Confrontation, accommodement… Et si, pour beaucoup, la meilleure stratégie n’était tout simplement pas celle de l’évitement ? La chose n’était en rien difficile, au moins jusque dans les années 1900, dans la plupart des cas. Les Occidentaux, globalement, étaient très peu nombreux : 0,4 % de la population totale en Malaisie et aux Indes néerlandaises, 0,2 % en Birmanie, un peu moins en Indochine (42 000, dont 36 000 Français de naissance), — et ce en 1937-1938, à l’apogée de l’implantation coloniale78. Qui plus est, la grande majorité d’entre eux vivaient dans une poignée de grandes villes, à commencer par la capitale de la colonie. Cela signifie que, dans l’ensemble des zones rurales, et plus encore dans les vastes régions périphériques et/ou difficiles d’accès, on avait, d’une part, peu de chances (ou de risques) de rencontrer un Européen de sa vie entière, d’autre part, qu’en y mettant un peu du sien on était en mesure d’échapper à une bonne partie des contrôles, recensements et taxes afférentes. Ce n’était pas sans risque, mais pour réprimer efficacement, il faut déjà connaître. Or il y eut beaucoup de terrae incognitae jusque tard dans l’histoire des colonies, même si, à partir du début du XXe siècle, les choses changèrent assez vite. C’est ce que montre Eric Tagliacozzo, dans un ouvrage novateur79. Des navires s’échouèrent sur des récifs non mentionnés sur les cartes marines jusque dans les années 1890, et certaines îles figuraient au contraire en double. La frontière maritime anglo-hollandaise ne fut correctement tracée que vers 1915. La topographie de l’importante (et assez petite) île de Labuan, au nord de Bornéo, restait non cartographiée en 1873, une trentaine d’années après l’installation des Britanniques80. La frontière entre territoires britanniques et néerlandais de Bornéo ne fut précisément délimitée qu’en 191081. Ne parlons pas de la Nouvelle-Guinée hollandaise, dont l’intérieur resta pour partie inconnu jusqu’aux affrontements de la guerre du Pacifique, qui passa par là.
Même des zones reconnues depuis quelque temps, comme les hauts plateaux indochinois (par le docteur Harmand en 1877 pour ceux du Laos), restèrent en permanence sous-administrées, par manque de voies de communication, et plus encore par manque d’hommes. Au Cambodge, dans les dix provinces centrales, les fonctionnaires civils français étaient 47 au total en 1914, et 28 en 1931, soit deux à trois par province, en dehors de Phnom Penh82. En 1850, le Binnenlands Bestuur (administration de l’Intérieur) des Indes néerlandaises ne disposait que de 158 fonctionnaires, et de 277 en 1900 — pour une population d’alors d’une quarantaine de millions de personnes. Entre 1865 et 1900, seuls 1 489 aspirants, environ 45 par an, reçurent le diplôme permettant d’accéder au service83. Certes, des fonctionnaires locaux beaucoup plus nombreux étaient leurs subordonnés mais, formés à l’obéissance aveugle, mal payés, discriminés dans leur avancement, ils montraient généralement peu d’efficacité en cas de difficulté. Lors de la révolte des Bolovens (Laos), en 1901, la mort de dix-huit gardes coloniaux suffit à évincer pour quatre ans toute présence française d’un plateau vaste comme cinq départements84. Le sultan de Jambi, déposé par les Hollandais en 1859, se réfugia dans les hauts (ulu en malais) de cette région de Sumatra, et y tint le pays jusqu’en 1907. Jusqu’au début du XXe siècle, le contrôle néerlandais du sud de Kalimantan s’arrêtait en pratique aux portes du chef-lieu, Banjarmasin, pourtant sous protectorat depuis 178785. Quant au blocus hollandais des côtes d’Aceh, à partir des années 1870, il fut si inefficace que, trois ans après, l’opium lui-même demeurait disponible, et presque au même prix qu’avant la guerre86. Jusqu’en plein XXe siècle, les « zones de non-droit », parfois marquées de violences, abondaient dans les montagnes, les marécages, les cours supérieurs des rivières87. S’y réfugiaient impunément les fuyards, déserteurs, dissidents et délinquants en tout genre. Et, de ces sanctuaires, les plus décidés pouvaient lancer des opérations criminelles ou (parfois) politico-militaires, qui représentaient non pas un vrai péril, mais une source d’irritations sans nombre pour l’ordre colonial. On peut dans une certaine mesure y adjoindre les protectorats autochtones, dans l’ensemble faiblement administrés (en particulier dans l’espace indonésien) par les puissances européennes.
La piraterie88 fut probablement la plus spectaculaire et la plus durable de ces formes d’insoumission. On a évoqué les Moros et les Bugis, au tournant du XVIIIe siècle, ainsi que (à propos des ultimes offensives espagnoles au sud des Philippines) les Iranun, petit groupe ethnique de langue austronésienne, tardivement islamisé. Ils contractent vers 1775 avec les Taosug (peuple sédentaire du sud de Mindanao et des îles avoisinantes), et avec leur puissant sultanat de Sulu (dont la capitale est sise dans l’île de Jolo), un pacte informel d’intérêt mutuel. En effet, les mers de Sulu et des Célèbes (entre Philippines, Bornéo et Célèbes) sont riches en produits marins de valeur (nacre, tripang — concombre de mer —, etc.), cependant que les falaises des îles regorgent de nids d’hirondelles. L’essor des importations chinoises — elles-mêmes induites par la croissance massive des exportations de thé vers l’Europe — stimule alors la collecte de ces denrées.
Or la région, peu peuplée, ne dispose pas de la main-d’œuvre nécessaire. D’où l’appel des Taosug aux Iranun : ceux-ci se chargent de fournir des esclaves pour l’économie de traite mise en place par le Sulu, Canton constituant la destination finale de ses produits. À partir de cette base presque idéale qu’est la mer de Sulu, vers laquelle convergent une partie des principales voies maritimes de la région, jamais efficacement contrôlée par aucun grand État, et qui constitue les confins lointains des domaines espagnol, britannique et néerlandais, les Iranun vont construire, entre 1775 et le milieu du XIXe siècle, une puissante thalassocratie pirate. Pendant les quelques mois où les vents sont favorables, ils parcourent en tout sens d’immenses espaces, de la Nouvelle-Guinée au détroit de Malacca, de Java au Vietnam et à Luzon ; partout ils sèment la terreur, mais leur but presque unique est la capture de travailleurs et, secondairement, de concubines. Au total, les quelque 150 000 Iranun se sont emparés en trois quarts de siècle de 200 000 à 300 000 esclaves. Certains de ceux-ci sont rapidement intégrés par leurs ravisseurs, convertis à l’islam si besoin est, et deviennent marins, parfois guerriers, dans la flotte pirate, qui compte quelque 200 navires (prahu), opérant par petits groupes. Les Iranun, parfois en collaboration avec de petits pouvoirs locaux, essaiment bientôt dans toute l’Asie du Sud-Est, où ils mettent en place des bases secondaires, plus ou moins permanentes. Ils ne se heurtent qu’à peu de résistance : les navires hollandais eux-mêmes sont surclassés en vitesse par ces grandes pirogues à balancier effilées, et parfois attaqués. Quant aux Anglais, ils viennent souvent acheter leurs produits aux Taosug, afin de se procurer du thé chinois au meilleur compte89.
La seule riposte décisive à la piraterie fut, in fine, d’aller s’emparer de ses bases, que ce soit par la force, ou par une pacification fondée sur des mesures de conciliation et de compensation : amnistie, concessions territoriales, aide financière… Les Européens n’en furent capables que tardivement, quand ils disposèrent de canons performants et de steamers, ou quand leur contrôle territorial sur la région se fut étendu — ce pour quoi il fallut attendre le derniers tiers du XIXe siècle. Les opérations furent souvent facilitées par des défections, voire par une scission de la communauté dont les pirates étaient issus. Le « rajah blanc » de Sarawak, James Brooke, gagna ainsi en 1849 une bataille décisive contre les Iban des côtes de Bornéo, grâce à une force combinée anglo-iban90.
Une autre méthode, moins directe, était de s’attaquer aux débouchés des razzias — aux marchés d’esclaves, en particulier — et aux sources de l’armement des pirates. L’extension de la présence coloniale (par exemple la mainmise espagnole sur Jolo, capitale de la région de Sulu, entre 1851 et 1887)91 et l’interdiction générale de l’esclavage entraînèrent le déclin définitif des opérations pirates à grande échelle. Le contrôle des ventes d’armes fut tout aussi délicat à obtenir, en particulier sur ce marché primordial qu’était Singapour (également plaque tournante du trafic des esclaves au cours de ses premières années d’existence)92. Les Britanniques craignaient toute restriction au dogme du libre-échange davantage que les exactions des forbans. Quant aux Hollandais — dont les territoires étaient les premières victimes —, certaines de leurs firmes étaient de gros vendeurs d’armes à Singapour, et leur consul se fit l’écho de leurs inquiétudes, lors de l’interdiction du libre commerce des armes à feu, en 1863… Cela dit, on en fabriquait aussi dans la région. Les principaux arsenaux autochtones, vers 1800, se situaient à Brunei pour les canons, et à Negara (sud de Kalimantan) pour les armes légères93.
Un degré en dessous de la piraterie, on trouve d’autres formes, moins létales, de trafics transnationaux, qui se jouent des frontières coloniales — quand ils ne prennent pas appui sur elles pour profiter des différences de prix ou de législation. Jusqu’à l’accord international de 1920, les drogues étaient licites en Asie du Sud-Est. Mais la vente d’opium étant un monopole d’État, on estime que, vers 1900, cinq fois plus d’opium de contrebande que d’opium légal transitait par Singapour vers les Indes néerlandaises. Au début du XXe siècle, la cocaïne et la morphine apparurent sur le marché. Des firmes britanniques, hollandaises et chinoises s’étaient associées en vue de ce trafic94. La fausse monnaie, fabriquée par exemple par des Chinois de Singapour et de Penang à destination de Java, était également un enjeu. Les machines utilisées étaient souvent japonaises, et le calme comptoir britannique de l’île de Labuan constituait un point de transit essentiel. Vers 1899, avant que la contrefaçon monétaire ne se raréfie, on estime qu’un sixième des pièces circulant aux Indes néerlandaises étaient fausses95.
Quant au trafic d’êtres humains, il survécut à l’abolition de l’esclavage. D’une part sous la forme de l’engagisme (indenture, cf. infra, chapitre VII), d’autre part sous celle de la prostitution. L’attitude des autorités était souvent contradictoire : ainsi, en 1898, un juge de Penang fit-il libérer un Achinais venu acheter dix filles âgées de 9 à 15 ans, mais le Protecteur des Chinois des Straits Settlements protesta96. Les principaux responsables semblent avoir été des Bugis et surtout des Arabes (de l’Hadramaout, installés dans la région), même si beaucoup d’autres y trempèrent97. L’utilisation du travail servile fut courante dans les jungles de l’est de Kalimantan jusqu’à l’orée du XXe siècle. Même à Singapour, malgré la législation en vigueur, certains des quelque dix mille pèlerins indonésiens en route pour le hajj se laissaient capturer dans une manière d’esclavage pour dettes, ne pouvant payer leur passage ; des Javanaises étaient vendues comme esclaves domestiques, après avoir été fréquemment enlevées, ou trompées sur leur destination et leur emploi ; et des Papoues étaient négociées par des Bugis dans telle arrière-cour98. Le trafic d’armes était lui aussi majeur ; il préoccupa surtout Batavia à partir du début de la guerre d’Aceh, en 1873, alors même qu’en 1866 les Hollandais avaient considérablement abaissé les taxes sur les importations d’armes ! Dès lors, les pressions sur les Straits Settlements se multiplièrent. Les négociations furent longues : Singapour n’instaura un embargo sur les ventes d’armes à destination des Indes néerlandaises qu’en 1879. Il fut plus délicat encore de les empêcher dans la région de la mer de Sulu, en 1897. En 1899, les Straits Settlements établirent un contrôle sur le commerce des explosifs. Les trafiquants étaient souvent des Chinois (par exemple le kongsi99 Ngee Hin, en direction de Bornéo), des Bugis ou des Américains. Mais, dans la contrebande d’armes à destination d’Aceh, on trouvait des Allemands, des Anglais, et même des Hollandais, qui jouaient ainsi contre leur propre pays100. Dans le même ordre d’idées, des soldats autochtones de l’armée coloniale néerlandaise vendaient leurs fusils. Quant au Siam, il ne prit des mesures contre le commerce des armes qu’en 1885, et après de fortes pressions des puissances européennes101. Il convient d’insister sur le sens à donner à cette circulation illégale des armes : sauf à Aceh, elles étaient essentiellement destinées à des conflits entre Asiatiques, quand ce n’était pas au grand banditisme. Ce trafic, où trempaient d’ailleurs nombre d’Européens, ne peut en rien être associé à une logique de résistance.
Prendre une pleine conscience de tout ce qui — activités, populations — échappait au contrôle des autorités, qu’elles soient d’ailleurs coloniales ou autochtones, doit-il amener à renverser complètement la vision hégémonique de l’histoire, centrée en Asie du Sud-Est comme ailleurs sur le groupe ethno-national dominant et sur l’État ? C’est la position adoptée par le célèbre anthropologue James Scott, dans un livre retentissant, et discuté102. Il va jusqu’à proposer de recentrer l’histoire de la péninsule indochinoise prise au sens large (mais il n’évoque que très peu l’archipel) sur son « centre vide » montagneux, et à cette fin de reconnaître sous les frontières politiques présentes ou passées une Zomia103, vaste région de hautes terres de 2,5 millions de kilomètres carrés, comprenant aujourd’hui une centaine de millions d’habitants subdivisés en cinq groupes linguistiques et en centaines d’ethnies, et répartis sur huit pays (y compris l’Inde, le Bangladesh et la Chine). Bien loin d’être des groupes humains marginaux, héritiers directs du peuplement primitif de la région, les ethnies montagnardes seraient majoritairement composées de « réfugiés » volontaires des plaines et vallées, souvent assez récents104, fuyant les collecteurs d’impôts, les sergents recruteurs, l’ordre imposé par les grandes religions, et bien sûr les guerres. Leurs systèmes sociétaux exprimeraient par conséquent un refus « anarchiste » des contraintes de l’État, que ce soit au travers de structures sociopolitiques égalitaires (c’est en particulier sur ce point que Scott s’est vu critiquer), ou de la préférence donnée aux tubercules (comme la patate douce américaine, qu’on relève partout dans l’archipel dès 1670)105 sur les céréales. Celles-ci, en effet, sont moins aisées à cacher à l’envahisseur, et plus faciles à détruire. Scott croit distinguer aussi un abandon fréquent, et volontaire, de l’écriture et de l’histoire (collective ou lignagère) chez les peuples de la Zomia : ces faits de civilisation amènent en effet à cliver la société, et à exalter les puissants. Cet égalitarisme tenace se lirait encore dans la commune absence de chef (en tout cas permanent et héréditaire) dans ces groupes. Cela décontenança et irrita divers pouvoirs, de l’empire chinois au Yunnan aux Britanniques en pays Kachin (nord-est de la Birmanie), qui n’eurent de cesse d’y désigner des chefs servant d’intermédiaires (Daendels et Raffles entreprirent de faire de même à Java, aux villages d’alors semblablement acéphales)106.
D’où une vision « contrarienne » de l’histoire de ces peuples : bien loin de mettre l’accent sur leur intégration progressive (à tous les sens du terme) aux États des plaines, il conviendrait de mettre en relief leurs fuites comme leurs révoltes, et surtout leurs stratégies visant à maintenir leurs spécificités. Vis-à-vis de ces groupes humains, il s’agirait d’exprimer non pas de la commisération (pour leur pauvreté, leur mauvais état de santé, leur faible niveau d’éducation, leur marginalité), ce qui correspond à la vision de l’État, relayée récemment par celle des organismes internationaux et des ONG, mais de l’admiration, voire de l’envie. Scott prône également une anthropologie originale. Les groupes clairement individualisés par les ethnographes seraient en réalité marqués par l’instabilité, la recomposition permanente et le flou des limites les séparant. Leur ethnogenèse serait donc souvent récente et volontariste107. Bref, l’histoire, jusqu’ici axée sur les zones centrales, devrait se déporter vers les périphéries, refuges de la diversité, de la liberté, de l’égalité.
Pour stimulante qu’elle soit, la position de Scott est clairement extrême. Elle est fondée, presque à chaque page, sur un double présupposé que le titre du livre annonce : la qualité des relations humaines dans les sociétés « acéphales » des montagnes, et à l’inverse l’oppression quasi totalitaire des pouvoirs centralisés des plaines, quelle que soit par ailleurs leur nature. On retrouve là une vision inspirée de Jean-Jacques Rousseau, et comme elle critiquable. Comme le présent livre le montre abondamment, les États, précoloniaux aussi bien que coloniaux, n’eurent presque jamais les moyens de leurs ambitions, et durent accepter des sociétés profondément plurielles, quand ils ne s’appuyèrent justement pas sur ce pluralisme, comme par exemple les thalassocraties malaises ou les Straits Settlements. C’est par ailleurs faire fi du caractère intrinsèquement contradictoire de tout système d’éducation, et de l’écrit, que de ne mettre en valeur que leur capacité à consolider les dominants. Qui plus est, certains anthropologues ont remis en cause l’idéalisation des sociétés de la Zomia, qui n’auraient en réalité rien de « communes libres », et enfermeraient souvent les individus dans un corset d’obligations et de tabous, au moins aussi serré que celui subi par les dominés des plaines. Il reste que Scott met au défi l’historien de mieux tenir compte de sociétés que le peu d’archives les concernant a condamnées jusqu’ici à la marginalité dans leurs travaux.