La VOC avait pour principe d’intervenir le moins possible dans les affaires des États autochtones. D’abord, on l’a vu, elle n’en avait dans la plupart des cas tout simplement pas les moyens. Ensuite, elle considérait, à juste titre, les opérations militaires comme des gouffres financiers que même le pillage le plus éhonté ou l’exigence des réparations les plus exorbitantes (en cas de victoire, jamais assurée) avaient bien peu de chances de compenser68. Pourtant, les appels à l’aide ne manquaient pas de la part des princes autochtones, contre tel adversaire extérieur ou intérieur, et ils étaient généralement assortis de promesses mirifiques en matière de concessions et de monopoles, dont la VOC apprit à ses dépens qu’elles avaient toutes chances d’être remises en cause une fois le péril écarté. Ces appels ne furent donc suivis d’effet que lorsque la compagnie ressentait le risque d’une déstabilisation désastreuse pour les affaires, ou de l’ascension d’une puissance hostile. Et, après la prise de Makassar, elle ne lança plus d’importante guerre de conquête (le sultanat de Banten, soumis et transformé en protectorat en 1683, avait lui-même déclaré la guerre à la VOC en 1680, et était divisé entre deux partis, dont l’un était l’allié des Hollandais). On notera même que la seule conquête importante du XVIIIe siècle — celle de la bande côtière du Pasisir, avec ses ports prospères — fut, avant d’être opérée, maintes fois réclamée par ses princes, las des vexations de Mataram, qui leur imposait de livrer à sa place du riz, du bois et de la main-d’œuvre accordés par traité à la VOC, en les menaçant d’amendes et de destitution69.
Il n’en reste pas moins que la compagnie se trouva à partir de 1670 de plus en plus impliquée dans les affaires intérieures de la grande puissance javanaise, Mataram, menacée à plusieurs reprises d’éclatement, voire de disparition. Or, après les affrontements initiaux, un modus vivendi s’était établi, par le traité d’amitié de 1646, qui permettait en particulier l’approvisionnement — vital — de Batavia en riz et en bois de construction, pour les navires en particulier. Tout n’allait pas pour le mieux : les ports du Pasisir (conquis depuis peu, et dont les intérêts commerciaux ne coïncidaient pas avec ceux de l’empire agricole de Mataram) avaient été fermés par le Susuhunan de 1655 à 1657, puis de 1660 à 1661. Par ailleurs les assauts de la compagnie contre Palembang, en 1659 (en représailles contre l’attaque de ses navires en 1657), puis contre Makassar dix ans plus tard, suscitèrent une méfiance accrue. Mais — comme souvent — ce fut une crise interne qui conduisit à l’intervention hollandaise : la conjuration qui unissait le prince héritier, un seigneur de l’île de Madura, Trunajaya, et des Macassarais plus ou moins pirates. Après des opérations confuses, Trunajaya écrasa l’armée impériale en 1676, et Mataram commença à se désintégrer. La cour elle-même fut prise. Le problème pour la VOC, c’est que les Macassarais incendièrent de nombreux ports à l’est de Java, et qu’une réaction anti-chrétienne et antieuropéenne constituait toujours davantage le ciment entre révoltés. Les Hollandais se décidèrent donc à intervenir en mai 1677, contre Trunajaya désormais ennemi du prince héritier qui, en juillet, succéda à son père défunt. Les conditions imposées à Mataram aux abois étaient léonines : paiement intégral des frais de guerre, et en guise de gage concession des revenus portuaires ; monopoles sur l’achat du riz et du sucre, sur la vente des textiles et de l’opium ; franchise de péages ; cession du port de Semarang, à l’est de Batavia. À la suite de durs combats, coûteux en hommes et en argent pour la VOC, la nouvelle coalition fut victorieuse en 1680, Trunajaya ayant été exécuté par l’empereur lui-même. Néanmoins, une partie des hautes terres abrita longtemps encore des rebelles isolés.
Comme il était à prévoir, le nouveau Susuhunan Amangkurat II ne respecta à peu près aucun de ses engagements, malgré de longues négociations marquées par quelques concessions hollandaises. Par ailleurs, une grande partie de Java avait été ruinée par les combats, et ne pouvait plus livrer grand chose à la VOC. Enfin, à la mort, en 1684, du gouverneur général Cornelisz Speelman, l’étendue de ses détournements et abus divers fut révélé, au point d’entraîner la saisie de son héritage entier par les Heeren. L’inconduite des troupes de la VOC, par ailleurs, en particulier à l’encontre des Javanaises, provoqua de nouveaux mécontentements. C’est donc contre une compagnie ébranlée que surgit en 1684 une dangereuse révolte, menée par l’esclave balinais Surapati. Celui-ci se réfugia près de la cour de Mataram, à Kartasura, et conclut une entente secrète avec le souverain. Ensemble, en 1686, ils attaquèrent par surprise la petite garnison de la VOC, lui tuant son chef et 73 soldats, et la contraignant à un retrait qui dura une vingtaine d’années. Surapati se retourna immédiatement contre son allié, lui infligea une cuisante défaite en 1690 et s’empara de l’extrémité est de Java, contrôlée par lui et ses descendants jusque dans les années 1760. En 1689, une nouvelle conjuration destinée à massacrer les Européens de Batavia, et soutenue par Amangkurat, fut mise au jour au cœur du dispositif de la compagnie. Son chef n’était autre que le capitaine Jonker, un Ambonais musulman, jusque-là auxiliaire modèle de la VOC… Le complot fut réprimé, mais non sans pertes en vies humaines, cependant que les survivants gagnaient Kartasura. Ce fut en fait le danger représenté par Surapati qui empêcha Mataram d’affronter directement la VOC, et permit une reprise des contacts, en 1702. De 1704 à 1708, Mataram fut ravagé — une fois de plus —, cette fois par une guerre de succession, dans laquelle intervinrent à la fois Surapati et la VOC. Le fils d’Amangkurat II fut finalement arrêté et exilé à Ceylan. Le nouveau souverain — maître d’œuvre de l’attaque de 1686 contre la garnison de Kartasura — signa tout ce qu’on voulut lui faire signer, et en contrepartie les dettes de Mataram remontant aux années 1670 furent annulées. Une partie significative des nouvelles dettes de guerre furent effectivement payées, jusqu’en 1718, et les grands ports de Cirebon et de Semarang passèrent dans l’escarcelle de la compagnie. Mais Surabaya se révolta en 1717, l’insurrection se généralisa en 1719, et la mort du roi, la même année, conduisit à une nouvelle guerre de succession, jusqu’en 1723. La VOC, une fois de plus, opta pour la continuité d’un Mataram unifié, et aida à l’écrasement des rebelles — ce qui vint s’ajouter à la dette du malheureux empire. La cour du Susuhunan resta cependant dominée par les antiHollandais jusqu’en 1733, date à laquelle le souverain imposa une politique de rapprochement avec la compagnie. Le paiement des dettes de guerre reprit, avec des montants plus élevés que jamais, jusqu’en 1741, au prix d’une pression fiscale renforcée sur la population70.
Le coup suivant vint de là où personne ne l’attendait. Depuis la réouverture de la Chine, en 1684, le nombre et la place des Chinois à Batavia s’étaient considérablement accrus. Ils représentaient désormais environ 17 % de la population de la ville et de ses environs (les Ommelanden), mais beaucoup plus si l’on ne prend en compte que les habitants libres. Entre 1680 et 1740, leurs effectifs avaient doublé, alors même que la population totale déclinait71. Une vingtaine de jonques abordaient chaque année entre 1680 et 1740 à Batavia, contre cinq environ dans la période précédente. Par ailleurs, un secteur économique fondamental, celui de la canne à sucre, en vint à être complètement dominé par les plantations chinoises, autour de leurs sucreries respectives : on en comptait 130 en 1710, et des 84 propriétaires, 79 étaient chinois. La compagnie s’en inquiéta, pour trois raisons : l’immigration se faisait si intense que les délicats équilibres ethniques menaçaient d’en être remis en cause ; la dynamique entrepreneuriale chinoise échappait largement à tout contrôle (même si l’exportation du sucre restait un monopole de la VOC), et remettait potentiellement en cause le rôle d’impulsion et d’organisation dont la compagnie avait fait sa raison d’être, dans une logique mercantiliste ; enfin, plus conjoncturellement, la surproduction sucrière menaçait les cours, à partir de 1730. On tenta donc, sinon d’interrompre, du moins de limiter l’immigration chinoise ; dès 1696, de lourdes amendes frappaient les capitaines coupables d’avoir permis des débarquements clandestins, qui continuèrent cependant. À partir de 1729, la vie fut rendue délibérément difficile aux planteurs par l’augmentation des taxes, l’instauration de péages, et diverses extorsions, cependant qu’on envisageait l’imposition de quotas sucriers. De ce fait, et aussi parce que les coûts d’exploitation étaient accrus par l’épuisement des ressources proches en bois de feu, enfin parce que le sucre se vendait mal, le nombre de plantations baissa à 80 en 1738, déchaînant pour la première fois un chômage de masse chez les coolies chinois. Le Haut Gouvernement crut judicieux de présenter cette solution radicale : le transfert sur les plantations de Ceylan des travailleurs en surnombre. Parmi ceux-ci, une rumeur se répandit : une fois en haute mer, on les jetterait par-dessus bord. D’où la révolte du 7 octobre 1740, qui provoqua la mort d’un certain nombre d’Européens isolés dans les Ommelanden. Bientôt la cité se trouva encerclée, et, craignant un soutien de la part de Chinois vivant dans ses murs, le gouverneur général Adriaan Valkenier prit la décision extrême d’ordonner leur massacre, le 9 octobre.
Cela reste l’une des pires taches sur l’action des Européens en Asie. Au milieu des pillages et des incendies, quelque 10 000 Chinois furent assassinés, femmes — enceintes ou pas — et enfants compris. Tout le monde y participa chez les Occidentaux, des soudards aux bourgeois les plus respectables. Le témoignage du charpentier allemand Georg Bernhardt Schwarz est révélateur : « Il fallait que je sois de la partie. Sachant que mon voisin chinois avait un porc bien gras, j’avais l’intention de le lui prendre et de l’amener chez moi. Quand mon patron, le maître charpentier, vit ceci, il me gifla et me dit de tuer le Chinois d’abord, avant de le piller. Je pris donc mon pilon à riz, et je m’en servis pour battre mon voisin à mort, lui avec qui j’avais si souvent bu et mangé. » Évoquant ses meurtres ultérieurs, il ajoute : « J’y étais maintenant si accoutumé qu’il n’y avait pour moi plus de différence entre tuer un chien ou un Chinois72. » On notera cependant qu’une fois les passions retombées l’horreur de ces actes entraîna le jugement et la condamnation à mort de Valkenier — commode bouc émissaire —, qui décéda en prison, en 1751. L’administration Qing, à Pékin, fut outrée mais hésita quant aux modalités de la riposte. Finalement, l’empereur décida d’accorder son pardon, car « le roi de Java a montré du remords » (il fallait entendre la VOC)73.
Pourtant, si le massacre desserra l’étau sur Batavia, il fit aussi redoubler d’intensité la révolte. Des Chinois attaquèrent les postes de la VOC, sur toute l’étendue de la côte nord, et s’emparèrent de deux d’entre eux. En 1741, les agents hollandais de la région de Semarang furent à leur tour massacrés, mais dès alors la jonction s’était faite avec Mataram, qui crut le moment venu de secouer le joug hollandais, au cri — c’était une nouveauté — de « l’Islam ou la mort ». Le roi lui-même fit sa soumission dès 1742, mais une fois de plus la rébellion était partout, le pays à feu et à sang. Les fidèles alliés madurais de la VOC eux-mêmes se révoltaient, jusqu’en 1745. De plus, la concession de la bande côtière du Pasisir à la compagnie, moyennant une redevance annuelle à Mataram, entraîna en 1746 la révolte du capable prince du sang Mangkubumi : une nouvelle guerre intradynastique était lancée, qui allait durer jusqu’en 1757. En 1749, on comptait deux Susuhunan, et ce qui restait de l’empire était définitivement divisé. Grâce à l’aide de la VOC, la cour de Surakarta tint, difficilement, face à celle de Yogyakarta, mais, pour la première fois, la rébellion demeurait invincible. Le traité de Giyanti, en février 1755, qui mit fin à la phase la plus aiguë de ce long conflit par la reconnaissance mutuelle des domaines acquis par les trois protagonistes, doit donc d’abord être lu comme un aveu d’échec de la VOC, et certainement pas comme ce plan impérialiste de division des forces adverses et de conquête d’hégémonie que beaucoup continuent à décrire. Certes, par la suite, les Hollandais surent jouer une cour contre l’autre, et finalement les domestiquer toutes deux. Mais ce fut au XIXe siècle, dans un tout autre contexte. Pour l’instant, ils avaient surtout reconnu les limites de leur puissance, et ne se voyaient confirmer que les possessions (Pasisir inclus) qu’ils contrôlaient déjà, la plupart depuis longtemps.
Si les Hollandais restent globalement dominants jusqu’au cours de la première moitié du XVIIIe siècle, la Compagnie anglaise s’avère cependant à partir de la fin du XVIIe siècle un rival de plus en plus redoutable en Inde. Le fait que Guillaume d’Orange devienne en 1688, à l’issue de la « Glorieuse Révolution », roi d’Angleterre, ne diminue en rien l’intensité de la rivalité qui oppose en Asie Hollandais et Anglais. L’East India Company marque surtout des points au Bengale, où son facteur Job Charnock obtient en 1690 la cession d’un terrain sur lequel va être édifié Fort William, noyau de la future Calcutta. Situé sur la rivière Hooghli, affluent du Gange, à 130 kilomètres de la mer, le site se révélera propice à la navigation et facile à défendre (même si le nawab Siraj-ud-Daula n’eut pas de mal à s’en emparer en 1756), et donnera en particulier un avantage à l’East India Company sur sa rivale hollandaise installée à Chinsura. Dès la décennie 1700-1710, les importations de l’East India Company en provenance du Bengale l’emportent assez nettement sur celles en provenance de Madras (50 % contre 31 % du total des importations d’Asie), une prédominance qui ne fera ensuite que s’accentuer. Le Bengale apparaît en effet de plus en plus comme la province la plus riche de l’Inde, et ses tissus, comme les mousselines de Dacca, sont les plus demandés sur les marchés européens, qui sont la cible privilégiée de l’East India Company. Mais la Compagnie anglaise renforce aussi sa présence sur la côte occidentale où, en dehors de Surat, qui reste son établissement principal, elle acquiert en 1674 de la Couronne anglaise le port de Bombay, que Charles II avait reçu en dot en 1661 (en même temps que Tanger) à l’occasion de son mariage avec la princesse portugaise Catherine de Bragance. Par ailleurs, sur la côte de Coromandel, son établissement de Fort Saint George (Madras) connaît aussi une expansion notable.
À partir de 1720, en Inde, les rapports de force entre Européens vont être modifiés : tandis que s’amorce un déclin (encore très graduel) de la Compagnie hollandaise, les compagnies anglaise et française connaissent un essor rapide, qui prépare le terrain pour un affrontement direct.
L’essor de la compagnie anglaise est particulièrement spectaculaire au Bengale, où elle bénéficie en 1717 d’un farman de l’empereur moghol Farrukhsiyar, qui lui donne la liberté du commerce et l’exempte du paiement de droits de douane. La montée en puissance des Anglais coïncide avec l’autonomisation croissante du Bengale par rapport à Delhi, qui commence sous le gouvernorat de Murshid Quli Khan (1716-1727) ; ce dernier s’affranchit pratiquement de la tutelle financière moghole, ce qui favorise la prospérité de l’économie régionale. Les importations du Bengale réalisées par l’East India Company passent d’une moyenne annuelle de 115 000 livres en 1701-1710 à 230 000 livres en 1711-1720, à 320 000 livres en 1721-1730 et à 410 000 livres en 1731-1740, une progression spectaculaire due essentiellement à l’augmentation des achats de tissus74. Les facteurs de la Compagnie ont mis sur pied avec les Arméniens et les marchands locaux un système très efficace qui leur permet d’ajuster l’offre à la demande européenne. Des échantillons sont fournis aux artisans indiens, qui peuvent ainsi répondre aux goûts changeants de la clientèle européenne. Il ne s’agit cependant pas d’un véritable « putting out system » à l’européenne car les artisans restent propriétaires de leur outillage et achètent eux-mêmes la matière première avec l’argent que leur avancent les marchands locaux. La Compagnie est fortement tributaire de ces derniers, non seulement sur le plan financier, mais aussi parce qu’eux seuls ont une connaissance approfondie des conditions de la production. Elle apporte cependant en échange sa connaissance des goûts des consommateurs européens, et on peut donc parler dans la période 1720-1755 d’un véritable partenariat entre la Compagnie et les marchands indiens, dans lequel les deux parties trouvent leur compte. Les producteurs tirent aussi leur épingle du jeu, car la hausse régulière des prix leur est répercutée. À partir de 1740, ils souffrent cependant de l’augmentation des prix du coton, due au tout nouveau courant d’exportation du Bengale vers la Chine, et voient leurs revenus stagner. Le détournement vers la Chine d’une partie de la production indienne de coton est dû au développement rapide des achats de thé de la Compagnie à Canton. Pour les solder sans avoir à effectuer des sorties de métaux précieux trop considérables, la Compagnie, qui fait face au problème de l’absence d’intérêt des Chinois pour les marchandises européennes, doit trouver des produits indiens à vendre sur le marché chinois : le coton et l’opium sont les deux principaux, et leurs ventes se développent rapidement à partir de 174075. Après 1740, la Compagnie se trouve donc à nouveau fortement engagée dans le commerce interasiatique, qu’elle avait abandonné en 1661. Les conséquences en seront cette fois-ci considérables.
Les années 1720-1740 voient aussi la rapide montée en puissance commerciale de la Compagnie française76. L’arrivée à Pondichéry en 1721 d’un gouverneur énergique, Lenoir, marque une étape nouvelle dans son activité. Entre le quinquennat 1726-1730 et le quinquennat 1736-1740, la valeur des achats de la Compagnie française en Inde double. La progression est particulièrement nette au Bengale, où Chandernagor, administrée entre 1731 et 1741 par Joseph Dupleix, devient le principal centre du commerce français en Inde, assistée par les cinq loges de Kasimbazar, Dacca, Jougdia, Patna et Balasore. Pondichéry, dont les fortifications ont été achevées en 1735, prospère aussi ; vers 1740, c’est une ville de cent mille habitants, dont quinze cents à deux mille Européens, qui rivalise avec Madras. Sur la côte de Coromandel, la France acquiert également les comptoirs de Yanaon et de Karikal, et, sur la côte occidentale, outre des loges à Surat et à Calicut, un comptoir à Mahé, cédé en 1721 par un souverain du Malabar. Après 1740, la Compagnie française va entrer en lutte ouverte avec la Compagnie anglaise pour l’hégémonie en Inde du Sud, et cette lutte va inaugurer en Inde la transition au colonialisme.
Les années 1740-1765 sont en Inde celles d’une mutation décisive dans la nature de la présence européenne. De commerçants armés opérant dans quelques enclaves, les Européens vont se transformer en acteurs majeurs sur l’échiquier politique indien. Ce changement de statut est en partie le produit du hasard, mais il a aussi des causes plus structurelles. La réorganisation politique de l’espace indien qui s’opère à partir de la fin des années 1730 a pour principale conséquence la fin de l’existence de l’empire moghol comme structure politique relativement cohérente. Les États régionaux successeurs des Moghols, essentiellement les Marathes et l’Hyderabad au Deccan, l’Arcot au Coromandel, l’Oudh en Inde du nord et le Bengale, tout en continuant à verser un tribut symbolique à Delhi, dont ils reconnaissent la suzeraineté et qu’ils traitent encore comme la source ultime de légitimité politique, agissent en fait comme des États indépendants, souvent en lutte les uns contre les autres77, et cette situation va favoriser l’action des Européens, qui pourront monnayer l’intervention de leurs forces armées, souvent capables de faire pencher décisivement la balance dans un sens ou dans l’autre. Les Français seront les premiers à comprendre les nouvelles possibilités ouvertes par la situation, même si les Anglais seront les seuls à en tirer véritablement profit.
Le mécanisme déclencheur de cette mutation est l’intervention des Français dans les luttes dynastiques en Inde du Sud, largement de nature fortuite. En 1738, le rajah marathe de Tanjore, un petit État prospère qui contrôle les riches rizières du delta de la Kaveri, sollicite dans sa lutte contre un rival le soutien financier du gouverneur de Pondichéry, Benoît Dumas, et promet de céder à la France Karikal, au cœur du delta rizicole. Il revient cependant sur sa promesse, et Dumas fait alors alliance avec Chanda Sahib, souverain de Trichinopoly et gendre du nawab d’Arcot, Dost Muhammad, principal vassal du Moghol en Inde du Sud, qui lui cède Karikal en 1739. Le rajah de Tanjore fait alors appel au chef marathe Raghuji Bhonsle qui, en mai 1740, bat et tue Dost Muhammad à la bataille de Damalcherry. Sa veuve et les restes de son armée se réfugient à Pondichéry, et les puissantes fortifications de la ville dissuadent Raghuji d’attaquer. Le chef marathe prend cependant Trichinopoly et emmène Chanda Sahib en captivité. Malgré la défaite de son allié, la Compagnie française sort grandie du conflit aux yeux des princes de la région, et en 1742 l’empereur moghol Muhammad Shah, suzerain théorique de l’Arcot, accorde à Dumas et à ses successeurs le titre de nawab à perpétuité. La Compagnie française accède ainsi au rang de puissance territoriale en Inde du Sud. C’est aussi en 1742 que Dupleix succède à Dumas comme gouverneur de Pondichéry.
Or, l’éclatement en 1740 en Europe de la guerre de Succession d’Autriche, dans laquelle France et Angleterre se trouvent dans des camps opposés, ne tarde pas à avoir des conséquences sur les relations entre Français et Anglais en Inde du Sud, où les hostilités se déclenchent en 1744. Après une bataille navale indécise en juillet 1746 au large de Nagapatnam, l’amiral de La Bourdonnais, venu de l’île de France (Maurice) à la tête d’une escadre de dix navires et d’une troupe de 3 000 hommes, prend Madras en septembre. Un conflit éclate alors entre Dupleix, qui veut raser Madras, et La Bourdonnais, qui veut la restituer aux Anglais. La ville reste sous occupation française jusqu’en 1749, date à laquelle elle est rendue à l’East India Company en échange de la forteresse de Louisbourg en Nouvelle-Écosse par une clause du traité d’Aix-la-Chapelle, qui met fin au conflit en Europe. Entre-temps, les Anglais ont mis le siège devant Pondichéry en 1748, mais ont échoué à prendre la ville, brillamment défendue par Dupleix. Même s’il n’a pu atteindre son objectif de détruire Madras, le gouverneur français sort grandi du conflit, et il va mettre à profit sa nouvelle position pour intervenir plus activement dans les affaires de la région. Déjà, en 1746, une petite troupe française a battu devant Madras une armée indienne bien plus nombreuse. Et Dupleix a déclaré à son courtier Ananda Ranga Pillai que cinq cents Français et deux mortiers suffiraient pour conquérir Arcot et tout le Carnatic78.
Ce n’est pas son objectif, mais en 1749 il envoie une armée de 400 soldats français et 2 000 cipayes (soldats indigènes) aider son vieil allié Chanda Sahib contre l’Arcot, dont l’armée est écrasée. En récompense, Dupleix reçoit des territoires dans le voisinage de Pondichéry, ainsi que Masulipatnam. Ayant placé ses alliés sur les trônes d’Hyderabad et d’Arcot, il est perçu par les Anglais comme une grave menace. Tandis qu’un autre officier français, Bussy, guerroie avec succès dans le Deccan sur lequel il semble en passe d’exercer une véritable hégémonie, les hostilités reprennent dans le Carnatic, et les Anglais interviennent directement pour la première fois. En septembre 1751, le jeune Robert Clive, avec 200 soldats anglais et 300 cipayes, s’empare d’Arcot. Bien que les combats soient indécis et que les Français ne subissent pas de défaite décisive, le rappel de Dupleix en France en 1754 inaugure un nouveau chapitre.
Sous son successeur Godeheu, un traité est conclu avec les Anglais en 1755, par lequel la France renonce implicitement à ses intérêts au Carnatic. Mais il n’est pas appliqué, et, avec le début de la guerre de Sept Ans en 1756, les hostilités reprennent en Inde. Chandernagor est prise en mars 1757 par les Anglais, mais les principaux combats se déroulent en Inde du Sud, où la France envoie un important corps expéditionnaire sous le commandement de l’Irlandais jacobite Lally-Tollendal, qui dispose de onze navires et de cinq mille cinq cents hommes. Mais il est incapable de concentrer ses forces sur des objectifs clairs, et finalement il capitule en janvier 1761. Il sera jugé pour haute trahison en France et exécuté, et son procès inspirera à Voltaire un texte célèbre. Pondichéry est prise par les Anglais, mais le traité de Paris de 1763 la restitue à la France, ainsi que les quatre autres comptoirs de Karikal, Yanaon, Mahé et Chandernagor. Cependant, malgré la restitution des comptoirs, la France ne sera plus en mesure de jouer un rôle majeur dans une Inde où l’East India Company, grâce à sa victoire au Bengale, est en passe de devenir une grande puissance territoriale.
L’importance de l’épisode des guerres franco-anglaises en Inde du Sud tient finalement au fait qu’il a entraîné l’East India Company à intervenir directement dans les affaires politiques de l’Inde, ce qu’elle n’avait jamais fait auparavant. Il a montré aussi que des troupes européennes, combinées à des troupes indigènes plus nombreuses organisées sur le modèle européen pouvaient constituer un instrument militaire redoutable, une leçon que les Anglais assimileront d’autant plus vite que dès 1757 elle leur a valu le succès au Bengale.
La conquête du Bengale par l’East India Company en 1757-1765 représente un épisode relativement indépendant des guerres franco-anglaises en Inde du Sud, mais elle va donner une impulsion décisive à l’action anglaise en Inde. Les origines en sont à chercher dans une crise dynastique et politique au Bengale, le plus riche des États successeurs de l’empire moghol, et celui dans lequel le commerce anglais s’était le plus développé. En avril 1756 la mort du nawab Alivardi Khan amène sur le trône son petit-fils Siraj-ud-Daula, au caractère impétueux, qui procède à une purge des hommes de confiance d’Alivardi Khan dans l’armée et l’administration, en particulier du faujdar (commandant en chef) Mir Jafar, et du wazir (Premier ministre) Rai Durlabh. Ces derniers, en alliance avec les plus grands zamindars (landlords) hindous et les banquiers de l’État, les Jagatseths, préparent un coup d’État contre Siraj. Or ce dernier s’aliène aussi les Européens, auxquels il réclame d’énormes sommes pour renouveler leurs privilèges commerciaux. Comme ils rechignent à payer, Siraj s’empare le 20 juin de Calcutta sans coup férir, le gouverneur anglais prenant la fuite. Dans la nuit, se produit un incident qui reste mystérieux, la mort de plusieurs dizaines de prisonniers britanniques enfermés dans un cachot, le fameux « Black Hole of Calcutta » (« trou noir de Calcutta »)79. C’en est trop pour la Compagnie, qui envoie depuis Madras une expédition commandée par le colonel Clive qui, à la tête de 900 Européens et de 1 500 cipayes, reprend Fort William en janvier 1757, puis se joint au complot anti-Siraj, qui se propose de mettre sur le trône Mir Jafar. Le 23 juin 1757, lors d’une escarmouche dans les vergers de manguiers de Palasi (Plassey), les troupes de Siraj, dont les chefs ont été achetés, se débandent. Siraj est tué et Mir Jafar entre dans la capitale, Murshidabad, où il est proclamé nawab. Sur le moment, Plassey ne change rien au statut politique du Bengale, qui reste un État indépendant, ayant des relations particulièrement étroites avec la Compagnie. Tout au plus cette dernière reçoit-elle le riche zamindari des Twenty Four parganas, près de Calcutta, ainsi que le droit de battre monnaie. Mais, à mesure que ses troupes jouent un rôle croissant pour repousser les Marathes et les troupes mogholes, la Compagnie augmente ses exigences financières, et Mir Jafar, dans un sursaut d’orgueil, les repousse. Il se voit forcé en octobre 1760 d’abdiquer au profit de son gendre Mir Qasim, qui, pour se concilier les bonnes grâces de la Compagnie, lui cède trois riches districts et lui promet un don de deux millions de roupies. Mais le nouveau nawab n’est pas le fantoche que les Anglais croyaient avoir mis sur le trône, et il s’inquiète des excès commis par les serviteurs de la Compagnie, qui se croient en pays conquis. Un conflit éclate en juin 1763 et Mir Qasim, vaincu, se réfugie dans l’Oudh. Mir Jafar est alors rétabli sur le trône, mais doit s’engager à payer à la Compagnie une énorme indemnité. Mir Qasim, pendant ce temps, met sur pied une vaste coalition antianglaise comprenant l’Oudh, l’empereur moghol Shah Alam et les redoutables Rohillas, des chefs afghans voisins de l’Oudh. Les coalisés sont battus de justesse en octobre 1764 à la bataille de Buxar, et en 1765, par le traité d’Allahabad, l’empereur moghol Shah Alam confère à l’East India Company le diwani du Bengale, le droit de prélever l’impôt et d’exercer la justice civile, le nizamat, la justice criminelle et le commandement de l’armée restant l’apanage du nawab. Dans les faits, le Bengale passe dans l’orbite britannique, et, sans que personne sur le moment ne s’en aperçoive, l’ère coloniale commence véritablement en Inde.