En appendice à la première partie*1

Droit dans les yeux


Un signe, c’est ce qui se répète. Sans répétition, pas de signe, car on ne pourrait le reconnaître, et la reconnaissance, c’est ce qui fonde le signe. Or, note Stendhal, le regard peut tout dire, mais il ne peut se répéter textuellement. Donc le regard n’est pas un signe, et cependant il signifie. Quel est ce mystère ? C’est que le regard appartient à ce règne de la signification dont l’unité n’est pas le signe (discontinu), mais la signifiance, dont Benveniste a esquissé la théorie. En opposition avec la langue, ordre des signes, les arts, en général, relèvent de la signifiance. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’il y ait une sorte d’affinité entre le regard et la musique, ou que la peinture classique ait reproduit avec amour tant de regards, éplorés, impérieux, courroucés, pensifs, etc. Dans la signifiance, il y a sans doute quelque noyau sémantique assuré, faute de quoi le regard ne pourrait vouloir dire quelque chose : à la lettre, un regard ne saurait être neutre, sinon pour signifier la neutralité ; et s’il est « vague », le vague est évidemment plein de duplicité ; mais ce noyau est entouré d’un halo, champ d’expansion infinie où le sens déborde, diffuse, sans perdre son impression (l’action de s’imprimer) : et c’est bien ce qui se passe quand on écoute une musique ou contemple un tableau. Le « mystère » du regard, le trouble dont il est fait, se situe évidemment dans cette zone de débordement. Voilà donc un objet (ou une entité) dont l’être tient à son excès. Notons un peu ces débordements.


La science interprète le regard de trois façons (combinables) : en termes d’information (le regard renseigne), en termes de relation (les regards s’échangent), en termes de possession (par le regard, je touche, j’atteins, je saisis, je suis saisi) : trois fonctions : optique, linguistique, haptique. Mais toujours le regard cherche : quelque chose, quelqu’un. C’est un signe inquiet : singulière dynamique pour un signe : sa force le déborde.


En face de chez moi, de l’autre côté de la rue, à hauteur de mes fenêtres, il y a un appartement en apparence inoccupé, cependant, de temps en temps, comme dans les meilleurs feuilletons policiers, ou même fantastiques, une présence, une lampe tard dans la nuit, un bras qui ouvre et referme un volet. Du fait que je ne vois personne et que moi-même je regarde (je scrute), j’induis que je ne suis pas regardé – et je laisse mes rideaux ouverts. Mais c’est peut-être tout le contraire : je suis peut-être, sans cesse, intensément regardé par qui est tapi. La leçon de cet apologue serait qu’à force de regarder, on oublie qu’on peut être soi-même regardé. Ou encore : dans le verbe « regarder », les frontières de l’actif et du passif sont incertaines.


La neuro-psychologie a bien établi comment naît le regard. Dans les premiers jours de la vie, il y a une réaction oculaire vers la lumière douce ; au bout d’une semaine, le bébé essaye de voir, il oriente ses yeux, mais d’une façon encore vague, hésitante ; deux semaines plus tard, il peut fixer un objet proche ; à six semaines, la vision est ferme et sélective : le regard est formé. Ne peut-on dire que ces six semaines-là, ce sont celles où naît l’« âme » humaine ?


Comme lieu de signifiance, le regard provoque une synesthésie, une indivision des sens (physiologiques), qui mettent leurs impressions en commun, de telle sorte qu’on puisse attribuer à l’un, poétiquement, ce qui arrive à l’autre (« Il est des parfums frais comme des chairs d’enfant ») : tous les sens peuvent donc « regarder », et inversement, le regard peut sentir, écouter, tâter, etc. Goethe : « Les mains veulent voir, les yeux veulent caresser. »

 

On dit avec mépris : « Son regard fuyait... », comme s’il appartenait de droit au regard d’être direct, impérieux. Cependant, l’économie psychanalytique dit autre chose : « Dans notre rapport aux choses, tel qu’il est constitué par la voie de la vision et ordonné dans les figures de la représentation, quelque chose glisse, passe, se transmet d’étage en étage, pour y être toujours à quelque degré élidé – c’est ça qui s’appelle le regard. » Et encore : « D’une façon générale, le rapport du regard à ce qu’on veut voir est un rapport de leurre. Le sujet se présente comme autre qu’il n’est, et ce qu’on lui donne à voir n’est pas ce qu’il veut voir. C’est par là que l’œil peut fonctionner comme objet (a), c’est-à-dire au niveau du manque » (Lacan, Séminaire XI, pp. 70 et 96).


Revenir, cependant, au regard direct, impérieux : qui ne fuit pas, s’arrête, se fige, se bute. L’analyse a aussi prévu ce cas : ce regard-là peut être le fascinum, le maléfice, le mauvais œil, qui a pour effet « d’arrêter le mouvement et de tuer la vie » (Séminaire XI, p. 107).


Selon une expérience ancienne, lorsqu’on montrait pour la première fois un film aux indigènes de la brousse africaine, ils ne regardaient nullement la scène représentée (la place centrale de leur village), mais seulement la poule qui traversait cette place dans un coin de l’écran. On peut dire : c’est la poule qui les regardait.

 

Massacre au Cambodge : les morts déboulinent de l’escalier d’une maison à moitié démolie ; en haut, assis sur une marche, un jeune garçon regarde le photographe. Les morts ont délégué au vivant la charge de me regarder ; et c’est dans le regard du garçon que je les vois morts.


Au Rijksmuseum d’Amsterdam, il y a une suite de tableaux peints par un anonyme dit « le Maître d’Alkmaar ». Ce sont des scènes de la vie quotidienne, les gens s’attroupent pour telle ou telle raison, qui change de tableau en tableau ; dans chaque groupe, il y a un personnage, toujours le même : perdu dans la foule, alors que les uns et les autres sont figurés comme à leur insu, lui seul, à chaque fois, regarde le peintre (et donc moi) droit dans les yeux. Ce personnage est le Christ.


L’art incomparable du photographe Richard Avedon tient (entre autres choses) à ceci : tous les sujets qu’il photographie, plantés devant moi, me regardent en face, droit dans les yeux. Est-ce que cela produit un effet de « franchise » ? Non, la pose est artificielle (tant il apparaît que c’est une pose), la situation n’est pas psychologique. L’effet produit est de « vérité » : le personnage est « vrai » – d’une vérité souvent insupportable. Pourquoi cette vérité ? En fait, le portrait ne regarde personne et je le sais ; il ne regarde que l’objectif, c’est-à-dire un autre œil, énigmatique : l’œil de la vérité (comme il y avait, à Venise, pour y déposer les dénonciations anonymes, des Bouches de Vérité). Le regard, rendu ici par le photographe d’une façon emphatique (autrefois, ce pouvait être par le peintre), agit comme l’organe même de la vérité : son espace d’action se situe au-delà de l’apparence : il implique du moins que cet au-delà existe, que ce qui est « percé » (regardé) est plus vrai que ce qui s’offre simplement à la vue.


À un moment, la psychanalyse (Lacan, Séminaire I, p. 243) définit l’intersubjectivité imaginaire comme une structure à trois termes : 1º je vois l’autre ; 2º je le vois me voir ; 3º il sait que je le vois. Or, dans la relation amoureuse, le regard, si l’on peut dire, n’est pas aussi retors ; il manque un trajet. Sans doute, dans cette relation, d’une part je vois l’autre, avec intensité ; je ne vois que lui, je le scrute, je veux percer le secret de ce corps que je désire ; et d’autre part, je le vois me voir : je suis intimidé, sidéré, constitué passivement par son regard tout-puissant ; et cet affolement est si grand que je ne peux (ou ne veux) reconnaître qu’il sait que je le vois – ce qui me désaliénerait : je me vois aveugle devant lui.

 

« Je vous regarde comme on regarde l’impossible. »


La tique peut rester des mois inerte sur un arbre, attendant qu’un animal à sang chaud (mouton, chien) passe sous la branche ; elle se laisse alors tomber, colle à la peau, suce le sang : sa perception est sélective : elle ne sait du monde que le sang chaud. De la même façon, autrefois, l’esclave n’était perçu que sous l’espèce d’un outil, non d’une figure humaine. Combien de regards ne sont ainsi que les instruments d’une seule finalité : je regarde ce que je cherche, et pour finir, si l’on peut avancer ce paradoxe, je ne vois que ce que je regarde. Cependant, dans des cas exceptionnels, et combien savoureux, le regard est requis de passer inopinément d’une finalité à l’autre ; deux codes s’enchaînent sans prévenir dans le champ clos du regard, et il se produit un trouble de lecture. Ainsi, me promenant dans un souk marocain et regardant un vendeur d’objets artisanaux, je vois bien que ce vendeur ne lit dans mon œil que le regard d’un acheteur éventuel, car, comme la tique, il ne perçoit les promeneurs que sous une seule espèce, celle des partenaires de commerce. Mais si mon regard insiste (de combien de secondes supplémentaires ? ce serait là un bon problème de sémantique), sa lecture tout d’un coup vacille : si c’était à lui, et non à sa marchandise, que je m’intéressais ? Si je sortais du premier code (celui de la tractation) pour entrer dans le second (celui de la complicité) ? Or, ce frottement des deux codes, à mon tour je le lis dans son regard. Tout cela forme une moire fugitive de sens successifs. Et pour un sémanticien, fût-ce à même une promenade dans le souk, rien n’est plus excitant que de voir dans un regard l’éclosion muette d’un sens.


Comme on l’a vu à propos d’Avedon, il n’est pas exclu qu’un sujet photographié vous regarde – c’est-à-dire regarde l’objectif : la direction du regard (on pourrait dire : son adresse) n’est pas pertinente en photographie. Elle l’est au cinéma, où il est interdit à l’acteur de regarder la caméra, c’est-à-dire le spectateur. Je ne suis pas loin de considérer cette interdiction comme le trait distinctif du cinéma. Cet art coupe le regard en deux : l’un de nous deux regarde l’autre, il ne fait que cela : il a le droit et le devoir de regarder ; l’autre ne regarde jamais ; il regarde tout, sauf moi. Un seul regard venu de l’écran et posé sur moi, tout le film serait perdu. Mais ceci n’est que la lettre. Car il se peut que, à un autre niveau, invisible, comme la poule africaine, l’écran ne cesse de me regarder.

Écrit en 1977 pour un ouvrage collectif sur le Regard.
© La Recherche audiovisuelle du Centre Georges-Pompidou.


*1.

Nous avons placé en appendice ce texte qui n’était peut-être pas définitif. Nous remercions le Centre Georges-Pompidou de nous en avoir permis la publication.