Chapitre VI

LA MAINMISE EUROPÉENNE
SUR L’ASIE DU SUD-EST :

DE L’AFFRONTEMENT À L’ÉVITEMENT

La seconde moitié du XVIIIe siècle fut marquée par un assez rapide déclin de cet élément central de la présence européenne en Asie qu’était depuis plus de cent ans la VOC. Les raisons s’en trouvent en partie en Europe, marquée par le triomphe des grands États peuplés, à forte agriculture et à puissante armée, ce qui eut d’abord des conséquences en Inde (cf. supra, chapitre II). Mais c’est le modèle commercial même de la VOC qui se trouvait ébranlé. Sur ce marché essentiel qu’était devenu après 1720 le thé (dont Canton avait alors le monopole mondial), les Hollandais, peu désireux de sacrifier leur escale de Batavia et manquant de ressources suffisantes en argent, avaient mis en place un circuit triangulaire : achat en Insulinde (à Sumatra surtout) d’épices (poivre principalement) et d’étain1, contre des textiles indiens ou du numéraire ; échange, généralement à Batavia, de ces produits contre le thé (certes pas de première qualité) amené par les jonques chinoises, ensuite transporté vers l’Europe. Cette triangulation fonctionna tant que la VOC put imposer aux souverains sumatranais un semblant de monopole, assorti de prix bas. C’est dans la décennie 1720-1730 que la compagnie atteignit son activité maximale, en termes de mouvements de navires2.

AU TOURNANT DU XVIIIe SIÈCLE :
LA CHUTE DE LA MAISON VOC

Mais, à partir de 1760, qui vit la domination de la Grande-Bretagne s’étendre sur le Bengale, la présence renforcée des country traders britanniques, capables d’offrir des prix d’achat notablement plus élevés, et désormais porteurs de la majeure partie des tissus indiens parvenant en Asie du Sud-Est, constitua une tentation irrésistible pour les élites locales. Le sultan de Palembang, riche tant des principaux placers d’étain (dans l’île de Bangka, au large de la côte est de Sumatra) que d’une bonne part des jardins à poivre de la cordillère centrale, traita de plus en plus avec eux. On estime que la moitié de l’étain local était détourné par les autorités elles-mêmes au profit des marchands privés, tant chinois que britanniques, en tirant parti de la myriade de voies navigables et de petits marchés, caractéristiques de cette région. Les Britanniques de Penang attirèrent les flux du minerai, en offrant de l’acheter 34 centimes la livre, contre 23 côté hollandais. La VOC fut contrainte d’enchérir à 31,5 en 1790, ce qui lui assura quelques années prospères3. Mais, globalement, elle ne fut pas en mesure de faire respecter les traités de cession de monopoles signés avec les souverains — pactes des plus léonins, mais seulement sur le papier. Les précieuses marchandises gagnèrent de plus en plus souvent Canton sur des vaisseaux anglais, ce qui renforçait la domination britannique sur le marché du thé4.

Plus généralement, c’était la base capitalistique de la compagnie qui était devenue trop faible, alors que les négociants britanniques pouvaient s’appuyer sur une finance nationale toujours plus florissante. En outre, les charges générales de la VOC étaient très lourdes : ainsi, sur le chantier naval d’Oostenburg (près d’Amsterdam), plus de mille ouvriers construisaient annuellement trois navires — alors que l’EIC louait les siens. La captation d’une part croissante du commerce d’Inde en Inde par les Britanniques et les Chinois5 aussi bien que la baisse tendancielle du cours de l’argent en Asie conduisaient à une hémorragie de numéraire : les Provinces-Unies en envoyaient vers l’est au XVIIIe siècle quatre fois plus qu’au xvii6e.

Mais l’inversion du rapport de force fut aussi d’origine politique. Dès 1751, les autorités britanniques se sentaient assez fortes pour annoncer que tout port où ne flotterait pas le drapeau néerlandais serait considéré par eux « libre et neutre », négligeant délibérément les divers traités susceptibles d’avoir été signés entre États autochtones et VOC7. Bien pires encore furent les guerres répétées de la fin du siècle. Dans le cadre de la guerre d’indépendance des États-Unis, Provinces-Unies et Grande-Bretagne s’affrontèrent à nouveau entre 1780 et 1784 ; nombre de possessions hollandaises d’Asie furent occupées par cette dernière, en Inde particulièrement, et le commerce intercontinental de la VOC s’effondra. La défaite finale de Londres desserra l’étau, mais une décennie plus tard, en 1795, la transformation des Provinces-Unies en République batave, sœur de la France révolutionnaire, puis la proclamation en 1806 d’un Royaume de Hollande sous l’autorité de Louis Bonaparte entraînèrent la reprise des occupations britanniques, cette fois bien plus durables et générales (de 1795 à 1816 pour Malacca). Les dépenses militaires hollandaises grimpaient en flèche, cependant que les revenus du commerce baissaient. Aux abois, la VOC tenta d’augmenter ses rentrées financières là où elle le pouvait encore, en soutirant des taxes et redevances8 plus élevées aux régents du Pasisir — ce qui les mécontenta —, en accroissant les droits de port, en encourageant la canne à sucre sur l’ensemble de la côte nord de Java, et surtout en développant pour la première fois la culture forcée du café dans son domaine propre des Priangan (Java-Ouest), sous supervision européenne. Chaque famille autochtone devait faire pousser mille caféiers, sous peine de sanctions. Ce fut un succès — et le chant du cygne pour la VOC. Profitant de la révolte des esclaves d’Haïti, qui faisait s’effondrer une production correspondant à 40 % des ressources mondiales de café, ses ventes atteignirent, en 1792, 5,7 millions de florins, trois fois plus qu’en 1739. Quant au blocus britannique instauré en 1795, il fut contourné grâce à l’utilisation de navires neutres (danois et surtout américains, désormais très actifs dans la région), qui faisaient la route Batavia-Europe. Les années 1796-1806 virent l’accostage à Batavia d’une moyenne annuelle de 17 navires danois et de 33 américains9. Mais cela ne compensait pas les pertes globales.

La compagnie fut-elle tuée par les Anglais ? Beaucoup de Néerlandais, alors comme aujourd’hui, pensent plutôt que ses dysfonctionnements lui furent fatals. On vit dans ses initiales l’acronyme de Vanished Owing to Corruption. Celle-ci, présente dès l’origine, semble s’être progressivement développée, alors même que la conjoncture, moins favorable, la rendait plus ruineuse. Elle peut se lire, par exemple, dans le montant total des lettres de change envoyées en Europe par les agents de la VOC : 30 millions de florins, au cours du XVIIe siècle, 200 millions au siècle suivant10. Une partie des détournements était récupérée lors des inventaires après décès, quand ils avaient lieu en Orient : les héritages, s’ils étaient manifestement hors de proportion avec les émoluments des agents, étaient purement et simplement confisqués. On aboutissait dans certains cas à une véritable privatisation sauvage des avoirs de la compagnie, les postes et les navires servant surtout aux affaires privées, avec d’indispensables complices intéressés, à Batavia et à Amsterdam. Ainsi les escales du Siam et du Japon périclitèrent-elles, et devinrent nettement déficitaires. Mais les tentatives des Heeren pour les fermer se heurtèrent à mille formes de résistances de ceux à qui elles continuaient de rapporter gros.

Et si les vrais coupables étaient les moustiques ? C’est ce que semble avancer l’originale étude de Peter van der Brug11. Il souligne l’effrayante mortalité des Européens de Batavia tout au long des deux derniers tiers du XVIIIe siècle (1733-1795) : 85 000 au total. Certaines années plus de deux mille mouraient, sur cinq mille au total (soit un à peine croyable taux de mortalité de 400 pour mille). L’espérance de vie moyenne des nouveaux arrivants — qui formaient la masse des victimes — était de six mois, alors que 10 % étaient déjà morts en mer avant d’arriver. Après une enquête minutieuse, l’auteur attribue ces ravages à un paludisme particulièrement virulent provenant de la pisciculture menée dans des mares creusées dans la vase, sous les murs de la ville, par des Javanais installés là depuis 1729, et qui plièrent bagage à l’extrême fin du siècle. Presque tous les habitants étaient infectés, les Asiatiques et les Européens depuis longtemps en Asie subissant des crises moins violentes. Parmi les nouveaux venus, les rescapés de la première attaque malarienne avaient ensuite à survivre à une dizaine d’années de paludisme chronique, se traduisant par une anémie qui les laissait très affaiblis, et peu aptes à un travail régulier. La population totale décrut notablement. Batavia, dans les années 1790, est décrite comme une ville fantôme, où les dignitaires de la compagnie se sont repliés dans les faubourgs méridionaux, plus sains. Il ne restait que 41 enfants européens et 109 enfants asiatiques chrétiens, contre 704 et 1 164 en 169912. Du coup, les écoles fermaient les unes après les autres. Au-delà du drame humain, le coût fut énorme pour la VOC : agents envoyés en Asie en pure perte, instabilité de son personnel, navires aux équipages décimés incapables d’appareiller à temps… Le profit final en aurait été réduit de plus de la moitié (5 % par an en moyenne au lieu de 11 % escomptables sans cette surmortalité).

Ces difficultés diverses se traduisirent par une explosion de la dette de la compagnie. Elle avait décuplé de 1730 à 1780, quand elle atteignit 25 millions de florins. Mais ce furent les guerres subséquentes qui la rendirent incontrôlable : 50 millions en 1784, 120 en 1795. C’est alors qu’il fallut se résoudre à envisager la faillite, et la nationalisation par l’État néerlandais. À vrai dire, initialement, celui-ci récupéra surtout des pertes massives, qui représentaient en 1800 le quart de la dette nationale13. En 1798, peu avant son bicentenaire, la VOC cessait d’exister.

AU TOURNANT DU XVIIIe SIÈCLE :
UNE RECOMPOSITION À L’AVANTAGE
DES ASIATIQUES

Les progrès de la présence britannique furent au départ loin de compenser le déclin hollandais. D’une part, parce que, on l’a dit, les négociants chinois profitèrent eux aussi de ce recul. D’autre part, ce n’était pas l’État britannique, ni même l’East India Company (EIC) qui marquèrent des points, mais ces acteurs purement privés qu’étaient les country traders. Pendant très longtemps, la présence formelle de la Grande-Bretagne se limita au petit comptoir de Bencoolen (aujourd’hui Bengkulu), sur la côte sud-ouest de Sumatra. Au pied de la cordillère, la position était certes favorable pour recueillir du poivre échappant au monopole hollandais. Mais il s’agissait surtout d’un foyer malarien, situé sur une mer dangereuse, peu parcourue de navires. D’où plusieurs tentatives pour s’installer davantage au centre des courants d’échanges. En 1703, l’EIC considéra brièvement l’intérêt de l’île de Singapour. Plus sérieuse fut la tentative en direction des Philippines : dans le cadre de la guerre de Sept Ans, Manille fut occupée de 1762 à 1764, sans pour autant pouvoir se passer de l’administration espagnole. Au rétablissement de la paix, les Britanniques se dirigèrent vers l’archipel de Sulu, aux confins des domaines espagnol et néerlandais, riche en produits de la mer valorisables sur le marché chinois (cf. ci-dessous). Le gain le plus prometteur fut en 1786 celui de l’île du Prince de Galles (plus connue sous son nom malais de Penang), achetée au sultan de Kedah par l’EIC. La position contrôlait le débouché nord du détroit de Malacca, et était idéalement située pour commercer avec Aceh ou le Sud siamois.

Quant aux autres Européens, ils brillent par leur insignifiance. Les Français mirent plus d’un siècle et demi à se remettre de leur échec de 1688 au Siam. Les Portugais n’avaient réussi à rétablir qu’une présence marginale à Timor, au milieu du XVIIIe siècle. Les Espagnols continuaient à végéter dans leur colonie ruinée, sans même pouvoir la protéger des razzias Moros. Cependant, peu avant le coup de semonce de l’occupation anglaise, le dynamique gouverneur Pedro Manuel de Arandia (1754-1759) avait entrepris de développer enfin la production de ressources exportables : poivre, cannelle, indigo, tabac et même minerai de fer. Il s’agissait d’autonomiser progressivement l’archipel, jusqu’alors totalement dépendant du galion et du situado, subside annuel fourni par les autorités du Mexique. Il avait réformé l’armée, développant en particulier l’artillerie, mais complètement échoué en tentant de débarrasser de la corruption l’attribution des emplacements sur le galion. De manière plus discutable, il avait aussi entrepris de briser la prééminence chinoise sur le commerce, en expulsant les Chinois non convertis, et en contraignant les autres à cultiver la terre. Comme quelques années plus tôt à Batavia, la catastrophe économique qui s’ensuivit fut telle que cette dernière mesure dut être levée. Mais, désormais, ce fut le groupe des Chinois catholiques, le plus souvent des mestizos aux mères autochtones (alors environ 5 % de la population totale, mais bien davantage à Manille), qui allait tenir le haut du pavé, et fournir — jusqu’à nos jours — une large part des élites autre qu’espagnoles (peninsulares) ou créoles14.

Bien d’autres ressortissants européens, et des Américains en nombre rapidement croissant après l’indépendance des États-Unis, parcouraient la région, mais uniquement pour commercer, en profitant de cette période de vide hégémonique. Celui-ci était particulièrement évident dans l’archipel, mais le continent se trouvait aussi comme en suspens. Comme le montre Victor Lieberman15, les années 1752-1786 virent l’effondrement de ses quatre grands États, peut-être sous l’effet de la pression démographique et commerciale d’une Chine rouverte depuis 1727, et des transformations économiques (agricoles surtout) qui leur étaient propres. La dynastie birmane restaurée de Toungoo, dont la capitale était Ava (au centre du pays), ouvrit la marche en sombrant face à la révolte des populations Môn du Sud. Certes, l’interlude fut de courte durée, puisque dès 1757 la nouvelle (et dernière) dynastie Konbaung reconstituait l’unité du pays, aux dépens des Môn massivement massacrés ou déportés. Mais c’était pour déplacer l’instabilité du côté du Siam : en 1767, sa capitale Ayutthaya tombait aux mains des Birmans. Ni la ville ni sa dynastie ne devaient s’en relever. Le général Taksin, à demi-chinois, entreprit rapidement de chasser les Birmans, et s’établit à Thonburi, à proximité de Bangkok. Il fut renversé et exécuté en 1782 par l’un de ses généraux, fondateur de la dynastie Chakri, toujours au pouvoir aujourd’hui. Au Vietnam, la rébellion rurale antifiscale dirigée depuis 1771 par les trois frères Tay Son parvint non seulement à détruire les seigneuries Nguyen et Trinh (en 1786), qui gouvernaient respectivement la Cochinchine et le Tonkin, à prendre la couronne impériale à l’impuissante dynastie Lê (en 1792), mais aussi à repousser des armées siamoise (en 1785) et chinoise (en 1789). Nguyen Phuc Anh, de l’ancienne famille régnante méridionale, réussit cependant à reconstituer ses forces à partir de 1792, et remplaça en 1802 les Tay Son sur le trône impérial (dynastie Nguyen, qui régna jusqu’en 1955) d’un pays réunifié pour la première fois depuis les années 1530. Rien dans ces bouleversements n’était attribuable aux Européens, en dehors de l’aide française limitée fournie à Nguyen Phuc Anh par l’entregent du missionnaire Pigneau de Béhaine, qui en contrepartie lui fit signer en 1787 un traité procurant de larges concessions à la France, traité cependant demeuré lettre morte.

Cette absence provisoire de tout hégémon, qu’il fut occidental ou asiatique, explique que l’époque ait été aussi par excellence celle des pirates/commerçants/conquérants : Iranun de Sulu, Moros de Mindanao, Achinais, et surtout Bugis de Makassar. Ces prodigieux navigateurs, chassés par les Hollandais, devenus maîtres des lieux après 1669, s’emparèrent des restes de Johor et de la plupart des sultanats sumatranais. Tous ces peuples firent affaire avec les marchands chinois, déjà en position d’intermédiaires universels, et eux-mêmes parfois tentés par la piraterie. Ainsi, ceux installés dans la petite île de Lagondi (détroit de la Sonde) attaquaient navires et villages côtiers en quête de poivre, qu’ils allaient ensuite échanger contre de l’opium dans le comptoir britannique de Bencoolen16. Une des actions pirates les plus spectaculaires fut en 1795 la capture de dix vaisseaux poivriers du sultan de Banten par une flotte de cinquante bateaux pirates. Entre janvier 1791 et septembre 1792, quelque 36 % du poivre de Lampung, alors premier producteur au monde, passèrent entre les mains des flibustiers. En 1793, les Hollandais du poste de Tulang Bawang (Lampung), assaillis par quarante navires pirates, durent abandonner le terrain. Parmi les pirates dominaient les Bugis, installés depuis 1787 dans l’île de Lingga (au sud de Singapour), ainsi qu’à Belitung (ou Billiton, au large du Sud-Est sumatréen) et dans le sultanat de Siak, sur la côte orientale de Sumatra. Mais les Chinois, les Malais, les Mandarais (nord des Célèbes) et les Iranun n’étaient pas rares, et tous se mélangeaient dans l’action et le commerce. Ce ne furent pas les faibles ripostes des Européens, mais la montée en puissance du sultanat d’Aceh, au début du XIXe siècle, qui entraîna le déclin de la piraterie, en captant à son profit le principal marché du poivre17.

Les Européens cherchaient à s’insérer dans ce jeu compliqué, mais ils y trouvèrent souvent plus retors qu’eux : ainsi les Britanniques misèrent-ils beaucoup, en 1759, sur une alliance antiespagnole avec le sultan de Sulu (patron des Iranun) ; ils montrèrent leur sérieux en prenant Manille, on l’a vu, mais ils ne parvinrent à aucun avantage durable, et durent abandonner Sulu en 1776, après avoir renoncé en 1773 à leur tentative d’implantation dans l’île stratégiquement placée de Balambangan. Un peu partout, ils traitaient avec les pirates locaux, dont ils rachetaient le butin (produits primaires ou esclaves), quand ils n’encourageaient pas leurs rapines. Au siècle suivant, une fois solidement installés, ils prendraient la tête des opérations destinées à les réduire…

AU TOURNANT DU XVIIIe SIÈCLE :
ESCLAVES ET CONVICTS

L’époque fut donc marquée par une foule de trafics, légaux ou illégaux, où la place des Asiatiques restait déterminante, même si de plus en plus ils faisaient affaire avec des Occidentaux. Ces derniers tenaient une place éminente dans le commerce des esclaves — même s’il convient de se garder des illusions d’optique : on dispose pour les Européens de chiffres assez précis, pas pour leurs concurrents asiatiques. On estime ainsi que, jusqu’en 1850, les vaisseaux négriers occidentaux transportèrent entre 431 000 et 547 000 esclaves sur l’océan Indien, la première place revenant aux Français, qui auraient assuré les trois quarts du total, presque exclusivement d’Afrique orientale ou de Madagascar vers les Mascareignes (île Maurice, Réunion)18. Batavia au XVIIIe siècle vit passer quelque 300 000 esclaves, trois fois plus qu’au siècle précédent19. Une différence avec la traite atlantique résidait dans le caractère de « cargo mixte » des transporteurs d’esclaves (souvent des country traders), qui convoyaient simultanément d’autres marchandises ; cela confirme la plus grande diversification des économies de la région. Les esclaves venaient de l’ensemble du bassin indo-pacifique, Asie du Nord-Est exclue : l’Inde et l’Asie du Sud-Est y étaient bien représentées, même si les Malais, par exemple, coûtaient plus cher que les Malgaches, tout en ayant une espérance de vie moindre. À Bencoolen, vers 1760, la demande était donc très forte pour des esclaves malgaches ou « cafres » (africains)20.

Les Britanniques, on le sait, furent cependant les premiers à interdire la traite (en 1807 dans leurs colonies) puis l’esclavage (en 1833, mais en 1843 seulement dans les domaines de l’EIC). La traite fut donc abolie à Java en 1813, lors de l’occupation britannique, et le retour des Néerlandais, en 1816, n’y changea rien. À Batavia et dans les environs, le nombre des esclaves passa de 37 000 en 1789 à 6 000 en 1828, et à 1 300 en 184421. Les affranchis étaient suffisamment nombreux pour constituer un groupe particulier, les Betawi, de religion musulmane, disposant de leur propre dialecte malais et de traditions particulières. Leurs descendants n’étaient pas moins de 915 000 en 1930, et formaient le tiers de la population de Batavia22. Cela ne signifie pas que, dans des zones plus reculées de l’archipel, l’esclavage n’ait pas été florissant encore plusieurs décennies, comme à Makassar, marché d’hommes de première importance jusqu’à l’interdiction générale de la traite dans les domaines néerlandais, en 1854. Quant à l’esclavage, il ne fut aboli qu’en 1860 ; pourtant, c’est en 1874 seulement que Batavia contraignit les chefs autochtones à libérer leurs esclaves, moyennant indemnisation23. Cela fut plus tardif encore dans les territoires nouvellement englobés dans les empires coloniaux : ainsi de l’État malais de Perak (1875), où le résident James Birch fut assassiné par l’entourage du sultan, notamment pour avoir offert sa protection à des esclaves fugitifs ; ou du Cambodge, où le roi, sous la pression des Français, consentit une première fois en 1877 à l’abolition de l’esclavage ; il fallut un nouveau traité de protectorat, en 1884, pour que la mesure reçoive un début d’effectivité. Son rejet constitua la cause principale d’une immense rébellion traditionaliste, réduite en 1886 seulement24.

On ne négligera pas un autre phénomène, moins massif mais guère moins odieux : les déportations pénitentiaires d’un pays à l’autre, dominées dans cette partie du monde par les Britanniques. On sait que les condamnés, les convicts, de Grande-Bretagne assurèrent une large part du premier peuplement blanc de l’Australie, où 160 000 d’entre eux furent relégués. Il n’était pas question de les mélanger avec des condamnés indiens : quelque 25 000 de ces derniers furent expédiés, en principe à vie, dans les possessions britanniques d’Asie du Sud-Est. Au départ tout au moins, le châtiment était considéré par eux comme pire que la mort, que certains condamnés suppliaient de se voir accorder. En sus, des Hongkongais furent expédiés à Singapour, des habitants de Malaisie en Inde… Le premier convoi quitta en 1787 Calcutta pour Bencoolen. Un autre gagna Penang en 1790, quatre ans seulement après son acquisition par l’East India Company ; les convicts y étaient 1 500 en 1824. En 1855, on en comptait 3 800 dans les territoires britanniques des Détroits (Straits Settlements), en premier lieu à Singapour, où nombre d’édifices publics furent construits par eux ; dans les zones rurales, ils étaient surtout affectés à la construction de routes. À Bencoolen, ils travaillaient souvent en compagnie d’esclaves noirs, et parfois de Chinois ou de Malais. Pas vraiment coupés de la population environnante, bon nombre firent souche en y trouvant femme. Certains, à Singapour, furent également accusés de « stimuler le penchant turbulent de notre population chinoise25 », voire, quand il s’agissait d’anciens cipayes révoltés, de chercher à se venger. En 1858, on rouvrit donc à leur intention le bagne (déjà fonctionnel de 1789 à 1796) des îles Andaman (à Port Blair, la capitale), dépendance de l’Inde située au large de la Birmanie méridionale. De régime très dur, la peine de mort y fut souvent infligée aux évadés repris. Au XXe siècle, bon nombre des nationalistes indiens y furent enfermés, et il ne ferma ses portes qu’en 1938. Quant aux déportations de convicts, elles s’éteignirent à la fin du XIXe siècle, dans la mesure où plus aucun territoire n’acceptait d’en accueillir. Les déportés pénitentiaires représentèrent une exploitation du travail intermédiaire entre l’esclavage (car bon nombre purent recouvrer la liberté) et le travail sous contrainte ; chronologiquement, ils constituèrent d’ailleurs une manière de maillon entre l’un et l’autre26.

 

Au total, cette période charnière (comme elle le fut également pour l’Europe et l’Amérique) ne doit pas être mésestimée. Tant l’implicite pro-étatiste de l’immense majorité des historiens que la relative absence d’archives quand l’État fonctionne mal font a priori considérer ces moments comme difficiles et plutôt négatifs — sans prendre garde à ce que les cités grecques désunies, les royaumes combattants chinois, leurs contemporains, ou les agressives principautés italiennes de la Renaissance donnèrent lieu à bon nombre des plus grands triomphes humains. En réalité, au cours des années 1780-1830, les échanges et la navigation crurent encore plus rapidement qu’au cours des fastueuses décennies qui suivirent l’ouverture du canal de Suez, en 186927. Cela devrait incidemment amener à relativiser le poids des Européens dans l’essor de la région. On passe d’une croissance moyenne de 4,66 % l’an pour les trois principaux produits alors exportés (le sucre, le café et le poivre), avec, il est vrai, de très fortes disparités entre décennies, à une croissance (plus régulière) de 2,4 % entre 1870 et 193028. La poussée démographique alors rapide d’une Chine de plus en plus ouverte au commerce international fut la première responsable de cet essor d’une ampleur jusque-là inconnue. Ainsi le port de Saigon, sans doute second d’Asie du Sud-Est dans les années 1820 (il bénéficiait aussi de l’effondrement de la principauté chinoise côtière de Ha Tien, aux confins khméro-vietnamiens, active jusqu’aux alentours de 1780), voyait quelque trois cents jonques chinoises y relâcher annuellement. Cela représentait quatre fois les entrées de navires à Hoi An, alors premier port vietnamien, à son apogée en 175029. Le sultanat d’Aceh parvenait à décupler sa production de poivre entre 1795 et 1824, date à laquelle il fournissait la moitié environ du marché mondial. Les principaux clients étaient américains : pas moins de 35 navires en 1818, principalement originaires de Salem ou de Boston30. Aceh succédait dans une certaine mesure au sultanat de Riau-Johor qui, jusqu’à sa destruction par les Hollandais en 1784, drainait bien des flux commerciaux, grâce à son absence de taxation et à ses constructions/réparations navales bon marché, bien plus qu’en Chine31. En 1828, cependant, selon Crawfurd (Résident britannique à Singapour en 1823 et auteur d’une célèbre History of the Indian Archipelago), Bangkok constituait le port le plus actif d’Extrême-Orient après Canton, notamment grâce à la massive présence chinoise et au riche et vaste hinterland siamois. Deux cents jonques de haute mer, totalisant 28 000 tonnes, y étaient basées ; leur coût de construction n’était que la moitié de celui du Fujian chinois (en face de Taïwan)32. Nous savons aujourd’hui que c’était un interrègne, entre les années 1780 (crise de la VOC, et de Batavia) et 1840 (accession à la primauté régionale de Singapour). Mais rien n’annonçait alors le triomphe pourtant proche de l’Europe.

XIXe SIÈCLE : LES NOUVEAUX MOYENS
DES EUROPÉENS

Cependant, à ce « siècle chinois », que de plus en plus d’auteurs repèrent entre les années 1730 et la décennie 183033, et qui aurait pu aboutir à une marginalisation de la présence européenne en Asie orientale, allait rapidement succéder l’ère de la poussée irrésistible des Occidentaux. Ce retournement garde quelque chose de mystérieux, car il est difficile d’y repérer un primum movens véritablement décisif. Et où situer ce dernier : Asie ou Europe ? Le précédent indien joua incontestablement un grand rôle. Il fournissait de nouvelles armes aux Européens, et d’abord aux Britanniques, principaux agents du changement au XIXe siècle dans cette partie du monde : la maîtrise de deux produits essentiels sur les marchés extrême-orientaux, les textiles indiens34 et l’opium ; la possession d’une puissante armée de terre, qui allait pour la première fois terrasser militairement en 1826 l’un des grands États d’Asie du Sud-Est, la Birmanie. La défaite encore plus spectaculaire de la Chine en 1842, à l’issue de la Première Guerre de l’Opium, rendait éclatant ce changement fondamental du rapport de force, dont le Royaume-Uni appuyé sur l’Inde était l’acteur autant que le bénéficiaire. Mais l’exemple indien prouva aussi qu’il était possible d’administrer, et avec profit, une population asiatique très nombreuse, alors même que, tous réunis, les territoires européens d’Asie orientale n’atteignaient pas à la fin du XVIIIe siècle les cinq millions d’âmes. Concrètement, un certain nombre de méthodes déjà éprouvées en Inde furent transplantées en Asie du Sud-Est, dans les territoires britanniques (qui en dépendaient tous administrativement tant que l’EIC exista, et jusque dans les années 1930 pour la Birmanie), mais aussi en territoire néerlandais occupé : certains ont dit que la taxe foncière instituée à Java par le lieutenant-gouverneur Thomas Stamford Raffles, entre 1811 et 1816, s’inspirait du système ryotwari (prélèvement direct de l’impôt foncier par l’État auprès des paysans, cf. supra, chapitre IV).

On rejettera par contre l’idée longtemps émise d’un affaiblissement général des monarchies asiatiques, qui en aurait fait des proies faciles. Ce fut en partie vrai au XVIe siècle, ce qui avait facilité les premières implantations européennes. Mais, vers 1800-1810, les difficultés de la seconde moitié du XVIIIe siècle — dont les Occidentaux n’avaient absolument pas tiré parti — étaient partout surmontées, même du côté de Mataram. Un premier coup de semonce fut cependant représenté par la prise d’assaut de la Cour de Yogyakarta par les Britanniques en 1812, acte que les Hollandais n’avaient jamais seulement envisagé, et qui fit dire à Raffles : « La puissance européenne est pour la première fois suprême à Java35. » Du côté javanais, un poème épique contemporain parvint au même constat : Les Anglais « inspirant la peur au seul regard, ils étaient comme placés sous la protection des anges, et ils plantaient la terreur dans le cœur des hommes. (…) En vérité, à ce moment précis, la radiance (cahya) des étrangers était terrifiante36 ». Cette puissance se fit beaucoup moins sentir sur le continent. Le Siam comme le Vietnam renforçaient leur centralisation et allaient à partir des années 1800 infliger une double vassalisation au Cambodge, qui atteignit son point culminant avec la tentative d’annexion au Vietnam de 1835-1847. La Birmanie, frustrée par son échec à conquérir le Siam, s’emparait de l’Arakan en 1784, du Manipur et de l’Assam à partir de 1814. Dans l’archipel, Aceh redevenait une puissance. Tous se lançaient au milieu du XIXe siècle dans des politiques de modernisation, guère éloignées dans le principe des premiers temps du Meiji japonais. Si elles n’aboutirent qu’au seul Siam, c’est qu’ailleurs elles se heurtèrent à plus puissant : l’impérialisme européen. Il ne convient certes pas d’idéaliser ces États (par exemple en les travestissant en autant de Japons assassinés, ou même en despotismes éclairés), mais leur fréquente présentation comme autant d’autocraties affaissées dans l’incompétence, la corruption et la cruauté constitua surtout une justification à leur destruction, puis pour les nationalistes locaux du XXe siècle, généralement républicains, à leur autopromotion comme de meilleurs défenseurs de la patrie.

Il reste que si la proximité de l’Inde (proximité pas seulement spatiale : on a amplement vu les mille liens unissant les deux régions de l’Asie méridionale) peut dans une certaine mesure rendre compte de la (très relative) précocité de la conquête à grande échelle de l’Asie du Sud-Est par rapport à celle de l’Afrique, elle a en commun avec cette dernière de trouver sa source dans les profondes mutations matérielles et intellectuelles de l’Europe du temps. La « grande divergence37 » du second tiers du XIXe siècle en Extrême-Orient doit surtout être analysée comme résultant de la combinaison de nouveaux moyens d’action — y compris militaires — et d’une nouvelle vision du monde : dans la lignée des Lumières et de la Révolution française, il ne s’agit plus seulement de s’y insérer au mieux, en particulier pour en tirer profit, mais surtout de le transformer. La « mission civilisatrice » chère à Jules Ferry n’est pas loin. Les missionnaires des diverses obédiences chrétiennes l’avaient précédée, les militants inspirés par l’eschatologie progressiste et révolutionnaire européenne allaient la suivre.

Il va sans dire que, dans la mesure où ces phénomènes concernent l’histoire générale de l’expansion européenne, ils n’ont pas ici leur place en tant que tels. Par ailleurs, on peut les supposer relativement bien connus du lecteur. Mais on les retrouvera à de multiples reprises en toile de fond des phénomènes étudiés. Pour une grosse centaine d’années, le temps du monde, le temps de l’Asie allaient être scandés par l’Occident.

 

Compte tenu de la distance séparant l’Asie du Sud-Est de l’Europe, et des contraintes que cela entraînait en matière de prix aussi bien que du mouvement des hommes, la question du transport maritime était cruciale. Un premier progrès avait été représenté autour de 1800 par le tea clipper, essentiellement consacré au trajet Canton-Londres. Ses performances s’approchaient de celles des voiliers de course actuels, mais ses capacités de transport étaient réduites, ce qui n’était au demeurant pas trop gênant pour le précieux thé nouveau. Ce fut donc le steamer, délivré de la contrainte de vents favorables toujours aléatoires, qui permit la mise en place des premières lignes maritimes vraiment régulières, et plus rapides que ce qu’offrait la navigation à voile. Bientôt dotés de coques d’acier, les steamers purent aussi atteindre des tailles insoupçonnées jusque-là. Enfin, la route vers l’Asie fut drastiquement raccourcie, d’abord (pour les passagers et les marchandises les plus précieuses) par la mise en place dès les années 1830 d’un « pont terrestre » Méditerranée-mer Rouge à travers l’Égypte, puis par l’ouverture, en 1869, d’un canal de Suez qui étendait le raccourci aux produits pondéreux. Il s’en faut cependant de beaucoup que le voilier ait été détrôné d’un coup. La vapeur ne fut introduite dans ces eaux lointaines que dans les années 1840, et encore sous la forme de canonnières. Il fallut encore une cinquantaine d’années pour qu’elle triomphe, du moins pour les lignes à longue distance — les voiliers de transport (pinisi) et leurs équipages généralement Bugis sont encore aujourd’hui nombreux à caboter dans l’archipel indonésien, ce qui constitue un phénomène unique au monde. Quant au télégraphe, dont le développement fut à peu près simultané (1859 vit à Singapour tant l’installation d’une station charbonnière que celle de la première ligne télégraphique entre l’Europe et l’Asie orientale), il modifia complètement les conditions de l’administration des colonies et des opérations militaires lointaines, et rendit possible la constitution d’un véritable marché mondial instantané, accélérant le mouvement de convergence des prix que nous avions noté à propos des métaux précieux.

Il ne suffisait cependant pas de gagner l’Extrême-Orient ; encore fallait-il y survivre, ce qui, on l’a constaté, ne fut pas toujours une mince affaire. De ce point de vue, la diffusion de la quinine38, surtout après le milieu du XIXe siècle, permit la diminution drastique des crises mortelles de paludisme, principale cause de décès jusqu’alors. Désormais, l’espérance de vie s’accrut très fortement (ce que suffit à démontrer la visite de n’importe quel cimetière occidental d’Asie), avec pour conséquence une augmentation quasi mécanique de la population d’origine européenne. Cela permit aussi de faire venir les épouses en bien plus grand nombre, d’élever des enfants, de prendre (occasionnellement) sa retraite aux colonies… et d’organiser des expéditions militaires plus massives et de plus longue durée, qui ne se retrouveraient pas décimées avant d’avoir pu tirer un coup de feu39. Ceci, davantage même que les progrès de l’armement (canons de marine plus lourds, fusils à rechargement plus rapide, et plus précis), fut à l’origine d’une capacité inédite des armées occidentales à défaire celles des plus puissants États autochtones, et à pouvoir ensuite occuper le terrain, permettant une conquête durable.

UNE RÉVOLUTION CULTURELLE ?

Raffles, qui avait su entre 1811 et 1816 révolutionner l’administration de Java, lors de l’intermède britannique, représente assez bien le réformisme du début du siècle, fortement inspiré par l’universalisme des Lumières, pour le meilleur (la compassion pour l’autre, quels que soient sa religion, son genre ou sa couleur de peau) et pour le pire (le mépris pour les peuples « non éclairés » et leurs traditions, la certitude d’être dans le Bien en les contraignant à la « civilisation »). Il avait succédé à Herman Willem Daendels (1808-1811), ancien patriote (révolutionnaire) batave puis maréchal de Louis Bonaparte, roi de Hollande. Il avait entamé une politique de centralisation aux dépens des régents (la noblesse de fonction javanaise)40 et la construction d’une grande route est-ouest, grâce à l’intense mobilisation du travail forcé. Raffles poursuivit cette politique en y adjoignant de nouveaux instruments de pouvoir, plus cognitifs, tels que le recensement de la population et l’investigation historique, naturaliste et linguistique. Il introduisit aussi à Batavia les premiers éléments d’une société des loisirs, avec les courses de chevaux, le théâtre et le premier concert suivi d’un bal, dans une demeure privée il est vrai : on pouvait désormais se rassembler pour autre chose que les affaires, la guerre, la prière ou le jeu de société41. Ayant acheté en 1819 au Temenggong (prince) de Johor pour le compte de l’East India Company l’île alors presque déserte de Singapour, il fut en mesure d’y déployer une forme d’utopie, comparable en certains points à ces cités nouvelles que des progressistes européens allaient bientôt tenter d’établir aux États-Unis ou au Brésil. Utopie qui, certes, sous ses dehors universalistes, est fondée sur la conviction d’une supériorité des normes européennes, conçues comme les plus rationnelles et les plus humaines. Ainsi, par souci d’hygiène, Lady Olivia Raffles supprima à Java les crachoirs du palais du gouverneur et cessa d’offrir du sirih (ou sireh, chique de bétel) à ses invitées, rompant avec une étiquette séculaire42.

Raffles peut être considéré comme responsable d’une partie du « patrimoine génétique » de Singapour. Le port franc devra être le moteur de l’économie, alors que jusque-là triomphaient dans le monde colonial l’exclusif (monopole du commerce aux ressortissants de la métropole) ou, à tout le moins, une forte discrimination à base ethno-nationale, et des droits de douane élevés ; en Europe même, le libre-échange cher à David Ricardo était loin d’avoir triomphé, y compris au Royaume-Uni. Une première tentative, moins radicale, avait cependant eu lieu à Penang entre 1786 et 1801 ; et la tradition des cités-ports du monde malais était plutôt libre-échangiste, ce qui avait depuis longtemps marginalisé le Malacca des Européens face à la prospérité de Johor, jusqu’à son démantèlement par la VOC en 1784.

À Singapour, non seulement les droits de douane, dès 1819, mais même les droits de port (ancrage, etc.) sont abolis en 1823, par le Résident Crawfurd, adjoint de Raffles. Selon ce dernier, « les privilèges de l’exclusif et du monopole, contre lesquels l’opinion publique a élevé sa voix depuis longtemps, sont ici inconnus, de sorte que Singapour restera toujours un port franc, et qu’aucune taxe sur le commerce ou l’industrie susceptible d’entraver son essor et sa prospérité futurs ne sera établie43 ». Il est frappant de constater que personne, même la puissante gauche communisante des années 1930-1960, ne remettra en cause ce choix fondamental, à laquelle la prospérité de l’île apparaît vite liée consubstantiellement : ne produisant rien ou presque, et largement étrangère au monde malais qui l’entoure du fait de sa population, elle ne peut vivre que par sa fonction d’intermédiation, elle-même en mesure de s’imposer à la seule condition de présenter une offre toujours supérieure en matière de coûts, de qualité et de diversité des services. L’autorité publique y agit prudemment, et autolimite son champ d’intervention : selon Raffles, l’État doit seulement faire triompher « la liberté de commerce la plus grande possible, des droits égaux pour tous, accompagnés de la protection des propriétés et des personnes44 ».

Cela n’empêche pas Raffles de s’essayer à une ingénierie sociale, qui vise à permettre la coexistence en douceur et l’association des différentes « races », ainsi qu’à récompenser les plus méritants, le tout sous le signe de l’intérêt commun et de la rationalité maximale. On reconnaît là l’influence de la philosophie utilitariste, telle que proposée par Jeremy Bentham (1748-1832) ; elle se trouvera au XIXe siècle un vaste champ d’action dans l’empire britannique, prônant à la fois le libéralisme économique et des réformes sociales hardies, allant dans le sens de la modernité et de l’équité ; son plus grand représentant est le philosophe John Stuart Mill (1806-1873), chief-controller de l’EIC entre 1856 et 1858. Pour Raffles, il conviendrait en particulier d’attirer au maximum les Chinois, « race entreprenante » dont le succès de la colonie dépend, en leur assurant une égalité juridique (certes non politique) inusitée, jusqu’au XXe siècle parfois, dans les autres territoires sous contrôle européen. La tolérance religieuse règne (ce qui n’était alors le cas ni à Manille, ni à Batavia ou Malacca), et à côté des premières églises chrétiennes (protestantes, catholiques, arménienne) s’élèvent bientôt des mosquées, des temples hindous et chinois, et dès 1845 une synagogue. En matière d’organisation du territoire, la partie méridionale de l’île est précisément planifiée, subdivisée entre ethnies principales (Chinois, Européens…) et secondaires (Bugis, Arabes, etc.), plus ou moins proches du centre (Commercial square) en fonction de leur utilité économique. Les rues sont tracées au cordeau, et le remodelage de la nature, désormais grande tradition singapourienne, est inauguré par le démantèlement d’une colline afin de remblayer une portion du rivage. La justice (dont Bentham fait le levier principal de la transformation sociale) n’est pas en reste : si Raffles participe au moralisme de son temps (il entend lutter vigoureusement contre les « vices » divers), ses propositions sont d’une grande hardiesse : association de civils européens au tribunal du gouverneur ; égalité de toutes les ethnies devant la loi ; politique de réhabilitation des criminels ; abolition de l’esclavage. Enfin, concernant l’éducation, il préconise pour l’élite de toutes les « races » une formation supérieure dans une Singapore Institution, alors que jamais les Hollandais ne s’étaient préoccupés d’éduquer d’autres que leurs propres enfants, ou les Espagnols et Portugais ceux qui n’étaient pas chrétiens. La Singapore Institution (renommée Raffles Institution en 1868, et toujours établissement recherché aujourd’hui) vivota certes des décennies durant, et le généreux projet d’y enseigner tant en malais, hokkien (principal dialecte des Chinois de Singapour), tamoul, bugis et siamois qu’en anglais sombra peu à peu au profit de cette dernière langue ; mais, rapidement, les missions (tant catholiques que protestantes), alors en pleine renaissance partout en Europe, saisirent le flambeau. Dès 1822, la London Missionary Society ouvrait sa première école (en malais et anglais). En 1837, l’American Board of Commissioners of Foreign Missions avait dix-neuf missionnaires à Singapour (c’était leur base pour la Chine), et trois cents élèves chinois45.

Il y a évidemment une contradiction latente entre réformisme social et volonté de maintenir un État minimal, bon marché, ainsi qu’entre humanitarisme et libéralisme. Les successeurs de Raffles la résoudront au plus facile, en rejetant l’utopie généreuse, en conservant le dieu Commerce. Mais, outre qu’on peut voir jusque dans l’actuel régime singapourien une forme de continuité avec les problématiques rafflésiennes (y compris dans la manière de despotisme éclairé qu’elles impliquent), et que le fondateur de la colonie est toujours considéré comme le principal héros de l’histoire nationale, la politique coloniale britannique y a été presque constamment plus « jacobine », moins communautariste, sociétalement plus interventionniste que, par exemple, à Hong Kong.

L’action de Raffles, à Java comme à Singapour, s’appuyait sur des manières de voir assez répandues dans toute l’Europe (et en Amérique du Nord) depuis la fin du XVIIIe siècle. Elle avait déjà gagné certains des Occidentaux parcourant l’Asie. Ainsi de Johann Stavorinus, Néerlandais ayant voyagé entre 1768 et 1771, puis de 1774 à 1778, et dont les récits furent publiés en 1793 et 1797 : « Les habitants de Java, comme le reste de l’humanité, possèdent le désir naturel et inné d’avoir la maîtrise et la libre disposition de leurs biens ; et, comme les autres, pour l’obtenir, ils seraient prêts à se soumettre à un dur labeur, à être plus industrieux, en proportion d’une perspective plus assurée de gagner ces biens, et de l’assurance de les posséder et d’en profiter. Mais, à présent, privés de toute perspective même lointaine, et découragés de toute espérance d’amélioration de leur situation, ils se contentent de rester assis, maussades, avec le peu qui leur est laissé par leurs maîtres despotiques et avaricieux ; qui, du fait de cette conduite aussi peu avisée qu’insensible, éteignent toute étincelle d’esprit industrieux, et plongent leurs sujets dans la mélancolie d’une inactivité sans espoir46. » Stavorinus est particulièrement critique envers « l’État d’esclavage absolu » dans lequel les régents javanais et la Compagnie hollandaise associés plongeraient les malheureux habitants47. Multatuli, soixante ans plus tard, n’en a pas dit plus dans son fameux Max Havelaar (cf. infra, chapitre VII) ! À vrai dire, c’est un lieu commun dans la littérature européenne du temps de dénoncer le caractère hautement fautif de l’ordre social maintenu en place par la VOC, et de considérer la sécurité de la propriété comme la principale clé du problème. On retrouve l’écho de cette perception tant chez Raffles (très sévère pour les Hollandais) que chez Adam Smith lui-même, dont on rappellera qu’il fut hostile à la colonisation. On aura aussi remarqué la profonde évolution depuis les appréciations européennes sur l’Autre asiatique que nous avons relevées au chapitre III. On ne se situe plus (du moins, plus principalement) dans une caractérologie essentialiste des divers peuples, mais dans un évolutionnisme présupposant l’unité du genre humain, ainsi que l’aptitude des hommes à se transformer eux-mêmes, à condition de bénéficier d’un environnement sociétal favorable.

Paradoxalement, ce faisant, les Européens s’éloignent des Asiatiques, qui conserveront longtemps encore une manière de voir qui fut sans doute partagée peu ou prou par toutes les sociétés traditionnelles. On en verra un témoignage dans le récit (mal daté, mais vraisemblablement contemporain de l’occupation britannique de Java) d’un voyageur chinois, Ong Tae-hae. Il évoque ainsi un sujet particulièrement sensible pour la Chine de l’époque, le développement de la consommation d’opium : « Les Javanais, étant d’origine une race stupide et ignorante, furent aisément submergés par ce poison, et perdirent tout souci pour eux-mêmes ; mais nous, Chinois, de la terre fleurie du milieu, nous avons aussi été trompés par eux. (…) Simultanément, les Européens interdisent à leurs peuples l’usage de cette drogue, punissant sévèrement les contrevenants. Comment se peut-il que nous Chinois, tout comme les Javanais, soyons inconscients au point de tomber dans ce piège48 ! » Si les Anglais sont un peu mieux considérés que les Hollandais, en particulier du fait de leur gouvernance plus libérale de Java, Ong n’a pas de mots assez sévères pour qualifier les seconds. Ils seraient de cyniques manipulateurs de la naïveté javanaise, et manqueraient totalement de quatre des cinq vertus cardinales confucéennes : la bienveillance, la droiture, la bienséance, la sagesse. « De la seule qualité de loyauté, cependant, ils possèdent un peu49. » Pour Ong, comme pour les Européens des siècles précédents, les groupes humains sont régis par des caractéristiques que tout indique être aussi originelles que définitives, sans possibilité d’évolution. Il n’est plus nuancé que pour sa propre nation, puisqu’elle se transforme — mais en mal. Enfin, il jauge naïvement les autres à l’aune de sa seule échelle de valeurs. Il est vrai que, sur ce plan, les Européens ne se montrent pas très différents, à l’exception du courant « orientaliste », dont on a vu à propos de l’Inde qu’il resta très minoritaire.

DES MATIÈRES PREMIÈRES ET RIEN D’AUTRE ?

Comme Jules Ferry dans son fameux discours à la Chambre des députés, le 28 juillet 1885, on a coutume de considérer que la justification économique de la colonisation moderne repose sur la nécessité de débouchés pour les marchandises industrielles et pour les capitaux. On y ajoute la quête de matières premières impossibles à obtenir en Europe, soit pour des raisons climatiques (les plantes tropicales), soit du fait de leur rareté relative (l’étain, les phosphates, l’or, le pétrole…). Ferry ne les évoquait pas, sans doute parce que cette quête, entamée dès le XVe siècle, n’était que trop évidente pour ses auditeurs. L’économie coloniale de l’Asie du Sud-Est, que « Ferry-Tonkin » pouvait moins que tout autre oublier, correspond-elle à ces trois critères ? Il est permis d’en douter.

Certes pas pour la fourniture de produits primaires. La région en procure constamment, en quantité, en diversité, et à prix dans l’ensemble très compétitifs. La révolution industrielle, quels que soient les débats sur la pertinence de ce terme, et plus encore peut-être l’énorme poussée démographique de l’Europe du XIXe siècle, démultiplièrent les besoins, tant en produits de consommation de masse qu’en matières premières industrielles. En Asie du Sud-Est, cela se traduisit en particulier par une considérable augmentation des plantations de canne à sucre, de café et de tabac, dans une moindre mesure de poivre, ainsi que des mines d’étain (dont on eut besoin pour la soudure industrielle et surtout la conserverie, à partir des années 1840) et de charbon. À côté de ces denrées déjà traditionnelles, des produits nouveaux firent une entrée fracassante : hévéa, palmier à huile, cacao, pétrole… L’initiative de ces productions pour l’exportation, à une échelle jusqu’alors inconnue, est généralement celle des Européens, mais vient parfois des autochtones : le sultanat d’Aceh parvient en 1824 au rang de premier producteur mondial de poivre, que viennent acheter les Britanniques ou les Américains, à la grande fureur des Hollandais dont les accords de monopole avec les princes des zones plus méridionales de Sumatra ou avec ceux de Kalimantan se révèlent donc bien peu efficaces. La grande majorité des firmes européennes installées dans la région dépendaient de l’exploitation des produits primaires, que ce soit directement ou indirectement (banques, sociétés d’import-export, compagnies de transport…). Certaines y accumulèrent des fortunes — beaucoup d’autres firent faillite, les aléas des cycles de prix se montrant redoutables. Cette spécialisation fut si prégnante que, du coup, l’industrie se développa très peu, à la différence de l’Inde.

Par contre, l’Asie du Sud-Est absorba relativement peu de marchandises européennes. D’abord pour des raisons démographiques : avec quelque 145 millions d’habitants en 1940 (Thaïlande comprise), elle ne pouvait représenter un marché comparable à ceux de l’Inde ou de la Chine, nettement plus peuplées. Plusieurs autres facteurs étaient défavorables : l’éloignement de l’Europe, ce qui renchérissait les prix ; la proximité de l’Inde et de la Chine, avec lesquelles les liens étaient aussi traditionnels qu’intenses ; et, à partir des années 1920, l’offensive commerciale du Japon. Aucune colonie sud-est asiatique ne fit jamais durablement la majeure partie de ses échanges commerciaux avec sa métropole (sauf les Philippines avec les États-Unis). Bien plus, la métropole ne constitua que rarement leur premier partenaire : ce fut soit la Chine, soit une autre colonie (Singapour pour la Malaisie, et souvent pour les Indes néerlandaises) qui joua ce rôle. Enfin, la région n’absorba pas beaucoup de capitaux européens. Elle en fut même exportatrice nette, dès les premiers stades de son développement moderne50 — ce qui n’est guère conforme aux théories économiques dominantes, qu’elles soient néoclassiques, dépendantistes ou marxistes. L’explication en est pourtant simple. La production et même l’extraction des produits primaires, utilisant des procédés sommaires, une main-d’œuvre et des terres bon marché, ne requéraient qu’assez peu de capital. Du fait de la configuration spatiale, les réseaux ferroviaires, grands absorbeurs de capitaux, se développèrent moins et plus tardivement qu’en Inde : la voie maritime restait primordiale à l’intérieur de la région. De plus, les entreprises étaient assez morcelées, et pour une large part de petite taille. Enfin la puissante finance informelle asiatique (Chinois, Chettiars indiens, Eurasiens, etc.) fut largement mise à contribution, en particulier en faveur des entreprises du même groupe ethnique, mais parfois aussi de firmes occidentales. Les investissements, généralement de taille modeste, ne passèrent généralement pas par les banques, et encore moins par les Bourses. En outre, la précocité et la durabilité de l’installation de groupes marchands en Asie du Sud-Est y assura le réinvestissement presque systématique des profits réalisés, à la différence d’autre parties du monde colonial : Pierre van der Eng a calculé que les flux de capitaux privés vers les Indes néerlandaises, entre 1820 et 1938, ne représentaient que le tiers de la valeur de remplacement du capital investi à cette dernière date — ce qui témoigne au fond de la persistance, en pleine ère impérialiste, de la grande tradition du commerce « d’Inde en Inde », qui évitait de mobiliser de trop grandes quantités de capitaux métropolitains51. Du coup, le système bancaire formel mit longtemps à monter en puissance, car les particuliers et sociétés n’avaient guère besoin de lui. Les États coloniaux non plus : leurs monnaies étaient gérées, non par des banques centrales, mais par des currency boards, chargés de gérer les réserves monétaires dans l’esprit de la plus grande orthodoxie libérale : pas de création monétaire au-delà de son équivalent en devises étrangères, pas de rôle de prêteur en dernier ressort. Quant aux budgets des colonies, appuyés sur une rente foncière importante et sur un commerce extérieur florissant, ils étaient presque toujours à l’équilibre ; la dette publique était donc le plus souvent minime ou inexistante52.

C. 1815-C. 1850 :
LA NOUVELLE PUISSANCE DES BRITANNIQUES

L’élimination conjointe, à la suite des guerres napoléoniennes, des concurrents français et hollandais (même si l’essentiel de l’empire néerlandais d’Asie fut rendu au nouveau royaume des Pays-Bas lors du Congrès de Vienne de 1814-1815) laisse un demi-siècle durant le champ libre au Royaume-Uni, alors qu’il n’avait connu que des échecs dans la région au cours des deux siècles précédents. Mais, si les moyens ont tardé à être maîtrisés, le grand dessein est clairement formé. La logique spatiale des conquêtes britanniques est frappante ; elle avait sans doute été formée lors des dures campagnes navales contre les Français au XVIIIe siècle, alors favorisés par la faiblesse britannique au flanc oriental de l’océan Indien. Il s’agit désormais à la fois de camper solidement au point de jonction des deux océans, de parachever le quadrillage des mers entourant l’Inde (l’East India Company s’installe également aux Mascareignes, à Ceylan et à Aden), de semer des points d’appui sur les deux grandes routes maritimes (vers l’Australie, vers la Chine et le Japon), enfin d’établir des emporiums à vocation régionale — la prospérité précoce de Singapour vient sans doute de ce qu’elle figurait dans chacune de ces quatre ambitions53.

Les Britanniques ont cependant mis du temps à s’intéresser à la Malaisie, longtemps simple voie de passage entre Inde et Chine. Penang est trop éloigné du cœur des Indes néerlandaises, autant que des circuits des jonques chinoises (elles ne franchissent guère le détroit de Malacca), et par ailleurs peu propice à la réparation navale (manque de bois convenables) : ce premier noyau des Straits Settlements aura de l’importance surtout par ses plantations et par sa maîtrise du commerce local (sultanats tout proches de Kedah et d’Aceh). La prise de Malacca aux Hollandais en 1795 (il leur sera brièvement rendu entre 1815 et 1824) n’est pas d’un grand bénéfice : le vieux port, ensablé, et dont l’élite marchande hollandaise a fui vers Batavia, n’est plus que l’ombre de lui-même. Les premiers actes décisifs sont, en 1819, l’installation à Singapour et, en 1824, l’accord entre Londres et La Haye, qui concéde au Royaume-Uni la liberté d’action en péninsule malaise et dans les îles adjacentes, la liberté de commercer dans l’archipel indonésien, cependant que les Néerlandais se voient confirmer leurs possessions54. Le sort de Singapour, considéré par Batavia comme de son domaine, puisque c’était le sultanat de Riau, son vassal, qui l’avait concédé à l’EIC, a retardé la signature. Et la contradiction manifeste entre le principe de la liberté de commerce et les nombreux accords de monopole imposés par les Hollandais aux princes locaux allait longtemps encore susciter des frictions. Il n’empêche : pour la première fois, on a un petit Tordesillas à l’échelle de la région, et les frontières actuelles s’esquissent.

Les Hollandais en profitent pour étendre quelque peu leur domination directe, en particulier à Sumatra occidental, où la secte wahhabite (islamiste) des Padri avait entrepris de « purifier » le pays Minangkabau, et de s’attaquer violemment aux élites traditionnelles, qui en désespoir de cause firent appel à Batavia en 1821. La guerre de Java, à partir de 1825, fournit un répit aux Padri, mais les Hollandais l’emportent et annexent le pays en 1838. Des expéditions de moindre ampleur sont entreprises en 1825 et en 1858-1860 dans le sud des Célèbes, au nord de Bali dans les années 1850, à l’ouest de Kalimantan (contre une confédération de mineurs d’or chinois) en 1850-1854 et au sud de cette même île en 1859-1863 à travers la guerre de Banjarmasin. En 1817, les Hollandais avaient eu à réduire une dure révolte à Amboine, pourtant depuis deux siècles en leur possession, et massivement christianisée ; ce fut un sévère coup de semonce. Au moment où les Français s’emparent de la Cochinchine, les Néerlandais ne contrôlent encore, en dehors de Java et des Moluques, que des territoires dispersés, sans cohérence, sans grand intérêt économique, et entrecoupés d’immenses zones à peine reconnues, ou liées à Batavia par des accords peu contraignants.

Les Britanniques se contentèrent longtemps de ce point d’appui essentiel qu’était Singapour, flanqué vers le nord de Malacca et de Penang. Ils ne visaient ailleurs qu’à étendre une domination informelle, à visée purement commerciale, en signant avec les États de la région le plus possible d’accords ouvrant leurs ports aux navires britanniques, réduisant leurs droits de douane et assurant aux ressortissants européens des garanties particulières, voire l’exterritorialité55. Ce fut tout particulièrement le cas des traités conclus avec le Siam (alors suzerain des États malais septentrionaux) en 1826 par Burney, et surtout en 1855 par Bowring, qui obtint le démantèlement des monopoles royaux sur les produits d’exportation et l’abaissement du tarif douanier ad valorem à 5 %.

N’ayant alors rien à craindre pour leur domination commerciale aussi bien que militaire, les Britanniques forment avec les Espagnols et les Hollandais une association d’intérêts : aux « petits colonisateurs » est concédé le maintien de leur empire colonial dans la région, à condition que leurs ports soient largement ouverts aux navires du Royaume-Uni ; ce dernier deviendra assez vite le premier partenaire des Philippines (le port de Manille compte bien plus de navires britanniques qu’espagnols), sans avoir à payer les lourds frais de fonctionnement de la colonie. La politique vis-à-vis de la Chine suit au fond le même modèle : on se contente du seul Hong Kong en toute propriété (1842), plus quelques concessions (dont celle de Shanghai) en usufruit, plus des droits assez larges d’exterritorialité, préservant les sujets britanniques de la justice chinoise. La conquête de l’Arakan et du Tenasserim en 1826, de la Basse-Birmanie en 1852, constitue l’exception qui confirme la règle : l’initiative vient des autorités britanniques en Inde, qui disposent d’une puissante armée. Elles craignaient en 1824 pour leur frontière du Nord-Est, la Birmanie ayant alors atteint avec sa mainmise sur l’Assam les confins du Bengale. En 1852, la logique est purement impérialiste : unir l’Arakan et le Tenasserim, géographiquement séparés, et mettre la main sur la riche région deltaïque de Rangoon (ou Basse-Birmanie), en prenant prétexte d’une futile vexation (les amendes infligées à deux navires britanniques). Le Raj continue par là sa forte expansion des décennies précédentes. La Birmanie, jusqu’en 1937, sera rattachée à l’Inde britannique, et donc détachée du contexte sud-est asiatique. La marque en sera durable, ne serait-ce qu’au niveau de la forte immigration indienne, qui joua là un rôle assez équivalent à celui des Chinois dans tant d’autres pays.

C. 1850-C. 1941 : LE TRIOMPHE
DE L’IMPÉRIALISME COLONIAL

Jusque vers 1850, rien donc qui ressemble à de l’activisme, à une volonté de transmuter une quasi absolue hégémonie de fait (elle-même toute récente) en une domination de droit : chaque fois qu’ils croient avoir le choix, les Hollandais et surtout les Britanniques préfèrent l’empire informel à la colonisation. Leurs expéditions militaires sont essentiellement des réactions à ce qu’ils ressentent comme des périls pour leurs intérêts. Néanmoins, l’implantation en Asie orientale engendre ses propres logiques spatiales — ne serait-ce que parce que les Occidentaux durablement installés là-bas y découvrent de nouvelles possibilités de profit et de partenariat, avec des ressortissants d’autres nations, ou avec des Asiatiques : leurs intérêts tendent à se dissocier de ceux de la métropole. Le commerce intra-asiatique l’ayant toujours emporté sur les échanges Asie-Occident, être basé à Singapour, à Hong Kong ou à Saigon fait envisager le monde différemment. D’où une volonté d’autonomie par rapport aux métropoles : entre 1911 et 1916, Singapour — Chinois et résidents occidentaux coalisés — remporta de haute lutte contre Londres la lucrative position de premier marché international du caoutchouc, celui où les cours étaient déterminés56 ; dès 1911, et surtout pendant la crise des années trente, Michelin — qui raisonnait avant tout comme manufacturier en France, et entendait s’assurer un approvisionnement abondant et bon marché en caoutchouc — s’opposa violemment au Syndicat des Planteurs d’hévéas d’Indochine, qui entendait imposer à la métropole des mesures protectionnistes à l’encontre du caoutchouc étranger, alors même que la colonie ne pouvait fournir des quantités suffisantes aux industries françaises57. D’où également de nombreuses demandes d’intervention, éventuellement armée, quand les autorités autochtones s’en prennent aux intérêts des Européens ou de leurs partenaires, y compris chinois. De plus, la mainmise imprévue sur Hong Kong (1842) prive Singapour de l’essentiel de son rôle de relais interrégional Inde-Chine. Le grand port n’est alors que trop heureux de se recentrer sur le drainage des énormes ressources minérales, puis végétales dont la Malaisie regorge, ainsi que sur l’abondant commerce avec les Indes néerlandaises. Son champ de vision s’est restreint : de l’interrégional, on est pour l’essentiel passé à l’intrarégional. À partir d’une logique de réseaux pilotés depuis Londres ou Calcutta, on en arrive à une logique d’aires, bien plus autocentrées (mais tout sauf autarciques) : Singapour se satisfait de devenir la plaque tournante du monde malais, tout comme, à l’autre extrémité de la mer de Chine du Sud, Shanghai devient celle du monde chinois. Entre les deux, on trouve une zone de relative faiblesse (Vietnam à l’ouest, Philippines à l’est), mais où le libre passage et d’assez larges possibilités de commercer sont assurés.

On a déjà laissé entendre que le milieu du siècle constituait un tournant. Les expéditions armées redoublent dès les années 1850 — on en a dit ci-dessus les principales —, et si elles se situent pour la plupart dans la continuité de trajectoires d’expansion plus anciennes, elles manifestent (surtout en Birmanie) une plus forte agressivité. Surtout, le Royaume-Uni doit faire face aux nouvelles ambitions françaises, concrétisées dès 1859 par le début de la conquête de la Cochinchine (prise de Saigon ; cession de trois provinces méridionales en 1862), en 1863 par le premier traité de protection (encore assez lâche) avec le Cambodge, mais aussi, plus tardivement, par des tentatives brouillonnes de la France de se rapprocher de la Haute-Birmanie, qui ne font que précipiter l’intervention britannique. L’appétit de la jeune Allemagne unifiée (en 1871) en matière de colonies lointaines se fait également jour : elle s’installe en Papouasie (au nord-est de la Nouvelle-Guinée) dès 1884, mais — croit-on à Londres — lorgne aussi sur la péninsule malaise. En 1874, par le traité de Pangkor avec le sultan de Perak, les Britanniques entreprennent donc la mise sous tutelle des sultanats malais. En 1885, par la prise de Mandalay, les forces venues de l’Inde anglaise anéantissent ce qui restait de la Birmanie indépendante, annexée l’année suivante58, et les États Shan, qui en étaient les vassaux (parfois en même temps que ceux du Siam voisin), deviennent en 1890 des protectorats de la Couronne.

Cela plaçait le domaine britannique au contact du Laos français en train de se constituer (protectorat en 1893), ce qui conduisit à une dangereuse confrontation sur le Mékong, à propos de la petite dépendance Shan de Muang Sing, malencontreusement située sur la rive laotienne du fleuve. En 1896, un accord d’ensemble régla la délimitation entre les deux empires, le Siam étant préservé en tant qu’État tampon. Plus au sud, en 1888, Londres avait transformé en protectorats le Sarawak des rajahs Brooke (cf. ci-dessous) et le Nord-Bornéo, territoire de la compagnie à charte du même nom ; en 1906, ce fut au tour du petit sultanat de Brunei. Les Français et les Hollandais ne sont pas en reste dans cette « course au drapeau ». Les premiers s’emparent entre 1873 et 1885 de l’Annam et du Tonkin, au prix, pour finir, d’une guerre contre le suzerain chinois accouru au secours de son tributaire, ainsi que d’une dizaine d’années de guérilla de grande ampleur au Tonkin, suivie d’une période de coups de main et de révoltes sporadiques qui s’étend pratiquement jusqu’à la Première Guerre mondiale. Les Français accentuent leur protectorat sur le Cambodge en 1884-1886, et réunissent sous leur autorité les diverses principautés laotiennes en un royaume du Laos, largement arraché au Siam. Celui-ci, outre une partie de la rive droite du Mékong au bénéfice du Laos, devra céder entre 1907 et 1909 sur l’autel de l’Entente cordiale franco-britannique (1904) les provinces occidentales du Cambodge (dont Angkor), et celles du nord de la Malaisie. La « pacification » était loin d’être complète : sur le plateau des Bolovens, aux confins du Sud laotien et des Hauts-Plateaux du centre du Vietnam, une vaste insurrection des populations montagnardes dites Kha, éclatée en 1901, et dirigée depuis 1905 par le charismatique Kommadam, durerait jusqu’à la mort au combat de celui-ci, en 193659. Une autre révolte, celle des Hmong des confins montagneux vietnamo-sino-laotiens, eut moins de durabilité (1918-1921), mais elle s’étendit à son apogée sur une zone de 40 000 km2 — l’étendue des Pays-Bas. Elle fut provoquée par la lutte pour la plus-value du commerce de l’opium entre le monopole français (la régie), les négociants chinois et les producteurs Hmong60.

Cependant, avant même les dernières extensions territoriales, et alors que de très vastes espaces restaient incontrôlés, une Union Indochinoise avait été proclamée, en 1887. Elle recevrait en 1897, sous le gouvernorat de Paul Doumer, des structures administratives et financières solides, et Hanoi (élevé au rang de municipalité française, comme Saigon, Tourane et Haiphong) pour capitale. Mais jamais une nationalité indochinoise n’apparaîtrait, qui aurait permis la formation d’un sentiment d’appartenance commune, cependant que la gouvernance demeurait très différente d’un territoire à l’autre. L’Indochine, cadre sans vrai contenu, n’avait dans ces conditions aucune chance de survivre à la colonisation.

Batavia obtient en 1898 l’allégeance à la Couronne néerlandaise de deux cents souverains de l’archipel, englobe la même année la Nouvelle-Guinée occidentale (ou du moins quelques segments de ses littoraux) à son domaine, et triomphe des dernières résistances. C’est très tardivement cependant que certaines seront éliminées. On a déjà évoqué les puputan balinais, mais une expédition fut lancée contre Flores en 1907-1908. D’autres petites îles de la Sonde ne se soumirent que vers cette date. La principauté Bugis de Bone (sud des Célèbes) ne fut « pacifiée » qu’en 1905-1906, de même que, plus au nord, les Toraja, alors chasseurs de têtes. Dans le sultanat de Banjarmasin, une résistance sporadique dura jusqu’en 1905. Dans celui de Jambi (sud-est de Sumatra), où la VOC s’était pourtant installée dès le XVIIe siècle, les dernières escarmouches eurent lieu en 1907. Sur les hautes terres du centre de Sumatra, les Bataks ne capitulèrent qu’en 1895. Quant au puissant sultanat d’Aceh, son sort avait été scellé avant qu’un coup de fusil ne soit tiré. Laissé en dehors du traité anglo-hollandais de 1824 (cf. ci-dessus), Londres et La Haye conclurent en 1871 un nouveau traité à son propos : les Néerlandais y auraient les mains libres, à la condition de reconnaître la liberté de commerce à Sumatra aux négociants britanniques (ce qui cette fois-ci fut à peu près respecté). On a déjà signalé la terrible guerre de 1873-1904. Plus de 14 000 soldats de l’armée des Indes — effectifs sans précédent — avaient été expédiés à Aceh, mais beaucoup moururent rapidement du choléra (Arthur Rimbaud, alors militaire néerlandais à Java, déserta pour ne pas y aller). Surtout, la guérilla dirigée par des ulémas qui mobilisaient au nom du djihad parvint à tenir les campagnes jusqu’au début du XXe siècle. Sur le conseil du grand islamologue de Leyde Christiaan Snouck Hurgronje, dépêché sur place, le général Van Heutsz parvint en fin de compte à détacher les uleebalang (chefs traditionnels) des ulémas, impitoyablement poursuivis. Les derniers chefs de la guérilla ne furent tués qu’en 1912. Les Hollandais ne contrôlèrent donc Aceh qu’une trentaine d’années, jusqu’à l’invasion japonaise de 1942. Et, après 1945, ils ne tentèrent même pas de s’y réinstaller. Les uleebalang furent pour la plupart tués dès les débuts de la révolution nationaliste de l’après-guerre61.

Les Espagnols s’étaient également mis à l’offensive, après deux siècles et demi de confrontation aussi hargneuse qu’indécise avec les Moros, musulmans et pirates, du sud de l’archipel. En 1851, la ville de Jolo était prise d’assaut, et le sultan de Sulu, principale puissance de la zone, contraint à un traité de soumission. Deux nouvelles expéditions (en 1876 et en 1887) furent cependant nécessaires à l’application de sa clause principale : le retrait de tout appui aux pirates. Et ce ne fut qu’en 1895 que la zone du lac Lanao (bastion des Maranao), dans le sud de Mindanao, fut conquise. Trois ans après, le pouvoir espagnol s’effondrait… Quant aux Iranun, ils écumaient depuis la fin du XVIIIe siècle les mers de l’Asie du Sud-Est entière sur leurs longues pirogues à rames, principalement à la recherche d’esclaves à razzier. La prise en 1848 de la principale base pirate, Balangingi (archipel de Sulu), par une petite armada espagnole qui venait d’introduire la canonnière à vapeur, leur fut un rude coup. Une véritable guerre de mouvement opposa cependant les rescapés aux Espagnols, de 1852 à 1858. La chute de la base pirate de Simisa, en 1857, et surtout la capture des principaux chefs, en 1858, mirent fin aux opérations de grande ampleur. Mais des actes sporadiques de flibuste furent relevés jusque dans les années 188062.

 

Sans rompre vraiment avec les tendances du milieu du siècle, on en est venu aux alentours de 1900 à une troisième configuration spatiale, après les réseaux maritimes et points d’appui insulaires ou côtiers des XVIe-XVIIIe siècles (au moins jusqu’aux alentours de 1750), et après la constitution des premières aires étendues de production pour l’exportation (principalement à Java et à Luzon) dans les années 1750-1850. Le mouvement de territorialisation de l’imperium européen en Asie s’est beaucoup accru au cours du demi-siècle suivant, mais surtout sa logique a changé : de préoccupations essentiellement économiques (qui bien sûr perdurent), on est passé à la mise en place de glacis stratégiques, face à d’autres puissances extra-régionales (les autres Européens, les États-Unis, le Japon), non seulement fortement présentes, mais désormais contiguës aux possessions de chacun, problèmes de frontières à la clé. C’est ainsi que les Pays-Bas, qui avaient en 1826 défini officiellement (et alors très théoriquement) les limites de leurs Indes aux parallèles 5° nord, 10° sud, et aux méridiens 95° et 141° est (au milieu de la Nouvelle-Guinée), entreprirent avec la dernière énergie, une cinquantaine d’années plus tard, de planter leur drapeau jusque dans les moindres recoins de cet espace aussi étendu (mer incluse) que celui des États-Unis. À partir de 1894, les Britanniques, suivis des Néerlandais, multiplièrent les investigations hydrographiques afin d’inventorier et de tracer enfin exactement la myriade d’ilôts et de récifs situés autour de la frontière maritime entre leurs possessions63.

In extremis, l’indépendance d’un Siam largement amoindri sur presque toutes ses frontières fut préservée, contre les ambitions françaises, mais c’était surtout parce que le Royaume-Uni, qui le dominait économiquement, lui avait offert sa protection, et entendait contenir l’Indochine. Les tensions et conflits territoriaux potentiels furent cependant atténués par un double phénomène. D’abord, à la différence de l’Europe, toutes les puissances fortement présentes régionalement se retrouvèrent en 1914-1918 alliées ou neutres (pour les Pays-Bas), et l’Allemagne, très active au plan économique en Asie du Sud-Est, fut donc presque immédiatement évincée. Ensuite, l’expansion économique — et en particulier celle des matières premières régionales — était suffisamment puissante, dans la durée, pour permettre à tous de prospérer. Cette poussée en avant, qui correspondait aussi à une phase de grand essor de l’économie américaine, et tout particulièrement de son industrie automobile, dévoreuse de caoutchouc, élargit considérablement le poids et la présence commerciale de l’Asie du Sud-Est, qui pour la première fois devenait authentiquement mondiale. Dès les années 1920, les États-Unis avaient dépassé le Royaume-Uni comme premier partenaire commercial des territoires britanniques d’Asie orientale. Les relations économiques avec le Japon s’accroissaient alors également très vite. Cependant, la dévastatrice crise du début des années 1930 poussa la tension à son comble, avec la tendance à la clôture sur eux-mêmes d’empires-forteresses, cependant que l’agressivité du nouveau Japon militariste constituait un puissant facteur de déstabilisation. Le changement du rapport de force, qui allait se révéler irréversible, fut concrétisé à la fin de 1940 par l’attaque de la Thaïlande contre l’Indochine française : le Japon, qui soutenait discrètement la première, imposa sa propre paix, qui rendit à Bangkok les territoires perdus sur sa frontière orientale. Pour la première fois depuis fort longtemps, ce n’était plus les autres Occidentaux que les Européens d’Asie avaient à redouter.

DES CONQUÉRANTS SANS PROJET ?
L’EXEMPLE DE LA MALAISIE

Comment expliquer le très progressif Forward Movement des Britanniques en péninsule malaise, amorcé en 1874 par la signature du traité de Pangkor avec le sultanat de Perak, et qui ne s’achève qu’en 1914, par l’imposition d’un Résident au sultan de Johor ? Trois motivations paraissent essentielles dans l’intervention britannique : la peur de se faire « doubler » par une autre puissance, et en particulier par l’Allemagne ; la mutation impérialiste de la politique et d’une partie de l’opinion britannique, surtout à partir du retour des conservateurs au pouvoir, en 1874 ; les pressions des hommes d’affaires locaux, européens comme chinois, effrayés de l’instabilité chronique des États malais, et qui hésitent en conséquence à y investir. Or, si les Occidentaux sont de plus en plus nombreux et actifs dans la région, pour les raisons déjà exposées, l’afflux des Chinois se fait torrentiel : 1845 a vu la fin de l’interdiction (il est vrai faiblement respectée) faite à ces derniers de s’établir loin de leur pays ; la gigantesque rébellion Taïping (1851-1864) suscite violences et famines, et pousse à la fuite ; des lignes régulières de steamers sont ouvertes au milieu du siècle entre Amoy (Xiamen) et Swatow (Shantou) en Chine et Singapour. Une inépuisable main-d’œuvre, prête au départ à travailler pour presque rien, dans les pires conditions, ne demande donc qu’à participer à la « mise en valeur » de la péninsule, dont l’étain (premier poste des exportations de Singapour dès 1853) suscite une convoitise croissante.

La mainmise du Royaume-Uni ne se fait pourtant pas sans mal, ni sans contradictions incessantes : on a pu parler de reluctant colonialism. En 1868, le gouverneur des Straits Settlements, sir Harry Ord, avait reçu de Londres la consigne de s’abstenir au maximum d’intervenir dans les affaires malaises. En 1871, une intervention en « légitime défense » dans le sultanat de Selangor en guerre civile reçoit le consentement du Secrétaire aux Colonies, lord Kimberley, mais le Premier ministre (libéral) William Gladstone, alerté par une lettre au Times, et généralement réticent aux conquêtes coloniales, désavoue l’action. En 1872, lors de la guerre de Larut, qui mêle dans chaque camp factions malaises et sociétés secrètes de mineurs chinois, le gouverneur de Penang demande « la nomination d’un Résident ou d’un Officier Politique dans certains des États malais » et on évoque à Londres une intervention destinée à « protéger » les intérêts britanniques. Kimberley réplique : « Si nous devions annexer tous les territoires asiatiques mal gouvernés, nous finirions par nous partager le continent avec la Russie. » En 1873, les instructions du Colonial Office à sir Andrew Clarke, nouveau gouverneur, prévoyaient l’envoi d’un « conseiller » résidant dans chacun des États malais, mais seulement avec « le consentement plein et entier des autorités locales ». Sa fonction serait strictement limitée au rétablissement de la paix civile favorable au commerce : « Le gouvernement de Sa Majesté, est-il besoin de le préciser, n’a aucun désir d’interférer dans les affaires intérieures des États malais. » Cependant, les pressions s’accentuent : d’une part, Kimberley se laisse convaincre qu’une intervention allemande n’est pas invraisemblable ; or « il serait impossible pour nous de consentir à ce qu’une quelconque puissance européenne établisse un Protectorat sur un quelconque État de la péninsule malaise ». D’autre part, les hommes d’affaires de plus en plus inquiets se mobilisent : James Guthrie, qui finance Yap Ah Loy, chef du camp minier qui deviendra Kuala Lumpur, joint sa voix à celles de 248 commerçants chinois, qui dénoncent la situation d’anarchie. Kimberley, convaincu de « la grande richesse des mines d’étain », approuve à l’automne des interventions limitées dans les guerres civiles de Perak et de Selangor. Cependant toute annexion reste formellement exclue.

Le sultan de Perak, Abdullah, demandant un officiel britannique pour lui apprendre à gouverner, et les factions chinoises qui s’affrontent pour le contrôle des mines du sultanat étant prêtes à discuter, une rencontre est préparée en janvier 1874 dans l’île de Pangkor. Là, Clarke va largement outrepasser les consignes, et imposer un Adviser, Londres étant ensuite contraint, pour sauver la face, d’entériner le fait accompli. La consigne reste cependant à la modération : « Les Résidents ont été placés dans les États indigènes comme conseillers, non comme dirigeants », assure encore le Colonial Office en 1878. Mais, en fait, les Advisers sont amenés à se préoccuper sans cesse des détails de l’administration, et à impulser des mesures fondamentales : ainsi l’esclavage est-il aboli en quelques années. L’efficacité du système est sans doute la première raison de sa pérennisation : arrêt des luttes intestines, multiplication des revenus de l’État (malais) et du commerce (les exportations du Perak et du Selangor passent de 500 000 dollars des Détroits en 1875 à soixante millions en 1900), ainsi que du nombre des hommes (de 130 000 habitants dans les deux sultanats en 1881 à 600 000 en 1901).

Le mouvement de mainmise britannique reprend à partir de 1880. Un argument nouveau est présenté par le gouverneur, sir Frederick Weld : du fait même de l’ouverture et de la modernisation des autres pays de la région, la fonction d’entrepôt des Straits Settlements serait appelée à perdre de son importance ; il conviendrait donc d’ouvrir de nouveaux marchés, de s’assurer de nouvelles sources de matières premières dans l’hinterland malais. Les autres raisons sont celles de 1874. Les autres puissances se font plus menaçantes : on constate la présence dans les parages de nombreux navires russes ; la France a repris son avance en Indochine, et envisage le percement d’un canal dans l’isthme de Kra64 ; depuis 1883, Bismarck a entrepris de mettre la main sur des territoires visés par le Royaume-Uni, comme le Sud-Ouest Africain ou la Papouasie (nord-est de la Nouvelle-Guinée). Par ailleurs, le désordre règne dans l’administration du sultanat de Pahang, qui accorde des concessions minières à tort et à travers, sources d’inextricables conflits ; ainsi un Chinois est-il assassiné par des dignitaires malais locaux, qui ont aussi enlevé des femmes. Weld a beau avoir reçu pour instructions « d’éviter toute annexion, d’encourager les chefs indigènes à bien gouverner et à améliorer leurs domaines », il fera triompher sa politique de soumission progressive, suivant des modalités variables, de l’ensemble de la péninsule. Aussi, entre 1882 et 1886, les neuf principautés confédérées dans le Negri Sembilan sont-elles englobées dans la sphère de protection britannique ; en 1888, c’est au tour du Pahang de se voir imposer un Résident. Quant au Johor, il doit signer en 1885 un traité de protection ; mais les milieux d’affaires font confiance à Abu Bakar, sultan « modèle », et aucun Résident n’est installé avant 191465. En 1896, l’administration des États malais est rationalisée par la création des Federated Malay States (FMS), qui regroupent les sultanats de la côte ouest, les plus riches en produits primaires, et ont pour capitale Kuala Lumpur. Les autres, qui forment comme une couronne périphérique (dont Johor, et à partir de 1909 les États du Nord alors arrachés à la suzeraineté siamoise), constituent les Unfederated Malay States, moins étroitement contrôlés. Si la tentation est fréquente, dès les années 1920, de fusionner Singapour, Penang et Malacca, au statut de colonie (Straits Settlements), avec les États protégés, la crainte des Malais de s’y voir définitivement débordés par les Chinois la met toujours en échec. Néanmoins, le gouverneur des Établissements des Détroits, résidant à Singapour, était simultanément Haut-Commissaire à Kuala Lumpur.

Dans les FMS surtout, la réalité du pouvoir est détenue par les Britanniques, et surtout par les agents du Malayan Civil Service, dans lequel fusionnent en 1896 les fonctions publiques des Straits Settlements et des États malais protégés. Les tout-puissants District Officers étaient surnommés « rajahs blancs » par leurs administrés malais des campagnes66. Cependant, les sultans voient d’une certaine façon leur prestige renforcé, d’une part par la grande stabilité au pouvoir qu’ils acquièrent enfin, d’autre part par le fait que, s’ils doivent se cantonner aux questions coutumières et religieuses, ils le font assez efficacement, et de façon très généralement acceptée. Ils sont membres de droit du Federal Council constitué en 1909 pour les FMS, et qui joue le rôle d’une assemblée législative, cependant dominée par les officiels britanniques nommés. Les chefs malais locaux gardent une grande autorité dans leur district, ont un rôle dans le Conseil d’État (consultatif) de chaque sultanat, et s’enrichissent grâce aux pensions généreusement allouées par l’administration du résident.

LES STRATÉGIES D’ACCOMMODEMENT :
SOUMISSION OU PRÉSERVATION
D’UNE AUTONOMIE ?

Une stratégie d’accommodement, d’« accord à l’amiable » avec le colonisateur, quand il n’est pas trop inflexible, a quelques chances d’être gagnante ; il est particulièrement important, dans ce cas, d’apparaître du même monde, de parler le même langage, et bien sûr de faire des concessions afin de préserver un minimum d’autonomie. La chose était simple pour les « rajahs blancs » de Sarawak (capitale Kuching), dynastie issue, un siècle durant, de James Brooke, agent de l’EIC et aventurier écossais de haut vol, qui en 1841 se fit remettre par le sultan de Brunei ce territoire — sans cesse étendu par la suite — du nord-ouest de Bornéo : les rajahs parviennent à régner assez harmonieusement, se conciliant les bonnes grâces tant des Britanniques que des nombreuses ethnies indigènes (Malais, Iban, Melanau, etc.) ou immigrées (Chinois). Chaque groupe a sa place assignée dans la société, les lois sont un mélange de traditions malaises et de droit anglo-saxon, et l’État s’enrichit grâce à la Borneo Company, grande société publique monopolistique. Les Brooke conservent leur nationalité britannique, et, après avoir abdiqué, partent prendre leur retraite au Royaume-Uni. Les cours javanaises rivales de Yogyakarta, dès l’époque de Raffles, adoptèrent la pratique des danses écossaises que leur avaient enseignées des officiers britanniques, et plus sérieusement le port de l’uniforme militaire occidental, qui rendait plus faciles et plus égalitaires les contacts à la Cour67. Les sultans de Johor, longtemps résidents de Singapour, anglophones, mondains, bons joueurs de golf, ne sont contraints qu’à un protectorat aussi léger que tardif. Après une étrange demande d’annexion à la Turquie, Brunei sera bien traité, pétrole oblige, par son « protecteur » britannique.

Quant au Siam, ces habiles, énergiques et durables souverains que sont Mongkut et surtout Chulalongkorn (1868-1910) l’engagent dans une « modernisation défensive », analogue et contemporaine de celle de Meiji. Il s’agit d’éviter à tout prix la colonisation, d’abord en jetant du lest, de tous côtés : après une malheureuse guerre avec la France en 1893, des pans entiers du territoire seront progressivement abandonnés à l’est à l’Indochine française, au sud à la Malaisie britannique ; le pays accepte de facto d’être un État tampon en 1896. Par ailleurs, on resserre le contrôle administratif et militaire sur les provinces subsistantes. Enfin, on procède à une modernisation large et assez rapide : suppression de l’esclavage, fondation de systèmes éducatif et financier à l’européenne (84 000 élèves en 1910), gouvernement aux fonctions spécialisées, transport ferroviaire à l’échelle du pays, encouragement au courant bouddhiste réformiste Dhammayut. L’historiographie récente a relativisé ces succès, soulignant à la fois le caractère extensif, faiblement productif de la riziculture siamoise, les discriminations à l’encontre des minorités ethniques, ainsi que la vision essentiellement patrimoniale et clanique maintenue par les souverains même les plus éclairés. Il n’empêche que l’actuelle Thaïlande a non seulement survécu, mais prospéré, dans des conditions plus paisibles que la plupart des pays d’Asie méridionale, et en restant tout autant elle-même que ceux de ses voisins qui avaient cru bon un moment de rompre violemment avec l’Occident.

À Singapour se met en place une difficile mais passionnante synthèse entre influences chinoises et britanniques, entre Orient et Occident. Une Straits Chinese British Association regroupe à partir de 1900 l’élite marchande et intellectuelle des Chinois de la colonie, et fait clairement allégeance au Royaume-Uni. Les mêmes noms, ou peu s’en faut, se retrouvent en 1907 parmi les initiateurs de la Chambre de Commerce chinoise de Singapour, prototype pour les nombreuses institutions analogues mises en place dans toutes les villes de Malaisie, et qui déborde de beaucoup sa fonction affichée. Regroupant dans son Conseil les représentants de tout ce qui compte dans la communauté (associations professionnelles, culturelles, éducatives, et surtout dialectales), elle assume le rôle d’un puissant lobby en faveur des intérêts chinois, et organise ainsi la promotion des écoles sinophones ou l’aide à la Chine. En 1899, lors du Jubilé, une statue de la reine Victoria, financée par les marchands chinois, est inaugurée, mais les towkay présents ont revêtu la robe mandarinale qui convient au titre (honorifique) qu’ils ont acheté (cher) au consul de Chine. Simultanément au nationalisme chinois, grandit pourtant une anglicisation de la langue et de la vie quotidienne (cuisine, costume68, habitat, loisirs, sport…), une occidentalisation des mœurs (recul de la famille élargie, du mariage arrangé, création de clubs, voyages de plaisir…), surtout dans les nouvelles couches moyennes — professions libérales, fonction publique.

L’accommodement est peut-être avant tout individuel. Nombreuses furent les trajectoires complexes, entre deux mondes, menées soit par opportunisme, soit par conviction. Ce fut très tôt le cas de Pieter Philip Juriaan Quint Ondaatje (1758-1818), d’origine cinghalaise et tamoule, parti faire ses études supérieures aux Provinces-Unies et qui, devenu un membre important du parti patriote, fut peut-être le premier Asiatique à avoir eu un rôle politique en Europe, en participant à la haute administration de la République batave de 179569. Lim Boon Keng, Singapourien diplômé en médecine de l’université d’Édimbourg, converti au christianisme, membre du Legislative Council de la colonie, se consacra sur le tard à la défense des valeurs confucéennes et fut de 1921 à 1937, recteur de l’université d’Amoy (Fujian), construite par son ami le millionnaire Tan Kah Kee. Nettement plus nombreux était le groupe des interprètes, indispensables un peu partout car, si les fonctionnaires néerlandais devaient savoir le malais, les langues de l’archipel indonésien se comptent par dizaines. Les Français et les Britanniques, quant à eux, maîtrisaient rarement les langues asiatiques, qui n’étaient pas requises pour leur recrutement comme fonctionnaires coloniaux. En Cochinchine, les interprètes autochtones usèrent et abusèrent de leur position pour se faire attribuer de vastes domaines, essentiellement rizicoles. Cela encouragea des fonctionnaires vietnamiens de l’administration française à suggérer l’apprentissage des langues vernaculaires par les nouveaux recrutés métropolitains — sans grand succès70. Les Eurasiens formaient un groupe accommodé par nature : généralement chrétiens, disposant de la nationalité de leur père européen — à condition cependant qu’il les ait reconnus —, ils parlaient cependant souvent à domicile la langue de leur mère (généralement le petjo — ou petjok — à Java, créole mixant hollandais et javanais), et en partageaient largement le mode de vie, y compris en résidant dans un kampong (quartier indigène). Vers la fin de l’ère coloniale, ils étaient environ 15 000 en Indochine, 20 000 en Malaisie, mais les Indes néerlandaises comptaient 200 000 Indos. Ceux-ci fournissaient quelques-unes des plus riches et plus puissantes familles, en particulier aux Moluques, à Makassar et dans l’est de l’archipel. La conversion à l’islam ou (ce qui revenait au même) le mariage d’une Eurasienne avec un musulman entraînait une « indigénisation » de facto, l’acte entraînant une ostracisation de la part des Européens.

Peut-on considérer ces groupes et ces individus comme autant de « collabos » ? C’est ce que tendait à affirmer l’anticolonialisme radical, des années 1950 aux années 1970. On en est revenu, d’abord parce que ceux qui avaient porté cette politique ont tous échoué, et souvent de manière catastrophique pour leurs peuples. Les modérés — souvent héritiers des « accommodateurs » — sont revenus sur le devant de la scène. Mais l’historiographie a aussi souligné que les prétendus collabos avaient beaucoup fait pour leurs concitoyens. L’Indonésie a pour héroïne71 Raden Ajeng Kartini, fille d’un régent, morte en couches à vingt-cinq ans en 1904. Elle avait été l’une des premières filles à suivre l’école hollandaise, et s’était consacrée à promouvoir l’éducation féminine autant que l’émancipation de ses sœurs ; elle fut empêchée par l’imposition d’un mariage arrangé d’aller étudier aux Pays-Bas. Sa remarquable correspondance, tout entière écrite en néerlandais, à destination de correspondantes hollandaises, fut éditée en plusieurs langues (dont le français). Elle laisse percevoir de la reconnaissance pour les bienfaits apportés par le colonisateur, en même temps qu’un rejet des injustices et du mépris dont les Néerlandais se sont rendus coupables. Son adversaire concret, ce sont les « traditions orientales », particulièrement celles concernant les femmes. Elle précise : « Les us et coutumes de notre pays sont exactement opposés aux nouveautés que je voudrais tant voir introduire dans notre société. (….) J’arriverai cependant bien à les secouer, à les briser72. » Une fondation privée, aux Pays-Bas, finança à partir de 1913 des « écoles Kartini » à Java73. Au Vietnam aussi, certains éléments provenant de la culture du colonisateur furent acclimatés, et parfois même retournés comme argument contre la colonisation. Ainsi plusieurs Français se trouvèrent-ils intégrés au riche panthéon des héros tutélaires (dont faisaient aussi partie depuis toujours des Chinois). Il s’agit de Victor Hugo, élevé par la néo-religion Caodaï au rang de ses divinités, de Pasteur — qui, avec Yersin, conserve sa rue à Saigon —, et, plus particulièrement pour les Vietnamiennes, de la girondine Madame Roland et de Jeanne d’Arc, ensuite rejointes par les courageuses infirmières patriotes de 1914-191874. La sainte fut même invoquée à l’occasion de son procès par un cadre communiste, il est vrai ancien élève d’un séminaire catholique. Justifiant une grève violente, il déclare : « C’est Jeanne d’Arc qui nous y a poussés75. »

Dans un autre registre, Penny Edwards souligne la convergence entre les réformateurs du bouddhisme cambodgien et la stratégie coloniale visant à couper le protectorat de son ancien suzerain et modèle siamois76. Or, le bouddhisme national est resté, le protectorat a disparu. Un peu partout, de l’Inde aux Philippines en passant par le Vietnam, les élèves les plus studieux des écoles coloniales, promis à un destin de loyaux serviteurs, prirent la tête des mouvements pour l’indépendance, et en particulier des plus radicaux. Qui donc s’est servi de qui ? Suivant la focale temporelle choisie, la réponse diffère. On pourrait trouver nombre d’exemples analogues en matière économique — on en verra dans le chapitre suivant. Et, au moment même de la « collaboration », alors que le rapport de force paraît clair, celui qui gagne au jeu n’est pas toujours celui qu’on pense, et qui le pense. Ainsi, en 1819, les Hollandais pouvaient croire à leur succès à l’ouest de Kalimantan : le sultan de Pontianak venait spontanément, en échange de leur protection, de leur remettre la moitié de ses États et de ses revenus, d’accepter un Résident, de supprimer les péages sur le commerce fluvial, et d’interdire ses ports aux non-Néerlandais. En fait, pendant la trentaine d’années qui suivit, les Hollandais ne cessèrent de perdre de l’argent à Pontianak : le sultan affermait ses taxes à des Chinois, et conservait l’essentiel des revenus ; pour sa part, Batavia devait payer l’administration du territoire censé lui appartenir, faire respecter la collecte des impôts, et participer aux opérations militaires du sultan contre les États voisins, plus puissants que le sien. Par contre, après 1850, les Hollandais purent à partir de Pontianak établir leur souveraineté sur la partie occidentale de Bornéo, contenir Sarawak et subjuguer les confédérations de mineurs chinois de l’intérieur77. Là encore, suivant la période de temps considérée, l’interprétation des relations entre Européens et autochtones peut varier du tout au tout.