On a vu que la présence humaine des Asiatiques en Europe était relativement insignifiante jusqu’à la fin du XVIIIe siècle et n’avait guère laissé de traces écrites. La plupart de ceux qui firent le lointain voyage étaient en effet des esclaves ou des serviteurs, dont on trouve quelques représentations iconographiques, peu abondantes d’ailleurs, mais qui n’ont guère inspiré les auteurs littéraires européens. On sait par ailleurs que des charpentiers indiens, venus de Cochin et de Goa, travaillaient dans le grand chantier naval de Lisbonne, et il est probable que certains se sont établis sur place, ont épousé des Portugaises ou des esclaves africaines (nombreuses à Lisbonne) et ont fondé des familles, mais leur sort est mal connu. Quelques personnages de statut plus élevé firent aussi le voyage d’Europe : le roi Manuel du Portugal eut à son service à Lisbonne un orfèvre indien venu de Goa, et un « scribe » Nayar du Kerala, chargé de la correspondance en malayalam avec les souverains de la région. Mais la présence de l’Asie en Europe s’est fait sentir avant tout par les objets, les images et les idées. Les Européens ont dès le XVIe siècle ramené d’Asie des objets qui ont rapidement trouvé le chemin des « cabinets de curiosités », dont le développement constitue l’une des caractéristiques de la Renaissance. Ces cabinets étaient nombreux, surtout en Allemagne et en Italie, et on trouve la trace d’objets indiens dans la collection des Médicis à Florence, dans celle de l’archiduc Ferdinand de Habsbourg, connue par le célèbre inventaire d’Innsbruck de 1596, et dans d’autres collections princières, ainsi que dans celles de particuliers, dont la plus célèbre est celle que rassembla un médecin hollandais connu sous le nom de Paludanus. Un catalogue en fut établi en 1666 par le voyageur Adam Olearius, après qu’elle eut été acquise par le duc Frédéric III de Schleswig-Holstein-Gottorp (elle fut ensuite dispersée entre Saint-Pétersbourg et Copenhague)84. Il s’agissait surtout de pierres précieuses ou semi-précieuses, ainsi que de bijoux d’or ou d’argent, de meubles et de différents types d’« objets d’art », voire de statues. Les idoles représentant des dieux hindous furent pourtant en général assimilées à des représentations de démons, comme en témoignent des gravures allemandes du XVIe siècle, qui eurent une diffusion importante en Europe. C’est dans une édition allemande de l’Itinerario de Ludovico de Varthema, publiée en 1511, qu’on trouve une gravure de Jörg Brau l’Aîné, intitulée « l’Idole », qui introduisit ce stéréotype durable dans l’iconographie européenne. Il faudra attendre le XVIIIe siècle, pour que, sous l’effet d’une modification des goûts, les Européens commencent à collectionner plus systématiquement statues et miniatures indiennes.
Par contre, il se manifesta rapidement en Europe un enthousiasme pour les tissus indiens. Les Portugais n’en ramenèrent que de faibles quantités, l’essentiel de leurs achats en Inde étant destiné à l’Afrique, où ils servaient de monnaie d’échange pour se procurer l’or du Monomotapa, mais ces étoffes attirèrent déjà l’attention. Les auteurs portugais et italiens du début du XVIe siècle, tels Varthema et Barbosa, mentionnèrent les sinabafos, ou mousselines de Dacca, au Bengale, tissus d’une finesse exceptionnelle qui servaient à confectionner des turbans et des jupes. Bientôt on commença à en expédier vers l’Europe. Dans la Rua Nova, la rue du commerce de luxe à Lisbonne, étoffes et taffetas venus d’Inde étaient en vente, et plaisaient à une clientèle aristocratique et bourgeoise85. On s’en servait surtout comme baldaquins et couvre-lits dans les chambres à coucher. Cependant, les lois somptuaires de Philippe II à la fin du XVIe siècle eurent un effet très négatif sur la consommation de textiles asiatiques au Portugal, et l’intérêt pour ces produits se déplaça vers l’Europe du Nord. Dès le XVIe siècle, il y eut par ailleurs des tentatives pour introduire des techniques venues d’Asie dans l’artisanat textile européen : ainsi, dans la broderie, l’introduction du point de chaînette était-elle le résultat direct d’une influence asiatique. À la fin du XVIe siècle, le Hollandais Linschoten remarquait que les tissus de coton de Cambay dépassaient en finesse les tissus les plus fins de Hollande.
C’est à partir du début du XVIIe siècle que les tissus indiens, surtout des toiles peintes, baffetas (baftas), chintz ou calicots (terme qui signifie à l’origine tissus de Calicut), qui étaient connues sous le nom générique d’« indiennes », commencèrent à gagner l’Europe en quantités plus importantes, bien qu’encore modestes. On les utilisait alors encore essentiellement comme tissus d’ameublement, pour la table ou la chambre à coucher : on appréciait leur dessin et leurs couleurs, ainsi que leur prix raisonnable par rapport à celui de tapisseries. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, les « indiennes » commencèrent à devenir une mode vestimentaire, surtout chez les femmes. Leur pénétration croissante semble avoir été due en partie à des efforts de promotion délibérés de la part des compagnies de commerce européennes. La vente de tissus relativement fins en Europe était en effet plus rémunératrice que celle de tissus grossiers en Afrique et aux Antilles, qui constituaient auparavant le principal marché des compagnies. La Compagnie anglaise, chassée des îles aux épices par les Hollandais, joua un rôle pionnier dans ce domaine. À la fin du XVIIe siècle, l’un des directeurs de l’East India Company, sir Josiah Child, ordonna aux autorités de Fort Saint George (Madras) de faire confectionner localement deux cent mille pièces spécifiquement destinées au marché des classes populaires européennes86. Ce fut la première apparition massive du prêt-à-porter sur le marché textile anglais et européen.
Les conséquences de l’arrivée des tissus de coton indiens en Angleterre (d’où ils étaient en partie réexportés vers l’Europe continentale) furent à long terme considérables, puisqu’on peut considérer qu’elle est en partie à l’origine de la Révolution industrielle. C’est en effet par la substitution d’importations que l’industrie cotonnière se développa en Europe87. On cherchait à imiter les tissus indiens, ce qui menaçait évidemment le monopole des compagnies de commerce. L’espionnage industriel se développa : ainsi, en 1734, un officier de marine français envoya de Pondichéry au chimiste Charles François du Fay, inspecteur des manufactures royales, un rapport sur les techniques utilisées par les artisans indiens pour teindre et imprimer les étoffes88. Les tissus de coton importés ou fabriqués en Europe par imitation de modèles indiens se substituaient en partie aux tissus de lin et en partie aux soieries pour fournir des vêtements légers, par opposition aux vêtements de laine, beaucoup plus lourds. Rapidement, des fabricants anglais eurent l’idée de mélanger le coton avec le lin (on appelait ces tissus mélangés des futaines), et une industrie locale naquit. Les fabricants de soieries, quant à eux, s’étaient inquiétés de la concurrence croissante de l’Asie, et en 1697 il y eut des émeutes chez les ouvriers de la soie à Spitalfield, près de Londres. Elles amenèrent en 1700 le Parlement à interdire le port de soieries importées de Perse, de Chine ou d’Inde, ainsi que de calicots peints89. La Compagnie réagit en augmentant les importations de tissus blancs qu’elle faisait teindre et apprêter en Angleterre pour les réexporter sur le continent. Après de nouvelles émeutes en 1719, le Parlement vota une loi encore plus stricte, qui excluait pratiquement les tissus de coton importés du marché britannique. Cela ne fit que stimuler davantage le développement de l’industrie cotonnière anglaise, dont on sait qu’elle allait jouer un rôle pionnier dans la révolution industrielle à partir de 1760. Des phénomènes similaires se produisirent en France, en Suisse et en Hollande, quoique à une échelle inférieure.
En dehors des tissus, d’autres produits venus d’Asie méridionale se répandirent sur les marchés européens, en particulier des marchandises « exotiques », comme le café, importé de Java en quantités croissantes à partir de 1720, et qui tendait à remplacer celui du Yémen. Les navires de la VOC ou de l’EIC amenaient aussi les produits de Chine : porcelaine, puis thé, dès le début du XVIIIe siècle. Les achats de thé par les compagnies européennes connurent une expansion impressionnante, de 6,65 % par an entre les années 1719-1725 et 1749-1755. Dès les années 1730-1740, le thé constituait un produit de consommation de masse en Europe du Nord-Ouest, et c’était aussi le cas pour le café vers 1780. À Anvers, dès 1730, les inventaires après décès des foyers les plus modestes (ceux vivant dans une seule pièce) montrent la présence, dans 60 % des cas, d’un nécessaire à thé. Et des marchands ambulants de café et de thé envahissaient dès lors les rues. Le sucre — dont une partie venait de Java — connut en Hollande une ascension continue au XVIIIe siècle, même dans les périodes de plus grande pauvreté. Absent des dépenses alimentaires des familles anglaises pauvres au XVIIe siècle, il en représentait deux à trois pour cent au siècle suivant. Plus surprenant encore : les inventaires chez les habitants très modestes des béguinages d’Amsterdam indiquent alors la possession, dans un tiers des cas, de porcelaine importée de Chine, avec une moyenne de onze pièces. Quant aux textiles, on en trouve globalement autant d’origine orientale qu’européenne, avec pour les premiers une prédominance des cotonnades (des lainages pour les seconds). Et ce, à tous les niveaux de qualité, et donc de prix. Les importations d’Asie, bien loin de se cantonner à l’étroit marché du luxe, touchaient l’ensemble des consommateurs, au moins en ville. Longtemps considérée comme une conséquence de la révolution industrielle, la consommation à grande échelle de produits élaborés et standardisés la précéda donc. Et le dynamisme des productions asiatiques (collectées par les Européens, mais rarement élaborées par eux) y fut pour beaucoup. Des millions de personnes s’habituaient à une offre plus diversifiée, et globalement de meilleure qualité. Ce stimulus devait se révéler au moins aussi décisif que les innovations techniques, longtemps seules prises en considération90.
On doit aussi mentionner les « drogues », plantes médicinales qui firent l’objet de collectes et d’études systématiques en Inde, et dont de nombreux spécimens gagnèrent ensuite les jardins botaniques européens. En 1563, le médecin et commerçant portugais Garcia da Orta publia à Goa un traité, Coloquios dos simples e drogas… da Indià, qui constituait un répertoire de plantes à usage médicinal, dont la plupart étaient inconnues en Europe. Ce fut d’ailleurs le premier livre à sujet non religieux sorti des presses de la capitale de l’Inde portugaise, et, dès 1567, il fut traduit en latin par Charles de l’Écluse (Carolus Clusius), probablement le botaniste européen le plus éminent du XVIe siècle. Il eut beaucoup d’influence sur le développement de la botanique et de la médecine tropicale en Europe. Un travail encore plus systématique fut réalisé à la fin du XVIIe siècle sous l’impulsion du Hollandais Hendrik Adriaan van Reede tot Drakenstein, chef des établissements de la VOC au Malabar, qui, en utilisant les services d’informateurs locaux, fit compiler les douze volumes du fameux Hortus Indicus Malabaricus, publié à Amsterdam entre 1678 et 1693, illustrés de plus de sept cents planches descriptives91. Cette œuvre monumentale fut une source importante pour le grand botaniste suédois Linné. Un autre employé de la VOC, l’Allemand Georg Everhard Rumpf (1627-1702), alias Rumphius, passa une bonne partie de sa vie à botaniser aux Moluques, ce qui lui valut le surnom de Plinus Indicus, et l’élection à l’Académie des Curiosités de la Nature de Vienne. Sa cécité précoce et deux destructions accidentelles successives de ses manuscrits ne l’empêchèrent pas de réaliser le premier inventaire complet de la faune, des coquillages et surtout de la flore d’une île importante, Amboine. Mais il ne fut publié que sur le tard, après sa mort : 1705 pour son Rariteitkamer (Cabinet de curiosités), 1741-1752 pour les six volumes de son œuvre intégrale. En effet, il fallut braver les interdictions de la VOC, qui considérait certaines informations horticoles comme des secrets commerciaux. De nombreuses plantes « indiennes » trouvèrent malgré tout le chemin de l’université de Leyde, et des deux jardins botaniques (hortus botanicus) de cette ville et d’Amsterdam. Les collections de ce dernier furent publiées entre 1686 et 1709 par Johannis Monickx, sous la forme d’un Atlas de 420 planches peintes, en neuf volumes92. La connaissance et l’enseignement des langues orientales accomplirent simultanément de grands progrès, en particulier avec Herbert de Jager (c. 1636-1694), professeur de malais, de persan et d’arabe à Batavia, ainsi que grand mathématicien. Ses manuscrits qui n’avaient pas été publiés — en particulier ceux narrant ses longs séjours en Perse et en Coromandel — furent utilisés par François Valentijn, qui s’abstient de le mentionner. Il reste que cet enseignement dépendait des besoins pratiques de la VOC, l’université de Leyde, pour sa part, ne créant pas de chaires de langues orientales avant le XIXe siècle93.
Parmi les importations d’Asie méridionale, les animaux exotiques occupent une place particulière : au XVIe siècle, la Couronne portugaise fit venir au moins treize éléphants d’Inde, et s’en servit pour sa propagande en Europe. Le premier de ces éléphants, arrivé en 1513 à Lisbonne, et connu sous le nom de Hanno (sans doute du malayalam anna, qui veut dire « éléphant »), fut envoyé au pape comme présent en 1514 et son voyage à travers l’Europe, accompagné de l’écuyer royal et d’un mahut indien, eut des allures de procession triomphale. Raphaël en fit un dessin resté célèbre. Au même moment arrivait aussi à Lisbonne un rhinocéros d’Inde, et cet animal quasiment mythique provoqua un véritable émerveillement. Trois artistes allemands célèbres, Dürer, Burgkmair et Altdorfer en firent des dessins, et celui de Dürer, bien que peu réaliste, circula sous forme de gravure à travers toute l’Europe. Un autre rhinocéros « apprivoisé » fit entre 1738 et 1758 le tour de l’Europe avec un agent de la VOC, qui le laissait admirer pour une somme modique. Quant aux oiseaux tropicaux — les perroquets surtout —, ils devinrent la coqueluche des familles aisées des Pays-Bas et d’ailleurs. Le stadhouder Guillaume III d’Orange (devenu roi d’Angleterre en 1688) en avait une collection remarquable (qui fut peinte) dans ses résidences. Rumphius pourvut en coquillages remarquables et autres animaux marins le grand duc de Toscane, Côme III de Médicis94. Dans l’imaginaire européen, l’Inde et l’Asie continuèrent à être vus avant tout comme des pourvoyeurs de « merveilles », ce qui révèle un curieux parallélisme avec la vision des Européens développée par certains membres des élites asiatiques. Malgré la présence croissante dans la vie quotidienne, au XVIIIe siècle, d’objets importés d’Asie méridionale, avant tout des tissus et des denrées exotiques, le continent restait nettement cantonné à la périphérie de la conscience européenne.
Cependant, le contact avec l’Asie, avec l’Inde en particulier, mais aussi avec la Chine et le Japon, joua un rôle non négligeable dans la naissance d’un sentiment européen, c’est-à-dire celui d’appartenir à une culture commune. L’Asie fut l’Autre qui permit le surgissement de la conscience de soi. La confrontation avec des civilisations asiatiques à la longue histoire et aux institutions hautement développées, qui ignoraient la révélation chrétienne, fut un choc culturel énorme, encore plus grand que celui de la découverte de l’Amérique. Il fit surgir des questionnements sur la nature de la culture européenne, qui débouchèrent sur les Lumières. Ce fut assez précocement le cas aussi en matière de sensibilité interpersonnelle. D’un côté, on fut confronté à la « lubricité » supposée des femmes, à une plus grande tolérance à l’égard de l’homosexualité, et si les religieux le condamnèrent (un Jésuite en Inde évoque dès 1550 « ces Portugais qui ont adopté sans réserve les vices et coutumes du pays95 »), bien des civils, quand ils en avaient les moyens, se transformaient en petits satrapes orientaux. De l’autre, les clivages usuels se trouvaient remis en cause : une fois beaucoup d’Asiatiques convertis, la différence entre chrétiens et non-chrétiens devenait secondaire par rapport à celle entre ethnies ou couleurs de peau ; quant à la hiérarchie sociale, elle était bousculée par le triomphe de marchands européens sur les aristocrates locaux. Cela ne débouchait pas nécessairement sur le racisme : les unions avec des « Indiennes », officialisées ou pas, furent toujours tolérées, et parfois encouragées par les administrations européennes96. Néanmoins, chaque communauté, définie par la langue, mais aussi par le sang, avait son propre droit, constitutivement inégal. À l’inverse, la victoire de la bourgeoisie, outre-mer, laissait entrevoir l’iniquité, ou l’absurdité, de la prédominance nobiliaire en Europe. Contre le topos traditionnel de l’union du prince et de la bergère, surgit toute une littérature de la subjugation de la princesse asiatique par l’aventurier européen de piètre extraction, fort de sa seule énergie — et de sa culture supérieure (pas question pour lui de « s’indigéniser », ce qui pour ces auteurs ne le mènerait qu’à la ruine). Ainsi, dès 1621, John Fletcher, dans sa pièce de théâtre The Island Princess, située en Asie, fait dire à son héroïne :
« Ce n’est pas la personne, ni le titre royal
Ni la richesse, ni la gloire que je considère (…)
Bien des princes, et des grands, sont mes prétendants,
Mais plus qu’eux c’est vous que j’aime ; vous êtes vaillant,
Et homme actif, apte à bâtir une fortune97. »
Se laissent donc distinguer, dans la vision et les pratiques européennes outre-mer, tant les prodromes du racisme moderne que ceux de l’individualisme démocratique. On peut dire, sans crainte d’exagérer, que, de même que les importations de tissus asiatiques ouvrirent la voie à la révolution industrielle, la rencontre avec l’Asie, en remettant en question les dogmes chrétiens, fut largement le creuset de la modernité culturelle européenne, pour le meilleur comme pour le pire. Le cheminement en est complexe et passionnant, depuis Rabelais jusqu’à Voltaire (pour s’en tenir au cas français), mais l’exercice sort du cadre de cet ouvrage98.