L’éclipse relative des Ibériques en Asie méridionale après 1600 et l’irruption soudaine des Européens du Nord, Hollandais et Anglais, suivis des Danois, des Français et, plus tardivement et brièvement, des Suédois et des Ostendais, s’expliquent avant tout en termes d’histoire européenne, mais le contexte sud-asiatique a également joué son rôle dans ce tournant. Il fut, soulignons-le, graduel, car c’est seulement entre 1640 et 1670 que le recul portugais est véritablement avéré, tandis que les Espagnols maintiennent leur position dominante aux Philippines.
Sur le plan européen, le fait décisif a été incontestablement la révolte des Pays-Bas contre la monarchie catholique ibérique, commencée en 1568, mais dont les effets sur le commerce se font réellement sentir dans les années 1580. Sa principale conséquence fut de mettre progressivement fin au rôle d’Anvers comme plaque tournante du commerce des épices. Le port flamand, on l’a dit, fut loin de péricliter rapidement, malgré sa mise à sac par des soldats espagnols en 1576, puis surtout en 1585 la prise de la cité révoltée par le duc de Parme, au nom de Philippe II de Habsbourg. Les nombreux protestants, désormais persécutés, durent partir, et Anvers y perdit une bonne partie de sa classe marchande, qui passa en masse à Amsterdam1. Mais celle-ci fut largement remplacée par l’arrivée de puissants banquiers génois, qui finançaient la guerre de Flandre en contrepartie des épices portugaises, ou de l’argent d’Amérique passé par Cadix. Quant au blocus de principe décrété par les rebelles, il demeura peu effectif, du moins tant que les Hollandais conservèrent eux aussi le besoin de stabiliser leurs approvisionnements en épices à l’aide d’Anvers. Ce n’est que lors de la paix de Westphalie (1648) que le coup fatal fut porté : les Provinces-Unies victorieuses obtinrent que la navigation hauturière sur l’Escaut soit interdite, et la prohibition ne fut complètement levée qu’en 1863. Anvers perdait pour deux siècles toute importance internationale, au point que ce fut d’Ostende que, de 1717 à 1731, les marchands flamands, avec le soutien de l’empereur Charles VI d’Autriche, tentèrent de mettre sur pied leur propre compagnie des Indes orientales.
Amsterdam succéda donc à Anvers, reprenant à son compte ses compétences marchandes et artisanales, ses techniques financières, et jusqu’à sa tradition d’imprimerie et d’édition, avec l’arrivée des Plantin, Blaeu ou Elzevier, qui retrouvaient en Hollande une atmosphère de relative liberté intellectuelle. Ils contribuèrent à l’éclat de l’université de Leyde (Leiden), fondée en 1575. Amsterdam, avec une centaine de milliers d’habitants vers 1600, 200 000 vers 1700, était l’une des villes plus peuplées d’Europe, et sans doute la plus prospère. Le grand port hollandais joua aussi un rôle croissant dans la redistribution des épices, que dès le XVIe siècle il fournissait avec du vin et du sel à l’Europe du Nord (pays de la Baltique en particulier), en échange de ses bois, de ses poissons et surtout de ses céréales, revendues dans une péninsule Ibérique structurellement incapable de s’autosuffire. Ce n’est cependant que vers 1635 que les épices expédiées vers la Baltique dépassèrent en valeur le hareng dans le commerce global d’Amsterdam2. Pendant quelques décennies, les Amstellodamois s’étaient contentés de s’approvisionner en épices à Lisbonne, où résidait une petite communauté hollandaise.
Mais, au cours des années 1590, cet approvisionnement se fit brusquement plus incertain : taux de pertes de navires catastrophique, et accaparement à partir de 1591 des contrats de la Carreira par les négociants, puis par l’État portugais. De plus les Portugais, à la suite de l’union des Couronnes d’Espagne et du Portugal, étaient devenus pour les Hollandais des « ennemis » (même si les échanges commerciaux continuaient), à l’encontre desquels on n’avait pas à éprouver de scrupules. Les États-Généraux (organe politique suprême) de la nouvelle République des Provinces-Unies, créée officiellement en 1579 par l’Union d’Utrecht, quant à eux, encouragèrent systématiquement leurs marchands à une attitude offensive contre les Ibériques, qui pouvait inclure la guerre de course — c’est-à-dire la piraterie —, accessoirement moyen simple et rapide de s’imposer sur un marché. En outre, les marins, qui en général relevaient des deux provinces maritimes de Hollande et de Zélande, multipliaient les voyages commerciaux en Méditerranée et dans l’Atlantique, et accaparaient une part grandissante du trafic maritime entre l’Europe, la Russie et le Levant. Or, grâce à Jan Huyghen van Linschoten, dont l’Itinerario fut publié entre 1594 et 15963, et à d’autres compatriotes qui avaient longuement séjourné dans l’Inde portugaise, les Hollandais étaient parfaitement informés des modalités du commerce des épices et des limites du contrôle que les Portugais exerçaient sur lui, en particulier en Insulinde où ils possédaient peu de forteresses. Dans ces conditions, il était logique que les commerçants amstellodamois cherchent à aller se procurer sur place les épices.
Le contexte néerlandais présente certaines similitudes frappantes, mais aussi des différences sensibles avec le cas du Portugal un siècle plus tôt. Comme celui-ci, les Provinces-Unies étaient un petit État européen en termes démographiques, avec une population certainement inférieure à 2 millions vers 1600. Leur façade maritime était peu étendue, mais recélait de nombreux ports actifs. Cependant, contrairement au Portugal, leur économie était depuis longtemps l’une des plus commercialisées d’Europe, et l’agriculture de subsistance n’en constituait qu’un secteur relativement marginal. La pêche y était une activité au moins aussi importante, et elle fournissait aussi un réservoir de marins. Mais surtout le commerce maritime, en Hollande et en Zélande, était l’activité principale, et animait la vie de nombreuses agglomérations urbaines, dont Amsterdam était, à la fin du XVIe siècle, la plus importante. Les marins et armateurs hollandais et zélandais occupaient une place prépondérante dans le commerce maritime de l’Europe, grâce à leur capacité d’offrir des coûts de fret et d’assurances inférieurs à ceux de leurs concurrents, capacité à son tour liée à l’existence de formes d’organisation capitalistique particulièrement efficaces (un type d’association entre plusieurs marchands-armateurs qu’on appelait rederij), appuyées sur les taux de crédit les plus faibles d’Europe (et sans doute du monde), ainsi que sur un capital abondant. Mais la plus grande différence avec le Portugal des fidalgos, c’était l’existence d’une puissante bourgeoisie marchande, qui dominait la vie économique et sociale des villes maritimes de Hollande et de Zélande, et l’absence d’une cour royale.
Un certain parallélisme peut aussi être décelé entre le zèle antimusulman des fidalgos et le zèle anticatholique des calvinistes hollandais, mais il semble que les milieux marchands n’en étaient pas nécessairement très imprégnés. Cependant, les réfugiés protestants des Pays-Bas du Sud, qui formaient une partie non négligeable de la population des villes maritimes de Hollande et de Zélande au début du XVIIe siècle, étaient souvent des calvinistes zélés, et leur enthousiasme religieux donna parfois à la lutte des Hollandais contre les Ibériques l’allure d’une croisade. On pourrait ajouter que les Juifs portugais sephardim réfugiés dans les Provinces-Unies constituaient un secteur non négligeable de la bourgeoisie commerçante d’Amsterdam, et qu’ils étaient une source d’information particulièrement précieuse sur les circuits ibériques, avec lesquels ils conservèrent durablement d’étroites relations. Le caractère de refuge pour les élites protestantes persécutées par les États catholiques — y compris la France de Louis XIV, à partir de 1685 surtout — fournit également de nombreux talents. La main-d’œuvre spécialisée dans les activités maritimes était sans équivalent ailleurs en Europe : quelque 50 000 personnes en 1680, dont une proportion croissante d’immigrés, Allemands et Scandinaves surtout. Enfin, à la différence du Portugal, la Hollande imbriquait étroitement ses réseaux intercontinentaux et européens, ce qui réduisait les problèmes de débouchés et d’approvisionnement en capital. Cependant, ce furent les circonstances politiques particulières de la lutte contre la Couronne d’Espagne4 qui jouèrent un rôle majeur d’incitation au développement du grand commerce néerlandais, car la seule manière pour la jeune République de tenir tête à la monarchie ibérique était de s’assurer une suprématie maritime, qui compensât la supériorité militaire espagnole sur terre.
En ce qui concerne le contexte asiatique, il est plus difficile de déceler des tendances générales ayant pu faciliter l’entrée des Européens du Nord dans les circuits commerciaux. En Inde cependant, on peut remarquer que l’empire moghol avait, à partir de la fin du XVIe siècle, une relation de plus en plus tendue avec les Portugais, et qu’il accueillit donc plutôt favorablement l’arrivée d’autres acteurs maritimes européens, qui permettait de desserrer l’étau portugais sur ses côtes. En Asie du Sud-Est, les conditions géopolitiques avaient profondément changé depuis l’ère d’Albuquerque. Les Portugais avaient profité d’un affaiblissement et d’un émiettement particulièrement prononcés des pouvoirs politiques, lui-même lié aux mutations profondes de l’« âge du commerce ». Mais, au cours du XVIe siècle, des puissances autochtones apparurent ou furent refondées, paradoxalement aidées par les nouvelles sources de financement (stimulation de la demande mondiale, et à sa suite taxes à l’exportation) suscitées par l’immixtion européenne. De plus, les Occidentaux crurent bon de soutenir contre leurs adversaires intérieurs et extérieurs les États en mesure de leur fournir les effets de commerce les plus considérables. Les plus riches de ces royaumes, on l’a vu, pouvaient même renforcer leurs armées de mercenaires, portugais ou autres.
La Birmanie, réunifiée et restaurée dans toute sa puissance sous le roi Bayinnaung de la dynastie de Toungoo (1551-1581), et bientôt à même d’attaquer le Siam, fut l’une des premières à profiter de ce retournement. La nouvelle fragmentation birmane de la fin du siècle ne fut pas durable. C’est cependant en Insulinde, où la commercialisation était la plus profonde, que les évolutions furent les plus significatives. La dynamique musulmane l’emportait définitivement (sauf dans les trois quarts nord des Philippines, ainsi qu’à Bali) sur les États hindouisés résiduels. Simultanément, dans les trois premières décennies du XVIIe siècle, sous l’impulsion du sultan Iskandar Muda (1607-1636), Aceh parvenait à dominer tout le nord de Sumatra, ainsi que la zone du détroit de Malacca, y compris l’ouest de la Malaisie, inquiétant suffisamment la thalassocratie de Johor pour la pousser un moment dans les bras des Portugais, longtemps ses ennemis mortels ; et un nouvel État, Mataram, prenait son essor dans le centre rizicole de Java. Sultan Agung (1613-1646) le mena à sa plus grande gloire, parvenant à soumettre la côte nord de Java (le Pasisir), riche d’échanges commerciaux, au travers de la prise de Surabaya (1625), toujours aujourd’hui premier port indonésien. Il s’était fait l’année précédente couronner Susuhunan, titre que les Européens traduisirent par « empereur ». Il échoua cependant sous Batavia (au moment même où Iskandar Muda échouait sous Malacca), malgré d’immenses déploiements de troupes. Plus à l’ouest, la résistance du sultanat de Banten en fut également facilitée. L’unification de Java ne fut donc jamais complète. Mais, près de deux siècles durant, les Hollandais ne purent ni se passer de l’entente avec Mataram ni nouer avec ses princes une relation confiante et durable. Quant à la puissance militaire d’Aceh, appuyée sur la captation d’une part notable des ressources en poivre de l’Asie du Sud-Est, elle lui permit de conserver son indépendance jusqu’en 1873.
Le phénomène de « riposte de l’Asie » ne concernait guère l’Inde, du moins au début du XVIIe siècle, quand il atteignit son paroxysme en Asie du Sud-Est. Par contre, il s’étendait simultanément au nord-est du continent, lié organiquement sur le plan du commerce aux mondes insulindien et péninsulaire. Ainsi la dynastie déclinante des Ming fut-elle remplacée en 1644 par celle, d’origine mandchoue, des Qing, même s’il fallut attendre 1683 (annexion de Taïwan) pour que sa domination sur le pays-continent soit totale. Au Japon, la victoire du clan Tokugawa à la bataille de Sakigahara (1600) ouvrit la voie à la fin des guerres féodales et au rétablissement d’un pouvoir central fort, autour de la capitale shogunale d’Edo (l’actuelle Tôkyô). Dans les deux cas, cela se traduisit rapidement par une sévère limitation de la présence et des possibilités de commerce des Occidentaux. En 1668, les Hollandais perdirent leurs privilèges commerciaux en Chine, pour avoir refusé d’associer leurs moyens navals à la conquête de Taïwan, d’où ils avaient pourtant été chassés en 1662 par les forces loyalistes ming, qui avaient trouvé là leur dernier bastion. Si la Chine ne se referma complètement que par intermittence, le Japon proscrivit le christianisme et expulsa les missionnaires en 1614 ; puis, en 1639, il interdit tout contact avec l’étranger, à l’exception du commerce étroitement réglementé avec les Hollandais, sur l’ilôt de Deshima, dans la baie de Nagasaki. Dans ces conditions, la stratégie ibérique, qui ne parvenait pas à renoncer à l’idée de conquête des âmes, et parfois des terres, était durablement vouée à l’échec. Seules des ambitions plus modestes, fondées pour l’instant sur la seule expansion du commerce, avaient une chance de réussir.
L’heure des Européens du Nord avait donc sonné. N’ayant pas de tradition de confrontation avec l’islam comparable à celle des Ibériques, ils trouvaient en particulier plus facile que ces derniers d’arriver à des accommodements avec des puissances musulmanes. Le prosélytisme protestant fut globalement très limité en Asie, et pratiquement réduit aux menus territoires directement contrôlés par les puissances réformées : on ne comptait en 1640 pas plus de vingt-huit pasteurs, et aucun missionnaire, dans l’ensemble des domaines néerlandais d’Asie5. Aujourd’hui encore, la grande majorité des chrétiens d’Asie du Sud-Est sont catholiques. Cependant, il faut aussi tenir compte de la conjoncture économique, en particulier en ce qui concerne le commerce des épices, qui est après tout ce qui attira d’abord les Européens du Nord dans la région. Bien qu’il n’y ait pas de poussée de la consommation, les difficultés des Portugais, jointes à une certaine atonie des échanges sur l’axe ottomano-vénitien, créent une fenêtre d’opportunité, dans laquelle les Hollandais, puis les Anglais, ne vont pas tarder à s’engouffrer. C’est d’abord par Banten, sur la côte nord-occidentale de Java, siège d’un sultanat avec lequel les Portugais n’ont guère de relations importantes, et de qui dépend la région de Lampung (juste de l’autre côté du détroit de la Sonde), une des plus grandes zones productrices de poivre de Sumatra, que Hollandais et Anglais vont s’insérer dans le circuit des épices.
C’est pour leur commercialisation que, dès 1594, un groupe de neuf marchands d’Amsterdam et d’autres ports hollandais créa une compagnie6. Le premier convoi quitta Amsterdam en 1595, dirigé par Cornelis de Houtman (qui avait été quelques années négociant à Lisbonne), et revint en 1597 avec une cargaison de poivre chargée à Banten, qui fit plus que couvrir les frais de l’expédition. Des cinq expéditions qui partirent pour les îles aux épices en 1598, l’une, conduite par Jacob van Neck, rapporta aux investisseurs un profit de 400 % — taux cependant exceptionnel. Pas moins de quatorze convois partirent en 1601, et il apparut alors urgent de mettre fin à une concurrence anarchique qui menaçait de réduire la profitabilité de ce commerce. L’intervention des autorités amena l’ensemble des acteurs à accepter en 1602 de fondre les différentes petites compagnies existantes dans une Compagnie Unie des Indes Orientales (Vereenigde Oost-indische Compagnie) qui fut désormais connue sous son acronyme néerlandais de VOC. Après des hésitations initiales, et des expéditions aux résultats très contrastés — parfois très lucratives, souvent très décevantes —, les Hollandais résolurent en 1609 de se doter d’un point d’implantation permanent, qu’ils contrôleraient entièrement, sans dépendre du bon vouloir d’un souverain local ni être soumis aux surenchères des concurrents européens. Pieter Booth, premier gouverneur général de la VOC, se vit chargé par le Conseil de la compagnie d’obtenir un « lieu bien situé, avec pour notre contentement un fort, qui puisse servir de rendez-vous pour toute la navigation des Indes et pour nos navires7 ». Après une tentative de coexistence avec le prince local, les Hollandais s’emparèrent en 1619 par la force du port de Jacatra, principauté vassale de Banten, à l’ouest de l’île. Ils en firent leur capitale en lieu et place d’Amboine, sous le nom de Batavia (aujourd’hui Jakarta). L’endroit avait été choisi soigneusement (on avait d’abord songé à la région de Johor, à proximité de l’île alors presque déserte de Singapour…), à la fois parce qu’il était difficile à bloquer, parce qu’il était beaucoup plus central en Asie du Sud-Est que les Moluques ou même que Malacca8, enfin et peut-être surtout parce qu’il constituait le point d’aboutissement oriental de la nouvelle route maritime expérimentée dans l’océan Indien par la VOC : après l’escale de ravitaillement de Maurice (occupée en 1598), remplacée en 1653 par celle mieux placée du Cap, on fonçait vers l’est en utilisant les vents d’ouest de la zone tempérée, et on n’obliquait vers le nord qu’en approchant du méridien du détroit de la Sonde9. Au retour, on utilisait par contre les alizés, plus au nord. Dans ces conditions, aucun point d’Asie orientale n’était plus près de l’Europe que l’ouest de Java.
Quant à la Compagnie anglaise, l’East India Company, elle fut créée deux années avant la VOC, et reçut une charte royale lui donnant le monopole du commerce anglais à l’est du Cap. Mais elle eut des rapports plus complexes que son homologue néerlandais avec le pouvoir royal, qui n’était pas, en Angleterre, aux mains d’une oligarchie marchande. Par ailleurs, l’Angleterre vers 1600 était loin d’être une puissance maritime comparable aux Provinces-Unies, même si les marins anglais pouvaient se vanter d’avoir défait en 1588 l’Invincible Armada espagnole. La soudaine irruption des Anglais dans le circuit du commerce des épices est plus difficile à expliquer que celle des Hollandais, car la connexion anversoise, si cruciale dans le cas hollandais, n’est pas présente (sauf à partir de 1630, une fois la paix avec l’Espagne rétablie, donc après le lancement des expéditions asiatiques). La principale participation anglaise à ce commerce se faisait par l’intermédiaire de la Compagnie du Levant, créée en 1580 par charte royale, qui se procurait les épices dans les échelles du Levant et les amenait jusqu’aux ports anglais, Bristol en particulier. L’orientation nouvelle vers l’Asie méridionale s’explique à la fois par la lutte qui oppose, à la fin du XVIe siècle, l’Espagne catholique aux puissances protestantes, dans laquelle l’Angleterre se trouve engagée du côté des rebelles néerlandais, et par la rivalité avec ces mêmes Hollandais. Dans leur lutte sur mer contre les flottes hispano-portugaises, les marins anglais sont amenés à étendre considérablement leur rayon d’action. Ils ne se contentent pas de capturer du côté des Açores les navires portugais chargés d’épices faisant voile vers Lisbonne, telles les caraques San Filipe et Madre de Deus, prises respectivement en 1587 et 1592. Ainsi sir Francis Drake visite-t-il dès 1580 les Spice Islands, ou Moluques (sans y faire du commerce), et, en 1591, James Lancaster, en quête de vaisseaux portugais à piller, atteint-il Aceh. Anglais comme Hollandais pratiquèrent beaucoup la piraterie, tant que leurs propres réseaux commerciaux n’étaient pas solidement établis. Ils se mettaient en particulier en embuscade sur le canal de Mozambique ou aux abords du port de Manille, la grosse prise étant évidemment le galion d’Acapulco ; mais ils pillaient beaucoup aussi les jonques chinoises, plus nombreuses et moins solidement défendues. La prise hollandaise la plus célèbre fut en 1603 celle de la caraque portugaise Santa Catarina, devant l’île de Singapour. Un jugement de la cour d’Amsterdam, en 1604, décréta le butin légitimement acquis, compte tenu des atteintes antérieures au droit de la part des Portugais. Pour plaider sa cause, la VOC avait engagé le célèbre juriste Hugo Grotius, par ailleurs auteur du concept de liberté des mers. Le rôle de la piraterie européenne sur les routes d’Asie demeura cependant anecdotique, par rapport à la véritable terreur que firent peser à certaines époques les flibustiers autochtones (Moros sud-philippins, Iranun en particulier).
À peu près simultanément à ces premières expéditions maritimes, John Newbury gagne l’Inde par voie de terre et atteint en 1584 Agra et la cour d’Akbar. Mais c’est en fait surtout l’activité croissante des Hollandais qui attire l’attention des Anglais sur l’intérêt de ce commerce et sur la menace qui pèse sur leur propre commerce avec le Levant. Parmi les cent un souscripteurs de la Company of Merchants of London trading into the East Indies formée en septembre 1599, se trouvaient d’ailleurs vingt-trois marchands de la Compagnie du Levant, et le premier gouverneur de la nouvelle compagnie était également de celle-ci. La souscription s’élevait à 68 000 livres, somme considérable pour le pays pauvre qu’était l’Angleterre de la fin du XVIe siècle, mais dix fois inférieure au capital de la VOC. La Compagnie fut officiellement incorporée par charte royale le 31 décembre 1600, après plus d’un an de négociations, qui portèrent le nombre des souscripteurs à 218. Le premier convoi, de quatre navires, quitta Woolwich en février 1601, et, après une escale à Aceh, atteignit Banten en décembre 1602 ; il regagna l’Angleterre en septembre 1603 avec une cargaison de poivre. D’autres voyages suivirent, qui se révélèrent en général très profitables, et, à partir de 1613, la Compagnie fut réorganisée sous forme d’une « joint stock » (société par actions), avec un voyage annuel10.
La montée en puissance des Hollandais en Asie11 s’effectue en deux temps : entre 1621 et 1647, ils réussissent à articuler le circuit du commerce des épices et des tissus entre l’Insulinde et le Coromandel, mis en place au cours des deux décennies précédentes, avec le commerce des tissus entre Surat et la mer Rouge ainsi que le golfe Persique, qui connaît alors un développement rapide. En effet, c’est avec le produit de la vente des épices indonésiennes à Surat et à Moka que la VOC achète les textiles du Gujarat qu’elle vend à Moka. La prise de Malacca aux Portugais en 1641 scelle définitivement la mainmise des Hollandais sur le circuit du commerce des épices en éliminant les Ibériques, les Anglais s’en retirant à leur tour deux ans plus tard. Plus au nord, afin de s’assurer une part du fructueux commerce avec la Chine, la VOC s’empare en 1622 des îles Pescadores, à mi-chemin entre le continent et Taïwan, puis s’installe en 1624 dans cette dernière. Les Espagnols, qui y avaient eux-mêmes bâti un fort en 1629, en sont chassés en 1642. Ce sont les Hollandais qui, les premiers, font de la grande île une plaque tournante du commerce Chine-Japon-Insulinde, vocation qui ne s’est depuis point démentie12. À partir de 1648, se dessine une nouvelle phase d’expansion, qui repose avant tout sur l’afflux d’argent américain à Amsterdam, consécutif à la fin des hostilités hispano-hollandaises. L’exportation du précieux métal permettra de compenser le tarissement de l’arrivée d’argent japonais, dont la sortie de l’archipel est prohibée en 1668 par le gouvernement shogunal.
Cette phase est marquée par la capture de Colombo en 1656, celle de Tuticorin en 1657, suivie de la conquête de Jaffna et de la prise de Cochin, de Cranganore et de Cannanore en 1662-1663, ce qui parachève le contrôle de la VOC sur le circuit des épices par la mainmise sur le poivre de Malabar et la cannelle de Ceylan. La prise de Makassar, en 1669, où Indiens, Portugais et Anglais s’étaient rassemblés pour tenter de maintenir quelque chose de leur approvisionnement en épices fines des Moluques, confirma les résultats de la chute de Malacca. La politique des Hollandais à Ceylan, se calquant sur celle qu’ils pratiquent aux Moluques depuis des décennies, se fonde dorénavant sur la coercition des producteurs Salagama, forcés de livrer à la VOC la cannelle, dont les prix explosent après 1660. Le bas pays de Ceylan est la seule région d’Asie, avec Java et les Moluques, où les Hollandais vont mettre progressivement en place une implantation de type véritablement colonial. Ailleurs, ils restent des commerçants, qui n’hésitent pas à utiliser la force, mais pratiquent aussi la diplomatie, surtout quand ils font face à des puissances territoriales que leur flotte ne peut intimider. La période est cependant aussi marquée par une grave déconvenue : en 1662, après un long siège, les Hollandais doivent abandonner leur bastion taïwanais aux forces du loyaliste ming (et fils de pirate) Zheng Chenggong (dénommé Koxinga par les Portugais). Les soldats capturés sont vendus comme esclaves et, malgré une longue tentative de blocus de Taïwan, non seulement la VOC n’y reprend pas pied, mais en outre elle doit se résigner à laisser l’importante flotte de commerce de Zheng négocier à Batavia. Jamais la VOC ne redeviendra un acteur majeur au nord de la mer de Chine.
La compagnie hollandaise reçut des États-Généraux des Provinces-Unies une charte et se vit attribuer pour vingt et un ans le monopole du commerce néerlandais à l’est du cap de Bonne-Espérance et à l’ouest du détroit de Magellan. Elle était organisée en six « chambres » régionales, dont les principales étaient celles d’Amsterdam (qui gérait la moitié des activités) et de Zélande (qui en administrait le quart). Le rôle d’Amsterdam était encore renforcé par la présence des vastes entrepôts de la compagnie et, à proximité, de ses principaux chantiers navals, sur l’île artificielle d’Oostenburg : jusque dans les années 1780, la VOC y construisit presque tous ses navires (certains sur l’île d’Onrust, devant le port de Batavia). La compagnie fut dotée d’un capital de près de six millions et demi de florins, et son conseil de gouvernement, composé des « dix-sept Messieurs » (Heeren XVII), nommés à vie, tous appartenant à l’oligarchie marchande des ports de Hollande et de Zélande, y compris des originaires des Pays-Bas du Sud tels Isaac Le Maire ou Balthazar Moucheron, reçut le pouvoir de conclure des traités, de mener des guerres défensives et de construire des forteresses. Il se réunissait régulièrement, six années de suite à Amsterdam, puis deux ans à Middelburg (Zélande). La VOC était autorisée à lever du personnel civil, naval et militaire, qui prêterait serment à la Compagnie et aux États-Généraux. L’administration quotidienne était répartie entre quatre départements : Revenus, Entrepôt, Construction navale et Comptes. S’y ajoutait la Haags Besogne — à La Haye —, qui gérait la correspondance avec l’Asie.
C’était donc véritablement un État dans l’État, fort en 1687 de quelque 11 500 agents, dotés de contrats de cinq ans, renouvelables. La grande majorité étaient des soldats ou des marins : seuls 877 détenaient un poste de responsabilité. De ces derniers, 557 étaient assistants ou greffiers ; 190 étaient marchands en second (onderkoopman). Les décisionnaires étaient les 115 marchands (koopman) et marchands en chef, parmi lesquels était désigné (par les Heeren) le Conseil des Indes, qui siégeait à Batavia13. Également dénommé Haut Gouvernement des Indes (Hoge Indiase Regering), il était assisté du Conseil municipal de Batavia et du Conseil de Justice, dont l’autonomie était très limitée. À lui était déléguée l’administration de la trentaine de comptoirs asiatiques, d’Ormuz aux Moluques et au Japon. Suivant leur importance, ils étaient dirigés par un Gouverneur, un Directeur, un Commandeur ou un simple Résident ; un Conseil local était censé les assister. Un Gouverneur général présidait au Haut Gouvernement ; le Directeur Général supervisait les questions commerciales, et était le remplaçant ainsi que le plus souvent le successeur du Gouverneur général, qui ne pouvait prendre de décision importante sans en référer au Conseil des Indes. L’autonomie de ce dernier était de facto très large, compte tenu, à la fois de la difficulté à apprécier de l’autre bout du monde la complexité des enjeux locaux, et des délais de correspondance avec l’Europe : presque jamais moins de quinze mois pour un échange.
Les conflits ouverts furent rares, mais les intérêts n’étaient pas toujours les mêmes — et ceux-ci étaient souvent liés à la logique des lieux, facteur essentiel, trop souvent négligé par les historiens (pas par les géographes), des divergences et contradictions dans les politiques coloniales. Ainsi, au début du XVIIIe siècle, au moment du boom du thé en Europe, les Heeren, désireux d’y importer les quantités les plus importantes possible, décidèrent-ils d’ouvrir une liaison directe Amsterdam-Canton, qui contournait Batavia, où jusque-là les jonques chinoises venaient échanger du thé contre des textiles indiens ou des épices. Le Conseil des Indes représenta que, ce faisant, l’activité portuaire de Batavia menaçait de péricliter, que les précieux négociants et travailleurs chinois risquaient de ne plus affluer. La route directe fut donc interrompue — et c’est l’Angleterre qui devint la grande pourvoyeuse en thé chinois14. Ce qui était vrai des rapports entre Batavia et Amsterdam l’était parfois aussi de ceux entre comptoirs et Batavia. Les mieux établis tendaient à avoir leur propre politique, correspondant à leurs intérêts locaux. Ainsi, en 1784, les Hollandais de Malacca, excédés par la longue série d’incidents qui les avait opposés au sultanat de Riau-Johore, prirent l’initiative de se lancer dans une expédition punitive qui rasa sa capitale. Le vide politique qui en résulta favorisa à terme l’expansion britannique, et immédiatement l’explosion de la piraterie, dans toute la région, facteur non négligeable de l’affaiblissement final de la VOC… Il fut parfois difficile d’imposer la fermeture de comptoirs qui ne produisaient plus que des pertes (en particulier en Birmanie et au Siam) : les agents locaux, comme à peu près partout, y avaient leurs lucratives affaires privées, généralement illégales aux yeux de la VOC, qui leur rapportaient bien davantage que leurs émoluments. Cela leur permettait aussi de rémunérer discrètement certains hauts responsables de Batavia. L’autorité des Heeren XVII était cependant incontestée. Elle s’appuyait sur une administration très bureaucratique, qui nous a laissé des archives d’une ampleur et d’une précision sans égales, en tout cas pour cette période15. À cela s’ajoutaient les rapports oraux effectués par les amiraux des flottes annuelles, ainsi que l’étroite censure de la correspondance, qui touchait aussi les « bourgeois libres » (vrijburger), ces ex-agents n’ayant pas renouvelé leur contrat et qui étaient autorisés à demeurer en Asie (beaucoup y avaient fait souche, avec une femme autochtone), sans pouvoir cependant concurrencer la Compagnie. Ils étaient par exemple aubergistes ou planteurs, dans ce dernier cas généralement sous contrat d’exclusivité de la VOC16.
Celle-ci constitua le modèle des compagnies à charte européennes, qui allaient pendant deux siècles dominer le grand commerce international. La Compagnie combinait en quelque sorte les attributs de l’Estado da Indià et de la Carreira da Indià, mais l’originalité du régime politique des Provinces-Unies, devenues la plus puissante des républiques maritimes européennes, loin devant Gênes et Venise, lui donnait une efficacité particulière, car il n’y avait guère de conflits d’intérêts fondamentaux possibles entre ceux qui contrôlaient la VOC et les gouvernants de l’État, tous appartenant à la même oligarchie marchande, recrutée pour l’essentiel dans une élite calviniste forte de quelque 2 000 personnes seulement. Les visées n’étaient cependant pas exactement les mêmes : politiques et stratégiques autant qu’économiques du côté des États-Généraux, elles étaient avant tout économiques pour la VOC. Elle ne manifesta pas un grand enthousiasme pour prendre part aux opérations militaires contre les Ibériques, du moins quand cela ne correspondait pas directement à ses intérêts commerciaux. Durant sa première décennie d’existence, le seul fait d’armes de quelque envergure de la Compagnie fut la prise d’Amboine aux Portugais, en 1605. Elle vit survenir avec soulagement la Trêve de Douze Ans, à partir de 1609, quitte, s’étant renforcée, à être devenue belliciste avant même son expiration, en 1621. Significativement, c’est après la rupture entre l’Espagne et le Portugal en 1640, à un moment où Lisbonne ne représentait plus aucun danger pour les Provinces-Unies, que les conquêtes aux dépens du Portugal redoublèrent d’intensité, à Malacca comme à Ceylan. On peut sans doute mettre sur le compte d’un mouvement d’humeur l’étonnante déclaration des Heeren, en 1664 : « Les places et forteresses conquises aux Indes Orientales ne doivent pas être considérées comme des conquêtes de la nation, mais comme la propriété de marchands individuels, qui ont le droit de les vendre à qui ils veulent, et même au roi d’Espagne ou à un autre ennemi des Provinces-Unies17. » En fait, rien de tel ne se passa jamais. Mais la formule est significative de la volonté de prise de distance. Les compagnies à charte ne peuvent se réduire à des chevaux de Troie de leurs États respectifs, et c’était encore plus vrai aux Pays-Bas que partout ailleurs.
Cependant l’« autonomie symbiotique » de la VOC par rapport aux États-Généraux des Provinces-Unies n’aurait constitué qu’un piètre avantage si la compagnie n’avait su construire un instrument de premier ordre, longtemps sans égal. Le premier des avantages réside dans la qualité des équipages de la VOC, qui comprennent toujours une forte proportion d’étrangers (en moyenne 40 % chez les marins, 60 % chez les soldats), en particulier des Allemands et des Scandinaves, parfois aussi des Anglais et des Écossais, mais se caractérisent aussi par une discipline de fer. À Batavia, en 1622, la garnison de 143 hommes ne comprenait pas moins de soixante Allemands, Suisses, Irlandais, Anglais, Écossais, Danois, ainsi que dix-sept ressortissants (flamands ou wallons) des Pays-Bas méridionaux18. Quant aux navires, ils se distinguent par deux innovations : la flûte, maniable et peu coûteuse, mise au point en Hollande vers 1590 ; et la frégate polyvalente (l’Indiaman des Anglais, à la fois navire de guerre et de commerce), ossature de la relation Europe-Asie. Dans les eaux orientales naviguaient aussi des navires de fabrication locale : la pinasse armée de type européen, mais aussi la galère de combat asiatique (appelée korakora aux Moluques). Les coûts de fret hollandais sont les plus bas de toute la route des Indes, dans la mesure où les pertes de navires sont constamment faibles19, et les salaires des marins plutôt misérables (en Birmanie, au XVIIe siècle, le salaire d’un jeune apprenti de la VOC est à peine supérieur à celui d’un manœuvre local du même âge)20. Le réseau de factoreries de la VOC est par ailleurs sans égal : il s’étend depuis Le Cap, comme port d’escale sur la route des Indes, jusqu’à l’îlot de Deshima au Japon. La Compagnie hollandaise se caractérise par une gestion particulièrement rigoureuse, qui reflète les standards élevés d’une classe marchande alors sans égale dans le monde. La bonne connaissance des marchés acquise au fil des années par les facteurs de la VOC, dont une proportion croissante est née en Asie ou y passe l’essentiel de sa vie, lui permet de réagir rapidement aux fluctuations de la conjoncture. Par ailleurs, sa nature d’État dans l’État l’autorise à mettre la force armée au service de ses objectifs commerciaux lorsque cela s’avère nécessaire, sans qu’elle ait besoin de négocier avec le pouvoir politique.
Au départ, les Hollandais et les Anglais allèrent directement chercher les épices en Insulinde sans s’arrêter en Inde, mais très rapidement ils s’aperçurent que, s’ils voulaient éviter des sorties d’espèces trop importantes, la meilleure monnaie d’échange pour les épices était constituée par les tissus d’Inde. Dès 1605, la VOC envoie des agents dans le port de Masulipatnam, au nord du Coromandel, la plus grande zone productrice, et, après une négociation avec le sultan de Golconde, elle y ouvre un comptoir en 1606 d’où elle expédie les toiles vers Aceh et Banten, échangées là contre les précieuses épices. En 1609 et 1610, elle crée de nouveaux comptoirs au sud du Coromandel, à Teganapatnam et à Pulicat, pour approvisionner les Moluques en cotonnades à moindre coût. Une imposante forteresse, Fort Geldria, est édifiée à Pulicat, qui devient le centre des activités hollandaises au Coromandel pour près d’un siècle. Le gouverneur hollandais Hendrik Brouwer déclare alors que le Coromandel est « le bras gauche » des Moluques. Les Hollandais cherchent aussi à s’implanter au Gujarat, la deuxième région productrice de cotonnades, et créent en 1607 à Surat, le grand port de l’Inde moghole, un comptoir qui végète jusqu’en 1619, date à laquelle la VOC réussit à établir une factorerie, qui se révélera durable. La vogue des tissus indiens était déjà extraordinaire dans toute l’Asie du Sud-Est avant l’arrivée des Européens, du fait de leur qualité (teinture, rouge en particulier) comme de leur variété, et du fait qu’il y en avait pour toutes les bourses. Il faut ajouter que l’Asie orientale semble avoir toujours été globalement déficitaire en produits textiles, sans doute du fait que les bonnes terres à coton y sont rares, à la différence de l’Inde, et que l’élevage ovin y est presque inexistant21. En tout cas, les textiles venus du Coromandel étaient présents jusque sur le marché le plus perdu de Birmanie, et le moindre coolie pouvait s’en procurer — les salaires birmans du XVIIe siècle semblent avoir été deux à trois fois supérieurs à ceux en Inde. Les Hollandais ou les Anglais se contentèrent de capter une partie de ces flux, les marchands indiens musulmans (assez souvent transportés par des navires européens) y restant très présents22. Là où ils le purent — en particulier dans les territoires qui relevaient de leur autorité directe —, les Hollandais s’arrogèrent cependant le monopole des importations de tissus.
Si, en Inde, ils recherchèrent des accords avec les potentats locaux, dans l’archipel insulindien les Hollandais n’hésitèrent pas à employer la force pour atteindre leurs objectifs commerciaux. Leur premier point d’appui, à Amboine, au cœur des Moluques et, plus précisément, de la zone productrice des clous de girofle, fut acquis en 1605 aux dépens des Portugais surpris. Ceux-ci conservèrent cependant un moment des positions dans le nord de l’archipel, grâce à l’aide des Espagnols de Manille. Mais nulle part les Hollandais ne parvenaient à acquérir l’exclusivité sur une quelconque épice : ils étaient concurrencés par les Portugais et les Anglais, et les souverains autochtones ne respectaient les accords de livraison que quand personne ne leur proposait de prix d’achat plus avantageux. De plus, la remontée en puissance — en forme de chant du cygne — de la Carreira portugaise, entre 1600 et 1620 environ, provoquait une chute considérable du prix du poivre en Europe. Du coup, après des succès initiaux inespérés, et compte tenu des lourds investissements en cours (navires et forteresses), les profits de la VOC s’amenuisèrent au point d’interdire de verser des dividendes réguliers aux actionnaires ; et, quand il y en eut, ce fut parfois sous forme de poivre ou de noix muscade… Beaucoup, désappointés, affirmaient leur volonté de récupérer leur mise, au point de menacer la compagnie de faillite — on en passa très près en 1621, quand vint en discussion le second renouvellement décennal de la Charte, et du pacte d’actionnaires qui lui était lié. Dès 1612, les 1 143 actionnaires initiaux de la Chambre d’Amsterdam avaient vu leur nombre diminué d’un quart, par revente de parts de l’un à l’autre. Les États-Généraux fournirent un ballon d’oxygène pendant la Trêve en accordant des subsides réguliers, en principe destinés au renforcement des positions fortifiées en Asie. Mais la reprise des hostilités, en 1621, entraîna l’État à réclamer le paiement des arriérés de prêts à la VOC, ce qu’elle ne pouvait tout simplement pas faire. Devant le danger représenté par l’abandon pur et simple du réseau de forteresses de la compagnie, les États-Généraux renoncèrent… Pourtant, en 1623 encore, une enquête interne conjointe suscitée par ces derniers sur les finances de la VOC révélait une situation désastreuse, aggravée par de très nombreuses fraudes23.
Devant ce sombre bilan, en 1617, malgré les réserves d’un certain nombre de dirigeants de la VOC, le gouverneur Jan Pieterszon Coen fut autorisé à user de méthodes violentes pour établir le monopole hollandais sur les épices des Moluques : c’était là l’unique moyen de s’assurer un profit permanent. Mais cela voulait dire maintenir en respect les concurrents européens, expulser les Javanais et autres marchands asiatiques des îles aux épices, enfin forcer les autochtones à se montrer fidèles à la compagnie. Le premier objectif fut approché, par une manœuvre en deux temps. En 1619, un traité défensif fut conclu à Londres entre les compagnies hollandaise et anglaise, qui organisait un semblant d’administration conjointe des intérêts et possessions en Asie, sous l’autorité d’un Conseil de défense commun, à Batavia. Les ressources en épices étaient réparties suivant des quotas fixes, et les comptoirs devenaient communs. Cela permit une expédition conjointe contre les Portugais, en 1621. Ce danger s’éloignant, la VOC trouva l’immixtion britannique encombrante, en particulier dans la mesure où les agents anglais se prétendaient émancipés de l’autorité des résidents ou gouverneurs des positions hollandaises où ils séjournaient. D’où le sinistre incident resté dans l’histoire comme « massacre d’Amboine », en 1623. Les facteurs24 britanniques furent accusés, sans preuve, d’avoir comploté la prise par surprise de la forteresse, avec l’aide de mercenaires japonais, employés de la VOC. Torturés, dix Anglais, neuf Japonais et un Portugais furent condamnés à mort et exécutés. L’initiative semble avoir été locale, mais le Haut Gouvernement de Batavia la couvrit, et ce fut naturellement la fin de l’accord entre compagnies. L’émotion fut intense et durable à Londres, et donna lieu à des pamphlets et même une pièce de théâtre. Les Provinces-Unies vaincues par Cromwell, en 1654, durent indemniser leurs victimes. Toujours est-il que le but était atteint : les Anglais évacuèrent pour longtemps l’Insulinde.
L’exclusion des marchands asiatiques fut obtenue par la concentration de la production d’épices sur le moins d’espace possible. Il n’y avait plus alors qu’à procéder à une surveillance étroite, et à sévir en cas de tentative de dissémination. Sept petites îles proches d’Amboine furent consacrées aux girofliers. L’isolement de leurs populations réduites ouvrait la voie à leur domestication. Les autochtones étaient contraints d’échanger les précieux clous contre des tissus indiens, vendus avec 124 % de profit moyen par la compagnie… Leur liberté d’action était limitée : en 1686, devant une surproduction qui pesait sur les cours, ils se virent interdire toute nouvelle plantation. Par contre, vers 1730, ils y furent vigoureusement incités. Il existait une contrebande nocturne vers la grande île voisine de Ceram, restée indépendante, mais elle exposait à des sanctions. Des accords avec les sultans de Ternate et de Tidore, en particulier, permettaient l’envoi régulier de patrouilles d’inspection dans les autres îles, en quête d’arbres « illégaux ». Des primes à leur dénonciation et à leur éradication étaient prévues. Compte tenu du délai de maturation des jeunes arbres (dix ans), ces mesures semblent avoir été assez efficaces. Elles donnèrent parfois lieu à des violences, quand la survie de la population dépendait entièrement de ses arbres. Ce fut surtout le cas dans la péninsule de Hoamoal, sur l’île de Céram, où l’arrivée d’éléments du parti antihollandais de Ternate, à la suite d’une révolution de palais, fut suivie d’une intervention militaire néerlandaise de grande ampleur, en 1651. La population fut décimée lors des combats, puis déportée à Amboine, les girofliers déracinés. La région fut réduite à l’état de désert inhabité.
Mais c’est le contrôle des muscadiers, sur les six petites îles du groupe des Banda, qui donna lieu à ce qui reste peut-être la plus grande tragédie de l’histoire de la VOC. En effet, le non-respect de son monopole, consenti par les princes autochtones en 1609, entraîna des solutions radicales. Coen présida en 1621 à ce que Gracchus Babeuf dénommera « dépopulation », à propos de la Vendée : les quelque 15 000 habitants furent pour une large part massacrés, et la plupart des autres réduits en esclavage, et déportés. Une petite minorité (560 en 1638, dont une moitié d’esclaves) ne fut autorisée à demeurer que pour transmettre les délicates techniques de production et de traitement des noix. Sous la surveillance des deux forteresses de Belgica et de Nassau (fortes de 900 hommes), sur l’île de Banda Neira, la terre fut répartie entre 70 perkenier (jardiniers) — des bourgeois libres hollandais —, chacun à la tête de vingt à trente esclaves importés d’autres régions d’Insulinde. Ils étaient dépendants de la compagnie, propriétaire de la terre et des esclaves des plantations, et qui achetait l’ensemble de la production, généralement à cinq centimes de florin la livre, alors que le prix de vente en Europe atteignait les 40 centimes. Le riz était entièrement importé. Il s’agit là d’un cas rare d’interférence directe de la VOC dans une activité productive (l’autre cas fut celui du café, mais après 1720), et d’un cas unique en Asie de plantation « à l’américaine », reposant entièrement sur l’esclavage (trois quarts d’esclaves parmi les quelque 5 500 habitants de 1794). La différence avec le Nouveau Monde, cependant, résidait dans la continuité avec la spécialisation productive précoloniale (y compris au niveau des savoir-faire utilisés), ainsi que dans la préservation pour Banda d’une fonction d’entrepôt redistributeur régional.
Cela permit en tout cas aux Hollandais de la VOC de maîtriser, jusque vers la fin du XVIIIe siècle au moins, la totalité du marché mondial de ces deux épices « nobles », qui représentaient au XVIIe siècle un quart environ de leurs ventes en Europe. Le prix d’achat aux petits producteurs de clous de girofle fut impunément divisé par deux entre les années 1620 et 1700, alors que le prix de vente en Europe se maintenait globalement. La conséquence de ces contraintes fut cependant le maintien d’une certaine contrebande et — plus néfaste encore — la perte d’intérêt des perkenier eux-mêmes pour une culture si peu rémunératrice : ils détournèrent souvent les meilleurs esclaves des plantations vers leurs cultures vivrières, toujours actives, et surtout vers leurs activités commerciales privées, en particulier leurs barques de transport. Plus de la moitié des esclaves de 1794 étaient d’appropriation privée, et il faut tenir compte des nombreux affranchis, ou mardijker, fort prospères à l’occasion. La VOC se plaignit fréquemment de la négligence à l’égard des plantations. La société de Banda n’était pas « créolisée », encore moins isolée du reste de l’Insulinde : au contraire, les Hollandais y reconnurent dès 1665 le malais comme langue d’éducation et de communication orale ; en 1712, lors de la cérémonie annuelle commémorant la conquête, les dignitaires de la VOC s’adressaient en malais à la foule25. Malgré ces limites à son emprise, l’avantage pour la compagnie résidait dans le contrôle attentif des quantités produites, accompagné de l’entreposage à Amsterdam de stocks correspondant à plusieurs années de consommation. La VOC pouvait ainsi se permettre non seulement d’imposer ses prix, mais également de pratiquer une manière de vente forcée. Ainsi, quand en 1790, à la suite d’un typhon, la noix muscade se fit rare et très chère, alors qu’il y avait à nouveau abondance de clous, la VOC imposa aux acheteurs de 25 livres de muscade d’emporter aussi 60 livres de clous de girofle26.
Les Anglais, faisant face à la double hostilité des Portugais sur la côte ouest, et des Hollandais au Coromandel, cherchèrent davantage à jouer la carte de la diplomatie, en particulier à l’égard de l’empire moghol. En 1607, le capitaine William Hawkins, débarquant à Surat, s’attire les bonnes grâces de l’empereur Jahangir27, qui le nomme mansabdar, et reste quatre ans en Inde où il attise l’hostilité des Moghols envers les Portugais. Ces derniers attaquaient en effet souvent les flottes mogholes allant vers La Mecque, ce qui exaspérait les Timourides. Aussi, lorsqu’en 1612 une flotte anglaise met en déroute les Portugais au large du Gujarat, l’empereur récompense-t-il ses nouveaux alliés en leur accordant par un farman en 1613 le droit de commercer à Surat, qui devient le quartier général de l’East India Company en Asie. D’autres comptoirs sont établis à Masulipatnam, et, en Insulinde, à Banten (jusqu’en 1683), à Makassar (jusqu’en 1669) et à Sumatra (Bencoolen, au sud-ouest de la grande île, à partir de 1685), tandis qu’en 1615 l’ambassade de sir Thomas Roe obtient du Grand Moghol d’importants privilèges, en échange d’une protection donnée aux vaisseaux des pèlerins gagnant La Mecque. Les Anglais deviennent de sérieux concurrents des Portugais sur la côte ouest de l’Inde et dans le golfe Persique, où, en 1622, ils aident les Safavides, les souverains de l’Iran, à arracher Ormuz à un protégé de Lisbonne. Par contre, en Insulinde, ils font face à une hostilité croissante des Hollandais, qui culmine dans le massacre d’Amboine. Ainsi brutalement expulsés des îles aux épices par leurs rivaux hollandais, les Anglais vont concentrer de plus en plus leurs efforts sur l’Inde. À partir de 1643, ils cesseront de fait de jouer un rôle majeur dans le commerce des épices28. Les prises successives par les Hollandais de Makassar (par où parvenait en contrebande une partie notable des épices des Moluques, et le santal de Timor) et de Banten (alors premier port poivrier du monde), conquêtes immédiatement suivies de la fermeture de ces grands ports aux autres navigateurs européens, évincèrent pratiquement l’Angleterre d’Asie du Sud-Est, pour un siècle.
On remarque que, pour s’implanter en Asie, les Anglais ont su jouer sur une alliance avec les deux grands pouvoirs musulmans de la région, les Moghols et les Safavides. Pourquoi ces derniers ont-ils favorisé les entreprises de la nation européenne qui allait, sur le long terme, se montrer la plus agressive en Asie ? C’est que les Anglais offraient un appui précieux sur mer à des puissances avant tout terrestres, qui n’avaient pas de flotte capable de s’opposer aux exactions portugaises. La politique des puissances musulmanes semble tout à fait rationnelle, et c’est seulement au XVIIIe siècle que les Anglais deviendront à leur tour une puissance terrestre. Sur le moment, ils se contentent d’acheter des tissus et de fournir un contrepoids utile aux Portugais. Dans la même logique, les Provinces-Unies concluent en 1612 un traité avec l’Empire ottoman, qui a le même ennemi ibérique, à cause de la région d’Aceh. Il prévoit l’approvisionnement de la Turquie en épices asiatiques par la VOC — ce qui revenait pratiquement à clore à ces produits l’ancestrale route caravanière29.
L’impact des nouvelles intrusions européennes sur les circuits du commerce asiatique est difficile à mesurer, faute de données d’ensemble fiables. Les sources européennes nous renseignent sur les activités des marchands européens et des marchands et États asiatiques en contact direct avec eux, surtout dans les régions côtières, mais laissent dans l’ombre de vastes pans du commerce dans les hinterlands orientaux. Un certain nombre d’auteurs, dont Niels Steensgaard est le plus connu, ont vu dans l’arrivée des compagnies de commerce nord-européennes l’amorce d’une véritable « révolution commerciale30 » en Asie, car, à la différence des Portugais, qui, finalement, ne firent que s’insérer par la force dans les réseaux asiatiques déjà existants, ces compagnies auraient introduit dans la région le capitalisme moderne et la rationalité économique, au sens wébérien du terme. Leur capacité à réorganiser les courants d’échange existants et à en ouvrir de nouveaux aurait été avant tout due à la supériorité de leur organisation et de leurs méthodes par rapport à celle des Portugais et des réseaux marchands asiatiques. On lit en filigrane chez Steensgaard l’influence de la thèse de l’historien économique néerlandais Jacob van Leur, qui voyait dans les marchands asiatiques par excellence des « colporteurs » (pedlars), multipliant les transactions de faible envergure, mais incapables d’opérer sur une échelle comparable à celle des compagnies européennes31. Cette thèse a été sérieusement remise en question depuis une trentaine d’années, et des auteurs comme l’historien indien Ashin Das Gupta ont attiré l’attention sur l’existence de marchands asiatiques à la surface considérable, qui ne peuvent en aucune façon être considérés comme des pedlars32. Par ailleurs, on sait que les marchands indiens pratiquaient des formes de comptabilité en partie double tout à fait comparables à celles des marchands-banquiers italiens. Cependant, il est vrai que la joint-stock company ne s’est jamais implantée dans les milieux marchands asiatiques, où dominaient jusqu’à une époque récente différentes formes de commenda, et que la flexibilité particulière que donne ce type d’arrangements était un avantage pour les Européens.
Il ne faudrait pas non plus négliger l’importance du rôle qu’ont pu jouer les formes de coercition non économiques dans les succès des Européens en Asie. On a déjà insisté sur leur supériorité militaire, non pas globale (en ceci rien à voir avec les conquistadores en Amérique), mais portant sur quelques segments stratégiques : la guerre navale et la défense des positions essentielles, grâce à l’usage des fortifications en pierre. Par ailleurs, en cas de péril, les compagnies à charte savaient pouvoir compter sur le soutien de leurs États respectifs, dans la limite de leurs moyens. On a vu que les États-Généraux sauvèrent sans doute la VOC de la faillite au début du XVIIe siècle. Lors de la troisième guerre anglo-hollandaise (1780-1784), pour la première fois, des escadres de l’amirauté néerlandaise aidèrent la Compagnie à préserver ses principales positions. Le déclin progressif de la puissance portugaise, la montée de la puissance anglaise à la fin du XVIIe siècle se lisent dans l’évolution respective de leurs positions asiatiques. Pour le reste, cependant, leurs techniques de gouvernement (monopoles, corvée, taxation indirecte portant principalement sur les déplacements et transactions…) n’étaient ni bien différentes ni forcément plus efficaces que celles des États autochtones. Et tout laisse à penser que la corruption et les pratiques frauduleuses furent, jusqu’au XVIIIe siècle au moins, omniprésentes chez l’ensemble des Européens d’Asie.
La thèse d’une véritable « révolution commerciale » en Asie au XVIIe siècle continue à provoquer des débats animés. Ce qui est incontestable, c’est qu’au cours de la période 1620-1670 les Hollandais ont établi une sorte de domination sur les principaux circuits commerciaux. Leur grande force est qu’ils combinent de façon particulièrement efficace le commerce des épices entre l’Asie méridionale et l’Europe, dont ils ont un quasi-monopole, avec une forte participation au commerce intra-asiatique, connu sous le nom de commerce « d’Inde en Inde ». Le circuit commercial de la VOC intègre, en Asie, l’Inde avec l’Insulinde et le Japon, dont l’argent et le cuivre jouent un rôle essentiel pour l’irriguer. Ainsi la VOC n’est-elle pas fondamentalement dépendante, avant 1648 (paix avec l’Espagne), de l’argent américain pour solder ses achats en Asie, ce qui lui donne un avantage à la fois sur les Portugais et sur les Anglais, qui n’ont pas le même accès aux métaux précieux japonais.
Il convient d’ailleurs de nuancer fortement la conception, devenue à la mode, d’une fuite généralisée vers l’Asie de l’argent extrait par les Européens, sur leur continent ou en Amérique33. L’idée que les métaux précieux auraient été la seule façon pour l’Europe de payer ses achats de produits asiatiques doit aujourd’hui être abandonnée : c’était oublier le commerce « d’Inde en Inde », qui, pour un débours d’argent relativement faible, permettait, au travers de circuits commerciaux divers et complexes, de se procurer finalement les marchandises destinées au marché européen. Et c’était aussi négliger l’apport considérable de l’argent japonais, qui irrigua ces transactions sans doute autant que celui d’Amérique, du moins jusqu’à l’interdiction de sa sortie du Japon, en 166834. Ernst van Veen (2000) a récemment repris toutes les sources existantes pour évaluer les flux au XVIIe siècle. Tout en admettant d’énormes incertitudes sur la plupart des postes, il est parvenu à la conclusion qu’une grosse moitié de l’argent d’Amérique y restait, sans qu’il soit aisé d’en répartir les usages (y compris les exportations illégales). Sur la fraction parvenue en Europe, les deux tiers y demeuraient, l’essentiel allant alors à la compensation des asientos (emprunts d’État espagnols). Quelque 20 % auraient gagné le Levant, pour fournir la péninsule Ibérique en céréales. La part expédiée vers l’Asie du Sud et de l’Est n’aurait pas dépassé 13 % : 6 % pour les Portugais, 4 % à 5 % pour les Hollandais, environ 2 % pour les Anglais. Quant au galion de Manille, il aurait représenté environ le dixième des exportations d’argent vers l’Europe — c’est-à-dire un peu moins que ce qui en repartait vers l’Asie. Cela souligne son importance, compte tenu du monopole espagnol sur ce flux. L’argent japonais aurait constitué une masse au moins équivalente, qu’on peut estimer à quelque 40 tonnes l’an, entre 1614 et 1714 (le pic ayant été atteint en 1660, avec 90 tonnes)35. La Chine ne fut en tout cas pas ce « trou noir » qui, trois siècles durant, aurait irrésistiblement attiré le produit des mines du Nouveau Monde36.
Au-delà, pour s’en tenir à des données simples et assurées, on avancera que la supériorité des Européens — et singulièrement alors des Hollandais — tint d’abord et avant tout à l’étendue mondiale de leurs réseaux. À condition que ceux-ci fussent gérés de manière cohérente, avec un bon équilibre entre pilotage centralisé et initiative locale, que des informations détaillées et fiables puissent les parcourir en tous sens (de ce point de vue les Portugais furent déficients), il y avait moyen de tirer parti au mieux des différences de prix-produits, des impulsions des divers marchés, et de se prémunir contre les pertes en sachant renoncer à temps à telle marchandise ou à tel comptoir. Le trop fameux commerce triangulaire Europe-Afrique-Antilles ressemble à un jeu d’enfant à côté de certains circuits hollandais d’Asie. Ainsi, entre 1613 et 1622, une opération assez courante consistait à acheter des épices des Moluques, ou moins banalement des peaux de daim ou de raies du Siam (dont on faisait un excellent cuir), de les vendre contre du fer (très bon marché) au Japon, de transformer quelque part en Insulinde ce fer en parang (machettes), de les échanger à Timor contre du bois de santal, si apprécié des Chinois qu’on pouvait en échange obtenir à Batavia une quantité appréciable de soie brute, auprès des jonques qui y affluaient. Il restait à retourner au Japon avec la soie, et à la vendre contre de l’argent37. Semblable conversion du fer en argent fut une constante dans l’histoire de la VOC, qui parvenait ainsi à se procurer ce dont elle avait besoin en Asie, sans débourser au départ de trop fortes quantités d’argent d’Amérique (sinon la quantité indispensable à l’amorce du circuit). On se plaît à imaginer que les nombreux objets chinois et japonais inclus dans les cadeaux expédiés à Louis XIV par le roi de Siam y étaient parvenus sur les nefs de la VOC — mais des négociants asiatiques eussent tout aussi bien pu faire l’affaire38. Une estimation conservatrice évalue à 25 % le gain final supplémentaire attribuable à ces échanges intra-asiatiques39 ; ils permettaient en sus d’assurer l’autonomie financière de la plupart des factoreries, de s’attirer les faveurs intéressées des élites autochtones, et donnaient lieu à de multiples détournements (parfois légalisés sous forme d’intéressement aux bénéfices), qui rendent compte de l’énorme enrichissement personnel des dignitaires de la VOC, dont il était coutumier qu’ils disposent de carrosses ostentatoires et de dizaines d’esclaves domestiques (une centaine pour certains gouverneurs généraux, parfois en mesure de faire office de banquier pour leur propre compagnie). Cette révolution de l’information et de la mondialisation, même les mieux assurés des réseaux marchands asiatiques ne pouvaient espérer s’en assurer au même degré.
Malgré les succès spectaculaires des Hollandais, différents groupes de marchands asiatiques restent actifs, et profitent des rivalités intereuropéennes pour maintenir leurs positions. En Inde, les compagnies européennes utilisent les services de toute une gamme de courtiers, aux appellations variées (dubash, mudaliyar, banyan, ce dernier terme étant le plus couramment employé, au point de devenir quasi synonyme de marchand indien, en particulier de marchand hindou, ce qui semble résulter d’une confusion entre banyan et baniya, terme désignant les membres des castes marchandes hindoues). Ces personnages, souvent d’une envergure financière considérable, jouent à la fois le rôle de banquiers, de changeurs, d’interprètes (car peu de marchands européens maîtrisent les langues vernaculaires ou le persan, et le portugais n’est lingua franca que le long des côtes occidentales) et d’intermédiaires auprès des cours indigènes. Dans le commerce de l’Inde avec le Moyen-Orient et le golfe Persique, les Gujaratis continuent à jouer un rôle essentiel, en particulier à Moka au Yémen, où ils échangent leurs cotonnades contre des piastres espagnoles qui y affluent pour régler les achats de café destiné à l’Europe, où la consommation de ce breuvage se développe rapidement. Mais deux autres groupes jouent un rôle croissant : les marchands iraniens, qui rayonnent à partir du nouveau port safavide de Bandar Abbas, qui s’est substitué à Ormuz comme porte du golfe Persique, et occupent une place particulièrement importante dans le commerce entre l’Iran et les sultanats du Deccan, où l’influence chiite iranienne est forte, et les Arméniens, qui, installés par le Safavide Shah Abbas dans le faubourg d’Ispahan appelé la Nouvelle Julfa, développent un réseau qui s’étend à l’est jusqu’à la Birmanie, Batavia et Manille, et opèrent souvent en symbiose étroite avec les Européens, à qui ils fournissent de précieuses informations40.
Du côté de l’Asie du Sud-Est, les marchands chinois jouaient un rôle croissant — mais en dents de scie —, tout particulièrement à Java et aux Philippines. Quelque 30 000 Chinois vivaient à Manille et dans les environs au cours du premier quart du XVIIe siècle, malgré le massacre qui les avait frappés en 1603 (ce fut le premier d’une triste série) ; les impôts qu’ils versaient constituaient la première source locale de revenus. Une flotte de vingt à trente jonques venait chaque année échanger la soie contre l’argent d’Amérique. À Batavia, où le gouverneur général Coen avait dès 1619 invité les Chinois à venir repeupler la ville, leurs contributions (prétendument volontaires) à la construction des murailles, entre 1625 et 1640, furent sept fois supérieures à celles de tous les autres groupes réunis. Il est vrai qu’une large part de ces sommes leur furent retournées, par l’intermédiaire des contractants chinois à qui était confiée la tâche, ainsi que le creusement des douves et des canaux qui firent ressembler Batavia à une ville de Hollande. Les Chinois furent également les seuls à payer une capitation (permanente), pour compenser leur exemption de la milice, quoique le montant de celle-ci fut divisé par quatre entre 1628 et 1683, et passa d’un tiers à un dixième des recettes fiscales — ce qui indique assez la capacité de la communauté à obtenir des exemptions et dégrèvements, face à un pouvoir hollandais qui ne pouvait se passer d’elle41. Même si on trouvait vers 1600 à Banten un quartier séparé comptant quelque 3 000 Chinois (les Portugais n’en avaient point repéré au début du siècle précédent), ces derniers préféraient souvent s’établir dans les villes contrôlées par les Européens : les perspectives commerciales y étaient plus importantes et leur sécurité personnelle apparemment mieux assurée, malgré les pogroms. De plus, ils ne faisaient pas l’objet de pressions pour s‘assimiler au groupe ethnique dominant — la politique coloniale européenne fut toujours, au contraire, fondée sur le principe de la séparation des communautés, même si, on l’a vu, les Chinois de Manille étaient incités à se convertir. Enfin, à Batavia ou à Malacca, les nouveaux maîtres leur avaient fait en quelque sorte place nette : Malais et Javanais musulmans, soupçonnés d’hostilité, avaient été interdits de résidence.
Très vite, les Chinois occupèrent une large part du petit commerce et de l’artisanat. Le grand voyageur François Valentijn souligne la quasi-universalité de leurs insertions professionnelles : « Non seulement ils font grand commerce dans la ville de thé, de porcelaine, de soieries et d’objets en laque, mais ils s’adonnent aussi avec assiduité à de nombreux métiers, étant de très bons forgerons, charpentiers, menuisiers (…). Tous les parapluies que l’on utilise sont de leur fabrication. Ils excellent dans le vernis et les dorures. Ce sont aussi les meilleurs distillateurs d’arak et les plus gros fermiers ; ils fabriquent des briques, produisent le sucre dans leurs moulins des environs de Batavia et en font le commerce (…). Toute l’agriculture de Batavia repose sur eux (…). Non seulement ils produisent afin que l’on ait de tout tout au long de l’année, mais en plus ils courent partout toute la journée pour apporter à domicile toutes espèces de légumes, étoffes, laques, porcelaines, thé et d’autres choses encore (…). Il n’y a rien qu’ils n’entreprennent ou qu’ils n’exercent (…). S’il n’y avait pas de Chinois, Batavia serait bien désertée et manquerait du nécessaire42. » Il n’en allait pas autrement aux Philippines : après le pogrom de 1603, on dit que les Manillais ne trouvaient plus rien à manger, et pas davantage de cordonniers43. Certains devinrent même les partenaires des Européens : plus nombreux, mieux implantés (en particulier grâce à leurs épouses, fréquemment des autochtones, Balinaises en particulier), ils furent leurs revendeurs, les colporteurs de leurs marchandises, jusque dans les zones les plus reculées, où ils commençaient parfois à essaimer. À partir du milieu du siècle, la volonté de développer les rentrées d’impôts entraîna la constitution de nombreuses fermes fiscales, qui furent presque systématiquement attribuées à de riches Chinois (17 sur 21 à Batavia en 1644), puisque l’assiette de l’impôt reposait essentiellement sur leur communauté. En retour, les financiers chinois de Batavia fournirent onze des prêts de grande taille dont les sources hollandaises ont gardé la trace, entre 1637 et 168244. L’intensité des réseaux familiaux, claniques et commerciaux de l’élite chinoise lui permit en outre de jouer un rôle diplomatique, en particulier dans les premières décennies de la VOC, par exemple avec le sultanat de Banten, ou avec la vice-royauté de la province chinoise du Fujian. Une partie de la correspondance hollandaise était convoyée par des Chinois, qui exerçaient aussi pour les Européens leurs talents de traducteurs45. La communauté chinoise, qui constituait l’élément numériquement principal de la population libre de Batavia, fut bientôt assez prospère pour financer un hôpital et un orphelinat chinois, par l’intermédiaire des fonds laissés par les Chinois décédés sans héritiers, qu’un Conseil de surveillance formé en 1655 administrait46.
Cependant, à partir des années 1640, l’activité chinoise connut une sévère éclipse, liée à la quarantaine d’années d’affrontements civils que connut l’empire. Le nombre de jonques parvenant à Manille passa à une quinzaine, puis à une dizaine. Enfin, la nouvelle dynastie Qing prétendit interdire tout commerce maritime, de manière à précipiter la chute des loyalistes Ming de Taïwan, acquise en 1683. La période fut difficile pour les places les plus dépendantes du commerce avec la Chine, Macao et Manille en premier lieu. Il n’empêche : au total, le négoce chinois joua toujours dans les échanges régionaux un rôle bien plus important que celui des Européens, même pris ensemble. Les statistiques disponibles indiquent par exemple pour les années 1626-1685, sur les liaisons Batavia-Manille-Vietnam/Cambodge, des mouvements de navires cinq fois plus nombreux pour les Chinois que pour les Hollandais. Le rapport est analogue pour l’ensemble du trafic entre Batavia et les ports de la mer de Chine, jusqu’au Japon. Quant au commerce total de cette « Méditerranée asiatique », entre 1662 et 1682, les Chinois (y compris les Zheng de Taïwan) y opèrent avec une intensité plus de dix fois plus élevée que celle des Hollandais47.
L’irruption chinoise ne signifie pas que l’activité des marchands indiens recule. Il faut noter en particulier la place croissante des marchands tamouls : à partir de Malacca ou des petits ports de la côte de Coromandel, ils rayonnent en direction de la Birmanie et d’Aceh48. Dans la première moitié du XVIIe siècle, le port de Masulipatnam, au nord de la côte de Coromandel, joue un rôle de carrefour entre le golfe Persique d’où viennent les chevaux destinés aux sultans du Deccan, qui évitent ainsi les Portugais à Goa, le golfe du Bengale d’où affluent les éléphants du Siam et les rubis de Birmanie, et la mer de Chine méridionale, d’où les Hollandais amènent les épices des Moluques. Le port reste dominé par les marchands asiatiques et les Européens, Hollandais et Anglais, n’y figurent que comme un élément d’une mosaïque complexe. C’est pourquoi ces derniers tentent de développer d’autres ports, où ils peuvent plus facilement occuper une position dominante. C’est le cas en particulier de Madras, dont l’acquisition en 1639 par l’East India Company donne aux Anglais un point d’appui territorial qui s’avérera par la suite important. Et c’est la même East India Company qui, pour compenser sa quasi-éviction du commerce des épices d’Insulinde par les Hollandais, commence à envoyer en Europe des tissus indiens, en quantités qui restent modestes, mais sont en accroissement rapide (de 12 000 pièces en 1614 à 220 000 en 1625). Jusqu’en 1661, elle en expédie aussi en Perse, mais cette année-là ses dirigeants décident d’abandonner le commerce intra-asiatique et de se concentrer exclusivement sur le négoce entre l’Asie et l’Europe. Sur le moment, c’est de leur part plutôt un aveu de faiblesse par rapport aux Hollandais, mais à long terme cela se révélera une décision sage.
La période de quelque soixante-dix années qui s’ouvre vers 1670 va être marquée en Asie méridionale par une stabilisation du rôle des compagnies européennes dans leur ensemble. Aucune de celles-ci ne connaîtra de progression spectaculaire avant 1740, un intervalle qui mérite explication. Si l’on s’écarte des interprétations téléologiques, traditionnellement dominantes mais de plus en plus remises en question, qui voient dans le commerce un prélude à l’expansion territoriale européenne, on est plutôt confronté à la nécessité d’expliquer la survie des compagnies dans un contexte marqué par une relative stagnation des échanges globaux entre l’Europe et l’Asie, et par des rivalités intereuropéennes accrues. De plus, on assiste alors à une manière d’extinction de la grande phase de poussée commerciale amorcée en Asie orientale au XVe siècle. La quasi-clôture du Japon, fait grave en lui-même tant ce pays constitua auparavant un pôle essentiel des échanges asiatiques, était l’emblème d’un mouvement assez général de repli sur l’agriculture vivrière et de désurbanisation, alors que le caractère absolutiste et militaire de la plupart des États se renforçait49. Certes, depuis la parution du maître livre d’Anthony Reid qui développait cette thèse, de nombreux éléments ont amené à nuancer l’idée d’un déclin profond et de longue durée, ce dont lui-même a convenu. Il n’en reste pas moins que les taux de profit s’affaissèrent progressivement, de 15 % en moyenne au XVIIe siècle pour les opérations de la VOC, jusqu’à 5 % aux alentours de 178050. En fut aussi responsable un phénomène longtemps mal perçu : la dévaluation progressive de l’argent par rapport à l’or en Asie orientale. À la fin du XVIe siècle, le cours du premier, exprimé en métal jaune, variait entre 5,5 et 7,5 en Chine, et était fixé à 10 au Japon. Comme il fluctuait simultanément en Europe autour de 15, les négociants occidentaux jouissaient d’un pouvoir d’achat artificiellement haut, tout en réalisant de très fructueuses opérations s’ils parvenaient à se procurer de l’or (malheureusement pour eux peu abondant dans la région), réexporté vers l’Europe ou, plus communément, vers l’Inde, traditionnellement friande de bijoux dans ce métal. Or, au cours du XVIIe siècle, le cours de l’argent passa à 9/10 en Chine, à 14 au Japon (lui-même grand fournisseur, on s’en souvient). Les surprofits faciles de 1600 s’évanouirent donc peu à peu51. Plus généralement, on ne peut que considérer ce rapprochement entre les cours des métaux précieux en Asie et en Europe comme hautement révélateur d’une tendance à l’unification du marché mondial, dont l’inondation concomitante de l’Europe par des textiles indiens est un autre signe. Comme à notre époque, cette unification n’est pas synonyme de bonne santé économique pour tous — et cela suscite en retour des tendances au moins provisoires au repli sur soi.
Les difficultés de la VOC font contraste avec la prospérité croissante du commerce chinois, après la fin de la période des troubles du xVIIe siècle. Il convient donc de nuancer l’idée d’une supériorité absolue de la compagnie hollandaise et, au-delà, des entreprises européennes. En matière de mondialité, de gestion des relations intercontinentales, l’avance de la VOC est peu contestable. Mais on a déjà vu qu’il est loin d’en aller de même s’agissant des relations intra-asiatiques. Et, en outre, quid de la profitabilité, de cette bottom line, la seule décisive en termes commerciaux ? Marie-Sybille de Vienne, au terme d’une étude serrée, en vient à conclure que sur ce point on peut parler de supériorité chinoise. Certes, les superprofits leur échappent, mais les lourdes pertes aussi, qui amenèrent la VOC, après 1660, à ne plus verser de dividendes que trois années sur quatre. Le profit moyen chinois est supérieur, pour trois raisons principales. Les coûts fixes européens sont beaucoup plus élevés : forteresses, factoreries, employés, longueur des trajets et pertes en mer. L’entreprise chinoise est plus souple, plus réactive, à la fois du fait de temps de communication beaucoup plus courts, de sa décentralisation et de sa présence de terrain bien plus dense. Enfin, alors que la VOC doit avant tout ravitailler l’Europe en un certain nombre de produits rares et fortement demandés, les hommes d’affaires chinois ne visent que le placement avantageux, passant sans complexe d’un produit et d’une activité à l’autre (par exemple du négoce à la ferme fiscale). Bref, une forme de financiarisation avant la lettre, qui tend à prévaloir sur la focalisation des Européens sur la marchandise et (plus tardivement) le territoire52.
La VOC resta cependant jusque vers 1720 en Inde, jusque vers 1760 en Extrême-Orient, la plus importante des compagnies de commerce européennes en Asie, alors même qu’au niveau global la période de prédominance commerciale hollandaise était déjà passée, depuis 1690 au moins. Ainsi, bien que la Compagnie française ait réussi à établir une certaine présence territoriale en Inde du Sud et au Bengale, son poids commercial restait mineur à la fin du XVIIe siècle, en comparaison avec la Compagnie anglaise et surtout avec la Compagnie hollandaise. Le maintien de la suprématie de cette dernière s’explique par une combinaison de facteurs. Outre l’excellence déjà notée de l’organisation de la VOC, celle-ci sut dès la fin du XVIIe siècle pressentir des temps plus difficiles, et « réduire sa voilure » en se concentrant sur quelques zones de force. La compagnie restreignit en conséquence son horizon : ses affaires tendirent à se replier sur l’axe Ceylan-Java-Moluques. Elle quitta la Birmanie en 1679, le Vietnam en 1699, le Siam en 1767 (mais la factorerie d’Ayutthaya était dormante depuis les années 1720) ; elle songea à fermer Deshima, tant le Japon rapportait peu. Dans le sous-continent indien, les Hollandais réorganisèrent leur système en privilégiant deux zones, le Bengale et le Malabar, aux dépens du Coromandel et du Gujarat. Le Bengale devint clairement la principale source des tissus exportés vers l’Insulinde et, de plus en plus, vers l’Europe, alors que les achats au Gujarat et au Coromandel diminuaient nettement. Les difficultés hollandaises au Coromandel tenaient en partie à la situation politique locale et à des décisions malheureuses, telle celle de transférer le centre de leurs activités de Pulicat à Nagapatnam, qui s’avéra beaucoup plus difficile à défendre après la conquête moghole de Golconde. Au Gujarat, c’est surtout la concurrence anglaise, centrée à la fois sur Surat et sur Bombay, ainsi que la présence résiduelle des Portugais à Diu, qui conduisirent la VOC à réévaluer à la baisse ses opérations. Par contre, à partir de Cochin, où elle disposait d’une garnison qui était la plus importante d’Inde, la VOC renforça son contrôle sur le commerce des épices du Malabar, en particulier du poivre53. Le Malabar était étroitement lié à Ceylan, où la VOC avait établi un strict monopole de la cannelle, et où elle s’imposait comme une véritable puissance territoriale dans le bas pays, sans pouvoir toutefois réduire à merci le royaume ceylanais de Kandy, qui, dans les hautes terres, continua à représenter un foyer de résistance. Elle expédiait aussi des quantités croissantes de tissus indiens en Europe, sur une échelle moindre cependant que la Compagnie anglaise. On estime que les achats de la VOC en Inde ont été multipliés par dix entre 1650 et 1750, et cela lui a donné un rôle non négligeable dans l’économie indienne, au Bengale en particulier, où l’historien Om Prakash évalue l’emploi supplémentaire généré par les achats hollandais et anglais de textiles à quelque cent mille54. Outre les tissus, elle était également acheteuse sur une grande échelle d’indigo (de Java, entre autres) et de salpêtre (de Birmanie), deux produits fortement demandés en Europe à l’époque pour la teinture et l’artillerie.
Si l’effondrement de la présence européenne en Asie ne fut pas complet, si la mondialisation mercantile stagna plus qu’elle ne régressa, c’est que se combinaient des évolutions en Europe et en Asie. Le développement européen le plus lourd de conséquences pour le commerce des Occidentaux en Asie fut la croissance rapide de la consommation des tissus de coton d’Inde, qu’on appelle en France les « indiennes », ainsi que des soieries, qui viennent de Chine et d’Inde. Avant 1670, cette consommation était limitée, portant surtout sur les tissus d’ameublement, pour la table, le lit et les murs des maisons, mais ne touchant guère le domaine vestimentaire, où continuaient à dominer les tissus de laine ou de lin. Les cotonnades indiennes grossières avaient par contre un marché important en Afrique occidentale (Guinea cloth) et aux Antilles, parmi les esclaves noirs. Les compagnies hollandaise et anglaise en réexpédiaient des quantités importantes vers ces deux destinations. Or, à partir des années 1670, on constate une augmentation régulière de la consommation de tissus indiens pour l’habillement en Europe. Les chiffres des importations de textiles d’Asie par l’East India Company témoignent d’une nette poussée à partir des années 1680, encore accentuée après 171055. Il en est de même pour les importations de la VOC, qui domine encore ce commerce pendant la première moitié du XVIIIe siècle. L’apparition de phénomènes de consommation de masse en Europe au XVIIIe siècle favorise d’abord la diffusion des textiles indiens à travers la société. Comme le commerce des épices, largement monopolisé par les Hollandais, qui mènent une politique plutôt restrictive pour maintenir des prix élevés, ne progresse guère, les tissus vont être l’élément dynamique du commerce européen en Asie jusque vers 1720-1740, quand le café de Java et le thé de Chine vont en partie prendre le relais. Le premier va constituer un succès majeur pour la VOC. Du fait de ses plantations précoces de caféiers sur les hautes terres de l’ouest de Java, pas trop loin de Batavia, elle contrôle entre 1707 et 1726 entre la moitié et les trois quarts du marché mondial. Le second, dont les Occidentaux ne maîtrisent en rien la production, fait l’objet d’un commerce réglementé par les autorités chinoises, dans le seul port de Canton. Son essor est un peu plus tardif (à partir de 1730), mais la BEIC s’y arrogea la première place, la VOC constituant un honnête second, mais pour l’essentiel sur des variétés de qualité inférieure, et donc moins lucratives. Les deux compagnies pouvaient s’appuyer sur des marchés nationaux florissants : le café était d’usage courant en Hollande dès 1725, le thé (connu de l’élite amstellodamoise dès la seconde moitié du XVIIe siècle) conquit l’Angleterre avant le milieu du XVIIIe siècle.
Il faut aussi tenir compte des changements politiques survenus en Europe après 1670 : la République des Provinces-Unies, dont l’indépendance a été reconnue par l’Espagne en 1648, après avoir connu un véritable « âge d’or » d’une vingtaine d’années, pendant lesquelles son commerce et sa culture ont vraiment pris une dimension globale, faisant d’Amsterdam l’entrepôt du monde, un « embarras de richesses » dont Simon Schama a dressé un tableau fascinant56, est entrée dans une phase de (très) relatif déclin face à la montée de la monarchie française (qui fit la guerre aux Provinces-Unies de 1672 à 1678) et aussi de l’Angleterre de la Restauration Stuart (1660). Cette modification du rapport des forces en Europe n’est pas restée sans conséquences en Asie, où Anglais et Français ont montré une capacité croissante à rivaliser avec les Hollandais sur le plan commercial.
La présence européenne en Asie méridionale, au début du XVIIIe siècle, se diversifia considérablement. Aux Portugais (en net recul mais toujours présents sur la côte occidentale de l’Inde ainsi qu’à Timor), Espagnols, Hollandais et Anglais, sont venus s’ajouter, outre les Français déjà mentionnés, d’autres acteurs mineurs, qu’on cite ici pour mémoire. Les Danois, dont la Compagnie, fondée en 1616 sur le modèle de la VOC — deux marchands hollandais avaient été recrutés pour ce faire —, après avoir eu une activité irrégulière, sera réorganisée en 1670 avec des capitaux de la couronne, envoient un navire par an. Mais la faillite fut déclarée dès 1729, à la suite de pertes considérables. C’est alors qu’une nouvelle compagnie est créée, qui conservera un monopole jusqu’en 1772, et survivra jusqu’en 181457. Les Danois fondent deux comptoirs à Tranquebar au Coromandel et à Serampore au Bengale, qui seront cédés en 1845 seulement à l’East India Company. Mais leur activité fut le plus souvent symbolique : le royaume ayant été très affaibli par les conséquences de la Guerre de Trente Ans, on n’y compta pas plus de 72 agents au total après 1645. Comme les autres compagnies européennes secondaires, il s’agit d’une initiative fondamentalement étatique — en l’occurrence celle du dynamique Christian IV, restaurateur de la puissance maritime danoise —, qui force souvent la main aux marchands pour qu’ils y investissent. Le roi lui fournit d’ailleurs des navires de guerre58.
Les Ostendais des Pays-Bas autrichiens (actuelle Belgique) créent en 1722 une Compagnie des Indes, avec l’appui de marchands de Gand et d’Anvers. Elle envoie 21 navires vers l’Asie entre 1724 et 1732, établit deux factoreries en Inde, mais sera liquidée en 1731 par la monarchie habsbourgeoise sur la demande des autres puissances européennes inquiètes de cette concurrence. Sa présence est donc fort éphémère. Les Suédois, les derniers venus, dont la Compagnie, fondée en 1731 à Göteborg, prendra en quelque sorte le relais des Ostendais, seront actifs jusqu’en 1807, mais commerceront davantage avec la Chine qu’avec l’Inde59. Par contraste avec ces acteurs de second plan, les Français, grâce à leur Compagnie des Indes Orientales, créée en 1664 par Colbert, vont jouer un rôle croissant en Inde.
Venant après plusieurs tentatives infructueuses de marchands malouins et dieppois, dont l’un, François Pyrard de Laval, qui toucha Sumatra en 1601, laissa un récit de son voyage publié en 161160, la création de la Compagnie Française des Indes Orientales, l’une des associations regroupées au sein de la Compagnie générale, était destinée, dans l’esprit de Colbert, à « procurer au royaume l’activité du commerce et empêcher que les Anglais et les Hollandais en profitassent seuls, comme il l’avaient fait jusqu’alors ». Conçue dans l’esprit mercantiliste propre à Colbert, elle présente certaines particularités notables par rapport aux autres compagnies de commerce européennes. Son capital, fixé à 15 millions de livres, une somme considérable, est largement souscrit par le trésor royal, les négociants n’en souscrivant que 16 %. Ce système a l’avantage de donner à la compagnie des ressources garanties, ainsi que l’appui de la marine royale, mais il la prive dans les faits d’une participation active des milieux marchands, qui préfèrent se tenir à l’écart d’une entreprise trop directement placée sous la coupe de l’État monarchique. Aussi la compagnie, malgré la manne des subventions royales, eut-elle du mal à survivre. La première flotte, de neuf navires, envoyée en 1671, sous le commandement de l’amiral de La Haye, après beaucoup d’errances, réussit finalement en 1673 à s’établir à Pondichéry, port soumis à un vassal du sultan de Bijapur, dont elle obtint la jouissance en échange d’une promesse de veiller sur les sanctuaires locaux. Grâce à François Martin, devenu directeur du Coromandel en 1685, la place, fortifiée, prospéra, et, à la mort de celui-ci, en 1709, avait connu une certaine expansion territoriale. Chandernagor, fondée en 1688 au Bengale, connut aussi un essor important.
Les Français, au cours de la seconde moitié du XVIIe siècle, avec l’appui de la puissante monarchie louisquatorzienne, tentèrent également de s’implanter en Asie du Sud-Est. Mais leurs succès furent éphémères. À la différence des autres puissances européennes, ils s’appuyèrent sur une forte action missionnaire, qui précéda leur pénétration politique. Ce fut d’abord le Jésuite avignonnais Alexandre de Rhodes, qui présida à la première évangélisation du Vietnam, entre 1623 et son départ forcé, en 1630. On lui doit divers ouvrages, dont un dictionnaire vietnamien-latin-portugais, et un catéchisme en vietnamien et en latin, toujours utilisé de nos jours. À partir de 1658, les prêtres des Missions Étrangères de Paris prirent le relais. Devant les persécutions croissantes des années 1660 (pour l’État vietnamien, tout chrétien était un agent portugais), ils se replièrent (dès 1662) sur le Siam, plus tolérant, où fut fondé l’actif séminaire d’Ayutthaya. Les prêtres français jouaient à l’occasion le rôle de diplomates, et ils incitèrent le roi Phra Narai à expédier une ambassade en France, qui fut reçue par Louis XIV en 1684. Les envoyés regagnèrent leur pays l’année suivante, en compagnie du chevalier de Chaumont, ambassadeur du roi. Les bases d’une alliance furent alors jetées avec le Premier ministre du Siam, le Grec Constantin Phaulkon : en contrepartie de son appui, la France pourrait stationner des troupes à Bangkok (alors une bourgade, près de l’embouchure du fleuve Chao Phraya) et à Mergui, au Tenasserim. C’est pourquoi une importante expédition (cinq navires, 1 300 hommes dont 600 soldats) quitta Brest en mars 1687. Cependant, quelques mois seulement après son arrivée, Phra Narai mourut, et le parti antifrançais prit le pouvoir en mai 1688, mettant Phaulkon à mort. Les Français, isolés, finirent par capituler, et repartirent sans gloire en novembre 1688. Il ne devait plus y avoir d’action militaire française de cette ampleur pendant plus d’un siècle et demi. Mais les multiples relations de cette équipée, en particulier celle de l’ambassadeur Simon de La Loubère, fin observateur dénué de préjugés, contribuèrent à l’avancée en France de l’intérêt pour l’Asie et de sa connaissance.
Cet élargissement de la présence européenne en Asie, marqué par la multiplication des comptoirs, qui, d’une douzaine vers 1600, sont passés à plusieurs dizaines vers 1700, n’a pas provoqué de réaction hostile des puissances asiatiques, et a même généralement eu lieu avec leur acquiescement, au moins tacite. Comment l’expliquer ? Tout d’abord, il convient de relativiser cette expansion : à la fin du XVIIIe siècle encore, l’ensemble des territoires relevant de l’autorité directe de la VOC ne comptaient pas plus de 600 000 habitants — soit quelques millièmes de la population asiatique61. Et le seul domaine colonial plus peuplé, jusqu’au milieu du même siècle, fut les Philippines espagnoles, exsangues depuis les années 1640. En Inde comme en Asie du Sud-Est, les établissements coloniaux européens, malgré leur développement parfois rapide au début du XVIIIe siècle, ne constituaient pas encore des pôles d’attraction majeurs, même si la sécurité relative qu’ils offraient aux marchands attirait en nombre croissant les membres des communautés commerçantes indigènes (à Madras ou à Batavia par exemple). Ils ne pouvaient guère rivaliser avec les capitales impériales ou princières, d’ailleurs souvent bien plus peuplées : Batavia et ses environs (largement ruraux) comptaient 70 000 habitants vers 1700. Le phénomène européen paraissait dans l’ensemble maîtrisable aux souverains asiatiques, qui, par ailleurs, retiraient certains bénéfices directs ou indirects des activités commerciales des Occidentaux, en recevaient de précieux cadeaux, s’y fournissaient en techniciens et mercenaires. L’association fut une tentation bien plus courante que l’affrontement, dans la mesure où les ambitions des uns et des autres (ici le territoire et la puissance, là le profit) n’avaient en principe rien de contradictoire. Cela n’alla pas sans de graves compromissions de la part des Européens. Par prudence, ils jouèrent presque toujours la carte de la légitimité, et soutinrent donc à peu près systématiquement les pouvoirs en place, si tyranniques soient-ils, face aux rebelles. Ce fut le cas à Java, dans la politique de la VOC à l’égard de l’empire de Mataram. Ce fut aussi le cas au Japon : en 1637, les Hollandais aidèrent à l’écrasement des catholiques de Kyûshû62. Chacun, certes, tentait de tromper l’autre, en lui accordant moins qu’il n’espérait tirer de lui — mais cela faisait en quelque sorte partie de la règle du jeu. Cela peut expliquer par exemple que l’empire moghol qui, sous Aurangzeb, a mené à bien la conquête du Deccan et a établi une quasi-hégémonie sur l’ensemble du sous-continent ne s’est guère préoccupé de mettre fin à la présence d’enclaves européennes en nombre croissant sur ses côtes. Elles n’avaient rien de bien effrayant, non seulement pour une Chine ou un Japon alors incommensurablement plus puissants, mais même pour la Birmanie, le Siam ou un Vietnam pourtant coupé en deux.
Il faut aussi remarquer qu’en dehors du cas des Moluques et, dans une moindre mesure, de Java, cette expansion s’est rarement accompagnée de violences contre les États asiatiques eux-mêmes. Et ceux-ci, ainsi que, plus souvent encore, les groupes autochtones indépendants (tels que les pirates, réels ou supposés) ou révoltés, n’hésitaient jamais à rendre coup pour coup. On a évoqué les tueries de Ternate, dans les années 1570, à l’encontre des Portugais et de leurs convertis autochtones. À Hoamoal, si cruellement dévastée ensuite par les Hollandais, les hostilités avaient commencé par le massacre de 131 personnes : agents de la VOC, leurs épouses asiatiques, leurs enfants et leurs esclaves. En 1687, les Siamois installés dans le port de Mergui massacrent une petite expédition anglaise venue réclamer réparation financière pour des actes de piraterie. En 1689, c’est au tour des Français, qui avaient tenté d’acquérir des positions de pouvoir au Siam (cf. ci-dessus), de se faire anéantir63. En 1705, les troupes auxiliaires « Macassar » (Bugis) installées trois ans plus tôt par la BEIC sur l’île vietnamienne de Pulo Condore, dans l’espoir d’en faire un comptoir prospère, se révoltent et exterminent tous les facteurs, sauf deux64. En 1743, le nouvel évêque italien de Birmanie, deux prêtres et un nombre important d’agents de la compagnie d’Ostende, qui venaient d’être chassés du Bengale et étaient en quête d’un nouveau comptoir, sont tués par l’État Môn de Pégou à Syriam65. En 1759, la petite garnison anglaise de l’île birmane de Negrais est attaquée par surprise (malgré un accord signé) et exterminée, sur l’instigation de négociants arméniens et de militaires français66. En 1811, le sultan de Palembang (Sumatra) massacre la garnison et les civils hollandais de sa capitale, pensant sans doute faire plaisir à l’anglais Stamford Raffles, qui venait de s’emparer de Batavia67. Certes ces tueries ne sont jamais à bien grande échelle, mais, compte tenu du très faible nombre des Européens en Asie, leur impact fut souvent considérable. Les Occidentaux étaient très conscients de la menace, d’où aussi la violence de leurs propres représailles, quand ils étaient en mesure d’en exercer — assez rarement en fait, jusqu’au début du XIXe siècle. Les principales « guerres » menées par les Européens en Asie méridionale avant 1750 ont été intereuropéennes, en particulier la guerre plus ou moins continue qui a opposé Hollandais et Portugais entre 1621 et 1663, et qui s’est soldée par la victoire quasi totale des premiers. Quand l’East India Company s’est mise en tête de faire la guerre à l’empire moghol, dans les années 1690, elle s’est rapidement aperçue de son erreur, ses maigres forces ayant été écrasées au Bengale. Les Européens n’étaient alors pas encore en mesure de rivaliser sur terre avec les grands États asiatiques. Menées essentiellement sur mer, les guerres intereuropéennes en Asie étaient de peu de conséquences pour les grands équilibres politiques continentaux. On ajoutera que, jusqu’au milieu du XIXe siècle, les conflits entre puissances autochtones furent infiniment plus dévastateurs que ceux qui concernaient les Occidentaux d’Asie. Les méthodes de guerre, sur le continent surtout, incluaient de manière quasi routinière la dévastation des zones d’opération (les armées pouvaient être extrêmement nombreuses) et, en cas de victoire, la destruction (souvent définitive) de la capitale adverse, ainsi que la déportation ou la vente comme esclaves d’une partie notable des populations vaincues. Plusieurs États en furent anéantis (le Champa par le Vietnam, le royaume Môn par les Birmans…), ou considérablement amoindris (le Laos par le Siam, le Cambodge par le Vietnam…). La Birmanie et le Siam s’épuisèrent, plusieurs siècles durant, en guerres impitoyables. L’archipel connut aussi son lot de conquérants brutaux, tel Iskandar Muda d’Aceh, qui laissa un souvenir si cruel dans son propre État qu’on décida ensuite, pour plusieurs décennies, de confier le pouvoir suprême à des femmes, supposées moins autoritaires.