir d’un dessin au burin sur plaques de cuivre, le plan de Londres était une merveille de finesse et de précision. Trois mois plus tôt, lord Dawson en avait passé commande à un artiste réputé dans les miniatures. Afin que le plan fût le plus détaillé possible, le graveur avait travaillé sur deux plaques qu’il avait juxtaposées au tirage avec une habileté incomparable. Pas un pâté de maisons, pas une place, une venelle, un monument n’avait été oublié. Les relevés topographiques avaient nécessité plusieurs semaines d’un dur labeur, employant plus d’une dizaine de corps de métiers. Le résultat s’étalait sous la forme d’une feuille de trois pieds de long sur deux pieds six pouces de large. La plus belle image jamais réalisée d’une ville vue du ciel.

Dawson ne pouvait s’empêcher de la contempler rêveusement. Il y avait en lui quelque chose de l’homme de science se plaisant à interroger le mystère du monde et à en explorer les mécanismes. Devant ce plan merveilleux, il se prenait à songer qu’un jour, peut-être, la nature entière serait contenue dans des cartes et des plans. Un univers clair et lisible, une géographie ne laissant aucune place à l’incertitude. En serait-il jamais de même avec l’homme, cette créature incontrôlable que l’on disait faite à l’image divine ? Si seulement on pouvait cartographier l’invisible, peut-être pourrait-on prévenir le chaos ?

Dawson releva la tête de sur le plan et considéra les hommes qui l’entouraient. Il y avait là six sergents qui allaient encadrer l’opération, chacun épaulé par vingt hommes d’armes. Ces effectifs constituaient la police du palais qu’il avait lui-même mise en place. C’était un régiment autonome, indépendant de la garde royale et dont il avait recruté et formé chaque membre. À ces hommes totalement fiables s’ajoutait la troupe obscure des indicateurs qui sont la plaie incontournable de toute police.

— Messieurs, dit Dawson aux sergents, un exemplaire de ce plan a été tiré pour chacun de vous. Les déplacements à effectuer et les maisons à visiter sont indiqués pour chaque groupe. La liste des suspects que vous devez arrêter vous sera communiquée avant votre départ de Whitehall. Je vous demande d’agir avec rapidité et discrétion afin d’alerter le moins possible le voisinage. Interceptez tout individu qui tenterait de s’enfuir, même s’il ne figure pas sur votre liste. Utilisez la force si nécessaire, mais ne recourez à la violence qu’en cas de danger. Rappelez-vous que nous arrêtons des suspects. Il appartiendra ensuite à la justice de prouver leur culpabilité éventuelle.

Lord Dawson ne se faisait pas grande illusion sur le bénéfice de son coup de filet pour ce qui concernait l’affaire en cours. Il avait peu de chances de découvrir l’assassin de Jacquot Postel parmi la cinquantaine de personnes qu’il allait arrêter. Cependant, l’état de santé de la reine s’étant subitement aggravé, il fallait de toute urgence paralyser les agitateurs catholiques susceptibles de fomenter une révolte.

Les sergents l’avaient écouté en silence. Ils avaient déjà débattu ensemble de leur mission dans ses moindres détails. Il leur restait à présent quelques heures pour étudier le plan avec leurs hommes d’armes. Dawson leur remit à chacun la carte méthodiquement pliée sous la forme d’un in-octavo facile à glisser dans la poche d’une veste.

Après leur départ, il se retrouva seul dans la salle des gardes et revint se pencher sur cette image de Londres qui le fascinait. Il regrettait que Kassov ne fût pas à ses côtés pour en parler avec lui. Ce retard prolongé du capitaine commençait d’ailleurs à l’inquiéter. Cela faisait au moins une heure qu’il aurait dû le rejoindre. Il se remit néanmoins à son travail en recopiant les listes des suspects destinées à chacun de ses lieutenants.

Un coup frappé à la porte l’interrompit dans ses écritures. C’était lady Dorchester qui venait aux nouvelles.

— Ainsi, monsieur Dawson, vous ne nous accompagnez pas à Richmond ?

— Rassurez-vous, milady, je vais continuer à veiller à la sécurité de notre souveraine. Mais je préfère conserver mon bureau à Whitehall, il est plus central. En outre, je ne tiens pas à transporter mes dossiers. Et puis j’ai mes habitudes ici.

Il agita devant lui une feuille pour en faire sécher l’encre.

— Vous avez terminé ?

— Voilà les listes des suspects.

— Vous comptez arrêter tous ces gens ?

— Seulement ceux dont les noms sont soulignés. Le reste est menu fretin. Nous devons montrer que nous sommes sur nos gardes, et calmer les plus excités des papistes.

Lord Dawson se leva et vint rejoindre l’espionne devant la cheminée.

— Je ne comprends pas que Josef Kassov et son neveu ne nous aient pas déjà rejoints, dit-il avec un soupir d’irritation. Nous devions nous voir à la première heure pour nous concerter sur la façon de procéder.

— Notre bonne ville de Londres possède des douceurs secrètes, ironisa lady Dorchester.

— Je vois mal le capitaine Kassov y céder. Lui et son neveu se sont beaucoup exposés durant cette enquête. Je m’en veux de ne pas les avoir hébergés ici, au palais.

— Allons, milord, ils sont de taille à se défendre… Si cela peut vous rassurer, j’irai m’enquérir d’eux avant de rejoindre Richmond.

Dawson jeta un regard à sa compagne. Elle portait une tenue de voyage toute simple, dont elle avait ouvert le col. Éclairée par les reflets dorés du feu, ses cheveux détachés roulant sur ses épaules découvertes, elle dégageait un charme que sa mise peu apprêtée ne faisait qu’exalter. Il ne put s’empêcher de penser qu’elle devait déployer un talent d’exception dans les jeux d’alcôve, mélange de douceur et de perversion, d’exigence et de soumission. Lady Dorchester avait senti le désir presque palpable du commandant de la garde. Elle estima rapidement ce que pouvait lui rapporter une liaison avec lui. On le disait incorruptible, mais elle savait qu’il avait des faiblesses pour la chair. Il avait même failli être disgracié quelques années plus tôt pour avoir serré de trop près une des demoiselles d’honneur de la reine. La plus gracieuse, car lord Dawson avait fort bon goût. Lorsque le complot qu’elle tramait serait couronné de succès, Dawson pourrait se révéler un allié précieux dans les moments de troubles qui allaient suivre la disparition d’Élisabeth. Elle se tourna vers lui mais, avant qu’elle eut pu articuler un mot, des coups furent frappés à la porte.

— Entrez ! cria Dawson en se retournant.

C’était un des officiers de la chambre de la reine.

— L’attelage de Sa Majesté est sur le départ, milord.

— J’arrive. De combien d’hommes d’escorte disposons-nous ?

— Douze, milord.

— Il m’en faut le double.

Dawson salua Dorchester et les deux hommes quittèrent la pièce. Dès que la porte fut refermée, écartant provisoirement de son esprit les images de luxure que lui avait inspirées le commandant de la garde, lady Dorchester se précipita vers la table sur laquelle il avait laissé les listes des suspects catholiques. Se saisissant d’une plume, elle se mit fiévreusement à les recopier.

 

Sur le fleuve, un vent irrégulier déchirait par à-coups les écharpes de brume.

— Hé ! John ! T’as vu ça ? Une barque avec personne dedans.

— C’est peut-être une barque fantôme ?

— Dis pas de bêtises, Timmy ! Faut l’agripper avant que le courant l’entraîne !

— Vite, John, passe-moi la gaffe !

C’était les voix de trois jeunes garçons en train de pêcher sur un petit embarcadère. Quand il les entendit, Josef redressa son buste ankylosé et cria vers eux :

— Aidez-moi ! Aidez-moi, s’il vous plaît !…

À la vue de cet homme aux yeux bandés jaillissant du fond du canot, les gamins eurent un mouvement de recul. Le plus jeune poussa un cri :

— C’est un fantôme ! J’vous l’avais dit !

Les remous agitaient la barque entre les piliers de l’embarcadère. Elle n’allait pas rester bloquée longtemps.

— Je ne suis pas un fantôme, cria Josef, et j’implore votre secours !

L’aîné des trois garçons, qui devait avoir une douzaine d’années, fut le premier à se remettre de sa frayeur. Il saisit la gaffe que tenait son voisin et crocheta le rebord de l’embarcation afin de l’immobiliser.

— Qu’est-ce que vous nous donnez si on vous aide ?

Josef leur eût volontiers offert une fortune s’il en avait eu les moyens.

— Je vous offre la barque, si vous m’en faites sortir ! Et je vous amène au théâtre si vous voulez bien me servir de guides…

Cette proposition plongea les gamins dans l’expectative. Tout en réfléchissant, l’aîné tira insensiblement l’embarcation vers la berge où s’étendait une plage de limon. La proposition lui semblait plutôt une bonne affaire. Quant au théâtre, ni lui ni les autres ne savaient exactement de quoi il s’agissait.

— C’est quoi, ce théâtre ? lança-t-il sur le ton de celui qui sait mener une négociation.

— C’est un lieu magique avec des fées, des amoureux, des combats à l’épée et toutes sortes d’apparitions merveilleuses.

— Il y a des choses qui se mangent, aussi ? demanda le plus jeune.

— Assurément ! répondit Josef, songeant aux gâteaux que vendait Maud Lester. Mais il faudra d’abord me conduire à Whitehall.

Les gamins échangèrent un regard, puis l’aîné reprit la parole avec le plus grand sérieux :

— C’est un marché raisonnable.

 

Josef avait deviné qu’il avait affaire à une fratrie. L’aîné, que les autres appelaient Timmy, avait saisi l’aviron au fond de la barque. Il godillait d’une main sûre au milieu de la Tamise, évitant avec adresse les caisses ou les branches d’arbres emportées par le courant et prenant garde à ne pas serrer de trop près les embarcations qu’ils croisaient. Il n’était pas rare, en effet, de voir un cuisinier balancer des détritus par-dessus bord, ou même un matelot vider un seau d’aisances dans le fleuve. De temps en temps, un nuage de brume les laissait seuls au milieu du courant. Le deuxième frère, John, s’était accroupi à l’avant de la barque et prétendait diriger la manœuvre. Enfin le plus jeune, Bobby, installé face à Josef, observait le vieux soldat avec curiosité.

— Dans combien de temps serons-nous près de Whitehall ? interrogea ce dernier.

— Le temps d’y aller, répondit Timmy, ce qui fit rigoler ses deux frères, avant d’ajouter : Mais ne comptez pas sur moi pour vous déposer près du palais, les pontons sont surveillés et je ne veux pas me retrouver à la Tour de Londres.

— Ils nous prendraient pour des comploteurs ! lança John depuis la proue.

Josef sourit à Bobby qui resta de marbre. Il fouilla dans les poches de sa veste. Ses ravisseurs lui avaient laissé sa bourse. Lorsqu’il l’exhiba, les yeux de Bobby se mirent à briller. Timmy avait lui aussi surpris le geste de Kassov.

— En plus de la barque, il va falloir nous payer la course, monsieur.

— Bien entendu, jeune homme. Et j’ai même l’intention de vous en demander une autre.

À l’avant, John se retourna et échangea un regard entendu avec son frère aîné.

— Ce sera cinq pence pour celle-ci, annonça Timmy.

Josef avait compris que, pour les enfants, c’était une somme considérable, voire exagérée. Il fit une grimace.

— Je pense que je n’ai pas le choix. Vous aurez vos cinq pence.

Une intense satisfaction se peignit sur le visage des gamins.

— C’est quoi, l’autre course ? demanda Bobby, qui suivait attentivement les échanges.

— C’est un peu plus compliqué. J’ai un ami qui est retenu à bord d’un bateau. Voilà, j’aimerais que vous le retrouviez.

— Un bateau ? Mais il n’y a que ça, ici, des bateaux ! s’exclama Timmy.

— Je peux vous aider : aux bruits que j’ai surpris quand j’avais les yeux bandés, j’ai compris que ce vaisseau avait mouillé non loin d’un chantier de taille de pierre. D’ailleurs, le rendez-vous qu’on m’a donné, c’est précisément sur ce chantier. C’est sans doute un bâtiment étranger, assez important.

Il y eut un silence. De nouveau, les deux aînés se concertèrent du regard.

— Ça va être drôlement difficile de trouver votre rafiot ! estima John.

— Oui, ça va nous prendre une bonne partie de la journée, surenchérit Timmy.

— Et on ne pourra même pas pêcher ! conclut Bobby.

— Je sais, je sais, j’y ai bien pensé, répondit Josef. Aussi, pour cette seconde mission, je vous propose huit pence.

— Dix ! cria Timmy.

Josef prit à dessein le temps de lisser ses moustaches. Il réprima un sourire en voyant les yeux des gamins braqués sur lui. Il finit par hocher tristement la tête, comme si on le dépouillait de ses dernières économies.

— Soit, va pour dix pence. Cinq tout de suite, et cinq quand vous aurez retrouvé le bateau.

Pour les trois enfants, c’était une sorte de pêche miraculeuse. Certains d’avoir fait une bonne affaire et même d’avoir quelque peu escroqué leur passager, ils se dépêchèrent de le débarquer en amont de Whitehall. Ils prirent leur argent en ouvrant de grands yeux avant de convenir d’un rendez-vous avec Josef.

— Le plus simple, c’est de passer au théâtre du Globe. Si je n’y suis pas, demandez à voir William Shakespeare. Lui saura où je suis.

— William Shakespeare ? Quel nom rigolo2 !

Les trois frères s’esclaffèrent.

— C’est là-bas qu’on trouve à manger ? demanda Bobby, visiblement plus intéressé par l’idée de se remplir le ventre plutôt que l’esprit.

— C’est là-bas, répondit Josef. Et en plus, vous pourrez voir le spectacle.

John aida Josef à descendre de la barque, puis les enfants repartirent aussitôt en faisant de grands signes à Kassov qui leur cria :

— Soyez prudents ! Ne vous faites pas remarquer !

Timmy lui répondit quelque chose qu’il ne comprit pas. La barque était déjà loin. Après avoir suivi un moment la rive de la Tamise, Kassov parvint devant l’une des entrées de Whitehall. À l’allure débonnaire des deux gardes qui surveillaient la grille, il comprit que quelque chose avait changé. En peu de mots, le sergent de permanence lui apprit que lord Dawson venait de partir à la tête de l’escorte qui accompagnait la reine au palais de Richmond.

— Savez-vous s’il repassera par ici ?

— C’est bien possible.

— Alors dites-lui que le capitaine Kassov l’attend au théâtre du Globe.

— Bien, mon capitaine.

Un instant plus tard, Josef s’engageait au milieu des encombrements du Pont de Londres, dans l’agitation de midi, afin de regagner la rive sud. Il ne cessait de penser à Mattheus. Il se jura de le tirer d’affaire, quitte à y laisser sa propre vie.

 

Cela faisait quelques minutes que lady Dorchester était descendue de cheval. Elle avait attaché sa monture, sur le quai, à l’une des bittes d’amarrage. Guy Fawkes ne tarda pas à paraître. Ce jour-là il était tête nue. Il portait les cheveux longs, attachés dans la nuque. Margaret lui remit immédiatement la liste de suspects catholiques qu’elle avait copiée dans le bureau de lord Dawson. L’homme la parcourut des yeux.

— Excellent travail, milady. Je constate avec inquiétude que beaucoup des nôtres sont déjà sous étroite surveillance.

— Qu’allez-vous décider ?

— Nous avons juste assez de temps pour prévenir la plupart de ces gens.

Lady Dorchester approuva. Tout homme d’action qu’il fût, Guy Fawkes ne se laissait jamais piéger par l’urgence. Margaret lui tendit le sac de voyage qu’elle dissimulait sous sa cape.

— Il y a là la collecte de nos amis de Hambourg. Conformément à nos accords, j’ai prélevé la part nécessaire pour nous assurer, au moment voulu, du concours de certains hommes de la garde royale.

— Êtes-vous sûre que Dawson ne soupçonne rien ? demanda Guy Fawkes en empoignant le sac.

— Absolument. Il sait que j’ai l’estime de la reine. Il me considère comme une alliée distante mais sûre. Faute de son amitié, je bénéficie de sa confiance. Les hommes qui font carrière dans la transparence ont du mal à imaginer la duplicité de leurs semblables. Chacun juge le monde à l’aune de soi-même, n’est-ce pas ?

Pour tout commentaire Guy Fawkes laissa échapper un grognement sourd. Il allait prendre congé, quand Dorchester le retint :

— Une dernière chose, que je vous prie de considérer comme une faveur : j’aimerais parler à notre prisonnier… Il s’agit d’une affaire personnelle dont la conclusion ne saurait souffrir un plus long délai.

Son interlocuteur parut un instant contrarié, mais chassa rapidement tout signe d’agacement sur son visage et hocha la tête.

— Soit… Concluez, madame, mais faites vite.

Il fit un signe à un matelot qui colla sa barque au bas d’une échelle fixée au quai. Lady Dorchester en descendit avec souplesse les échelons. Fawkes l’observait d’un œil glacial. Elle lui avait été fort utile pour infiltrer des milieux auxquels, sans elle, il n’aurait jamais eu accès. Son entregent d’espionne s’était aussi avéré un atout précieux auprès des banquiers étrangers. Mais à présent, elle devenait bien encombrante. Guy Fawkes ne se leurrait pas sur les visées personnelles de la duchesse. Il était assez subtil pour deviner qu’elle n’avait fait semblant d’épouser sa cause que pour parvenir à ses fins. Cette femme avait la trahison rivée au cœur. Rien ne l’intéressait qu’elle-même. Il allait être grand temps de s’en défaire. L’espionne prit place dans la barque près du matelot, Guy Fawkes fit un nouveau signe et l’embarcation s’éloigna. Elle disparut dans une nappe de brouillard. Alors il sortit son bonnet bleu de sa poche, le mit sur sa tête et se dirigea d’un pas vif vers la City.

 

Avant de l’enfermer, les deux hommes chargés de Mattheus l’avaient autorisé à soulager une envie pressante qui le tenaillait. Tout le temps de l’opération ils lui avaient maintenu un bras tordu dans le dos afin de prévenir toute tentative de fuite puis, son affaire terminée, ils avaient refait ses liens en les serrant encore davantage. C’est avec un certain remords que Mattheus songeait aux délicieuses bolées de cidre qu’il avait bues la veille à l’auberge. Bien qu’il n’ait rien avalé depuis, sa vessie semblait à nouveau le lui reprocher cruellement. Il se serait volontiers soulagé à même le plancher si seulement il avait pu ouvrir le haut de ses chausses. Mais on l’avait enfermé dans ce réduit, poignets liés dans le dos et les yeux bandés. Les geôliers avaient même rajouté des fers à l’une de ses chevilles. À force de tourner au bout de sa chaîne, il avait pu estimer vaguement les dimensions de sa prison : huit pieds de long sur quatre de large, environ, avec une porte basse sur un des côtés étroits, mais aucune fenêtre. Ce devait être une soute à provisions. Il avait fini par s’endormir, tant bien que mal, tassé sur lui-même.

Au réveil, en dépit de sa lèvre meurtrie, il avait crié plusieurs fois le nom de son oncle, mais un des geôliers, de l’autre côté de la porte, lui avait intimé l’ordre de se taire s’il ne voulait pas finir au fond de la Tamise. Il en avait conclu que Josef ne devait plus se trouver à bord. Les ravisseurs l’avaient-ils tué ? Cela lui paraissait peu probable. Ils se seraient aussi débarrassés de lui. Le plus vraisemblable était qu’ils devaient tous deux constituer une sorte de monnaie d’échange. Mais pour quel marché de crapules ? Contre qui ou contre quoi espérait-on les troquer ? Afin d’oublier les tiraillements de son bas-ventre, Mattheus s’efforçait de se concentrer sur cette énigme. À d’autres moments, il pensait à Helen. Elle devait imaginer qu’il s’était joué d’elle. Pire : qu’il l’avait oubliée dans les bras d’une autre… Cette idée le rendait infiniment plus malheureux que sa condition de rat blessé pris au piège. Bien davantage que de sa propre inquiétude, il souffrait de ne pouvoir consoler Helen du chagrin qu’elle devait éprouver. Que n’eût-il donné pour pouvoir lui envoyer un message lui disant : « N’aie crainte, j’accours ! » Il en voulait tout d’un coup à son oncle de l’avoir entraîné dans une pareille aventure. Et puis, l’instant d’après, il se disait que cette épreuve était le prix à payer pour l’immense bonheur d’aimer. Il était encore dans cette candeur de l’âge où l’on croit que les choses se méritent et que chaque bonheur a son prix.

Soudain, l’impérieuse nécessité de soulager sa vessie se fit intolérable, balayant l’amour et ses jolis tourments.

— Il faut que je pisse ! hurla-t-il de toutes ses forces.

Il y eut un silence de quelques secondes puis la porte s’ouvrit. Presque aussitôt, reconnaissable entre mille, un parfum de musc envahit la cellule.

— Lady Margaret ?

Un petit rire narquois lui répondit.

— Quel dommage, mon cher Mattheus, que vous ayez l’odorat plus fin que le jugement ! Et quel dommage que vous m’ayez méprisée à Whitehall comme votre oncle m’avait bafouée à Prague… Mais votre châtiment à tous les deux sera le prix de mon pardon. Je vous absous, Mattheus Kassov, dit lady Dorchester en passant son doigt ganté sur la lèvre ensanglantée du jeune homme.

Il se recula vivement.

— Que faites-vous ici, madame ?

— Je suis venue vous dire adieu, en souvenir de l’Eistaucher…

Au ton vibrant d’ironique arrogance de sa visiteuse, Mattheus comprit qu’il n’avait aucun secours à attendre de son côté. Il feignit l’indifférence.

— Vous nous quittez ?

— Non, mon ami, c’est vous qui allez partir. À jamais. Vous que j’aurai le plaisir de regretter un peu, et votre oncle dont la perte me ravit.

Mattheus serra les dents pour ne pas répondre au sarcasme. Lady Dorchester reprit :

— Je crois savoir que depuis quelque temps vous avez pris goût au théâtre ? Aussi suis-je venue vous raconter le dénouement de cette pièce où vous avez tenu un petit rôle assez plaisant, mais dont vous n’aurez pas le loisir de vivre le dernier acte… Souhaitez-vous le connaître ?

— J’ai plus envie de pisser, madame, que de vous entendre.

— Laissez-vous donc aller, mon cher. Pisser n’a jamais rendu sourd… Sachez donc qu’avant que ce jour ne s’achève, votre oncle va commettre l’irréparable dans le vain espoir de vous sauver. Il sera aussitôt arrêté et confondu comme traître et instigateur d’un complot contre la reine. Les conséquences de cet acte auront pour effet d’entraîner une guerre civile. Il y a fort à parier qu’Élisabeth sera morte avant, mais peu importe. Mes amis et moi-même avons tout organisé de longue date. Quand on allume un feu, il faut prévoir comment l’éteindre. Il ne restera plus ensuite qu’à régler les détails de mon couronnement. Voyez comme l’on peut, par le simple effet de la volonté, pallier les carences de la Providence !

Lady Dorchester marqua un temps dans l’attente d’une réaction de Mattheus. Mais celui-ci, dont elle ne pouvait voir le regard sous le bandeau, ne broncha pas. Irritée par l’apparente indifférence du jeune homme, elle ne sut pas résister à l’envie de le défier une dernière fois les yeux dans les yeux et lui arracha le bandeau.

— Eh bien, monsieur, que pensez-vous de ce théâtre-ci ? Ma pièce vous a-t-elle plu ? dit-elle en dardant son regard dans le sien.

— Infiniment, madame. Elle m’a soulagé de tout ce qui m’oppressait. Vous me pardonnerez de n’être pas en mesure d’applaudir, mais j’y pense fortement.

Margaret baissa les yeux. Une large flaque se répandait sous les bottes de Mattheus.

 

De retour dans leur salon de Whitehall, Olaf Guildenstern avait pris le chat blanc sur ses genoux. L’animal ronronnait.

— Tu vois, Frederick, personne n’est venu nous chercher. Nous allons rester prisonniers dans ce palais quand tout le monde sera parti, jusqu’à ce qu’on vienne nous y assassiner.

Rosencrantz, penché par la fenêtre, mesurait la distance qui les séparait du sol. Leurs appartements donnaient directement sur l’extérieur du palais, tout près de la Tamise d’où s’élevaient encore des bancs de brume.

— Je pense que nous pouvons y arriver, conclut-il.

— Ce chat est providentiel : il nous a montré le chemin de la liberté ! s’émerveilla Guildenstern en caressant l’animal.

Rosencrantz s’était précipité dans les chambres. On entendit tout un remue-ménage, puis il réapparut, les bras chargé des draps des lits.

— Aide-moi, Olaf !

Guildenstern repoussa à regret le chat qui lui lança un regard de reproche avant de sauter de ses genoux et de s’installer sur un coussin pour faire sa toilette. Les deux Danois déplièrent les draps et les attachèrent bout à bout. Ils vérifièrent la solidité des nœuds puis fixèrent une des extrémités de leur cordage improvisé au pied d’un des lits à baldaquin. Après avoir vérifié que l’énorme meuble ne bougerait pas sous leur poids, ils balancèrent l’autre bout du drap par la fenêtre.

— Par la malemort, s’écria Rosencrantz, il nous manque au moins dix pieds !

Il jeta un regard à son imposant compagnon et écarta aussitôt l’idée d’une quelconque acrobatie. Dans le couloir, on entendait régulièrement les échos du déménagement qui se terminait. L’ambassadeur ouvrit la porte de la chambre au moment où passait une jeune femme chargée d’une pile de linge. D’autorité, Rosencrantz s’approcha et s’empara d’une paire de draps.

— M. Guildenstern a été malade cette nuit, nous avons besoin de draps propres.

Et sans attendre la moindre réponse de la servante, il retourna dans la chambre dont il verrouilla la porte derrière lui.

— Tout de même, Frederick, pourquoi est-ce moi qui serais tombé malade ? protesta Guildenstern.

— Parce que moi, j’ai une santé de fer, Olaf. Déplie ces draps au lieu de me chercher une querelle idiote.

Déjà, il avait remonté le cordage trop court dont il balança l’extrémité aux pieds de son compagnon.

— Allez, finissons-en !

 

William Shakespeare avait décidé de faire voltiger dans les airs le personnage de Puck durant la majeure partie de ses scènes. Les machinistes avaient installé une poulie en déport au faîte du toit et laissé tomber une guinde à laquelle on avait attaché Simon Fairbanks. Mais malgré son harnachement, le pauvre comédien ne parvenait pas à contrôler ses courses aériennes. Au lieu de virevolter avec une grâce malicieuse, il ressemblait à un bourdon ivre se cognant dans tout ce qu’il rencontrait en poussant d’épouvantables jurons.

— Mille putes borgnes, Will ! hurla-t-il en essayant une fois de plus de contourner le toit de la scène sans y laisser un bras ou une jambe. Cette machinerie est un engin de torture !

À regret, Shakespeare dut admettre que Simon avait raison. Il fit un signe aux machinistes pour qu’ils démontent leur installation. Simon perdit brutalement de l’altitude.

— Hé ! Faites attention, bande d’ivrognes !

Accoudée à l’une des balustrades, Helen n’avait pu s’empêcher de rire. C’était la première fois depuis la disparition de Mattheus que, pour quelques secondes, elle oubliait son inquiétude. Elle sursauta en découvrant Josef Kassov traversant l’espace réservé aux spectateurs pour s’approcher de la scène. Dévalant les marches des galeries, elle se précipita sur lui.

— Monsieur Kassov… Où est Mattheus ?

Josef sentit toute l’angoisse de la jeune femme qui n’avait même pas pris le temps de lui dire bonjour. Il eut un geste d’apaisement.

— Plus tard, Helen, plus tard. Il faut que je parle à M. Shakespeare.

Désespérée, la jeune fille se laissa tomber sur les marches qui menaient à la première rotonde.

Le front soucieux, arpentant le plateau, Shakespeare se demandait ce qu’il allait faire avec le personnage de Puck. Il s’arracha à ses réflexions en reconnaissant Kassov.

— Bien le bonjour, capitaine. Vous semblez fort préoccupé. Le fringant Mattheus n’est-il pas avec vous ?

— Y a-t-il un lieu où nous pouvons parler tranquillement ?

Le dramaturge comprit que la situation était grave. Il entraîna le capitaine dans les loges, à l’arrière de la scène, pendant que son frère Edmund aidait le pauvre Simon à quitter son harnachement. Il proposa un fauteuil à Kassov qui s’y laissa tomber en se massant l’épaule. En quelques phrases, il fit le résumé des derniers événements. Shakespeare paraissait profondément bouleversé.

— Je vais être franc avec vous, capitaine. Ne nous faisons pas d’illusion : ces gens ne libéreront jamais votre neveu. Si vous réalisez votre part du contrat, ils se débarrasseront de vous après avoir exécuté Mattheus.

— C’est aussi mon avis, hélas !

Il y eut un gémissement à la porte de la loge. Helen se tenait là, pâle, décomposée.

— Ce n’est pas possible, murmura-t-elle, ce n’est pas vrai…

Elle se jeta aux pieds de Kassov.

— Vous allez trouver un moyen de le délivrer, n’est-ce pas ? Je vous en supplie…

Kassov lui prit le bras et la fit se relever.

— Croyez-moi, Helen, je n’ai aucune intention d’abandonner Mattheus. Il faut d’abord identifier le navire sur lequel il est retenu.

— Et ensuite, qu’allez-vous faire ?

Elle n’avait pas terminé sa question que deux hommes apparaissaient dans l’embrasure de la porte, haletant, hors d’haleine. Le plus gros tendit les bras vers Shakespeare.

— William, cher William…

— Olaf ! Frederick ! s’exclama le grand Will en reconnaissant les deux Danois. Mais par le diable, que faites-vous ici ? Et dans quel état !

— Nous nous sommes échappés, affirma fièrement Frederick. La reine ne voulait pas nous laisser partir.

— Et vous n’avez rien trouvé de mieux que de vous réfugier dans mon théâtre, comme si je n’avais pas assez de difficultés avec les puritains, les espions, les catholiques et tous mes chers confrères ?

— Nous ne connaissons que vous, William, s’excusa piteusement Guildenstern.

Shakespeare hocha la tête, excédé. Puis peu à peu, son visage se détendit et il laissa même entrevoir un fin sourire. Il se tourna vers Josef, en lissant sa moustache de l’ongle du pouce.

— Capitaine Kassov, une idée m’est venue qui pourrait bien parachever votre plan.


1. « La fortune sourit aux audacieux. »

2. Depuis le vieil anglais, Shakespeare pourrait se traduire par « branle-pique ».