Écoute


Entendre est un phénomène physiologique ; écouter est un acte psychologique. Il est possible de décrire les conditions physiques de l’audition (ses mécanismes), par le recours à l’acoustique et à la physiologie de l’ouïe ; mais l’écoute ne peut se définir que par son objet, ou, si l’on préfère, sa visée. Or, tout le long de l’échelle des vivants (la scala viventium des anciens naturalistes) et tout le long de l’histoire des hommes, l’objet de l’écoute, considéré dans son type le plus général, varie ou a varié. De là, pour simplifier à l’extrême, on proposera trois types d’écoute.

Selon la première écoute, l’être vivant tend son audition (l’exercice de sa faculté physiologique d’entendre) vers des indices ; rien, à ce niveau, ne distingue l’animal de l’homme : le loup écoute un bruit (possible) de gibier, le lièvre un bruit (possible) d’agresseur, l’enfant, l’amoureux écoutent les pas de qui s’approche et qui sont peut-être les pas de la mère ou de l’être aimé. Cette première écoute est, si l’on peut dire, une alerte. La seconde est un déchiffrement ; ce qu’on essaye de capter par l’oreille, ce sont des signes ; ici, sans doute, l’homme commence : j’écoute comme je lis, c’est-à-dire selon certains codes. Enfin, la troisième écoute, dont l’approche est toute moderne (ce qui ne veut pas dire qu’elle supplante les deux autres), ne vise pas – ou n’attend pas – des signes déterminés, classés : non pas ce qui est dit, ou émis, mais qui parle, qui émet : elle est censée se développer dans un espace intersubjectif, où « j’écoute » veut dire aussi « écoute-moi » ; ce dont elle s’empare pour le transformer et le relancer infiniment dans le jeu du transfert, c’est une « signifiance » générale, qui n’est plus concevable sans la détermination de l’inconscient.

1

Il n’est pas de sens que l’homme ne partage avec l’animal. Toutefois, il est bien évident que le développement phylogénétique, et, à l’intérieur même de l’histoire humaine, le développement technique ont modifié (et modifieront encore) la hiérarchie des cinq sens. Les anthropologues notent que les comportements nutritifs de l’être vivant sont liés au toucher, au goût, à l’odorat, et les comportements affectifs, au toucher, à l’odorat et à la vision ; l’audition, elle, semble essentiellement liée à l’évaluation de la situation spatio-temporelle (l’homme y ajoute la vision, l’animal, l’odorat). Construite à partir de l’audition, l’écoute, d’un point de vue anthropologique, est le sens même de l’espace et du temps, par la capture des degrés d’éloignement et des retours réguliers de l’excitation sonore. Pour le mammifère, son territoire est jalonné d’odeurs et de sons ; pour l’homme – chose souvent sous-estimée – l’appropriation de l’espace est elle aussi sonore : l’espace ménager, celui de la maison, de l’appartement (équivalent approximatif du territoire animal) est un espace de bruits familiers, reconnus, dont l’ensemble forme une sorte de symphonie domestique : claquement différencié des portes, éclats de voix, bruits de cuisine, de tuyaux, rumeurs extérieures : Kafka a décrit avec exactitude (la littérature n’est-elle pas une réserve incomparable de savoir ?) cette symphonie familière, dans une page de son journal : « Je suis assis dans ma chambre, c’est-à-dire au quartier général du bruit de tout l’appartement ; j’entends claquer toutes les portes, etc. » ; et l’on connaît l’angoisse de l’enfant hospitalisé qui n’entend plus les bruits familiers de l’abri maternel. C’est sur ce fond auditif que s’enlève l’écoute, comme l’exercice d’une fonction d’intelligence, c’est-à-dire de sélection. Si le fond auditif envahit tout l’espace sonore (si le bruit ambiant est trop fort), la sélection, l’intelligence de l’espace n’est plus possible, l’écoute est lésée ; le phénomène écologique qu’on appelle aujourd’hui la pollution – et qui est en passe de devenir un mythe noir de notre civilisation technicienne – n’est rien d’autre que l’altération insupportable de l’espace humain, en tant que l’homme lui demande de s’y reconnaître : la pollution blesse les sens par lesquels l’être vivant, de l’animal à l’homme, reconnaît son territoire, son habitat : vue, odorat, ouïe. Il y a, pour ce qui nous occupe ici, une pollution sonore, dont tout le monde sent bien (à travers des mythes naturalistes), du hippy au retraité, qu’elle attente à l’intelligence même de l’être vivant, qui, stricto sensu, n’est rien d’autre que son pouvoir de bien communiquer avec son Umwelt : la pollution empêche d’écouter.

C’est sans doute à partir de cette notion de territoire (ou d’espace approprié, familier, aménagé – ménager), que l’on saisit le mieux la fonction de l’écoute, dans la mesure où le territoire peut se définir essentiellement comme l’espace de la sécurité (et comme tel, voué à être défendu) : l’écoute est cette attention préalable qui permet de capter tout ce qui peut venir déranger le système territorial ; elle est un mode de défense contre la surprise ; son objet (ce vers quoi elle est tendue) est la menace, ou inversement le besoin ; le matériau de l’écoute, c’est l’indice, soit qu’il révèle le danger, soit qu’il promette la satisfaction du besoin. De cette double fonction, défensive et prédatrice, il reste des traces dans l’écoute civilisée : combien de films de terreur, dont le ressort est l’écoute de l’étrange, l’attente affolée du bruit irrégulier qui va venir déranger le confort sonore, la sécurité de la maison : l’écoute à ce stade a pour partenaire essentiel l’insolite, c’est-à-dire le danger ou l’aubaine ; et à l’inverse, lorsque l’écoute est dirigée vers l’apaisement du fantasme, elle devient très vite hallucinée : je crois réellement entendre ce qu’il me ferait plaisir d’entendre comme promesse du plaisir.

Morphologiquement, c’est-à-dire au plus près de l’espèce, l’oreille semble être faite pour cette capture de l’indice qui passe : elle est immobile, figée, dressée, à la façon d’un animal aux aguets ; comme un entonnoir orienté de l’extérieur vers l’intérieur, elle reçoit le plus d’impressions possible et les canalise vers un centre de surveillance, de sélection et de décision ; les plis, les détours de son pavillon semblent vouloir multiplier le contact de l’individu et du monde, et cependant réduire cette multiplicité en la soumettant à un parcours de tri ; car il faut – c’est là le rôle de cette première écoute – que ce qui était confus et indifférent devienne distinct et pertinent, et que toute la nature prenne la forme particulière d’un danger ou d’une proie : l’écoute est l’opération même de cette métamorphose.

2

Bien avant que l’écriture fût inventée, bien avant même que la figuration pariétale fût pratiquée, quelque chose a été produit qui distingue peut-être fondamentalement l’homme de l’animal : la reproduction intentionnelle d’un rythme : on trouve sur certaines parois de l’époque moustérienne des incisions rythmiques – et tout laisse à penser que ces premières représentations rythmiques coïncident avec l’apparition des premières habitations humaines. Bien entendu, on ne sait rien, sinon de mythique, sur la naissance du rythme sonore ; mais il serait logique d’imaginer (ne refusons pas le délire des origines) que rythmer (des incisions ou des coups) et construire des maisons sont des activités contemporaines : la caractéristique opératoire de l’humanité est précisément la percussion rythmique longuement répétée, comme en témoignent les choppers de galet éclaté, et les boules polyédriques martelées : par le rythme, la créature préanthropienne entre dans l’humanité des Australanthropes.

Par le rythme aussi, l’écoute cesse d’être pure surveillance pour devenir création. Sans le rythme, aucun langage n’est possible : le signe est fondé sur un aller et retour, celui du marqué et du non-marqué, qu’on appelle paradigme. La meilleure fable qui rende compte de la naissance du langage, est l’histoire de l’enfant freudien, qui mime l’absence et la présence de sa mère sous la forme d’un jeu au cours duquel il lance et reprend une bobine attachée à une ficelle : il crée ainsi le premier jeu symbolique, mais il crée aussi le rythme. Imaginons cet enfant surveillant, écoutant les bruits qui peuvent lui annoncer le retour désiré de sa mère : il est alors dans la première écoute, celle des indices, mais lorsqu’il cesse de surveiller directement l’apparition de l’indice et se met à mimer lui-même son retour régulier, il fait de l’indice attendu un signe : il passe à la seconde écoute, qui est celle du sens : ce qui est écouté, ce n’est plus le possible (la proie, la menace ou l’objet du désir qui passe sans prévenir), c’est le secret : ce qui, enfoui dans la réalité, ne peut venir à la conscience humaine qu’à travers un code, qui sert à la fois à chiffrer cette réalité et à la déchiffrer.

L’écoute est dès lors liée (sous mille formes variées, indirectes) à une herméneutique : écouter, c’est se mettre en posture de décoder ce qui est obscur, embrouillé ou muet, pour faire apparaître à la conscience le « dessous » du sens (ce qui est vécu, postulé, intentionnalisé comme caché). La communication qui est impliquée par cette seconde écoute est religieuse : elle relie le sujet écouteur au monde caché des dieux, qui, comme chacun sait, parlent une langue dont seuls quelques éclats énigmatiques parviennent aux hommes, alors que, cruelle situation, cette langue, il est vital pour eux de la comprendre. Ecouter est le verbe évangélique par excellence : c’est à l’écoute de la parole divine que se ramène la foi, car c’est par cette écoute que l’homme est relié à Dieu : la Réforme (par Luther) s’est faite en grande partie au nom de l’écoute : le temple protestant est exclusivement un lieu d’écoute, et la contre-réforme elle-même, pour ne pas être en reste, a placé la chaire de l’orateur au centre de l’église (dans les édifices jésuites) et a fait des fidèles des « écouteurs » (d’un discours qui ressuscite lui-même l’ancienne rhétorique comme art de « forcer » l’écoute).

D’un seul mouvement, cette seconde écoute est religieuse et déchiffreuse : elle intentionnalise en même temps le sacré et le secret (écouter pour déchiffrer scientifiquement : l’histoire, la société, le corps, est encore, sous des alibis laïques, une attitude religieuse). Qu’est-ce que l’écoute, alors, cherche à déchiffrer ? Essentiellement, semble-t-il, deux choses : l’avenir (pour autant qu’il appartient aux dieux) ou la faute (pour autant qu’elle naît du regard de Dieu).

Par ses bruits, la nature frissonne de sens : c’est du moins ainsi, au dire de Hegel, que les anciens Grecs l’écoutaient. Les chênes de Dodone, par la rumeur de leur feuillage, rendaient des prophéties, et dans d’autres civilisations aussi (qui relèvent plus directement de l’ethnographie), les bruits ont été les matériaux directs d’une mantique, la clédonomancie : écouter, c’est, d’une façon institutionnelle, chercher à savoir ce qui va se passer (inutile de relever toutes les traces de cette finalité archaïque dans notre vie séculière).

Mais aussi, l’écoute, c’est ce qui sonde. Dès lors que la religion s’intériorise, ce qui est sondé par l’écoute, c’est l’intimité, le secret du cœur : la Faute. Une histoire et une phénoménologie de l’intériorité (qui peut-être nous manque) devraient rejoindre ici une histoire et une phénoménologie de l’écoute. Car à l’intérieur même de la civilisation de la Faute (notre civilisation, judéo-chrétienne, différente des civilisations de la Honte), l’intériorité s’est constamment développée. Ce que les premiers chrétiens écoutent, ce sont encore des voix extérieures, celles des démons ou des anges ; ce n’est que peu à peu que l’objet de l’écoute s’intériorise au point de devenir pure conscience. Pendant des siècles, il n’était requis du coupable, dont la pénitence devait passer par l’aveu de ses fautes, qu’une confession publique : l’écoute privée d’un simple prêtre était considérée comme un abus, vivement condamné par les évêques. La confession auriculaire, de bouche à oreille, dans le secret du confessionnal, n’existait pas à l’époque patristique ; elle est née (vers le VIIe siècle) des excès de la confession publique et des progrès de la conscience individualiste : « à faute publique, confession publique, à faute privée, confession privée » : l’écoute limitée, murée et comme clandestine (« seul à seul ») a donc constitué un « progrès » (au sens moderne), puisqu’elle a assuré la protection de l’individu (de ses droits à être un individu) contre l’emprise du groupe ; l’écoute privée de la faute s’est ainsi développée (du moins à son origine) dans les marges de l’institution ecclésiale : chez les moines, successeurs des martyrs, par-dessus l’Église, si l’on peut dire, ou chez des hérétiques comme les cathares, ou encore dans des religions peu institutionnalisées, comme le bouddhisme, où l’écoute privée, « de frère à frère », se pratique régulièrement.

Ainsi formée par l’histoire même de la religion chrétienne, l’écoute met en relation deux sujets ; même lorsque c’est toute une foule (une assemblée politique, par exemple) qui est requise de se mettre en situation d’écoute (« Ecoutez ! »), c’est pour recevoir le message d’un seul, qui veut faire entendre la singularité (l’emphase) de ce message. L’injonction d’écouter est l’interpellation totale d’un sujet à un autre : elle place au-dessus de tout le contact quasi physique de ces deux sujets (par la voix et l’oreille) : elle crée le transfert : « écoutez-moi » veut dire : touchez-moi, sachez que j’existe ; dans la terminologie de Jakobson, « écoutez-moi » est un phatique, un opérateur de communication individuelle ; l’instrument archétypique de l’écoute moderne, le téléphone, rassemble les deux partenaires dans une intersubjectivité idéale (au besoin intolérable, tant elle est pure), parce que cet instrument abolit tous les sens, sauf l’ouïe : l’ordre d’écoute qui inaugure toute communication téléphonique invite l’autre à ramasser tout son corps dans sa voix et annonce que je me ramasse moi-même tout entier dans mon oreille. De même que la première écoute transforme le bruit en indice, cette seconde écoute métamorphose l’homme en sujet duel : l’interpellation conduit à une interlocution, dans laquelle le silence de l’écouteur sera aussi actif que la parole du locuteur : l’écoute parle, pourrait-on dire : c’est à ce stade (ou historique ou structural) qu’intervient l’écoute psychanalytique.

3

L’inconscient, structuré comme un langage, est l’objet d’une écoute à la fois particulière et exemplaire : celle du psychanalyste.

« L’inconscient du psychanalyste, écrit Freud, doit se comporter à l’égard de l’inconscient émergeant du malade comme le récepteur téléphonique à l’égard du volet d’appel. De même que le récepteur retransforme en ondes sonores les vibrations téléphoniques qui émanent des ondes sonores, de même l’inconscient du médecin parvient, à l’aide des dérivés de l’inconscient du malade qui parviennent jusqu’à lui, à reconstituer cet inconscient dont émanent les associations fournies1. » C’est en effet d’inconscient à inconscient que s’exerce l’écoute psychanalytique, d’un inconscient qui parle à un autre qui est supposé entendre. Ce qui est ainsi parlé émane d’un savoir inconscient qui est transféré à un autre sujet, dont le savoir est supposé. C’est à ce dernier que s’adresse Freud en essayant d’établir quelque chose qu’il considère comme « le pendant à la règle psychanalytique fondamentale imposée au psychanalysé » : « ... Nous ne devons attacher d’importance particulière à rien de ce que nous entendons et il convient que nous prêtions à tout la même attention “flottante” suivant l’expression que j’ai adoptée. On économise ainsi un effort d’attention... et l’on échappe aussi au danger inséparable de toute attention voulue, celui de choisir parmi les matériaux fournis. C’est en effet ce qui arrive quand on fixe à dessein son attention ; l’analyste grave en sa mémoire tel point qui le frappe, en élimine tel autre, et ce choix est dicté par des expectatives et des tendances. C’est justement ce qu’il faut éviter ; en conformant son choix à son expectative, l’on court le risque de ne trouver que ce que l’on savait d’avance. En obéissant à ses propres inclinations, le praticien falsifie tout ce qui lui est offert. N’oublions jamais que la signification des choses entendues ne se révèle souvent que plus tard. »

« L’obligation de ne rien distinguer particulièrement au cours des séances trouve son pendant, on le voit, dans la règle imposée à l’analyste de ne rien omettre de ce qui lui vient à l’esprit, en renonçant à toute critique et à tout choix. En se comportant différemment, le médecin réduit à néant la plus grande partie des avantages que procure l’obéissance du patient à la “règle psychanalytique fondamentale”. Voici comment doit s’énoncer la règle imposée au médecin : éviter de laisser s’exercer sur sa faculté d’observation quelque influence que ce soit et se fier entièrement à sa “mémoire inconsciente” ou, en langage technique simple, écouter sans se préoccuper de savoir si l’on va retenir quelque chose2. »

Règle idéale, à laquelle il est difficile, sinon impossible, de se tenir. Freud lui-même y déroge. Soit par souci d’expérimentation d’une parcelle de théorie dont il cherche à étayer la découverte, comme c’est le cas pour Dora (Freud, voulant prouver l’importance des rapports incestueux avec le père, néglige le rôle joué par les rapports homosexuels de Dora avec Mme K...). C’est également un souci théorique qui a influé sur le déroulement de la cure de l’Homme aux loups, où l’attente de Freud était si impérieuse (il s’agissait de fournir des preuves supplémentaires dans un débat qui l’opposait à Jung) que tout le matériel concernant la scène primitive a été obtenu sous la pression d’une date limite qu’il avait lui-même fixée. Soit que ses propres représentations inconscientes interfèrent dans la conduite de la cure (dans l’Homme aux loups, Freud associe la couleur des ailes d’un papillon avec celle d’un vêtement de femme... porté par une fille dont il était lui-même épris à l’âge de dix-sept ans).

L’originalité de l’écoute psychanalytique tient à ceci : elle est ce mouvement de va-et-vient qui relie la neutralité et l’engagement, la suspension d’orientation et la théorie : « La rigueur du désir inconscient, la logique du désir ne se dévoilent qu’à celui qui respecte simultanément ces deux exigences, apparemment contradictoires, de l’ordre et de la singularité » (S. Leclaire). De ce déplacement (qui n’est pas sans rappeler le mouvement d’où sort le son) naît pour le psychanalyste quelque chose comme une résonance lui permettant de « tendre l’oreille » vers l’essentiel : l’essentiel étant de ne pas manquer (et faire manquer au patient) « l’accès à l’insistance singulière et combien sensible d’un élément majeur de son inconscient ». Ce qui est ainsi désigné comme un élément majeur qui se donne à l’écoute du psychanalyste est un terme, un mot, un ensemble de lettres renvoyant à un mouvement du corps : un signifiant.

Dans cette hôtellerie du signifiant où le sujet peut être entendu, le mouvement du corps est avant tout celui d’où s’origine la voix. La voix est, par rapport au silence, comme l’écriture (au sens graphique) sur le papier blanc. L’écoute de la voix inaugure la relation à l’autre : la voix, par laquelle on reconnaît les autres (comme l’écriture sur une enveloppe), nous indique leur manière d’être, leur joie ou leur souffrance, leur état ; elle véhicule une image de leur corps et, au-delà, toute une psychologie (on parle de voix chaude, de voix blanche, etc.). Parfois, la voix d’un interlocuteur nous frappe plus que le contenu de son discours et nous nous surprenons à écouter les modulations et les harmoniques de cette voix sans entendre ce qu’elle nous dit. Cette dissociation est sans doute en partie responsable du sentiment d’étrangeté (parfois d’antipathie) que chacun éprouve à l’écoute de sa propre voix : nous parvenant après avoir traversé les cavités et les masses de notre anatomie, elle nous fournit de nous-même une image déformée, comme si l’on se regardait de profil grâce à un jeu de miroirs.

« ... L’acte d’ouïr n’est pas le même, selon qu’il vise la cohérence de la chaîne verbale, nommément sa surdétermination à chaque instant par l’après-coup de sa séquence, comme aussi bien la suspension à chaque instant de sa valeur à l’avènement d’un sens toujours prêt à renvoi, ou selon qu’il s’accommode dans la parole à la modulation sonore, à telle fin d’analyse acoustique : tonale ou phonétique, voire de puissance musicale3. » La voix qui chante, cet espace très précis où une langue rencontre une voix et laisse entendre, à qui sait y porter son écoute, ce qu’on peut appeler son « grain » : la voix n’est pas le souffle, mais bien cette matérialité du corps surgie du gosier, lieu où le métal phonique se durcit et se découpe.

Corporéité du parler, la voix se situe à l’articulation du corps et du discours, et c’est dans cet entre-deux que le mouvement de va-et-vient de l’écoute pourra s’effectuer. « Ecouter quelqu’un, entendre sa voix, exige de la part de celui qui écoute, une attention ouverte à l’entre-deux du corps et du discours et qui ne se crispe ni sur l’impression de la voix ni sur l’expression du discours. Ce qui se donne dès lors à entendre à cette écoute est proprement ce que le sujet qui parle ne dit pas : la trame inconsciente qui associe son corps comme lieu à son discours : trame active qui réactualise dans la parole du sujet la totalité de son histoire » (Denis Vasse). C’est là le propos de la psychanalyse : reconstruire l’histoire du sujet dans sa parole. De ce point de vue, l’écoute du psychanalyste est une posture tendue vers les origines pour autant que ces origines ne sont pas considérées comme historiques. Le psychanalyste, en s’efforçant de saisir les signifiants, apprend à « parler » la langue qu’est l’inconscient de son patient, tout comme l’enfant, plongé dans le bain de langue, saisit les sons, les syllabes, les consonances, les mots et apprend à parler. L’écoute est ce jeu d’attrape des signifiants par lequel l’infans devient être parlant.

Entendre le langage qu’est l’inconscient de l’autre, l’aider à reconstruire son histoire, mettre à nu son désir inconscient : l’écoute du psychanalyste aboutit à une reconnaissance : celle du désir de l’autre. L’écoute comporte alors un risque : elle ne peut se faire à l’abri d’un appareil théorique, l’analysant n’est pas un objet scientifique vis-à-vis duquel l’analyste, du haut de son fauteuil, peut se prémunir d’objectivité. La relation psychanalytique se noue entre deux sujets. La reconnaissance du désir de l’autre ne pourra donc nullement s’établir dans la neutralité, la bienveillance ou le libéralisme : reconnaître ce désir implique qu’on y entre, qu’on y bascule, qu’on finisse par s’y trouver. L’écoute n’existera qu’à la condition d’accepter le risque et s’il doit être écarté pour qu’il y ait analyse, ce n’est nullement à l’aide d’un bouclier théorique. Le psychanalyste ne peut, tel Ulysse attaché à son mât, « jouir du spectacle des sirènes sans risques et sans en accepter les conséquences... Il y avait quelque chose de merveilleux dans ce chant réel, chant commun, secret, chant simple et quotidien qu’il leur fallait tout à coup reconnaître... chant de l’abîme qui, une fois entendu, ouvrait dans chaque parole un abîme et invitait fortement à y disparaître4 ». Le mythe d’Ulysse et des Sirènes ne dit pas ce que pourrait être une écoute réussie ; on peut la dessiner comme en négatif entre les écueils que doit à tout prix éviter le navigateur-psychanalyste : se boucher les oreilles comme les hommes d’équipage, user d’une ruse et faire preuve de lâcheté comme Ulysse, ou répondre à l’invite des sirènes et disparaître. Ce qui est ainsi révélé, c’est une écoute non plus immédiate mais décalée, portée dans l’espace d’une autre navigation « heureuse, malheureuse, qui est celle du récit, le chant non plus immédiat mais raconté ». Le récit, construction médiate, retardée : Freud ne fait pas autre chose en écrivant ses « cas ». Le président Schreber et Dora, le petit Hans et l’Homme aux loups sont autant de récits (on a même pu parler de « Freud romancier ») ; Freud, en les écrivant tels (les observations proprement médicales ne sont pas rédigées sous la forme de récits), n’a pas agi par hasard, mais selon la théorie même de la nouvelle écoute : elle a affairé à des images.

Dans les rêves, l’ouïe n’est jamais sollicitée. Le rêve est un phénomène strictement visuel et c’est par la vue que sera perçu ce qui s’adresse à l’oreille : il s’agit, si l’on peut dire, d’images acoustiques. Ainsi, dans le rêve de l’Homme aux loups, les « oreilles (des loups) étaient dressées comme chez les chiens quand ceux-ci sont attentifs à quelque chose ». Le « quelque chose » vers quoi se dressent les pavillons des loups, c’est évidemment un son, un bruit, un cri. Mais, au-delà de cette « traduction » opérée par le rêve, entre écoute et regard, se nouent des liens de complémentarité. Si le petit Hans a peur des chevaux, ce n’est pas seulement qu’il craint d’être mordu : « J’ai eu peur, dit-il, parce qu’il a fait charivari avec ses pieds. » Le « charivari » (en allemand : Krawall), c’est non seulement le désordre des mouvements que le cheval, étendu par terre, fait en donnant des coups de pied, mais aussi tout le bruit que ces mouvements occasionnent. (Le terme allemand Krawall se traduit par « tumulte, émeute, raffut », autant de mots associant images visuelles et acoustiques.)

4

Il était nécessaire de faire ce bref trajet en compagnie de la psychanalyse, faute de quoi nous ne comprendrions pas en quoi l’écoute moderne ne ressemble plus tout à fait à ce qu’on a appelé ici l’écoute des indices et l’écoute de signes (même si ces écoutes subsistent concurremment). Car la psychanalyse, du moins dans son développement récent, qui l’éloigne aussi bien d’une simple herméneutique que du repérage d’un trauma originel, substitut facile de la Faute, modifie l’idée que nous pouvons avoir de l’écoute.

Tout d’abord, alors que pendant des siècles, l’écoute a pu se définir comme un acte intentionnel d’audition (écouter, c’est vouloir entendre, en toute conscience), on lui reconnaît aujourd’hui le pouvoir (et presque la fonction) de balayer des espaces inconnus : l’écoute inclut dans son champ, non seulement l’inconscient, au sens topique du terme, mais aussi, si l’on peut dire, ses formes laïques : l’implicite, l’indirect, le supplémentaire, le retardé : il y a ouverture de l’écoute à toutes les formes de polysémie, de surdéterminations, de superpositions, il y a effritement de la Loi qui prescrit l’écoute droite, unique ; par définition, l’écoute était appliquée ; aujourd’hui, ce qu’on lui demande volontiers, c’est de laisser surgir ; on en revient de la sorte, mais à un autre tour de la spirale historique, à la conception d’une écoute panique, comme les Grecs, du moins les Dionysiens, en eurent l’idée.

En second lieu, les rôles impliqués par l’acte d’écoute n’ont plus la même fixité qu’autrefois ; il n’y a plus d’un côté celui qui parle, se livre, avoue, et de l’autre celui qui écoute, se tait, juge et sanctionne ; cela ne veut pas dire que l’analyste, par exemple, parle autant que son patient ; c’est que, comme on l’a dit, son écoute est active, elle assume de prendre sa place dans le jeu du désir, dont tout le langage est le théâtre : il faut le répéter, l’écoute parle. De là un mouvement s’esquisse : les places de parole sont de moins en moins protégées par l’institution. Les sociétés traditionnelles connaissaient deux places d’écoute, toutes deux aliénées : l’écoute arrogante du supérieur, l’écoute servile de l’inférieur (ou de leurs substituts) ; ce paradigme est contesté aujourd’hui, d’une façon, il est vrai, encore grossière et peut-être inadéquate : on croit que pour libérer l’écoute, il suffit de prendre soi-même la parole – alors qu’une écoute libre est essentiellement une écoute qui circule, qui permute, qui désagrège, par sa mobilité, le réseau fixe des rôles de parole : il n’est pas possible d’imaginer une société libre, si l’on accepte à l’avance de préserver en elle les anciens lieux d’écoute : ceux du croyant, du disciple et du patient.

En troisième lieu, ce qui est écouté ici et là (principalement dans le champ de l’art, dont la fonction est souvent utopiste), ce n’est pas la venue d’un signifié, objet d’une reconnaissance ou d’un déchiffrement, c’est la dispersion même, le miroitement des signifiants, sans cesse remis dans la course d’une écoute qui en produit sans cesse des nouveaux, sans jamais arrêter le sens : ce phénomène de miroitement s’appelle la signifiance (distincte de la signification) : en « écoutant » un morceau de musique classique, l’auditeur est appelé à « déchiffrer » ce morceau, c’est-à-dire à en reconnaître (par sa culture, son application, sa sensibilité) la construction, tout aussi codée (prédéterminée) que celle d’un palais à telle époque ; mais en « écoutant » une composition (il faut prendre le mot dans son sens étymologique) de Cage, c’est chaque son l’un après l’autre que j’écoute, non dans son extension syntagmatique, mais dans sa signifiance brute et comme verticale : en se déconstruisant, l’écoute s’extériorise, elle oblige le sujet à renoncer à son « intimité ». Ceci vaut, mutatis mutandis, pour bien d’autres formes de l’art contemporain, de la « peinture » au « texte » ; et ceci, bien entendu, ne va pas sans déchirement ; car aucune loi ne peut obliger le sujet à prendre son plaisir là où il ne veut pas aller (quelles que soient les raisons de sa résistance), aucune loi n’est en mesure de contraindre notre écoute : la liberté d’écoute est aussi nécessaire que la liberté de parole. C’est pourquoi cette notion apparemment modeste (l’écoute ne figure pas dans les encyclopédies passées, elle n’appartient à aucune discipline reconnue) est finalement comme un petit théâtre où s’affrontent ces deux déités modernes, l’une mauvaise et l’autre bonne : le pouvoir et le désir.

Encyclopédie Einaudi, vol. I, 1977, rédigé en collaboration avec Roland Havas.


1.

« Conseils aux médecins », in La Technique psychanalytique, Paris, PUF, 1970, p. 66.

2.

Freud, op. cit., p. 62.

4.

M. Blanchot, Le Livre à venir.