Introduction par Pierre Manent

La politique comme science
et comme souci

L’œuvre de Raymond Aron est comme la politique elle-même : apparemment simple d’accès et pourtant difficile à saisir dans son ressort dernier et dans ses fins ultimes.

Nous abordons la politique avec nos passions, que nous croyons généreuses, et nos opinions, que nous croyons éclairées. C’est ainsi que les citoyens des démocraties modernes procèdent spontanément, et Aron procéda ou commença lui-même ainsi. Parvenu à la vieillesse, il donna à ses Mémoires le sous-titre suivant : Cinquante ans de réflexion politique. Cela voulait dire en vérité : cinquante ans d’éducation politique. C’est que l’on n’est jamais un citoyen parfaitement éclairé. On n’est jamais entièrement au clair avec ses passions et ses opinions. Comprendre la politique, c’est donc une éducation, un exercice d’humanité jamais achevé, parce que l’expérience des actions et des paroles des hommes réserve toujours des surprises, et nous pose des questions auxquelles nous ne nous attendions pas. Aron scruta la vie politique avec une attention infatigable jusqu’à son dernier jour, parce qu’il ne pouvait prendre sa retraite du lieu où l’humanité fait l’épreuve d’elle-même.

Aron a évoqué lui-même ses années de formation avec assez de précision1. Il parvint à l’âge d’homme, ou ce qu’on appelle ainsi, à une époque où la politique européenne avait commencé à mettre en danger la civilisation européenne. Elle allait bientôt la conduire au bord de l’anéantissement. La première éducation qu’il avait reçue exprimait encore la confiance dans le progrès – le progrès de la société et de la culture qui paraissait un fait constatable aussi bien qu’un droit acquis. Même après la Grande Guerre, les disciplines intellectuelles régnantes en France traduisaient, chacune dans son langage, cette confiance dans le mouvement de la société et de l’esprit humains. Aron dut chercher sa voie contre des aînés aimés et estimés. Contre le pacifisme apolitique d’Alain, contre le progressisme idéaliste de Léon Brunschvicg, il mesura avec de plus en plus d’acuité nourrie d’anxiété combien le sort des hommes dépend de la manière dont ils conduisent leur vie politique. Si la Grande Guerre n’avait pas suffi à ébranler les certitudes des nombreux Français soucieux de reprendre, y compris ou d’abord intellectuellement, la vie d’avant, ce qui était en train de se passer de l’autre côté du Rhin fixa très vite l’attention d’Aron et mit en mouvement la recherche qui allait occuper sa vie.

En bien des sens, et comme il le dit lui-même, l’Allemagne fut le destin d’Aron. Entre 1930 et 1933, il y fit deux longs séjours, d’abord à Cologne, puis à Berlin. Cette Allemagne qu’il aimait, il la vit rejeter les principes élémentaires de la vie européenne. Dès son arrivée à Cologne, il éprouva le sentiment bouleversant que l’histoire s’était mise en marche vers le pire. C’est en Allemagne pourtant qu’il trouva les outils théoriques qui allaient lui permettre d’affronter intellectuellement les événements qui se précipitaient. Max Weber fut le héros de cette première maturité d’Aron. Il offrait à Aron sa curiosité infatigable, sa capacité à pénétrer les univers spirituels les plus différents, son souci de l’explication causale rigoureuse. Il lui offrait aussi ce qui manquait tellement à la plupart des sociologues français contemporains, le sens du conflit, du drame et souvent de la tragédie qu’est l’aventure humaine. Aron corrigerait plus tard ce qu’il y avait d’immodéré et d’imprudent dans la manière wébérienne de porter à leur paroxysme les oppositions, et parfois de voir des contradictions là où un esprit plus sobre ou un cœur plus serein aurait discerné des compatibilités ou au moins des tensions maîtrisables. Aron, par exemple, doutera plus tard que, selon un exemple frappant de Weber, les Fleurs du mal de Baudelaire soient belles parce qu’immorales2. Dans les années 1930 en tout cas, Aron trouva dans la sociologie allemande l’équipement intellectuel et pour une part aussi la Stimmung avec lesquels il traverserait les années noires.

C’est peu de temps avant la Seconde Guerre mondiale que les éducations française et allemande d’Aron trouvent leur aboutissement synthétique. Il soutient en 1938 sa thèse de philosophie : Introduction à la philosophie de l’histoire. Essai sur les limites de l’objectivité historique. Il n’est pas question ici de rendre compte de cette étude détaillée de la « condition historique » de l’homme. Disons seulement qu’Aron y parcourt les divers modes de présence, d’expérience et de connaissance du temps : de la connaissance de soi à la connaissance d’autrui, des divers univers spirituels dans lesquels l’individu se situe à la pluralité des perspectives qui s’offrent à lui comme acteur et comme spectateur, comme homme ordinaire et comme historien. Disons surtout que c’est pour rester fidèle à cette donnée plurielle de l’historicité humaine qu’Aron critique vivement l’évolutionnisme déterministe d’un côté, le relativisme historique de l’autre, deux stratégies opposées mais également ruineuses pour neutraliser ou abolir le caractère propre de la condition historique de l’homme et son tragique spécifique, qui est précisément que l’homme n’est ni le seigneur ni le jouet du temps. Au terme du long travail, Aron reste et nous laisse sur le fil du rasoir. Aussi « historique » donc que soit la condition de l’homme, Aron refuse de faire dériver la philosophie d’autre chose qui la déterminerait dans l’histoire. L’histoire à ses yeux ne saurait jamais devenir un substitut de la philosophie. Au terme de ce compte rendu d’éducation qu’est sa thèse, Aron s’arrête en ce point fixe de sa perplexité de philosophe tourmenté par le drame humain : « La possibilité d’une philosophie de l’histoire se confond finalement avec la possibilité d’une philosophie en dépit de l’histoire3. »

C’est l’année suivante qu’Aron devint Aron. Le 17 juin 1939, « entre la paix et la guerre, dans le régime intermédiaire que nous connaissons », Aron présenta une communication devant la Société française de philosophie : États démocratiques et États totalitaires. C’est une analyse politique lumineuse, tranchante, sobre jusqu’à l’âpreté, de la situation de l’Europe au bord de la guerre. Pas un mot pour faire plaisir à quelque parti que ce soit, pas une syllabe pour écouter le son de sa propre voix. Les lectures d’Aron – Pareto, Weber – sont mises au service de la compréhension de ce qui fait la nature respective des régimes totalitaires et démocratiques, une compréhension qui n’est pas gauchie par les urgences de l’action mais où est néanmoins surtout retenu ce qui importe à l’action imminente. Se fait entendre cet appel à la virtù qui donne la note tonique de ce qu’Aron appellera bien des années plus tard, avec quelque ironie, son « machiavélisme modéré » :

Les régimes totalitaires du xxe siècle ont démontré que, s’il y a une idée fausse, c’est celle que l’administration des choses remplace le gouvernement des personnes. Ce qui est apparu en pleine clarté, c’est que, lorsqu’on veut administrer toutes les choses, on est obligé de gouverner en même temps toutes les personnes.
En second lieu, la condition nécessaire pour que les régimes démocratiques puissent vivre, c’est de reconstituer une élite dirigeante qui ne soit ni cynique ni lâche, qui ait du courage politique sans tomber dans le machiavélisme pur et simple. Il faut donc une élite dirigeante qui ait confiance en elle-même et qui ait le sens de sa propre mission.
Enfin, et c’est le plus difficile, il faut reconstituer dans les régimes de démocratie un minimum de foi ou de volonté commune4.

Le texte inédit que nous publions ici appartient à l’autre extrémité de la carrière de Raymond Aron. Il s’agit de son dernier cours, donné le 4 avril 1978 au Collège de France. Les circonstances sont bien sûr fort différentes de celles qui prévalaient quarante ans auparavant lorsqu’Aron intervint devant la Société française de philosophie. En même temps se fait entendre dans le dernier cours d’Aron cette inquiétude civique qui ne l’a jamais quitté, et qui fut le ressort de sa vie de pensée et d’action. Se fait entendre aussi ce mot dont Aron a usé rarement mais dont il ne peut se passer pour désigner son souci, le mot de vertu :

Mais ce qu’on ne sait plus aujourd’hui dans nos démocraties, c’est où se situe la vertu. Or les théories de la démocratie et les théories du libéralisme incluaient toujours quelque chose comme la définition du citoyen vertueux ou de la manière de vivre qui serait conforme à l’idéal de la société libre5.

Voilà de quoi surprendre le lecteur d’aujourd’hui, qu’il éprouve ou non de la sympathie pour « Aron le libéral ». De fait, notre représentation du libéralisme et même de la démocratie est dominée par l’idée formelle d’une « procédure », que ce soit celle du marché ou de la garantie des droits, qui vaudrait par elle-même et produirait ses effets quelles que soient les dispositions des sociétaires ou des citoyens. Au fond, l’action proprement dite, l’action qui peut et doit être évaluée selon le gradient des vertus cardinales – plus ou moins courageuse, juste, prudente, etc. –, n’a plus guère de place parmi nous, puisque la seule vertu qui nous soit demandée est d’appliquer les règles qui, comme nécessairement, satisferont nos intérêts et garantiront nos droits. Naguère encore l’on opposait le consommateur au citoyen, ou encore le producteur au citoyen. En parlant si volontiers de « consommateur citoyen » ou d’« entreprise citoyenne », nous trahissons à quel point nous avons perdu le sens de la vie civique. La vie et la réflexion d’Aron se sont déroulées dans un tout autre climat. Peut-être l’anxiété qui a saisi depuis quelques années les démocraties européennes ne tient-elle pas seulement à la crise économique et financière, mais à une perte de substance de la vie civique qui réclame toute notre attention. L’inquiétude d’Aron peut contribuer à notre éducation.

Notre anxiété politique tient pour une bonne part à notre perplexité intellectuelle, et celle-ci résulte largement de la confusion qui entoure la notion de « libéralisme ». Pendant une longue période, Raymond Aron fut, avec Bertrand de Jouvenel, le principal représentant du libéralisme français. En même temps, on doit constater que le libéralisme comme tel, le libéralisme comme doctrine et même comme programme, ne fournissait que rarement le thème de ses réflexions. Il informait ses dispositions, lui fournissait des éléments d’orientation, mais on ne peut caractériser la démarche d’Aron par l’intention d’appliquer une doctrine libérale. Il serait plus juste de dire qu’il s’efforçait d’étudier la politique comme telle, selon la diversité de ses formes et régimes, étant entendu qu’à ses yeux l’expérience des siècles modernes tendait à établir qu’une politique libérale présentait les meilleures chances de rationalité, et plus largement de fournir le cadre d’une vie humaine digne d’être choisie. Le libéralisme pouvait être pour lui attribut, jamais substance, il me semble. Or cette compréhension large, c’est-à-dire politique, du libéralisme a été obscurcie sous l’influence combinée des ennemis du libéralisme et de ses théoriciens systématiques – sous l’influence combinée de Carl Schmitt et de Friedrich Hayek. Le premier décréta fameusement qu’« il n’y a pas de politique libérale sui generis, il n’y a qu’une critique libérale de la politique6 ». Quant au second, il développa une théorie impressionnante de ce qu’il appelait l’« ordre spontané », cet ordre qui résulte des actions des hommes mais non de leurs desseins. L’ordre apparaît ici comme un système d’action dont le marché fournit le type, qui n’a au fond rien de proprement politique et qui même tend à rendre la politique superflue, celle-ci n’ayant rien de mieux à faire que de préserver respectueusement ce système d’action7. Or c’est dans un essai8, d’ailleurs plutôt admiratif, sur l’œuvre la plus synthétique de Hayek, The Constitution of Liberty, qu’Aron dégage le plus clairement le propre de son libéralisme politique, ou plutôt de sa politique libérale. C’est dans le contraste avec le libéralisme de Hayek que la pensée politique d’Aron vient le plus clairement au jour.

Le style intellectuel d’Aron, et l’esprit de sa politique libérale, apparaissent avec une parfaite netteté dans les lignes suivantes :

Le but d’une société libre doit être de limiter le plus possible le gouvernement des hommes par les hommes et d’accroître le gouvernement des hommes par les lois. Tel est, à n’en pas douter, l’impératif premier du libéralisme tel que le conçoit F. A. Hayek. Il se trouve que, personnellement, je partage cet idéal. Les réserves que je formulerai n’auront donc pas pour origine une hiérarchie différente de valeurs mais la considération de quelques faits9.

Parmi ces « quelques faits », il y a la pluralité des « collectivités humaines », et donc la nécessité de diriger leurs relations, « direction de la politique extérieure [qui] demeure l’œuvre des hommes et non des lois ». Or, « Hayek, comme la plupart des libéraux, ne traite pas de la politique étrangère. Il se borne, en passant, à indiquer que, provisoirement, l’État mondial lui paraît dangereux pour la liberté individuelle et que mieux vaut, dans ces conditions, s’accommoder de la pluralité des États et des guerres éventuelles10 ». Nous pouvons noter en passant que cette indifférence des libéraux doctrinaires aux questions de politique extérieure et plus généralement au fait de la pluralité des corps politiques est largement partagée aujourd’hui, le postulat régnant en Europe étant que, sous les divisions et frontières héritées du passé, l’unité humaine est en voie de se réaliser irrésistiblement. Si l’« ultralibéralisme » est dénoncé par beaucoup, son horizon ultime est partagé par la plupart : l’humanité tend spontanément à s’organiser selon un système d’action mondial dont l’harmonie n’est menacée que par l’obstination de vieilles nations et d’anciennes religions à vouloir incompréhensiblement persévérer dans l’être. Aron consacra un bon tiers peut-être de son immense commentaire de la politique contemporaine aux questions stratégiques et de politique internationale. Si, lecteur attentif d’Auguste Comte, Aron mesurait la puissance du procès qui conduisait vers l’unification dynamique de l’humanité dans une histoire devenue universelle, il gardait les yeux ouverts sur les possibilités toujours renouvelées du drame inséparable de la coexistence entre corps politiques et religieux hétérogènes11.

L’aveuglement ou l’indifférence de Hayek devant certains faits majeurs de notre condition politique tient ultimement peut-être à un paralogisme assez simple et fort répandu. Hayek tient pour acquis ce qui est en question ; il prend pour point de départ ce qui, dans le meilleur des cas, ne peut être qu’un point d’arrivée. Plus précisément, afin de voir surgir l’ordre spontané des libres actions des agents individuels, il se donne préalablement de tels agents, il les présuppose capables de faire valoir leurs droits et leurs talents dans le respect des règles communes. Mais de tels agents ne naissent pas dans les choux ! Aron écrit un peu plus loin :

L’idéal d’une société dans laquelle chacun choisirait ses dieux ou ses valeurs ne peut se répandre avant que les individus ne soient éduqués à la vie collective. La philosophie de Hayek suppose acquis, par définition, les résultats que les philosophes du passé considéraient comme les objets primaires de l’action politique. Pour laisser à chacun une sphère privée de décision et de choix, encore faut-il que tous ou la plupart veuillent vivre ensemble et reconnaissent un même système d’idées pour vrai, une même formule de légitimité pour valable. Avant que la société puisse être libre, il faut qu’elle soit12.

Cette conviction d’Aron, que les biens politiques sont choses difficiles à produire et qui doivent pour le moins être d’abord voulues, fonde un scepticisme assez marqué à l’égard d’une citoyenneté européenne qu’on prétend aisée à obtenir puisqu’au fond elle serait déjà là. Dans un article de 1974 qui n’a rien perdu de sa pertinence, ou qui trouve aujourd’hui une pertinence encore plus aiguë, Aron relève l’argument si souvent repris selon lequel « les Européens deviennent européens sans en prendre conscience » car « ils vivent ensemble la même vie tout en s’imaginant vivre encore la vie étroite du passé13. » Il montre peu de foi dans cette sorte d’éducation civique qui formerait des citoyens européens par capillarité. Il souligne la faiblesse d’une opinion en effet favorable à l’Europe mais selon une modalité passive qui ne promet guère d’effet politique, une opinion d’ailleurs irritée ou découragée par l’illisibilité du paysage politique européen. Plus radicalement, et prévoyant qu’on lui reprochera sans doute « le classicisme, sinon l’anachronisme de [son] analyse », il souligne ce qu’il y a de spécifique, d’irréductible, de difficile et d’exigeant dans la citoyenneté, qui n’est nullement incluse dans l’humanité partagée :

L’histoire a donc confirmé la discrimination entre les droits de l’homme et ceux du citoyen. Les droits que la Déclaration énumérait appartiennent (ou devraient appartenir) les uns aux hommes en tant que tels, les autres aux citoyens, donc aux membres d’une collectivité politique. J’entends par ce terme une collectivité capable, à l’intérieur d’un certain territoire, d’imposer le respect des droits reconnus aux individus en contrepartie des devoirs qu’elle leur impose.
En fait, quiconque a connu l’expérience de la perte de sa collectivité politique a éprouvé l’angoisse existentielle (fût-elle temporaire) de la solitude ; que reste-t-il en fait à l’individu, dans les périodes de crise, de ses droits humains, quand il n’appartient plus à aucune collectivité politique14 ?

La remarque mi-ironique d’Aron sur le reproche qu’il prévoit nous y incite, et nous pouvons prendre appui sur elle pour prolonger ces réflexions : Aron est un classique libéral plutôt qu’un libéral classique. Aron un classique ? N’est-il pas plutôt un moderne très, voire trop, prononcé, encourageant toujours la modernisation de l’économie, de l’administration, de l’éducation, et en général du mode de vie français, sans la moindre trace de nostalgie pour le « monde que nous avons perdu », commentant l’indice INSEE du jour plutôt que les dialogues de Platon ? Tout cela est vrai, mais précisément, s’il n’éprouve pas de nostalgie pour la cité grecque ni d’ailleurs pour les « âges de foi », il ne nourrit pas non plus d’espoirs intempérants dans le progrès ou dans la « modernité », et c’est cette maîtrise des affects, cette sobriété dans l’approche des choses humaines, et spécialement des choses politiques toujours susceptibles de nous « emporter », qui mérite le qualificatif de classique. Celui-ci ne renvoie pas ici à des œuvres ou des époques particulièrement dignes d’admiration, mais plus essentiellement à ce que j’appellerai une acceptation virile des limites dans lesquelles la vie humaine se meut et à l’intérieur desquelles elle doit trouver tout l’accomplissement dont elle est susceptible. C’est dans ces limites que le libéralisme et en général les inventions ou instruments modernes réclament et méritent notre approbation ou notre adhésion, pour les améliorations visibles qu’ils apportent au sort humain.

Ce classicisme s’illustre particulièrement dans la manière dont Aron a conduit ses enquêtes politiques et sociologiques, et dont on trouve encore un exemple dans le cours du Collège de France que nous publions. Aron ne procède pas à la manière des théoriciens du libéralisme qui, tel John Locke, partent d’un individu solitaire découvrant ses droits en même temps que ses besoins dans l’état de nature, et élaborent conceptuellement l’instrument politique – l’État souverain et représentatif –, capable de garantir ces droits et de favoriser la satisfaction de ces besoins. On a dit parfois qu’Aron, en tant que philosophe, appartenait à l’école kantienne prise au sens large, et lui-même n’a pas découragé cette suggestion. Le plus qu’on pourrait dire à ce propos, c’est qu’en effet Aron, lorsqu’il accepte, et c’est fort rare, de dessiner ce que serait sa perspective ou son horizon ultime, mentionne volontiers, comme une « idée régulatrice », une sorte de « règne des fins » de l’humanité où chaque homme serait pour l’autre une fin et pas seulement un moyen. Mais précisément, cette idée de la raison, aussi légitime et peut-être encourageante soit-elle, n’aide en rien à déterminer les analyses et les choix de l’entendement politique, et c’est sur ce plan de l’entendement politique qu’Aron s’est toujours essentiellement situé. En vérité, sans le préalable de l’état de nature, d’un meilleur régime, ou d’une idée de la raison, Aron accepte, pour employer le langage des cartes, la « main » que l’histoire lui donne, et c’est au milieu des conditions effectives et présentes de la vie politique qu’il installe son poste d’observation. S’il faut lui donner un référent dans l’histoire de la philosophie, ce n’est personne d’autre qu’Aristote, le père et le maître de la science politique, qui, analysant scrupuleusement le réel, y discerne aussi les possibles, y compris le « meilleur possible ».

Il s’agit donc, pour Aron comme pour Aristote, de partir de ce qui est. Cela semble la chose la plus facile du monde, n’est-ce pas ? Or nous commençons par faire tout le contraire : nous jugeons, c’est-à-dire le plus souvent condamnons souverainement le régime existant, la société dont nous sommes membres, au nom d’une gloire passée, ou du régime de l’avenir, ou nous choisissons parmi ses caractéristiques celle qui nous agrée, renvoyant la caractéristique connexe à l’enfer de l’« idéologie ». Et chacun muni de son scalpel de séparer strictement la bonne liberté de la mauvaise, la bonne égalité de la mauvaise, etc. Il est vrai qu’il nous appartient de juger, mais seulement après avoir écouté les parties. Ne commençons pas par décider que le monde a tort. Le monde est obscur, il est vrai, mais nos idées claires le sont peut-être trop. Partir de ce qui est consiste donc à prendre au sérieux les opinions régnantes, non pour y adhérer docilement mais pour y chercher ces éléments d’orientation sans lesquels nous ne ferons jamais qu’opposer à la confusion du monde la fausse clarté d’idées choisies par nos passions. C’est ce qu’a fait Aron avec une rigueur et un scrupule qui ont souvent reçu de tout autres noms. On a rangé sous l’étiquette de « réalisme », d’« éclectisme », de « conservatisme », la démarche d’un esprit supposé trop timide pour s’élever vers l’idéal ou pour trancher de la vraie liberté ou égalité. De fait, à l’indignation ou aux regrets non seulement de la gauche mais d’une grande partie de la droite, libérale ou pas, Aron a accepté les grandes caractéristiques de la société et du régime modernes. Non seulement le capitalisme mais l’État-providence, non seulement les libertés formelles, qu’il jugeait parmi les plus réelles, mais les droits sociaux que, comme on le lira ci-après, il comptait parmi les libertés. De quoi déplaire à tous les partis. Ce n’était pas qu’Aron fût incapable de choisir, c’est qu’il mesurait l’ambiguïté, la polyvalence des notions fondatrices de la politique moderne, et d’abord de la liberté et de l’égalité.

Partir de ce qui est, c’est, pour Aron comme pour Aristote, partir des « opinions » qui font autorité dans la société considérée. Partir des « opinions », ici de la liberté et de l’égalité, ce n’est pas partir des « idées » en tant qu’elles ont été élaborées par la philosophie ou la science, mais en tant qu’elles orientent les évaluations et les actions des hommes. Par exemple, au début de la leçon qu’on va lire, Aron considère l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, avec la clause fameuse : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. » Il a ce commentaire étonnant et, au premier abord, décevant : « Cette formule est à la fois en un sens évidente et en un autre sens presque dénuée de signification. » On est frustré par ce commentaire jusqu’à ce que l’on constate qu’il est parfaitement fondé. Évidente et en même temps presque dénuée de sens, c’est bien cela. Et c’est bien la preuve qu’il ne s’agit pas d’une thèse philosophique qui, en général, n’est ni évidente ni dénuée de sens ! La liberté est l’objet d’une détermination nouvelle, un nouveau sens s’ajoute aux sens anciens sans les abolir, la liberté de l’individu s’ajoute à celles du citoyen et de l’homme moral, et cette détermination nouvelle introduit une indétermination inédite dans le dispositif social, moral et politique. Quel est le résultat de tout cela ? Seule l’analyse et d’abord la description la plus impartiale possible, telle qu’Aron s’y essaie dans ce cours, est en mesure de le préciser.

La mention d’Aristote ici n’est pas décorative. On fait référence ainsi à une science politique et sociale qui ne rejette pas mais réclame des jugements de valeur. Jugements qui n’interviennent qu’après que les parties ont été écoutées, je l’ai déjà dit, jugements portés avec sobriété et dans un esprit d’impartialité, je l’ai dit aussi, mais enfin jugements de valeur sans lesquels ni la vie ni non plus la science ne sont possibles. Si Weber, nous l’avons vu, fut le héros déclaré de la première maturité d’Aron, Aristote accompagna silencieusement son enquête sociale et politique une fois celle-ci commencée effectivement. Weber donna un puissant encouragement au programme de vie et de science d’Aron, mais quant à la réalisation du programme, elle fut conduite plus selon l’esprit d’Aristote que de Weber.

Du reste, l’abandon de ce qu’il y avait d’intempérant dans l’irrationalisme de Weber n’est pas resté implicite. J’y ai déjà fait allusion, dans son introduction à Le savant et le politique, Aron congédie amicalement mais fermement la vision « belliqueuse et pathétique » de Max Weber. Il suffira de citer ceci :

Quel que soit son choix, [le philosophe] n’apercevra pas de « guerre des dieux ». Si le philosophe adhère à l’utopie, il conserve l’espoir de la réconciliation. S’il est sage, donc résigné à la non-sagesse des autres, pourquoi verrait-il un conflit inexpiable entre lui et les insensés, entre ceux qui méditent et ceux qui combattent ? Le héros n’ignore ni ne méprise le saint : il méprise celui qui tend l’autre joue par lâcheté, non celui qui tend l’autre joue par un courage supérieur.
Pourquoi Max Weber est-il à ce point assuré que les conflits de l’Olympe sont inexpiables ? À la fois parce que les conflits étaient en lui et parce que ces conflits sont l’objet privilégié de l’étude sociologique. Le rationaliste reconnaît la lutte de la foi et de l’incroyance, il admet que ni l’une ni l’autre ne sont démontrables scientifiquement. Souscrivant à la vérité de l’incroyance, il conclut non à la guerre des dieux, mais à la diffusion progressive des Lumières ou bien à la persistance des illusions. Aux yeux du croyant, en revanche, c’est la foi qui fixe le sens du scepticisme. La formule de la « guerre des dieux » est la transposition d’un fait indiscutable – les hommes se sont fait des représentations incompatibles du monde – en une philosophie que personne ne vit ni ne pense parce qu’elle est contradictoire15.

Le cours que nous allons lire ne se situe pas sur ces sommets. Il n’en est pas moins digne d’intérêt par sa recherche d’une vérité commune ou partageable dans des sociétés – les nôtres – qui paraissent les plus indifférentes à la vérité, ou, si l’on préfère, qui semblent avoir fait un choix sans réserve pour la liberté au détriment de la vérité, ou même de la recherche de la vérité. Aron n’invoque aucune vérité à opposer à l’anarchie des désirs consacrés dans leurs droits, il ne rabroue même pas l’hédonisme contemporain pour son emportement qu’aucune limite ne retient plus, mais il interroge la « crise morale des démocraties libérales ». L’inquiétude qui les travaille, et qui peut se traduire par les conduites les plus déraisonnables, est signe qu’elles ne peuvent se résigner à l’absence sinon d’une vérité commune, du moins d’un bien commun largement partagé. Mais en s’obstinant dans leur scepticisme dogmatique, elles privent la liberté des éléments d’orientation sans lesquels celle-ci est condamnée à s’étioler plus ou moins rapidement. On peut recevoir ces observations venues d’un témoin aussi bienveillant.

Le cours a donc été prononcé en avril 1978. Dans quelle mesure la description proposée vaut-elle pour les démocraties libérales contemporaines ? Ce que nous avons dit suggère que de bien des manières Aron parle de nous. Qu’il s’agisse de la liberté détachée de tout critère, de la légitimité démocratique très généralement reconnue, de l’absence d’une notion acceptée de la vertu ou du bien commun, nous nous reconnaissons. Ce qui, dans la description d’Aron, nous reporte à une époque disparue, c’est l’évocation du refus « anarchique » de la société comme telle, de ses institutions et de ses œuvres, c’est la postulation chez certains d’une autre société ou d’une société tout autre, d’une autre « communauté ». Pour une part, cette tendance a été, depuis, paradoxalement socialisée, intégrée à la société présente, puisque celle-ci s’est largement débarrassée des institutions autoritaires qui faisaient éprouver aux citoyens leur subordination au tout social. Il suffit de mentionner la suppression du service militaire. En même temps, cette société ainsi « détendue » s’inquiète de plus en plus de perdre les institutions garantes de sa cohésion. En même temps que s’est installée, qu’a pris ses aises la disposition libertaire, se fait sentir de plus en plus la demande sécuritaire, qui s’exprime dans des phénomènes aussi différents que la prolifération asphyxiante des règlements de santé publique, ou l’obsession de la pollution, ou la discipline de la parole publique sous le régime dit du « politiquement correct », pour ne rien dire de la centralité du ministère de l’Intérieur dans les gouvernements de la république depuis une dizaine d’années. Plus que jamais « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », ce qui a pour conséquence que ce qu’il est possible de faire, y compris de dire, est de plus en plus circonscrit à proportion que s’étend et s’avive le sentiment de ce qui « nuit » ou pourrait nuire. « Tout m’afflige, et me nuit, et conspire à me nuire », semble dire le citoyen contemporain. Perception décourageante qui est au fond de cette atonie civique dont Aron diagnostiquait les signes à la veille du second choc pétrolier.

On remarquera que, aussi troublé qu’il soit par certains développements, Aron n’accuse personne. C’est que dans un corps politique, et c’est ce qui le définit, les citoyens, comme ils partagent le bien commun, ont part ensemble aux faiblesses et, comme on aime à dire aujourd’hui, aux « pathologies » de la cité. Part inégale peut-être, mais tous ont part. L’impartialité de l’observateur bienveillant et participant commence la guérison. Le regard du savant encourage la vertu du citoyen16.

Pierre Manent
Notes
1.

Outre ses Mémoires (Paris, Julliard, 1983, rééd. avec une préface de Tzvetan Todorov, Paris, Robert Laffont, 2003), voir Le spectateur engagé, entretiens avec Jean-Louis Missika et Dominique Wolton, Paris, Julliard, 1981, rééd. Paris, Fallois, 2004.

2.

Voir l’introduction de Raymond Aron à l’ouvrage de Max Weber, Le Savant et le politique, trad. Julien Freund, Paris, Plon (coll. « Recherches en sciences humaines »), 1959, p. 52.

3.

Introduction à la philosophie de l’histoire. Essai sur les limites de l’objectivité historique (1938) Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque des histoires »), 1967, p. 401.

4.

« États démocratiques et États totalitaires », communication présentée devant la Société française de philosophie le 17 juin 1939, publiée dans le Bulletin de la Société française de philosophie, n° 2, 1946, dans Raymond Aron, Penser la liberté, Penser la démocratie, éd. et préf. Nicolas Baverez, Paris, Gallimard (coll. « Quarto »), 2005, p. 69-70.

5.

Voir infra.

6.

Voir Carl Schmitt, La notion de politique. Théorie du partisan, trad. Marie-Louise Steinhauser, préf. Julien Freund, Paris, Calmann-Lévy (coll. « Liberté de l’esprit »), 1972, p. 117.

7.

Voir le livre récent d’Edwige Kacenelenbogen, Le nouvel idéal politique, avant-propos Pierre Manent, Paris, Éditions de l’EHESS (coll. « En temps et lieux »), 2013.

8.

« La définition libérale de la liberté » (1961), dans Les sociétés modernes, éd. et intr. Serge Paugam, Paris, Puf (coll. « Quadrige »), 2006, p. 627-646.

9.

Ibid., p. 638.

10.

Ibid.

11.

« Ce qui sépare le plus les hommes les uns des autres, c’est ce que chacun d’eux tient pour sacré. Le païen ou le juif qui ne se convertit pas lance un défi au chrétien. Celui qui ignore le Dieu des religions de salut est-il notre semblable ou un étranger avec lequel nous ne pouvons rien avoir de commun ? C’est avec lui aussi que nous aurons à bâtir une communauté spirituelle, superstructure ou fondement de la communauté matérielle que tend à créer l’unité de la science, de la technique, de l’économie, unité imposée par le destin historique à une humanité plus consciente de ses querelles que de sa solidarité. » Dans « L’aube de l’histoire universelle » (1960), Penser la liberté, Penser la démocratie, op. cit., p. 1806-1807.

12.

  « La définition libérale de la liberté », dans Les sociétés modernes, op. cit., p. 642.

13.

« Une citoyenneté multinationale est-elle possible ? », dans Les sociétés modernes, op. cit., p. 791.

14.

Ibid., p. 794.

15.

Voir Max Weber, Le savant et le politique, introduction, op. cit., p. 54-55.

16.

Je remercie Giulio De Ligio, chercheur associé au Centre de recherches sociales et politiques Raymond-Aron, pour l’aide qu’il m’a apportée dans la préparation de cette introduction.