L’Asie du Sud-Est connut à l’époque coloniale un essor démographique prodigieux. Si les chiffres (surtout ceux de départ) ont donné lieu à bien des controverses, et demeurent incertains, le trend global n’est contesté par personne, que ce soit dans son ampleur, ou dans sa constance sur des périodes pourtant longues. Entre 1830 et 1954 (si l’on prend pour base initiale l’évaluation alors effectuée par Crawfurd), la population aurait bondi de 261 à 182 millions, soit une multiplication par sept. Dans le même laps de temps, la population de la Chine a doublé, celle du sous-continent indien triplé. La croissance javanaise au XIXe siècle est aussi étonnante par sa rapidité que par son volume : sans doute trois millions d’habitants en 1795 (l’île était encore alors à 60 % couverte de forêts), sept en 1830, seize en 1870, vingt-quatre en 1890, ce qui correspond à une croissance annuelle séculaire comprise entre quinze et vingt-six pour mille. Qui plus est, il semble que les territoires les plus précocement colonisés aient connu l’essor le plus prononcé. La palme revient à la Malaisie (Singapour inclus) : la population serait passée de 350 000 en 1826 à sept millions en 1954, soit une multiplication par vingt. Il est vrai qu’on partait de très bas, et que l’immigration y fut massive. Aussi sera-t-on encore plus impressionné par Java et les Philippines, qui décuplèrent entre 1820 et 19542 ; les autres îles indonésiennes, plus tardivement colonisées dans l’ensemble, crûrent bien plus lentement que Java au XIXe siècle, mais bien plus vite ensuite (7,7 millions d’habitants en 1905, 27 millions en 1954, alors que Java passait de 30 à 54 millions). Cependant, la Birmanie quintuplait sur une période analogue, de cent vingt ans (quatre millions en 1834), et faisait un peu plus que doubler entre 1891 (achèvement de la conquête britannique) et 1954 — de 8,5 millions à 19 millions. L’Indochine croissait pour sa part de six millions vers 1830 à 16 millions en 1906 et 31 millions en 1954, soit également un quintuplement. La Thaïlande serait passée de cinq ou six millions en 1850 à vingt millions en 1954, soit une évolution assez proche de celle de ses voisins3. Cela devrait amener à minorer l’influence directe de la colonisation sur la démographie, ainsi qu’à insister sur une modernisation pouvant ou non passer par la conquête coloniale, et qui, à l’horizon 1900, a fini par englober l’ensemble de la région.
Les mouvements migratoires ne peuvent expliquer ces évolutions qu’à la marge, si l’on excepte le cas de la Malaisie, où Chinois et Indiens pris ensemble équilibrent à peu près les Malais en 1945. Aux Philippines, les Chinois, principaux immigrants, ne représentèrent pas plus de 2 % de la population au XIXe siècle ; aux Indes néerlandaises, 1 %4. Au total, vers 1920, on peut estimer les Chinois d’Asie du Sud-Est à cinq millions, les Indiens à un million et demi, les Européens à 250 000, alors que la région dans son ensemble dépasse les cent millions5. On doit aussi mentionner les importants mouvements internes aux Indes néerlandaises, de Java et Madura vers les « îles extérieures », essentiellement Sumatra aux plantations prospères. Cela concerna à la fois des travailleurs sous contrat, dont une bonne partie revint au pays natal à son expiration, et des « transmigrants » (transmigrasi en indonésien), qui quittaient Java pour de bon, avec leur famille (beaucoup furent installés à Kalimantan). L’idée de rééquilibrer des îles très inégalement peuplées avait été émise dès 1905 par les autorités néerlandaises, mais la montée en puissance fut lente : seulement 250 000 installations jusqu’en 1941, alors qu’on pouvait bénéficier d’une exploitation agricole de deux hectares et demi6. Il faut y ajouter quelques dizaines de milliers de migrants en direction d’autres colonies néerlandaises, le Surinam principalement. Au total, moins d’un million de Javanais s’étaient durablement expatriés durant la période coloniale. Des mouvements significatifs, mais encore plus réduits (au moins en valeur absolue), eurent lieu du Tonkin à la Cochinchine, du Vietnam au Cambodge, ou de la Haute vers la Basse-Birmanie.
On se trouve en vérité assez désarmé quant à l’explication de cette poussée. On ne sait même pas si elle est principalement due à un recul de la mortalité ou à un progrès de la natalité. Il est frappant en tout cas qu’elle ait débuté à Java et aux Philippines après la mainmise coloniale, mais avant l’intensification de la « mise en valeur », guère présente avant les années 1830. Quant à l’expansion de la médecine et de l’hygiène venues d’Occident, le moins qu’on puisse dire, c’est que leur effectivité pour la masse des populations colonisées est peu évidente, au XIXe siècle surtout. On ne comptait en 1930 que 1 030 médecins modernes dans l’archipel indonésien, soit environ un pour 60 000 personnes7. L’accès aux soins et aux traitements non traditionnels resta quasi inexistant, surtout en dehors de villes qui, jusque vers 1900 au moins, renfermaient moins de 10 % des habitants (6,7 % des Javanais vivaient en 1815 dans des cités de plus de vingt mille habitants)8. Il y eut une exception, dont les effets sur la mortalité pourraient avoir été massifs : la vaccination contre la variole, disponible à Java peu d’années après sa mise au point en Europe (1798). Dès le milieu du XIXe siècle, l’incidence dans la population générale était suffisante pour enrayer la propagation des épidémies. Certes, la vaccination ne fut étendue à l’ensemble des Indes néerlandaises qu’aux alentours de 1920, et il y eut un retour en force du mal pendant l’occupation japonaise, mais des millions de vies avaient probablement été sauvées. Le paludisme était un autre grand tueur. La quinine, introduite à Java dès 1764, ne devint cependant réellement disponible à bas coût qu’après le lancement de plantations de quinquina (son écorce fournit le remède antipaludéen), dans les années 1850. Et sa distribution ne se généralisa (par exemple dans les zones de plantations de Sumatra ou de Malaisie, très exposées) qu’aux alentours de 1900.
Concernant l’hygiène, le remplacement progressif des toits de chaume par des toits de tuile aurait permis l’élimination de certains parasites et nuisibles, tels que les rats qui vivaient dans le chaume, et avaient été en 1911 responsables à Java d’une épidémie de peste bubonique. On soupçonne aussi, sans l’expliquer très clairement, une chute progressive de la mortalité infantile, ce qui eut cependant un effet contradictoire : le temps de lactation des mères s’accroissant, leur fertilité diminuait. Quant à la sédentarisation, imposée par la poussée démographique elle-même, qui réduisait la disponibilité des terres destinées à la culture sur brûlis, elle entraîne presque systématiquement un accroissement de la natalité9. On a encore évoqué l’amélioration des réseaux de communication, susceptibles de mieux faire circuler les produits alimentaires des zones en excédent vers celles en déficit : steamers plus rapides et de plus grande taille que les bateaux à voile ; chemins de fer ; routes, et en particulier arrivée du camion dans les années 1920 ; télégraphe, puis téléphone, permettant d’avertir rapidement d’une situation locale de détresse. Mais, outre le fait que les voies de communication terrestres n’ont jamais joué un rôle majeur en Asie du Sud-Est, compte tenu de sa géographie, il a été montré à propos des chemins de fer indiens que leur effet pouvait être à double tranchant : les spéculateurs pouvaient aussi s’en servir afin d’évacuer vers les marchés extérieurs les grains qu’une population affamée, mais en grande partie insolvable, ne pouvait absorber10.
On est donc amené à privilégier l’explication par ce que Boomgaard dénomme pax imperica. Si oppressive qu’ait pu être la domination coloniale, elle ne fut pas très meurtrière, on l’a vu et on y reviendra au chapitre IX, une fois passée la phase de la conquête. Et elle débarrassa des millions d’Asiatiques de guerres locales incessantes ou des exactions venant tant des puissants que des bandits — ce qui joua par ailleurs un rôle essentiel dans le consentement de la plupart à la colonisation. Il est plus problématique de savoir si celle-ci atténua ou aggrava les crises alimentaires. On a par exemple fait beaucoup de cas des famines catastrophiques des années 1844-1850 dans les régions côtières du centre de Java. Ainsi, entre 1848 et 1850, on estime qu’il y eut au moins 100 000 morts de faim dans les régences de Grobogan et de Demak, qui prises ensemble comptaient auparavant 434 000 habitants. Elles étaient contrôlées depuis un siècle par les Hollandais, et le système de cultures (cf. ci-dessous) y était particulièrement vivace. Mais, simultanément, les régents (nobles javanais) et d’autres puissants abusaient couramment de leur pouvoir, en particulier sous forme de corvées, comme ils l’avaient toujours fait11. Par ailleurs, il s’agissait d’une région très plate, en grande partie gagnée récemment sur la mer, et par là aussi difficile à drainer qu’à irriguer. L’administration réagit d’ailleurs — tardivement, en 1854 — à la fois en rétablissant le service des Travaux Publics qui avait été supprimé en 1825, et en annonçant un assouplissement du système de cultures12. Il y eut d’autres cas du même type, surtout avant 1900, un peu partout dans la région, quoique la massivité des famines indiennes ou chinoises ait été là inconnue — du moins jusqu’à la période de l’occupation japonaise, responsable de plusieurs millions de morts de faim (en particulier à Java, au Tonkin et en péninsule malaise). Le problème est qu’on connaît excessivement mal cette part de l’histoire des États précoloniaux, ce qui rend toute comparaison actuellement impossible. Il semble cependant que la plupart des famines d’une certaine ampleur aient eu lieu dans le sillage de la conquête, quand celle-ci eut un caractère militaire marqué. Une fois stabilisée, et après les années 1880, la colonisation ne donna pas lieu à de grands drames alimentaires. Même les difficiles années 1930, avec leur cortège de chômage et de misère, ne signalèrent pas la réapparition des famines.
Si la tendance d’ensemble paraît aller vers une atténuation de la mortalité, certains pays et certaines zones firent longtemps exception. Ainsi, aux Philippines, les choses s’aggravèrent après 1850. La décennie 1880 fut la pire de toutes : 75 des 180 épisodes de surmortalité importante repérés au long du XIXe siècle eurent alors lieu. Il s’agit surtout d’explosions de choléra, et de famines localisées. Les événements durèrent rarement plus d’un mois ou deux, et se concentrèrent sur la saison des pluies, qui favorise la prolifération microbienne13. Quant aux plantations conquises sur la jungle, par exemple en Malaisie, si ce ne furent pas les mouroirs décrits par certains auteurs14, la mortalité y dépassa de beaucoup les moyennes du temps, surtout si l’on considère qu’elle frappait essentiellement de jeunes adultes. En 1884-1889, chez les travailleurs « engagés » (essentiellement dans la canne à sucre), la mortalité atteignait les cent pour mille sur trois ans, mais avec une division par deux chaque année : 57 pour mille la première, treize la troisième. On y voit la marque de l’atteinte paludéenne, souvent mortelle au premier accès, et de moins en moins ensuite. Les travailleurs, presque tous indiens, venaient de zones faiblement impaludées, et avaient donc peu de protections naturelles. Chez les travailleurs libres, dans les Federated Malay States des premières années du XXe siècle (ils commençaient à être nombreux dans les nouvelles plantations d’hévéas), les chiffres sont équivalents, voire encore plus élevés : 69 pour mille en 1908, 65 en 1911. Ces années étaient celles du grand boom du caoutchouc, ce qui entraînait des embauches massives, et donc de nouveaux clients pour les redoutables anophèles. L’évolution fut analogue dans l’hévéaculture cochinchinoise, avec une vingtaine d’années de décalage (elle ne débuta guère avant le milieu des années 1920) et des résultats sanitaires encore plus médiocres : Phu-Riêng (plantation Michelin) connut une mortalité de 170 pour mille en 192715, mais de 25 pour mille dès 1929. Pour l’ensemble des plantations d’Indochine, les mêmes années, les chiffres furent de 54 et 28 pour mille16. Sur les plantations de Malaisie, les années de crise furent paradoxalement marquées par un fort recul du taux de mortalité, tombé en dessous de dix pour mille au cours des années 1930. C’était surtout l’effet mécanique de l’arrêt des embauches. Au-delà de ces fluctuations conjoncturelles, on relève une amélioration certaine de l’État sanitaire des coolies après 1914 : sauf en 1918 (mortalité de 54 pour mille), année de la pandémie grippale dite espagnole, le taux ne fut jamais supérieur à 24 pour mille17.
Il convient évidemment d’ajouter que les dévastations liées à la mainmise coloniale, surtout quand elle suscita une forte et durable résistance, purent entraîner une chute provisoire de la population, malheureusement difficile à évaluer en l’absence de recensements fiables dans la période précoloniale18. On a souvent évoqué une baisse notable de la population vietnamienne, au moins au Tonkin, dans les années 1880-1890. Cependant, au total, il est peu contestable que la colonisation, dès sa phase de stabilisation, s’accompagna à peu près partout d’une croissance démographique rapide — chose qu’on est loin de constater dans l’ensemble de l’Afrique coloniale. Comme on l’a vu, il n’y a pas lieu d’en féliciter outre mesure les politiques des nouveaux maîtres : la médecine — vaccination exceptée — fut peu opérante, et le développement des réseaux de transport fut, démographiquement, à double tranchant. Quant aux nouveaux lieux de travail — mines et plantations —, ce furent des mouroirs, au moins jusqu’aux années 1920. Parmi les réalisations (infrastructures de transport en particulier) dont s’enorgueillissait la propagande coloniale, et où n’était mis en exergue que l’exploit technique, quelques-unes furent aussi — surtout — des désastres humains, et constituèrent certaines des pires expériences liées à la domination européenne. Il semblerait par exemple que le chemin de fer du Yunnan, qui était censé permettre à la France de consolider une zone d’influence en Chine du Sud-Ouest, ait coûté la vie à 30 % des 80 000 coolies engagés, soit quelque 25 000 victimes pour 464 kilomètres de rail19. Cet effroyable bilan, dans l’Asie du Sud-Est du XXe siècle, n’a été dépassé sur un lieu précis que par celui du chemin de fer Bangkok-Rangoon20, sous domination japonaise, et peut-être par certains grands chantiers khmers rouges. Il reste que le cadre politique et institutionnel, si discriminatoire et répressif qu’il fut, ne suscitait pas les désastres humains récurrents liés à l’instabilité chronique qui avait souvent précédé l’irruption des Occidentaux. Enfin, dans une région du monde depuis fort longtemps désenclavée, cette dernière ne suscita pas la dissémination microbienne fatale à nombre de populations de l’intérieur de l’Afrique.
L’Asie du Sud-Est coloniale constitue une manière de paradoxe. D’une part, pour chacune des métropoles, c’est là que se trouve, au moins à certains moments (et singulièrement dans l’entre-deux-guerres), la « plus belle des colonies » — comme il se disait à propos de l’Indochine —, c’est-à-dire celle qui rapportait le plus : Malaisie pour le Royaume-Uni, Vietnam pour la France, et bien entendu Indes pour les Pays-Bas, qui n’avaient pas grand-chose d’autre dans leur empire. D’autre part, on l’a dit, les investissements européens n’y furent pas extrêmement considérables (quelques pour cent du total placé à l’étranger), en regard du poids de la région dans le commerce mondial. Les placements y étaient légèrement inférieurs en 1938 à ceux effectués en Australie et Nouvelle-Zélande, pourtant dix-sept fois moins peuplées que l’Asie du Sud-Est21. Aux coûteuses lignes de chemin de fer se substituaient plus qu’ailleurs les transports par voie d’eau, y compris à l’intérieur des divers territoires : la compagnie néerlandaise KPM, fondée en 1891, dessert efficacement à partir de Batavia l’ensemble de l’archipel ; l’Irrawaddy Flotilla Company, qui remonte aux années 1860, transporte les troupes britanniques vers Mandalay en 1886, cependant que le Chao Phraya ou le Mékong, sur ses biefs navigables (en particulier entre Saigon et Phnom Penh), sont aussi des artères essentielles. Les industries restèrent balbutiantes. Quant au secteur minier, en dehors de l’extraction pétrolière, il était peu gourmand en capitaux lui aussi, car l’étain, longtemps son fleuron, était extrait dans les sables alluviaux, sans nécessiter le creusement de puits et de galeries. En outre, les capitaux occidentaux venaient en fait compléter, et non remplacer, la masse très considérable (mais difficile à évaluer) des capitaux chinois déjà présents — ce qui constituait une situation unique dans le monde des empires coloniaux. Pour les économies européennes, ces faibles besoins constituaient-ils un avantage ou un handicap ? Si, à la manière d’un Lénine ou d’un Jules Ferry (d’accord sur ce point), l’on se focalise sur le placement profitable du capital excédentaire, le second terme de l’alternative ne fait pas de doute. Si, par contre, on considère la possibilité de créer rapidement et aisément des entreprises rentables, la réponse sera inverse.
Il n’empêche : avec quelque 3,8 milliards de dollars investis en 1937-193922, la région peut être considérée comme attractive. D’autant plus qu’il s’agissait à 72 % d’investissements directs (ou entrepreneuriaux), contre 28 % d’investissements de portefeuille (ou rentiers) : ce ne sont pas les obligations ferroviaires ou les titres de la dette que l’on recherche le plus, mais les parts de plantations ou de mines. Si l’on met de côté les 800 millions de dollars placés par des Américains, pour l’essentiel aux Philippines, et une poignée d’investissements japonais (sans doute une cinquantaine de millions de dollars, dont une moitié aux Philippines), il reste près de trois milliards, répartis entre Européens. Sans grande surprise, les Néerlandais arrivent bons premiers, avec quelque 1,4 milliard de dollars, dont 800 millions dans l’agro-exportation et 265 millions dans le pétrole. Les Britanniques les suivent, avec un milliard environ, dont 350 millions placés en péninsule malaise – 200 millions pour les seules plantations d’hévéas. En Birmanie, par contre, le secteur minier vient en premier, avec 150 millions de dollars, dont la moitié pour le pétrole. Les Britanniques se distinguent des autres Européens par l’importance de leurs investissements en dehors de leurs colonies : plus de 200 millions aux Indes néerlandaises, dont 130 dans le capital des filiales locales de Royal Dutch Shell ; plus de cent millions au Siam ; 45 millions aux Philippines. Quant aux Français, ils possèdent en Indochine 65 millions de dollars en titres de dette publique, et 300 millions en investissements directs, dont cent millions dans l’agriculture (45 millions dans l’hévéaculture). Ils détiennent encore 35 millions placés aux Indes néerlandaises, et un montant indéterminé, mais non négligeable en Malaisie, en particulier au travers des plantations du groupe franco-belge Rivaud-Hallet, plus connu sous le nom de Socfin (Société Financière des Caoutchoucs). Cette société contrôle en 1939 plus de 100 000 hectares en Asie du Sud-Est (Indochine, Malaisie, Sumatra), y emploie 50 000 travailleurs, et fournit 3,5 % du caoutchouc mondial, ainsi que 15,8 % de l’huile de palme. Les autres Européens représentent peu de chose — dix millions de dollars pour l’Allemagne, par exemple23.
Le secteur pétrolier, à l’orée de la Seconde Guerre mondiale, était sans doute la quintessence du grand capitalisme colonial en Asie du Sud-Est. Presque absent ailleurs en Extrême-Orient, le pétrole constitue la seconde exportation de la Birmanie — la première dans les années 1930 — (0,5 % de la production mondiale en 1940) et des Indes néerlandaises (2,8 % du total mondial, 5,9 millions de tonnes en 1937). Il s’agit d’extractions anciennes : depuis 1884 à Aceh et dans l’est de Bornéo, depuis 1886 à Yenangyaung en Birmanie — mais les souverains birmans y exploitaient les affleurements depuis des siècles —, depuis 1889 à Java. Certaines des plus importantes compagnies pétrolières sont nées dans cette partie du monde, que ce soit Burmah Oil Company, qui fondera en 1908 la fameuse Anglo-Iranian, ou la Royal Dutch Company, créée en 1890 dans l’est de Sumatra, et fusionnée en 1907 avec une société britannique, sous les auspices des Rothschild de Londres, pour donner la Royal Dutch Shell. Un oléoduc de 400 kilomètres dessert en Birmanie la raffinerie côtière de Syriam ; le pétrole de Bornéo, de Sumatra, de Sarawak (550 000 tonnes en 1923) et de Brunei (700 000 tonnes en 1941) est raffiné à Singapour, dont il fonde la vocation de port pétrolier ; le reste — Java, Moluques, Nouvelle-Guinée — part vers Surabaya. Il s’agit d’une activité intensive en capital et en technologie, et donc hors de portée des autochtones comme des Chinois ; par contre la main-d’œuvre (assez peu considérable) est avant tout locale.
À une échelle plus modeste, le charbon du Tonkin offre des caractères comparables. La demande est très forte (au Japon en particulier) pour cette houille de bonne qualité (anthracite) : la Société Française des Charbonnages du Tonkin, fondée en 1888 et contrôlée par le puissant groupe bancaire du Crédit Industriel et Commercial, est l’un des « cinq grands » qui régentent l’économie indochinoise, avec les plantations Michelin, la maison de commerce Denis Frères, la Société Financière Française et Coloniale (d’Octave Homberg puis Edmond Giscard d’Estaing), et bien sûr la Banque de l’Indochine. Les Charbonnages de Dong Trieu sont un brillant second. Le nouveau port de Haiphong, proche des gisements, est animé par le trafic charbonnier. À l’échelle mondiale, ou même française, les 200 000 tonnes extraites en 1900, les 1 800 000 tonnes de 1939 sont cependant assez peu de chose, et cette seconde exportation du Vietnam colonial arrive loin derrière le riz de Cochinchine. Le gisement de Quang Yen, et les petits bassins satellites, viennent cependant en Asie juste après la Mandchourie pour le tonnage exporté.
Cette considérable liste d’investissements ne doit pas conduire à penser que les pays d’Asie du Sud-Est auraient été mis en coupe réglée. Bien des activités essentielles échappent en tout ou en partie au contrôle des Européens, à commencer par la riziculture, qui ne fait l’objet de plantations européennes que dans le Transbassac, au nord-ouest du delta du Mékong, et dont le financement comme la commercialisation relèvent essentiellement des Chinois, ainsi que, plus partiellement, des Indiens en Birmanie. Les pêcheries côtières indochinoises sont, dans les années 1910, aux mains de 600 à 700 jonques chinoises (en grande partie venues de Hainan), que les barques vietnamiennes rudimentaires n’inquiètent guère24. Quant au secteur de l’étain, l’initiative, les capitaux et la main-d’œuvre y sont, jusque dans les années 1910, essentiellement chinois. L’extraction des alluvions stannifères nécessite plus une main-d’œuvre courageuse et abondante (les pertes, par maladie surtout, sont au départ terribles) que des techniques avancées ou des capitaux considérables. Il faut s’installer dans des jungles reculées, au pied des montagnes érodées par les cours d’eau. Autour de leurs clans et de leurs sociétés d’entraide, les Chinois vont y constituer de petits univers à part, presque sans contact avec les autres groupes ethniques. Ce n’est qu’après la phase pionnière, et après l’introduction d’innovations techniques décisives venues d’Occident (la pompe à vapeur dans les années 1890, et surtout la drague mécanisée, à partir de 1912 en Malaisie) que la domination chinoise s’effrite, puis s’effondre dans l’entre-deux-guerres, en se repliant sur les gisements les plus petits et les plus difficiles d’accès. Les dragues permettent d’affouiller les dépôts alluviaux à beaucoup plus grande profondeur, de les recueillir aisément sous les lacs qui ont envahi les anciennes mines, et d’exploiter de façon rentable du minerai à basse teneur. Au total, elles abaissent le prix de revient du métal de près de 50 % : en 1927, elles fournissent un tiers de l’étain de Malaisie ; en 1937, la moitié. À cette date les mines chinoises ne contrôlent plus qu’un gros tiers de la production, mais 81 % des quelque 200 000 mineurs sont chinois : c’est la première fois qu’autant d’entre eux travaillent pour des patrons occidentaux.
Même dans le secteur des plantations, le plus caractéristique du capitalisme colonial en Asie du Sud-Est, le poids des Européens ne doit pas être surestimé. Ainsi, au Cambodge, en 1928, les sociétés bénéficiaires de concessions regroupaient certes 1 354 000 hectares, soit quelque 8 % de la surface du pays. Mais, d’une part, seuls 870 000 hectares étaient effectivement mis en valeur ; surtout, dix pour cent seulement de ces vastes étendues appartenaient à des sociétés ou à des particuliers européens, soit moins de 1 % du territoire total. Le reste relevait de quelque 8 500 concessions souvent inférieures à cent hectares, attribuées à des « indigènes et étrangers asiatiques », pour reprendre la terminologie de l’époque. Les plus vastes des concessions européennes (Compagnie du Cambodge, 15 000 hectares cultivés ; Société Indochinoise des Plantations de Mimot, 14 000 hectares attribués, etc.) étaient un peu l’arbre cachant la forêt25. Certes, l’Asie du Sud-Est a nettement plus que l’Inde développé de grandes plantations. Mais celles-ci n’ont pas recouvert l’espace agricole comme aux Antilles ou dans certains pays d’Amérique latine.
Plus que l’investissement capitalistique, plus que la domination (en réalité seulement sectorielle) de l’économie sud-est asiatique, ce qui compta véritablement, ce qui entraîna des mutations irréversibles dans le rapport de ces pays à l’économique fut la modernisation des structures financières, commerciales et fiscales, et l’établissement d’un nouveau cadre institutionnel, au sens le plus large du terme. La présence occidentale en fut, suivant les cas, l’inspirateur ou simplement le catalyseur. En effet, le Siam demeuré indépendant précéda parfois certaines colonies dans l’instauration des nouvelles normes. Et certains groupes asiatiques — à commencer par les Chinois — y contribuèrent largement, avec zèle et enthousiasme. La monnaie fut partout standardisée à l’échelle des divers territoires, et généralisée dans son utilisation (avant 1857, le Siam utilisait encore les coquillages cauris, le Vietnam ou Java des picis de zinc, de piètre valeur). Un peu partout, c’est le dollar (ou peso) d’argent du Mexique qui s’imposa, de lui-même, son titre et son poids étant constants, à la différence des monnaies asiatiques. Le dollar d’argent, véritable monnaie commune de l’Extrême-Orient (Chine incluse), servait de référence à la plupart des nouvelles monnaies « nationales », tels que la piastre indochinoise ou le dollar des Détroits, ainsi détachées du franc et de la livre sterling. Il fallut attendre 1930 pour voir la piastre rattachée à la monnaie métropolitaine, au dixième de la valeur de celle-ci. Il s’agissait plutôt d’un aveu d’impuissance face à la crise mondiale que d’un stade supérieur d’intégration économique : la France ne devint sur le tard le premier partenaire commercial de sa colonie que parce que les échanges internationaux s’étaient effondrés26. Les Indes néerlandaises faisaient exception, puisque c’est le florin des Pays-Bas qui seul y avait cours légal.
Les barrières douanières internes sont supprimées, les tarifs externes manipulés en fonction des intérêts du colonisateur. Un système bancaire moderne apparaît, avec des banques étrangères (Banque de l’Indochine — BI —, remarquablement implantée dans toute la région, avant 1914 ; banques britanniques, dont le siège est parfois en Inde ou à Shanghai), mais aussi, assez vite, chinoises d’outre-mer, comme à Singapour. La BI, créée en 1875 par deux grandes banques métropolitaines, et dont le siège reste à Paris, n’a pas la même autonomie de décision que certaines de ses concurrentes britanniques. Elle jouit de privilèges considérables, tels que l’exonération fiscale (jusqu’en 1931) et la délégation de l’émission des piastres. En contrepartie, ses liens avec les milieux politiques dirigeants sont très étroits, ce qui n’empêche pas des tensions croissantes, soldées en 1931 par l’entrée de représentants de l’État au conseil d’administration. Ses opérations sont avant tout financières : le change et l’agio sont les activités dominantes. Les crédits de long terme sont délivrés au compte-gouttes, et à un taux bien supérieur à celui de la métropole. Ils vont peu à l’agriculture (10 % des engagements), beaucoup à l’industrie (30 %) et surtout au commerce extérieur (47 %). 84 % des prêts sont accordés à des Européens. La contribution au développement de l’économie indochinoise est donc minime, et de plus renforce les inégalités. La tendance à l’extraversion est soulignée par le réinvestissement par la BI des bénéfices réalisés en Indochine dans les filiales considérées comme les plus rentables, celles de Bangkok, de Singapour et de Chine. Seul le Crédit Populaire Agricole, fondé en 1927 sur un mode coopératif (le modèle est la Banque de la Rizière javanaise), peut être considéré comme tourné vers le développement de l’agriculture vivrière. Intervenant en Annam et au Tonkin, il compte 184 000 sociétaires. Il s’agit cependant uniquement de propriétaires relativement aisés, et le taux des prêts (15 %) est trop élevé27. L’État colonial supplée, occasionnellement, aux déficiences du système bancaire. Les lourds investissements ferroviaires, rentables seulement sur le long terme, se voient ainsi couramment garantir une rentabilité minimale de 5 % pendant cinq ans. Et les plantations sont parfois aidées à supporter les crises cycliques : en 1919-1921, les autorités françaises accordent aux gros hévéaculteurs des prêts à l’exportation, remboursables sur cinq ans à 3 %, ou même à taux zéro28.
Les grandes maisons de commerce international (ou agency houses), telles que la Nederlandsche Handel Maatschappij (NHM) hollandaise, les britanniques Guthrie, Sime Darby, Harrison & Crosfield, la française (de Bordeaux) Denis Frères contrôlent une énorme part des échanges de la région, mais se diversifient de plus en plus dans la navigation, l’assurance, les mines, la transformation des matières premières, et surtout la gestion ou l’achat de plantations. Elles concurrencent les grandes entreprises européennes centrées sur les activités productives, telles que Burmah Oil, BPM-Shell, Dunlop, Michelin, Deli Maatschappij (tabac à cigares), Billiton Company (étain), ou la Société des Charbonnages du Tonkin ; un assez petit nombre de grands capitalistes se retrouvent dans les conseils d’administration de nombreuses sociétés.
À l’appui de cette « normalisation » capitaliste de l’Asie du Sud-Est, il faut encore mentionner la régularisation des systèmes fiscaux, jusque-là à la fois très pesants et très inégalitaires : les quatre cinquièmes des revenus des États stannifères de Perak et de Selangor provenaient initialement de la taxe à l’exportation de l’étain (qui fait partie des monopoles royaux), ainsi que des diverses fermes fiscales ; aux Indes néerlandaises, vers 1830, le produit de celles-ci équivalait au montant des achats de produits d’exportation par les autorités de Java29. Signe du renforcement — tardif — des structures administratives, on assiste partout vers 1900 à la récupération progressive par l’administration des taxes affermées aux affairistes privés, chinois presque exclusivement30. La tendance est à la réduction de leur nombre (il y en avait sur l’opium, les jeux d’argent, l’alcool, le sel, les marchés, les abattoirs, les monts-de-piété, ainsi que des péages routiers nombreux), et à l’égalisation d’une zone à l’autre. En Malaisie, les droits de douane constituent encore le principal revenu de l’État en 1911. Quant à l’imposition directe, elle reste fondée sur la personne et sur la terre, non sur le revenu, ce qui avantage les riches ainsi que les urbains, et surtout sur la consommation. Ainsi, la taxe sur l’opium est très longtemps l’impôt qui rapporte le plus en Indochine ; elle représente 15 % à 20 % des recettes publiques des Indes néerlandaises, des années 1860 aux années 1890, et 23,7 % de celles des Straits Settlements en 1937, alors même que l’interdiction mondiale des drogues était en vigueur31. En 1942 encore, les trois monopoles publics (opium, sel et alcool) produisaient 29 % des recettes budgétaires en Indochine32. Le produit de la taxation indirecte allait au gouvernement général, cependant que celui de la taxation directe (impôt foncier et capitation, cette dernière uniforme, et donc très injuste) revenait aux administrations des cinq pays et des localités33. Au Cambodge, c’est entre 1890 et 1892 que l’essentiel des impôts est arraché au roi et à la noblesse, pour être versé dans un Trésor Unique administré par les Français, le souverain bénéficiant d’une liste civile prédéterminée. Mais la corvée (qui pouvait aller jusqu’à 90 jours par an) survit, au profit des puissants locaux ou de l’administration34. Les Indes néerlandaises furent seules à remettre à la métropole une part des recettes fiscales, jusqu’en 1878. En Malaisie britannique, les transferts budgétaires vers la Grande-Bretagne ne correspondent qu’aux retraites des fonctionnaires ayant servi dans le territoire, ainsi qu’à une contribution à sa propre défense terrestre35.
Ces prélèvements considérables furent pour l’essentiel consacrés aux fonctions régaliennes de l’État colonial, ainsi qu’à la construction d’infrastructures, de transport en particulier. Les dépenses sociales (éducation incluse) furent longtemps insignifiantes, même si la montée des revendications des colonisés et la crise des années 1930 provoquèrent des évolutions significatives : lancement dès 1927 d’un organisme de logement social à Singapour, augmentation juqu’à 12 % des dépenses publiques (en 1942) du budget de l’éducation en Indochine36. Si l’État servit aussi de « béquille » au capital métropolitain, ce fut de manière mesurée. On a évoqué les concessions foncières, généralement obtenues contre des sommes modiques. Dans la seule décennie 1920 (certes de loin la plus active), les planteurs français du Vietnam bénéficièrent de 625 000 hectares de concessions, dont les deux tiers en Cochinchine37. Mais il s’agissait en règle générale de terres incultes, couvertes par la forêt, parfois difficiles d’accès. Tout restait à y faire. Michelin estimait en 1927 à 220 millions de francs (130 millions d’euros de 2012) les sommes nécessaires à la mise en valeur de sa concession de 30 000 hectares de Nui-Bara. Du coup, une large part des terres concédées, peut-être la majeure partie, resta en friche. Pendant la grande crise, les autorités sauvèrent l’hévéaculture de la ruine en la subventionnant : entre 1930 et 1934, 96 millions de francs de primes allèrent aux exportations des plantations en activité, 90 millions de prêts à l’entretien de celles à l’arrêt38. Les montants ne sont pas négligeables, mais, partagés entre des dizaines de sociétés, ils ne pouvaient couvrir de nouveaux défrichements de quelque ampleur, ou le renouvellement complet des arbres trop âgés. Cela faussa cependant la concurrence, en défaveur des petits propriétaires autochtones. Une pratique plus fréquente fut la garantie de retour sur investissement, généralement pendant cinq ans, dont bénéficièrent en particulier les compagnies ferroviaires débutantes. Là encore, cette pratique, également répandue en Europe, ne sécurisa pas à elle seule les importants capitaux investis en Indochine dans ce secteur.
Comme dans le cas de l’Inde, le commerce extérieur des colonies d’Asie du Sud-Est fut structurellement excédentaire. Cela montrait la capacité des Européens à y valoriser leurs investissements, sous la forme d’exportations de produits primaires, et leur refus d’avoir à compenser tout déficit commercial par des transferts financiers. L’autre préoccupation — tirer parti du marché colonial — fut toujours secondaire, du fait de la faiblesse des structures de distribution au détail, de celle du pouvoir d’achat monétaire, et, surtout à partir de l’entre-deux-guerres, de la concurrence d’autres puissances industrielles, le Japon en premier lieu. Ainsi, au cours de la décennie 1870-1879, les Indes néerlandaises réalisaient 68,6 % de leurs exportations en direction des Pays-Bas, mais cela ne représentait pour ceux-ci que 10,7 % de leurs importations. Cela signifiait que la colonie dépendait alors beaucoup du marché de sa métropole, mais que la réciproque n’était pas vraie : les exportations de cette dernière vers ses Indes ne constituaient que 7,9 % de leur total. En 1930-1939, les positions étaient un peu moins déséquilibrées : 18,1 % des ventes des Indes étaient réalisées en métropole, contre 7 % dans le sens opposé. Mais si, entre-temps, le poids relatif de la colonie avait grandi (multiplication par 4,5 de ses exportations depuis 1870-1879, par deux seulement pour les Pays-Bas), la complémentarité globale des deux économies avait fortement diminué39.
Désormais, les Indes ne dépendaient donc plus du marché hollandais. Il est vrai que l’investissement, qui avait évolué en sens inverse du commerce, paraissait indiquer le contraire : en stock, la part des Indes dans les placements néerlandais de capitaux à l’étranger était passée de 20 % en 1900 à 46 % en 1938. En réalité, cela marquait surtout l’importance des réinvestissements de capitaux par ailleurs de plus en plus souvent transférés de propriétaires eurasiens à des actionnaires résidant en Hollande40. Encore a-t-on choisi un cas extrême : la plus petite des métropoles (13 % de l’économie britannique en 1929), la plus vaste des colonies sud-est asiatiques. La complémentarité des économies est bien moindre pour le couple France-Vietnam, ou pour le groupe Royaume-Uni-Malaisie-Birmanie. Aucune de ces colonies n’accomplit durablement la majeure partie de son commerce avec sa métropole, et cela alla globalement en diminuant (malgré une contre-tendance au cours de la première moitié des années 1930, à l’heure de la « préférence impériale », qui se signala par des mesures protectionnistes sans précédent). Rien ne serait plus faux que d’imaginer un « exclusif » tardif, qui d’ailleurs n’exista jamais dans le cas de l’Asie, pour les raisons exposées au chapitre II. Saigon avait de 1864 à 1887 été un port franc — sur le modèle de Singapour. L’application sans discernement du tarif protectionniste Méline porta ensuite un coup terrible à l’économie, et en particulier aux échanges avec la Chine : le port de Haiphong en fut subitement déserté. Il fallut rapidement revenir en arrière, en n’appliquant le tarif qu’aux seuls produits analogues à ceux de France41.
Un examen sectoriel confirme la tendance générale, et permet de la comprendre. Ainsi, les importations de coprah (issu de la noix de coco) et, plus tard, d’huile de palme avaient été à l’origine de l’essor de Rotterdam comme marché international majeur des oléagineux. Mais les importantes industries qui s’y greffèrent, tel le géant anglo-hollandais Unilever (fondé en 1929), durent recourir à des sources d’approvisionnement de plus en plus variées. De manière similaire, le géant pétrolier Royal Dutch Shell ne put se contenter longtemps des minces réserves de sa filiale indonésienne BPM. Parmi les matières premières importées par les Pays-Bas, les seules à provenir en majeure partie des Indes étaient en 1938 le sucre brut, le thé et (de peu) le tabac ; pris ensemble, ces produits ne représentaient que trente-huit millions de florins sur les 890 millions du secteur, soit quelque 4,5 %. Dans l’autre sens, le marché insulindien avait représenté jusqu’au début du XXe siècle un débouché essentiel pour d’importantes industries métropolitaines, telles que le textile ou la construction navale, même si le marché intérieur demeurait globalement déterminant. Malgré la suppression en 1874 de toute protection tarifaire pour les produits néerlandais vendus aux Indes, la part moyenne du marché de la grande colonie revenant aux Pays-Bas était en 1874/1904 de 51,5 % pour les produits textiles, et de 62,5 % pour les machines (navires inclus). Mais, en 1931/1939, elle était tombée à 20,4 % pour les premiers, à 31,1 % pour les secondes (qui ne représentaient pas plus de 7,8 % des exportations hollandaises du secteur)42.
Si, depuis longtemps, il n’est plus de mise d’attribuer aux colonies un rôle central dans la prospérité de leurs métropoles, ne peut-on au moins soutenir que certains individus, certains groupes en tirèrent des profits d’un montant inatteignable en Europe ? Il est vrai que certaines sociétés (généralement de petite taille), certaines années, purent offrir des dividendes allant jusqu’à 200 % du capital investi. De grandes entreprises furent à l’occasion très rémunératrices : le taux de profit des Charbonnages du Tonkin atteignit 60,2 % en 1906, 84,6 % en 1913 ; celui de la Banque de l’Indochine, 56,5 % cette même année43. L’hévéa, au lendemain de la Première Guerre mondiale, permit aux planteurs en activité (pas en Indochine, où il balbutiait) d’accéder à un train de vie princier, dont témoigne le roman Rubber44. Il reste qu’il s’agit de cas limites, et certainement pas d’une norme. Le krach suivit de peu le boom du caoutchouc — en 1921 —, qui ne retrouva jamais des profits aussi élevés. Sans même parler des tromperies pures et simples (terres incultes ou gisements improductifs vendus comme de bonnes affaires), les déboires et les banqueroutes furent aussi nombreux que les succès, ce qu’on a déjà constaté à propos des compagnies des Indes de l’époque moderne. Il est très difficile de calculer le taux de profit moyen sur un pays entier et sur une certaine période, non seulement du fait d’énormes fluctuations, mais aussi de la nécessaire prise en compte de la dépréciation du capital investi, et de l’impôt. De plus, beaucoup de sociétés ne versent pas (ou pas toujours) de dividendes, ce qui est perdu de vue dans le calcul du dividende moyen, du coup systématiquement surestimé. Enfin, comment tenir compte de la taille très inégale des entreprises ? Pierre van der Eng a cependant tenté l’exercice pour les sociétés néerlandaises opérant en Indonésie, entre 1893 et 1938 : les dividendes auraient fluctué en moyenne entre 5 % et 8 % (en 1913, au sommet de la courbe), ce qui n’est guère différent du rendement des actions des sociétés de Grande-Bretagne à la même époque, et seulement deux à trois points au-dessus du taux des emprunts publics néerlandais45. Non seulement il ne s’agit pas de super-profits, mais pareil taux amenait à sous-estimer les risques de perte de capital, cruellement soulignés par la succession de la Grande Crise, de l’occupation japonaise et de la guerre d’Indépendance : un milliard de florins fut perdu au cours des années 1930, 2,2 milliards disparurent la décennie suivante46.
Il ne faut enfin pas oublier que la base de l’économie coloniale proprement dite était étroite. En 1929, en Indochine, 221 000 personnes travaillaient pour des entreprises françaises, parmi lesquelles 87 000 dans l’industrie et le commerce, 81 000 dans les plantations, 53 000 dans les mines47. Cela représentait environ 1 % de la population totale. Même avec les dépendants, on n’arrivait sûrement pas à 5 %. Les données ne sont pas très différentes ailleurs, hormis sans doute en Malaisie et à Singapour. L’agriculture de subsistance, très dominante numériquement, échappe complètement aux Européens, qui ne contrôlent pas non plus une part essentielle des activités « modernes », tournées vers la commercialisation et l’exportation, largement aux mains d’Indiens et de Chinois. D’où le poids parfois écrasant des impôts et corvées, seules façons de faire contribuer la majeure partie de la population à la bonne marche de la colonie.
En Asie du Sud-Est, comme dans le reste du monde colonisé, une des incriminations les plus récurrentes fut l’accaparement des terres (ou au moins des meilleures d’entre elles) par les Occidentaux. Cela constitue aussi la base de la critique du « Système de cultures » javanais, sur lequel on reviendra en détail. La forte spécialisation agro-exportatrice de l’« angle de l’Asie » (Paul Mus) paraît conforter l’accusation. Or la réalité est plus complexe, et nuancée. D’une part, on l’a vu, une grande partie du territoire des colonies échappa durablement, et parfois presque en permanence, à toute espèce de contrôle. On rétorquera qu’il s’agissait plutôt de terres médiocres pour l’agriculture, et généralement peu peuplées. Certes, mais, pour des raisons tenant essentiellement à l’écologie des végétaux, les cultures spéculatives qui intéressaient le plus les Européens se concentrèrent largement sur des terres elles aussi marginales, le plus souvent arrachées à la forêt, et non aux périmètres vivriers. Il n’y a guère que deux exceptions significatives : la canne à sucre et (dans une certaine mesure) le coton. Dans la région qui nous occupe, seule la première recouvrit d’assez vastes espaces, souvent aux dépens des rizières, au nord de Java particulièrement. Ses considérables rendements à l’hectare circonscrirent cependant son occupation du sol. De plus, il s’agit presque partout de petites plantations paysannes, parfois fortement encadrées par les autorités (à Java surtout), mais qui ne bouleversaient pas le régime de propriété. Les Philippines centrales (l’île de Negros en particulier) constituèrent une exception latifundiaire, tardive cependant. Enfin, dans la plupart des cas, jusqu’aux alentours de 1900, les principales productions agricoles destinées à l’exportation demeurèrent celles de produits alimentaires et assimilés, qui correspondaient soit à des plantes natives ou depuis longtemps intégrées (poivre, noix muscade, clou de girofle, canne à sucre), soit à des végétaux tardivement transplantés (café, thé, tabac, quinquina), mais eux aussi d’usage pour partie domestique — à l’exception du café, peu consommé en Asie méridionale jusque très récemment. Ce n’est pas par hasard que cette dernière culture fut, dès le XVIIIe siècle, la plus massivement encadrée par le colonisateur. Les quelques matières premières industrielles avaient une importance surtout locale : gambier (écorce tinctoriale) dans le sultanat de Johor, chanvre de Manille (pour les cordes de navire) dans certaines zones de Luzon. Même prises ensemble, ces productions n’absorbaient globalement qu’une petite partie de la surface agricole utile, les quelques exceptions étant significativement constituées par d’étroits archipels, tels que les îles Banda, les Moluques méridionales, ou une partie des Visayas.
Le XXe siècle changea en partie la donne : des espaces d’une étendue jusque-là inusitée (le flanc ouest de la péninsule malaise, le nord-est sumatréen, le nord cochinchinois…) furent ex nihilo48 transformés en immenses plantations, dont l’initiative revint entièrement aux Occidentaux. De plus, si l’on excepte le cacao (encore peu répandu à l’aube de la Seconde Guerre mondiale), les nouveaux produits, destinés à l’industrie, n’étaient qu’en faible part consommés dans la région. L’époque fut avant tout marquée par l’envolée fulgurante de l’hévéa, après 1905, et du palmier à huile, dans l’entre-deux-guerres, toutes deux cultures industrielles, importées l’une d’Amérique du Sud, l’autre d’Afrique de l’Ouest. Si Dunlop fabriqua le premier pneu en 1888, l’hévéa ne prit son essor en Malaisie, à Sumatra, au Siam et en Indochine (ainsi qu’à Ceylan) qu’après 1900 ; les quatre premières décennies du XXe siècle sont l’ère du caoutchouc-roi, qui constitue à lui seul à partir de 1920 une grosse moitié des exportations de la péninsule malaise (60 % en 1929), l’étain (premier produit jusqu’en 1914) en représentant un bon quart. Le palmier à huile est introduit en 1911 (Sumatra, Malaisie), le pionnier en étant le Français Henri Fauconnier49, et dès 1920 les plantations obtiennent une qualité supérieure à celles d’Afrique ; vers 1930, la région fournit plus du tiers de la production mondiale d’huile de palme. Les planteurs asiatiques (presque uniquement chinois), qui étaient parvenus au XIXe siècle à occuper une place considérable (par exemple dans le sucre en Malaisie), sont dépassés par l’importance de l’investissement initial (l’hévéa ne devient productif qu’au bout de sept ans) et par la dimension agronomique (sélection des greffons, clonage) ou technologique (usines d’extraction de l’huile de palme) des nouvelles plantations. Ils ne commenceront à prendre leur revanche qu’avec l’ananas, dans les années 1920. L’aspect à la fois très technique et capitalistique de l’hévéa imposa des collaborations internationales inusitées : investissements français, belges ou américains en Malaisie, présence de cadres de plusieurs pays sur une même plantation, transmission (clandestine à l’occasion) de secrets industriels, tels ces clones d’hévéas indonésiens que Michelin se procura en 1929, et qui en Cochinchine devaient faire de ses plantations les plus productives à l’hectare50. Cette régionalisation de la recherche agronomique avait été précédée d’un intérêt général pour les techniques agricoles néerlandaises, qui avaient bénéficié d’une longue période de maturation. Dès les premières années du XXe siècle, diverses missions d’étude furent envoyées d’Indochine à Java, en particulier à la station d’essai de Buitenzorg (aujourd’hui Bogor). Du coup, deux stations rizicoles expérimentales furent ouvertes en 1913 en Cochinchine. Quatre autres se concentrèrent sur l’hévéa, le thé et le café. Le Siam, à son tour, vint observer les progrès indochinois. En mai 1918, un congrès d’agriculture tropicale, organisé par l’Union Coloniale française, tenta de faire le point51.
Les terrains plantés, surtout en ce qui concerne les cultures industrielles, sont dans l’ensemble défrichés sur la jungle, celle des collines bien drainées pour l’hévéa, celle des sols pauvres et marécageux pour le palmier à huile : il s’agit de zones largement vides d’hommes. Les nouvelles plantations, véritable front pionnier, sont particulièrement malsaines, et les conditions de travail y sont très dures (voir ci-dessus). On comprend que les rares autochtones n’aient manifesté aucun enthousiasme. La main-d’œuvre est donc essentiellement immigrée ; elle vient soit d’autres pays (d’Inde ou de Chine vers la Malaisie), soit d’autres îles (aux Philippines : migrations de Luzon vers Negros ou Mindanao ; aux Indes néerlandaises, de Java vers Sumatra ou Bornéo), soit, au Vietnam, du Tonkin ou du Nord-Annam comparativement surpeuplés vers la Cochinchine.
Du port de Medan, qui dessert l’Oostkust (côte est de Sumatra, correspondant à la régence de Deli), sort vers 1930 le quart des exportations des Indes néerlandaises, composé de caoutchouc, d’huile de palme, de café, de thé, et surtout du plus fameux tabac à cigare du monde, avec le havane. On assiste aussi à la transformation progressive, après 1900 surtout, de toute la partie occidentale de la péninsule malaise en océan d’hévéas, de palmiers à huile, de cannes à sucre et d’ananas, productions qui débordent sur le Siam voisin. Singapour et Penang se transmutent (partiellement) en entrepôts de ces flots de produits primaires, qui feront de la Malaisie la plus riche possession de la Grande-Bretagne, avant de constituer après 1945 « l’arsenal en dollars de l’Empire », car les États-Unis en constituent depuis les années 1920 le meilleur client.
Peu à peu, les produits et techniques de la plantation moderne, tellement « hors sol » à l’origine, s’enracinent dans les économies traditionnelles, qu’elles infléchissent dans le sens de la monétarisation, et d’une certaine technicité agronomique. De façon spontanée, et généralement sans toucher à leur production vivrière, les paysans, en particulier en Malaisie et à Sumatra, se mettent à planter en arbres de rapport des parcelles nouvellement défrichées. Des études récentes remettent en cause l’idée convenue de smallholdings mal tenues, aux rendements faibles. Les plans de restriction (voir infra, chapitre IX) semblent avoir volontairement sous-estimé leur productivité, et surestimé celle des estates, de manière à favoriser les grandes plantations dans l’attribution des quotas de production52. En outre, aux Indes néerlandaises, une taxe à l’exportation ne frappait que les petits planteurs. Le principal avantage pour ceux-ci était le caractère familial, et donc pratiquement gratuit, de la main-d’œuvre : en période de crise surtout, les plantations paysannes résistent plutôt mieux que les grandes exploitations. Les autorités cherchent souvent à les décourager, mais les réseaux de commercialisation, aux mains de Chinois, sont efficaces. En 1938, les smallholdings fournissaient à l’échelle régionale 48 % du caoutchouc, 30 % du tabac, 82 % du coton, 99 % du poivre. Elles conservaient un quasi-monopole sur la canne à sucre. Parmi les secteurs fortement rémunérateurs, seul le palmier à huile demeurait la chasse gardée des Occidentaux.
L’importance des plantations ne devrait surtout pas faire oublier que l’activité économique de loin la plus importante (humainement et commercialement) de l’Asie du Sud-Est est traditionnelle, et que les Européens, sauf exceptions individuelles, n’y interviennent pas plus qu’ils n’en tirent de profit : la région fournit 70 % environ des exportations mondiales de riz. Celui-ci est, de loin, le premier poste des ventes de la Birmanie, du Siam, du Cambodge et du Vietnam. Les deltas (Irrawaddy, Chao Phraya, Mékong) relativement peu peuplés encore au milieu du XIXe siècle, car malsains et ravagés assez récemment par des guerres, offrent un rapport hommes/terres cultivables exceptionnellement favorable. Parallèlement, la croissance et l’accessibilité du marché mondial, tout comme les travaux d’assainissement et de désenclavement, créent les conditions de l’essor ; ces nouveaux eldorados déterminent de vastes mouvements de population, généralement volontaires. Les résultats ne laissent pas d’impressionner : en Cochinchine, les rizières passent de 300 000 hectares en 1836 à 2 300 000 hectares en 1943 ; les exportations quadruplent entre 1870 et 1928, avant que la grande crise, puis la guerre, ne les fassent retomber. La production, en 1940, atteint 3 100 000 tonnes, dont 1 700 000 pour l’exportation. En Basse-Birmanie, on passe de 400 000 hectares en 1855 à 800 000 en 1870, à 4 millions en 1930 ; les exportations croissent, de 2 500 000 tonnes en 1900 à 5 millions en 1940 ; quant à la population, elle bondit de 1,5 million en 1870 à 8 millions en 1930. D’énormes infrastructures, de nombreux emplois non agricoles sont induits par le transport, le décorticage, l’emballage et l’exportation du riz : ainsi, en Cochinchine, la colonisation française creuse 2 600 kilomètres de canaux pour le drainage et le transport, dont 600 kilomètres ont plus de 2,50 m de profondeur. Ils sont parcourus de milliers de nefs appartenant pour la plupart à des Chinois de Cholon (ville jumelle de Saigon), où se concentrent aussi, en 1939, 72 rizeries (les plus grandes) sur les 387 de la colonie, et la plupart des 640 maisons de commerce chinoises de 1930. Celles-ci contrôlent en particulier les exportations vers Hong Kong et la Chine, importantes dès les années 1860 ; Saigon, Rangoon et Bangkok deviennent les plus grands ports d’Asie du Sud-Est continentale.
Dans les deltas rizicoles, la grande propriété ne domine clairement qu’à l’ouest de la Cochinchine, entre delta du Mékong et Cambodge (Transbassac) : une centaine de milliers d’hectares sont possédés par quelque 120 colons français, et surtout les collaborateurs-interprètes autochtones des débuts de la colonisation ont réussi à accaparer d’immenses terres presque vides lors des ventes aux enchères destinées à les attribuer. Ils retrouvaient ainsi à leur profit les pratiques clientélistes de la dynastie Nguyen53. Ils les font cultiver par des métayers (qui leur reversent 40 % de leurs récoltes) ou des ouvriers agricoles. Au total, en Cochinchine, les petits propriétaires ne disposent que de 45 % de la surface agricole utile (SAU). Il en va tout différemment au Siam et, au début, en Birmanie. Cependant, dans cette dernière, la petite propriété décline de 75 % des terres vers 1900 à 58 % en 1930, et 42 % en 1940 : la pression démographique de plus en plus forte, la concurrence des immigrants indiens à très bas salaires, l’endettement croissant auprès de la caste indienne des prêteurs d’argent chettiars, tout cela rend les agriculteurs indépendants extrêmement sensibles à toute difficulté imprévue, personnelle ou collective, comme la dépression des prix lors de la crise des années 1930.
Les Chettiars, qui ne cherchaient pas traditionnellement à accaparer des terres, sont en 1940 propriétaires de 24 % de la SAU, par le jeu des saisies d’hypothèques. Cela ne manque pas de déchaîner, à partir de 1930, des émeutes anti-indiennes dans les villes, ainsi que des rébellions « traditionalistes » dans les campagnes, comme celle de Hsaya San54. Les Chinois, qui détiennent une part du commerce de gros et demi-gros, sont aussi visés. En Cochinchine et au Siam, ils contrôlent en sus la collecte et le transport du riz, des zones de production vers les ports, de même qu’une partie de l’exportation, l’essentiel du décorticage et de l’emballage, sans oublier une part primordiale du petit commerce rural et du crédit « informel » dans les campagnes. Quant aux quelque 400 financiers chettiars, qui là aussi ont massivement prêté aux paysans, ils détiennent au milieu des années 1930 au moins 22 000 hectares de terres55. Cette présence presque constante d’intermédiaires intervenant dans tout ce qui ne relève pas directement de la production agricole, et qui ne font partie ni de la population autochtone, ni des colonisateurs, est peut-être la spécificité majeure de l’Asie du Sud-Est à l’ère coloniale. Leur activité contribue pour une part essentielle à faire de la Malaisie la plus riche des colonies britanniques, de la Birmanie le grand exportateur de l’empire des Indes, de l’Indochine la « perle » de l’Empire français. Décidément, s’agissant de la terre autant que de l’organisation du travail et du financement des productions, beaucoup échappait à l’emprise européenne.
Le poids des produits primaires a son revers : l’industrie est en Asie du Sud-Est coloniale peu développée, même par rapport à des pays de peuplement non européen comme la Chine, la Turquie ou l’Inde du début du XXe siècle. Et elle se consacre surtout à la première transformation des produits du sol et du sous-sol. Ainsi, à Singapour, la plus grande infrastructure industrielle est une fonderie d’étain, de sa fondation en 1887 par la Straits Trading Company (STC, aux capitaux britanniques et allemands) jusqu’aux années 1950 ; elle reçoit environ 70 % du minerai d’étain de Malaisie, et fournit près du tiers de la production mondiale (on y expédie du minerai venant d’aussi loin que l’Alaska et l’Ouganda). La STC et l’Eastern Smelting Company, installée à Penang en 1911, ne laissent aux fonderies chinoises qu’un petit 15 % du minerai de Malaisie, et jouissent d’un quasi-monopole à l’échelle de l’Asie du Sud-Est, avant que les Néerlandais, à partir de 1933, ne fondent leur propre industrie de transformation. L’importance des fonderies est telle que les autorités britanniques, alors pourtant dogmatiquement libre-échangistes, se préoccupent au début du XXe siècle de mettre en échec une tentative de concurrence aux États-Unis (principal acheteur de l’étain malais), en imposant une taxe à l’exportation du minerai qui le met pratiquement au même prix que l’étain-métal.
On a là la marque de ce que la colonisation n’était pas intrinsèquement hostile à toute politique industrielle. Il reste qu’elle n’en avait globalement ni les moyens ni la volonté. Les faibles budgets publics étaient essentiellement consacrés à la défense de l’ordre (armée, police, justice, prisons), aux infrastructures (chemins de fer, ports, routes, canaux), ainsi qu’au fonctionnement des administrations. Même dans une conjoncture aussi sombre que celle de 1931, les dépenses budgétaires du gouvernement général de l’Indochine n’allaient à l’économie que pour 4,3 %, contre 14 % pour la défense, la justice et l’ordre public, et 33,9 % pour les travaux publics et l’aménagement du territoire56. Quant aux banques européennes, elles ne se consacraient guère qu’aux opérations commerciales et financières, et secondairement aux plantations et mines, de rapport longtemps presque assuré. Par ailleurs, il aurait été anathème de favoriser toute industrie concurrençant celles de la métropole, y compris sur le marché de la colonie (on ne songeait même pas à des exportations manufacturières significatives en direction de l’Europe). Ajoutons que l’avantage comparatif de l’Asie du Sud-Est résidait dans ses produits primaires, agricoles en particulier. La région entière connut le Dutch disease, ce « mal hollandais » qui transmute des ressources surabondantes en matières premières en incapacité à développer les autres secteurs, au premier rang desquels l’industrie. Il fallut non seulement l’indépendance, mais surtout la reprise à grande échelle des délocalisations manufacturières, dans les années 1970, pour que soit progressivement pris dans la plupart des pays d’Asie du Sud-Est le tournant vers l’industrialisation. On ne peut donc incriminer la seule colonisation pour la longue persistance du sous-développement industriel. La majeure partie des élites locales ne s’en souciaient pas davantage — avant, pendant et après la phase d’hégémonie européenne.
Il y eut quelques exceptions à ce laisser-aller, par exemple chez les Chinois, dont l’accès aux produits primaires se trouvait peu à peu remis en cause par l’accentuation de la pénétration occidentale d’une part, par la croissance des revendications des autochtones de l’autre. Les Sino-Singapouriens, par exemple, purent asseoir un quasi-monopole dans les conserveries d’ananas (intégrées avec des plantations leur appartenant dans le sultanat de Johor), dont la production tripla entre 1904 et 1929. Ils contrôlent aussi quelques usines de transformation du caoutchouc, ou de fabrication d’objets simples en latex. Par ailleurs, le processus productif lui-même impose le développement d’industries ancillaires à l’exploitation des matières premières. Ainsi, il est impossible de transporter sur de longues distances la canne à sucre et les fruits du palmier à huile. Cela conduisit, dans les zones de production, à la mise en place de nombreuses petites sucreries et huileries, appartenant généralement aux sociétés de plantation. Parsemant les régions rizicoles, ou dans les grands ports d’exportation, on trouve des moulins assurant le décorticage du riz. Au cours des dernières décennies de la colonisation, quelques raffineries de pétrole furent installées, inévitablement de grande taille. Les autres industries, parfois indiscernables du secteur informel, sont généralement proches de l’artisanat, sur le plan technique et par l’absence de concentration ; les Chinois (et à Java les autochtones) y tiennent une place souvent déterminante. Elles répondent pour l’essentiel aux besoins en produits simples, peu coûteux et donc peu rentables à importer : boissons en bouteille, savon, conserves bas de gamme, petit matériel en tout genre, textiles locaux (sarongs de coton teints en batik à Java et en Malaisie, de coton ou de soie unie au Cambodge), allumettes… Si l’on en croit le grand géographe français Pierre Gourou, en 1938, le Tonkin comptait à la campagne 28 500 tisserands traditionnels, pour la plupart regroupés en villages spécialisés. Le secteur non modernisé continuait de fournir les trois quarts des tissus57. De plus, en 1939, l’Indochine dispose de cinq distilleries d’alcool et, depuis 1899, d’une cimenterie du groupe Portland, à Haiphong ; Singapour, avec United Engineers, possède la plus grande société régionale de petite mécanique. La dernière catégorie d’industries comprend des activités liées aux services locaux : imprimeries, réparation ou construction navale (de petite taille), ateliers ferroviaires, réparations mécaniques ; on songera aussi aux 42 centrales électriques d’Indochine. Compte tenu du caractère stratégique de beaucoup de ces industries, et de leur niveau technique parfois élevé, l’investissement colonial (plus celui des États que du secteur privé) y joue un rôle important.
Si la grande majorité des zones colonisées traversèrent la domination occidentale sans s’industrialiser, il y eut quelques exceptions notables. Elles n’apparurent que tardivement. En furent responsables la crise des années 1930, et les dispositifs protectionnistes qu’elle a entraînés, encore favorisés par la menaçante concurrence japonaise (voir infra, chapitre IX). À la veille du second conflit mondial, quelques zones de l’Asie du Sud-Est — les plus densément peuplées, les moins dotées en plantations — possèdent déjà une base industrielle non négligeable. C’est en particulier le cas de Java, et du Tonkin, qui compte quelque 150 000 ouvriers en 1939, l’industrie (mines incluses) représentant en 1937 20 % du PIB de l’ensemble de l’Indochine. Le coton est au premier plan : les quatre filatures modernes de la Société cotonnière du Tonkin emploient en 1940 14 000 ouvriers, cependant que 50 000 tisserands à domicile travaillent à façon dans le delta du fleuve Rouge. Nam Dinh est un véritable centre industriel. Au total, au Tonkin, 120 000 personnes seraient tributaires de la filière du coton58.
Hormis dans ces pôles industriels tardifs, les activités manufacturières, pour la plupart, ne nécessitaient pas d’importants investissements, et reposaient sur de bas salaires. Leur part dans le PIB demeura donc modeste. Par contre, la faiblesse de la productivité imposait l’emploi de nombreux bras, ce que la médiocrité des rémunérations autorisait. On constate ainsi, dans le Singapour de 1957, la présence de 77 000 travailleurs industriels (ouvriers au chômage inclus), soit 14,3 % des actifs, alors que l’industrie ne fournit (en 1960) que 9,2 % du PIB. Si l’on considère la catégorie plus large des « ouvriers et manœuvres de l’industrie et des transports » (elle inclut également le bâtiment et les travaux publics), on arrive à 38,5 % des actifs, davantage qu’en 1986 (35,8 %), au sommet de la croissance industrielle accélérée de la cité-État (l’industrie représentait alors 27,2 % du PIB)59. Les ouvriers ont préexisté à l’industrialisation, comme dans de nombreuses régions d’Europe. Cependant, à ce stade, il est souvent difficile de les distinguer des travailleurs de l’artisanat et des services.
De la concentration de l’imperium européen en Asie du Sud-Est sur le commerce extérieur et la navigation découle naturellement une forte polarisation maritime, particulièrement systématique dans le cas du domaine britannique, seul à constituer un élément dans une continuité impériale circumterrestre, alors que l’Indochine et les Indes néerlandaises n’ont d’intérêt que par elles-mêmes. Les grandes cités de l’Extrême-Orient britannique sont toutes situées sur les côtes (Singapour, Hong Kong, Penang…) ou à proximité (Rangoon, Kuala Lumpur, Kuching…), fréquemment sur le cours inférieur de fleuves importants, dont elles drainent les ressources. Beaucoup sont des créations ou des semi-créations du colonisateur, quand préexistait une bourgade de troisième ordre. Le nouveau maître sait dans cet effort s’appuyer sur les plus dynamiques des Asiatiques disponibles — armateurs et planteurs chinois à Singapour, mineurs d’étain et marchands chinois dans la future capitale malaysienne, Chettiars et négociants indiens dans ce qui sera celle de la Birmanie.
Aucune place n’est plus emblématique que Singapour de cette dynamique à la fois spatiale et humaine. Sa primauté dans la région archipélagique est absolue : dans les années 1930, environ 40 % du commerce de la Malaisie, près de la moitié de celui des Indes néerlandaises y transite ; c’est là que les marchandises sont rassemblées (ou au contraire « éclatées », en direction des milliers d’îles et de ports de la région), emballées, étiquetées, mises en forme, éventuellement transformées ; là que les principales transactions les concernant s’effectuent, l’argent passant d’un compte à l’autre dans une banque, asiatique ou occidentale, ou chez un grand towkay (magnat chinois) ; là que la main-d’œuvre afflue, de Chine, parfois d’Inde, et de cette myriade d’îles. On peut aller jusqu’à dire que, de même que l’Inde constitue moins la principale colonie de la Grande-Bretagne que le second centre de son empire (au point que d’aucuns évoquent un « empire anglo-indien » pour le volet oriental des possessions britanniques), Singapour est moins le principal relais du Royaume-Uni en Asie du Sud-Est que le second centre de l’empire anglo-indien, en même temps que le premier de la diaspora chinoise. Il peut aussi être considéré comme le principal centre culturel du monde malais, du moins à l’époque coloniale. On s’y embarque en particulier pour effectuer le pèlerinage à La Mecque (7 000 pèlerins par an en moyenne avant 1914). La vie intellectuelle y acquiert une intensité et une ouverture inconnues jusque-là : le premier journal en malais y sort en 1876 ; Al Imam, hebdomadaire phare de l’islam réformiste, y est publié entre 1906 et 1908 ; le premier grand quotidien malayophone, Utusan Melayu, paraît de 1915 à 1922. On a vu (précédemment au chapitre VI) que, pour un marché aussi crucial que celui du caoutchouc naturel, Londres avait dû céder du terrain à Singapour ; les marchands européens (Britanniques inclus) installés là avaient déterminé leur position dans cette confrontation à partir d’une perspective centrée sur l’Asie.
En effet, le grand port, au moins autant que Shanghai et Hong Kong, est au cœur d’une « économie-monde relative », relative car très ouverte sur le reste de la planète, économie-monde car ayant une cohérence plus forte que ce que les contemporains admettaient, mais que les récents succès de l’Asie nous rendent presque évident. On a souvent cru, avec d’excellents arguments, au déclin de la cité portuaire : les retournements de cycle imposant de difficiles réorientations ont été nombreux (la fin de l’escale entre Inde et Chine, après 1845 ; la crise de la canne à sucre, vers 1860 ; le marasme de l’étain et du café, vers 1890 ; les difficultés du caoutchouc, vers 1920 ; l’effondrement de toutes les matières premières, vers 1930) ; plusieurs concurrents potentiellement dangereux sont apparus (Hong Kong, Labuan, Surabaya, Medan — qui dessert la zone des plantations de Deli —, Bangkok, Saigon, et même Makassar, Riau…). Or, jamais ces autres ports, quel que soit leur succès, ne sont parvenus à détourner de Singapour une fraction significative de son commerce. Bien plus, leur croissance a déterminé de nouvelles possibilités pour les hommes d’affaires singapouriens, chinois en particulier, qui s’y sont souvent installés. Même lors des catastrophiques années 1930, ils savent délocaliser leurs opérations, sans rompre avec Singapour, juste ce qu’il faut pour contourner les hautes barrières protectionnistes mises en place par les autorités coloniales françaises et hollandaises. La plasticité, la capacité de rebond de l’économie du grand port paraissent extrêmes. Elles sont assurément liées, au niveau microéconomique, à la grande faculté d’adaptation, de réaction rapide aux impulsions du marché qui fait la force du capitalisme chinois.
Le secret de la réussite singapourienne, c’est sans doute la capacité à se camper d’emblée à la pointe de la modernité capitaliste en Asie du Sud-Est, et de toujours ensuite veiller à conserver une bonne longueur d’avance, pour ce qui compte, sur le concurrent régional le plus proche. Le grand port devient le moteur de la conquête capitaliste dans la région. Ce sont d’abord les agency houses ; la première à s’installer est la britannique Guthrie, en 1821. Dès 1846, leur nomenclature donne une idée de la diversité des connexions commerciales et de la bigarrure ethnique de Singapour : sur 43 maisons, on en compte certes vingt britanniques, mais aussi six juives (de Mésopotamie), cinq chinoises, autant d’arabes, deux arméniennes (le plus ancien monument de Singapour est l’Armenian Church, qui date de 1824), deux allemandes… La première compagnie d’assurances remonte à 1830, la première banque à 1837, la première ligne de steamers avec Londres à 1845. Les pouvoirs publics prennent une part primordiale dans l’édification de coûteuses infrastructures, essentielles à la circulation rapide et fluide des hommes, des marchandises, de l’information — et donc du capital. Une station charbonnière est installée en 1859, la même année que le télégraphe reliant Singapour à l’Europe. Les deux plus grandes cales sèches d’Asie sont construites vers 1880. Le chemin de fer péninsulaire, achevé en 1909, parvient dans l’île grâce à une jetée terminée en 1923 ; des tramways électriques sont lancés en 1905 par la Singapore Traction Company. Trois aérodromes, dont un civil, sont en place avant 1940. Quand le secteur privé se montre défaillant, l’État sait prendre ses responsabilités : ainsi rachète-t-il en 1905 des infrastructures qui périclitaient faute d’investissements, et crée-t-il en 1913 le Singapore Harbour Board, qui centralise l’ensemble de la gestion du grand port. Au XXe siècle, la construction de logements ne suit absolument pas la rapide augmentation de la population : un Singapore Investment Trust est chargé en 1927 de l’habitat social (il restera assez peu actif).
Les Philippines, si longtemps délaissées par leur maître espagnol lui-même, et simple relais entre la Chine et le Mexique, ne restèrent pas exclues de l’approfondissement général de la présence économique européenne. Cependant, la révolution et la mainmise nord-américaine des années 1896-1899 devaient mettre fin à un rattrapage qui avait paru un moment des plus prometteurs. Il faut mettre au compte de la tenace légende noire concoctée, de manière intéressée, par les historiens anglo-saxons à propos du monde hispanique, le tableau souvent outrageusement sombre et immobile dressé des Philippines espagnoles. Il ne s’agit pas d’en prendre pour autant systématiquement le contre-pied, sous peine de ne plus rien comprendre à la grave crise qui mina la domination de Madrid. Mais on a évoqué les premières tentatives, dès le milieu du XVIIIe siècle, pour lancer enfin des activités productives exportables dignes de ce nom. L’instauration du monopole sur la culture du tabac, en 1781, avait été un moyen de capter au bénéfice de l’État les profits d’une production en plein essor. La nouvelle atmosphère libérale suscitée par la fondation de Singapour entraîna la pleine ouverture de Manille au commerce international — britannique en premier — en 1834, suivie en 1855 de celle de divers ports provinciaux60. La fin du système du galion d’Acapulco, en 1815, n’entraîna pas la faillite redoutée — bien au contraire, puisque le commerce extérieur vit sa valeur multipliée par quinze entre 1825 et 1875. En effet, les cultures de rapport se multipliaient, au rang desquelles la canne à sucre, le café, le tabac et, plus original, le chanvre de Manille (ou abaca)61, à Luzon mais aussi dans les Visayas, comme à Negros, érigée île à sucre. Des planteurs britanniques avaient initié cette spécialisation, entre 1857 et 1864. Au total, les quatre produits précités représentaient plus de 90 % des exportations, celles-ci n’allant que pour une faible part vers l’Espagne, qui tirait son sucre de Cuba ou de Porto Rico, bien plus proches. On put aller jusqu’à avancer, en 1879, que les Philippines étaient désormais « une colonie anglo-chinoise sur laquelle flottait le drapeau espagnol62 ». L’économie parut suffisamment consolidée pour que le monopole sur le tabac soit supprimé en 1881, après exactement un siècle d’existence. Et, en 1884, une réforme générale des impôts fut promulguée, elle aussi d’inspiration libérale. Tout ceci suscita cependant des tensions nouvelles, dans la mesure où la terre, soudain devenue précieuse, pouvait être arrachée sin formalidades aux communautés d’Indios, le cadastre instauré en 1889 facilitant encore ces dépossessions. Les principaux bénéficiaires étaient cette fois non pas des étrangers, mais des mestizos. Du coup, contre leurs entreprises, se constitua une forme de front commun entre peninsulares et Indios : schéma souvent vu dans les deux Amériques d’avant les indépendances.
S’il y eut un laboratoire de la colonisation, ce fut le domaine colonial le plus riche et le plus durable d’Asie du Sud-Est, et les contemporains s’en montrèrent conscients : Java, et dans une moindre mesure les Indes néerlandaises tout entières connurent successivement (et, pour une part, simultanément) l’ensemble des modes de gestion, économiques tout au moins, appliqués par les Européens à cette région du monde. C’est ainsi que le système de cultures, également dénommé « système Van den Bosch », d’après son promoteur, gouverneur général des Indes néerlandaises (1830-1833), fut assurément le fait économique de la période coloniale en Asie du Sud-Est qui suscita le plus d’intérêt et de controverses. Ses contemporains immédiats l’ont d’abord considéré comme un modèle, sinon le modèle d’une colonisation « scientifique », qui rapportait gros à la métropole. Et il est vrai que cet apport dépassa peut-être celui de n’importe quelle autre colonie européenne : 31 % des revenus de l’État néerlandais au cours de la décennie 1851-186063. Mais bientôt débuta la « légende noire », introduite par le célèbre roman Max Havelaar (1860), qui voulut plutôt voir dans le système un modèle d’exploitation éhontée, aux conséquences catastrophiques pour les malheureux Javanais. C’était encore, un siècle après, la thèse du célèbre anthropologue Clifford Geertz64. Beaucoup d’études ponctuelles ont ces dernières décennies largement renouvelé la perspective. Il n’y a pas consensus sur les résultats du système, mais chacun admet en tout cas que celui-ci varia beaucoup dans l’espace comme dans le temps, qu’il suscita peu de résistances, et qu’il ne bouleversa pas la condition des paysans javanais. La tendance générale est de le situer dans l’histoire longue de Java, et par conséquent de le considérer plus comme un mélange de néo-féodalisme et de mercantilisme que comme l’expression pure d’un capitalisme imposé de l’extérieur sur une société accablée. Intéressant changement de perspective : ce qu’on avait pris pour la pointe acérée de la modernité — pour l’encenser ou pour la critiquer — aurait été en fait un compromis bricolé et peu durable entre celle-ci et le tréfonds ancestral de la société de déférence javanaise, cousue d’inégalités et d’obligations non monétaires. Quant au « vrai » capitalisme libéral, on le trouverait, sous une forme prématurée et rapidement faillie, dans le premier quart du XIXe siècle, puis, avec une base très élargie, dans le dernier tiers de ce siècle et le premier du suivant. Ironiquement, c’est aussi alors que triomphe peu à peu un discours humanitaire et progressiste, porté aux Pays-Bas par l’étrange coalition de fait des chrétiens, des socialistes et de certains conservateurs.
Dès le dernier quart du XVIIIe siècle, deux innovations annonçaient la politique de Van den Bosch. D’une part, les plantations de café des Priangan (Java Ouest), lancées dans les années 1720 à partir d’un trade off entre la VOC et les paysans javanais (remise de terres à rizière contre engagement à fournir du café au tarif imposé par la compagnie), s’étaient vu imposer de nouvelles obligations : culture d’un nombre précis (et élevé) de plants par foyer, inspections régulières. D’autre part, nombre de villages avaient été loués par les régents à de riches Chinois, qui y imposaient certaines cultures, et s’accaparaient la moitié des récoltes. Les Hollandais y voyaient le moyen de dynamiser des campagnes accablées de redevances et de corvées par les nobliaux javanais. De fait, beaucoup de paysans fuyaient en direction des villages « chinois ». Raffles, pendant l’intermède britannique, avait prétendu réformer tout cela. Sur le modèle éprouvé au Bengale, il avait remplacé les livraisons obligatoires par une land tax (« impôt sur la terre ») et pris des mesures sévères contre les régents et les princes de Mataram. Il s’agissait aussi d’aller vers une libéralisation de l’économie, où l’individu (ou son village) traiterait directement avec l’État, et serait libre de cultiver à sa guise. En 1819, le pouvoir hollandais rétabli crut porter un coup décisif aux régents en leur interdisant de participer au commerce des produits primaires, en abolissant leurs droits à la terre, et en les pensionnant à sa guise. Mais ce système, qui répondait aux critiques contre le « despotisme oriental » formulées à l’époque des Lumières par tous les Européens (cf. supra, chapitre VI), ne fonctionna jamais correctement, au point d’entraîner, au début des années 1820, un déclin tant quantitatif que qualitatif des cultures d’exportation. En effet, d’une part, les paysans « émancipés » se détournèrent massivement de celles-ci, que les Hollandais leur achetaient à des cours très bas, et remplacèrent le café ou la canne à sucre par du riz, qui avait de plus l’avantage de connaître alors des cours élevés. D’autre part, dans les principautés issues de Mataram (Java-Centre), de vastes concessions avaient été accordées par les gouvernants javanais à des entrepreneurs métis ou chinois, moyennant loyer, ce qui aboutit à un début de dépossession des princes, alliés des Hollandais. Enfin, à la suite de l’occupation anglaise, de puissants intérêts britanniques s’étaient immiscés dans les villes côtières, et associés aux concessionnaires qu’ils finançaient : en 1817, sur onze maisons d’import-export à Batavia, cinq étaient britanniques65. Cette tendance à la déstabilisation inquiéta le gouverneur général Van der Capellen (1816-1826), qui en 1823 ordonna aux concessionnaires de rendre leurs concessions avant la fin de l’année — contre indemnisation pour le manque à gagner. Il mettait ainsi le feu aux poudres, involontairement, car les princes javanais, fortement endettés, ne pouvaient payer. Ce fut la guerre de Java, menée par le prince Diponegoro, qui ravagea l’île entre 1825 et 1830.
La victoire une fois acquise, le gouverneur général Van den Bosch (1830-1833) entreprit de mettre sur pied un compromis durable entre État néerlandais et noblesse javanaise. Il rétablit en 1832 les droits supprimés en 1819, ce qu’il justifia ainsi : « Nous devons nous allier les chefs par tout moyen approprié, et j’ai tenté de le faire en respectant leurs droits héréditaires chaque fois que possible, en veillant à ce qu’ils soient traités avec la déférence qui leur est due, et même avec gentillesse, en leur tendant une main secourable dans leurs difficultés financières, en leur accordant la propriété de la terre quand ils la voulaient, et finalement en les traitant de manière à leur donner des raisons de se sentir plus heureux sous notre administration que sous celle de leurs propres princes66. » Le pouvoir ainsi reconnu aux régents s’appuyait à la fois sur un contrôle longtemps sans faille de leurs administrés et sur la grande stabilité de leurs lignages, alors que les administrateurs néerlandais changeaient de poste toutes les quelques années. Même dans les Priangan, tôt conquises par la VOC, les mêmes familles gouvernent parfois plus de 350 ans67. Quant au cultuurstelsel (système de cultures), il visait à consolider la puissance de l’aristocratie javanaise, tout en assurant des revenus importants et réguliers à l’État néerlandais. Il s’agissait de remplacer l’impôt sur la terre, payable en numéraire, par des livraisons obligatoires de produits agricoles, à hauteur de la valeur de l’ancien impôt, ou plus souvent laissant en sus de l’impôt dû un certain surplus, rémunéré à prix fixé. En règle générale, un cinquième des terres aussi bien que du travail devait être consacré à une culture choisie par les Hollandais : le café, le sucre, l’indigo, le tabac ou le poivre. Dans le cas du sucre, c’est l’élite nobiliaire javanaise qui superviserait la production, sous le contrôle des fonctionnaires néerlandais, dont le pouvoir et les possibilités de prévarication étaient notablement accrus. Le cultuurstelsel impliqua aussi les chefs de village, nouvellement créés, et qui devenaient les intermédiaires obligés entre population, régents et administration. Au moins jusqu’en 1851, ils organiseraient la rotation des cultures et les affectations des paysans, tout en percevant une rémunération liée aux résultats, pas toujours scrupuleusement répartie entre villageois. Quant au montant du prélèvement requis, les Hollandais se contentèrent de chausser les bottes des princes javanais. En effet, le droit coutumier leur attribuait deux cinquièmes des récoltes, mais en réalité, vers 1830, dans les principautés issues de Mataram, c’est un cinquième qui était perçu. Le système Van den Bosch reprit ce montant68.
Le nouveau système ne fut jamais appliqué sur l’ensemble de Java. Seuls 4 % à 6 % de la surface cultivée y étaient impliqués simultanément, si l’on exclut les terres caféières impropres à tout autre usage et déjà administrées par les Hollandais. En fait, sur les mêmes terres irriguées (sawah), on plantait tour à tour du riz (cycle de quatre mois) à fins vivrières et de la canne (cycle de 18 mois). C’est la captation du travail qui importa vraiment. On peut estimer, au-delà de quelques divergences entre auteurs, qu’à l’apogée du système, vers 1840, 60 % à 75 % des agriculteurs javanais y étaient partie prenante ; vers 1870, c’était encore le cas de 40 %. Il faut cependant préciser que la charge de travail n’était pas répartie également au sein du village. En réalité, elle reposait pour une part majeure sur les paysans sans terre, prolétariat rural qui tendit à travailler de manière prépondérante sur les cultures d’exportation. Cela explique la stabilité du cultuurstelsel : la plupart des paysans propriétaires convertirent en fait leur impôt en rémunération pour les salariés agricoles, ce qui ne les désavantagea pas, cependant que les déshérités, de plus en plus nombreux compte tenu de l’explosion démographique, s’y voyaient garantir un revenu minimal régulier. On constate des migrations de miséreux en direction des zones les plus soumises au système, alors que l’habitude était plutôt de fuir devant les impositions trop élevées. De nombreux bras étaient fournis par les chefs de village aux sucreries, possédées par des Européens ou des Chinois en contrat de livraison avec l’administration, qui les favorisait par des prêts à taux réduit. Le travail n’y devint pleinement « libre », par embauche directe des salariés, qu’en 1872. D’autres prolétaires des campagnes étaient également envoyés sur les chantiers publics des canaux d’irrigation et des routes. Certains avaient encore à travailler, illégalement, pour les chefs de village et les régents, intéressés à la bonne marche du système par l’accord d’un pourcentage des récoltes ou des terres, à leurs fins personnelles. On ajoutera que l’intensité des cultures d’exportation dépendait beaucoup de la zone (ainsi les principautés issues de Mataram furent-elles laissées de côté), et de facteurs locaux tels que la proximité d’une sucrerie. Il y eut aussi de fortes variations dans le temps. Ainsi la culture forcée de l’indigo fut-elle abandonnée dès 1864, après une période de déclin : elle était détestée par les paysans, car difficile et peu rémunératrice, et de plus elle épuisait rapidement les sols. Par contre le café, source de revenus réguliers, progressa considérablement. Dès les années 1850, les deux cultures principales — canne à sucre et café — ne représentaient pas moins de 96 % des revenus du système.
Simultanément, l’administration coloniale récupérait l’interface entre Java et le monde en accordant un monopole de fait dans de nombreux secteurs, sur le modèle de la défunte VOC, à une compagnie de commerce publique, la Nederlandsche Handel-Maatschappij (NHM), dont les fondements avaient été jetés dès 1824-1825. Les maisons de commerce privées devaient se contenter des échanges à courte distance, ou des importations. Cette reprise en main resterait inentamée jusqu’en 1855. On passait ainsi d’une dynamique élitaire fondée sur l’alliance entre capital privé local (largement asiatique) et étranger (essentiellement britannique) à celle, depuis longtemps éprouvée sous la VOC, qui rassemblait la noblesse javanaise et les agents de l’État colonial néerlandais. Une fois de plus, la ligne de fracture n’opposait pas Europe et Asie, Orient et Occident, mais des groupes d’intérêt composites.
Il y avait donc des gagnants et des perdants, mais pour la masse des paysans javanais, il semble bien que c’était une opération blanche. Ils avaient toujours eu à verser des impôts élevés et à accomplir de pesantes corvées pour leurs nobles, cela avait continué avec les concessionnaires, et cela recommençait pour le binôme régents-État colonial. Malgré un certain nombre d’avis contraires, on peut considérer que le niveau de vie moyen de la plupart s’améliora. Certes, 75 % à 80 % des revenus des cultures d’exportation étaient prélevés par les Hollandais, mais cela signifiait au moins que, contrairement à la période précédente, les paysans n’avaient plus à s’endetter auprès des usuriers chinois pour payer leurs impôts. La pratique des locations de villages entiers à des Chinois ou à des métis était également abandonnée. Il y eut donc un afflux considérable de numéraire dans les campagnes, d’autant plus que le riz, hors du système de cultures (et donc dégrevé d’impôt), continuait de jouir de cours plutôt élevés. Le revenu moyen d’un ménage de cultivateurs de canne passa de 13,50 florins en 1840 à près de 23 en 1860, sans une seule année de recul significatif entre ces dates. Bien entendu, ces sommes étaient inégalement réparties, et par ailleurs le recul drastique des espaces non cultivés entraîna une raréfaction des possibilités de cueillette ou de pâture gratuite. Mais plusieurs indices font entrevoir une consommation par habitant accrue : augmentation de la demande de riz, malgré les prix ; augmentation de la taille du cheptel domestique, y compris celui destiné à l’abattage ; accroissement des importations de biens de grande consommation, comme les textiles, au-delà de l’effet de remplacement de productions locales. Un indice de signification inverse, relevé par Ian Brown, est celui des prêts des monts-de-piété, en augmentation constante, hormis les années 1845-1850. Mais ils peuvent aussi simplement signaler la monétarisation croissante de l’économie. Sur un plan plus qualitatif, on remarque une amélioration du costume féminin et de la qualité des maisons. Enfin, la possession de chevaux de monte devient plus fréquente. Quant aux famines mentionnées des années 1844-1850, elles paraissent surtout liées à des opérations spéculatives sur le riz liées à des situations de monopole, comme à Cirebon en 1844-1846, où la rizerie de Van Braam et Burger accapara à bas prix les récoltes locales, pour revendre le grain trois fois plus cher. Paradoxalement, c’est plutôt à l’ère de la politique éthique, au début du XXe siècle, que la paupérisation gagnera du terrain, en particulier du fait d’une démographie devenue surabondante.
Après 1850, le système commença à se rétracter, en abandonnant certaines terres, et en se concentrant encore davantage sur le café et surtout le sucre. Alors que, au milieu du siècle, les recettes budgétaires excédaient les dépenses de 30 %, ce montant était réduit de moitié vers 187069. L’émotion suscitée en 1860 dans l’opinion néerlandaise par le roman-témoignage Max Havelaar d’Eduard Douwes Dekker, alias Multatuli (qui signifie en latin « j’ai beaucoup souffert »), accéléra cette désagrégation. À vrai dire, ce système de travail forcé qu’était à la base le cultuurstelsel produisit paradoxalement son contraire, en entraînant une formidable croissance de l’emploi salarié des pauvres des campagnes. C’est sur la base de ce travail « libre » que la phase suivante, libérale, put prendre son essor70. En 1870, la Loi agraire réintroduisit certains des principes libéraux du début du siècle, les entrepreneurs européens recevant le droit de louer à long terme (75 ans) à l’État les terres non cultivées, et à moyen terme (cinq à vingt ans) les terres cultivées par les autochtones, essentiellement pour y planter des cannes à sucre. Quant à la corvée, elle fut (en principe) abolie en 1882, il est vrai pour être remplacée par la capitation, un impôt nouveau. Cela ouvrit la voie au développement de plantations appartenant à des Occidentaux, la première (de tabac, à Sumatra) étant constituée la même année71. Le rééquilibrage entre État et secteur privé fut fulgurant : alors qu’en 1860 les exportations des deux acteurs s’équilibraient, en 1885 celles du second représentaient dix fois celles du premier. Ce n’était pas un jeu de vases communicants : en vingt-cinq ans, la valeur des exportations avait doublé72. Par rapport au début du siècle, la capacité de contrôle des pouvoirs publics s’était cependant beaucoup renforcée, les régents javanais fonctionnarisés ne retrouvèrent pas leur pouvoir d’antan, et, surtout peut-être, le capitalisme néerlandais s’était relevé de sa crise profonde (cf. supra, chapitre VI). Le libéralisme resta cette fois confiné pour l’essentiel au cadre national, et ne laissa que des broutilles aux autochtones et aux Chinois.
En 1878, le budget des Indes néerlandaises redevint déficitaire, ce qui était à la fois le signe des nouvelles responsabilités assumées, en particulier en matière de travaux d’aménagement du territoire (le premier tronçon ferroviaire avait été construit en 1867 à Java), du coût de la guerre d’Aceh, et de la privatisation accélérée des affaires rapportant le plus. Il s’en serait fallu de beaucoup pour que la libéralisation de l’économie fût totale. D’une part, l’élément initial du système de cultures, les terrasses caféières des Priangan, resterait sous contrôle public, livraisons obligatoires à la clé, jusqu’en 1915. Toujours dans le domaine agricole, les rizières seraient en 1872 décrétées inaliénables. D’autre part, la compagnie de navigation KPM (Koninklijk Paketvaart Maatschappij, compagnie royale de transport maritime des colis), fondée en 1891, et puissamment soutenue par les pouvoirs publics, allait en un quart de siècle étendre un maillage serré et efficace sur l’ensemble de l’archipel (y compris les grands fleuves de Kalimantan). La KPM put finalement évincer tout trafic étranger significatif dans la partie orientale de l’archipel, et amoindrir dans sa partie occidentale (économiquement de loin la plus importante) la prééminence jusque-là absolue de Singapour73. Elle transportait vers 1920 40 % du caoutchouc indonésien exporté vers le grand port. De plus, la compagnie discriminait par ses tarifs marchandises les Chinois au profit des Européens, sans pour autant empêcher les premiers de réaliser des bénéfices plus élevés sur les exportations de caoutchouc…74.
En 1899, Conrad van Deventer, qui avait longuement exercé aux Indes, écrivit dans une revue amstellodamoise le retentissant article « Une dette d’honneur ». Il y prescrivait de « rembourser » ce que les Pays-Bas avaient soutiré depuis trois siècles à leur colonie, au travers d’une politique sociale et éducative inspirée par l’humanisme. Or, pour une vingtaine d’années, cet appel eut force de loi. Par certains côtés, la politique éthique représente le grand retour du réformisme humanitaire issu des Lumières (désormais mâtiné de christianisme social), représenté par exemple par Raffles, après un siècle marqué par le binôme conservatisme néo-féodal/libéralisme. En témoigne la déclaration de son principal promoteur, A. W. F. Idenburg, ministre des Colonies, devant les États-Généraux des Pays-Bas, en 1901 : « L’objectif de la possession de colonies n’est pas l’expansion territoriale, ni l’augmentation du pouvoir, ni même l’accroissement du capital, mais le développement de la population indigène. Ce n’est pas l’égoïsme qui doit être le principe directeur de notre politique coloniale, mais un plus noble motif. La recherche de la puissance n’en est pas non plus le fondement légal. Ce fondement, c’est la mission morale d’un peuple plus avancé envers les nations moins avancées, qui ne sont pas d’une espèce inférieure aux peuples d’Occident mais forment avec eux l’organisme indivisible de l’humanité75. »
La coalition entre les milieux socialisants et chrétiens (pourtant alors politiquement « anti-révolutionnaires », pour reprendre le nom de leur principale formation parlementaire) impulsa des réformes importantes, qui allaient toutes dans le sens d’une promotion des « Insulaires » : création de nombreuses écoles de village ; mise en place d’un système de crédit agricole (la Banque de la Rizière) ; ouverture des grades inférieurs de la fonction publique au recrutement des autochtones ; inauguration en 1916 d’une assemblée consultative partiellement élue, le Volksraad. Par ailleurs, les travaux d’irrigation étaient relancés dans un Java déjà surpeuplé. Et l’on entreprenait, dès 1905, d’y améliorer les disponibilités alimentaires au travers de l’encouragement à l’émigration vers les îles extérieures76. En 1929, les Indes néerlandaises investissaient dans l’économie comparativement beaucoup plus que l’Inde britannique, et même davantage que le Japon vers 192077. Cependant, la taxation restait d’ampleur relativement limitée (entre 7 % et 10 % du revenu national dans l’entre-deux-guerres), et diminuait même par rapport au XIXe siècle. Du coup, les Indes néerlandaises furent l’un des rares territoires colonisés en Asie à ne pas connaître de révolte antifiscale78.
Comme dans (presque) toute politique, il y avait aussi des perdants. Non pas les colonisateurs, qui sur le fond ne cédaient rien de leur capacité à gouverner sans partage, et à maintenir leurs entreprises profitables (en témoigne par exemple le maintien de l’engagisme sur les plantations jusque dans les années 1930). Mais plutôt les Indos, peu formés et désormais concurrencés dans la fonction publique ; et les Chinois, de plus en plus souvent dénoncés, démagogiquement, comme les « suceurs de sang des Javanais » (Bloedzuigers der Javanen), à la fois par le discours officiel et par celui des nationalistes autochtones79. Dans l’indifférence des « éthicistes », les Chinois furent soumis jusqu’en 1916 à un passeport intérieur (supprimé depuis 1863 pour les Javanais), qui concrètement les empêchait de commercer librement. Jusqu’en 1916 aussi, les lettres administratives qui leur étaient adressées en néerlandais ne commençaient pas par « Monsieur » ou « Madame », mais par « Au Chinois/à la Chinoise untel ». Et ils ne furent autorisés à concourir pour la fonction publique qu’en 191380.
La politique éthique entraîna un changement d’attitude face aux pénuries graves. En 1911, le gouvernement des Indes néerlandaises prit la décision sans précédent d’interdire pour quatre mois les exportations de riz, compte tenu de la situation de pénurie. Des mesures analogues furent adoptées les années suivantes, ce qui n’allait guère dans le sens des intérêts des firmes européennes ou des autorités néerlandaises, dans la mesure où, traditionnellement, le riz de qualité de Java était exporté, alors que le riz birman bien moins coûteux était importé pour l’alimentation des Javanais, ce qui assurait d’énormes profits à certains. Nourrir la population coûte que coûte devint un objectif prioritaire, et conduisit pendant les années 1930 à une politique de quasi-autarcie en matière alimentaire, ce qui permit des progrès importants en matière de production et de distribution du riz81. Entre 1900 et 1913, le revenu réel par habitant semble avoir cru de 2 % par an en moyenne, malgré une croissance plus rapide de la population (1,5 % par an)82. Les choses se gâtèrent ensuite.
Pour certains Indonésiens, la période éthique fut celle d’un début de prospérité sans précédent, que le retour à un certain conservatisme dans les années 1920 n’interrompit pas. Ainsi, les smallholders d’hévéas de Jambi et de Palembang, à Sumatra, purent, quand le prix du caoutchouc était élevé, acheter en quantité des vélos ou des machines à coudre, ou même des automobiles (22 en 1922), et accomplir très nombreux le haj (2 000 en 1924, pour une population de 160 000)83. Ils restaient cependant à la marge d’une économie moderne en plein développement. Le capital demeurait très largement aux mains de sociétés basées aux Pays-Bas : leur valeur de marché cumulée représentait, en 1913, 1 100 millions de florins, contre 150 millions pour celles basées aux Indes. Les taux de profit de ces dernières, ainsi que des sociétés étrangères, étaient également plus faibles. Celui des compagnies opérant dans les îles extérieures était généralement inférieur à 5 %, mais l’accroissement de la production entraîna néanmoins une forte hausse des dividendes versés : 20 millions de florins en moyenne dans les années 1893-1902, un maximum de 160 millions de florins en 1913. L’agriculture resta de très loin le premier secteur d’investissement avant 1914, suivie loin derrière par les mines. Mais ensuite, ce fut le boom fulgurant du pétrole, essentiellement aux mains de la néerlandaise BPM (Bataafsche Petroleum Maatschaappij) et de l’anglo-hollandaise Royal Dutch Shell84.
Cependant, les Indes néerlandaises avaient bien du mal à se constituer en espace économique cohérent. D’une part, le commerce inter-îles, en 1914 encore, ne représentait pas plus du vingtième des échanges extérieurs. Sa valeur montait néanmoins à 17 % des seconds en 1939. D’autre part, Sumatra, Kalimantan et l’archipel de Riau restaient polarisés par Singapour, qui pouvait conditionner les produits d’exportation mieux et à moindre coût que n’importe quel port des Indes. En fait, dans les années 1920, Sumatra aurait gagné à se décrocher de la monnaie surévaluée des Indes néerlandaises, et à rester intégrée à l’économie malayenne au sein du dollar des Détroits85. On peut même considérer que les îles extérieures, massivement exportatrices, finançaient au travers du taux de change, mais aussi des impôts, les importations (de riz en particulier) de Java. Les années 1920 correspondirent cependant à un progrès de l’intégration, au travers en particulier de l’envoi de pétrole des îles extérieures vers Java, qui leur expédiait en retour des cigarettes parfumées de clou de girofle (kretek). La crise des années 1930 conduisit à des transformations plus décisives. D’abord, après sa dévaluation monétaire de 1930, le Japon envahit de ses exportations à bas prix les Indes néerlandaises, comme d’ailleurs l’ensemble de l’Asie méridionale. Elles représentèrent en 1934 31 % des importations des Indes, alors que celles en provenance des Pays-Bas tombaient à 9,5 %86. Ensuite, les mesures protectionnistes adoptées et l’effondrement du marché mondial conduisirent à une chute drastique de la production de sucre : de trois millions de tonnes en 1928, elle passa à un demi-million de tonnes en 1935. Les terres libérées revinrent à la rizière, d’où la possibilité pour Java d’en nourrir le reste de l’archipel. Enfin, en 1933, les autorités opposèrent des quotas d’importation aux produits manufacturés japonais, ce qui favorisa l’essor des industries locales de biens de consommation courants, surtout à Java, où la main-d’œuvre était surabondante.