LE MAINTIEN DE L’ORDRE :
POLICES ET PRISONS

Une fois la conquête réalisée, le niveau de violence politique baisse généralement de manière considérable, quantitativement et plus encore qualitativement, avec une régularisation de l’usage de la répression qui passe en particulier par sa judiciarisation. Ce n’est pas pour autant, il s’en faut de beaucoup, que les politiques de maintien de l’ordre s’alignent sur celles des métropoles. Et, en cas de crise grave, on en revient couramment à des méthodes très brutales, y compris l’utilisation de l’armée.

La grande faiblesse de la présence européenne (cf. supra, chapitre VI) et la concentration des intérêts coloniaux sur des zones restreintes, laissant en particulier à l’écart les montagnes et les régions difficiles d’accès, expliquent que, dans de nombreux cas, y compris dans les colonies de plein droit, le maintien de l’ordre soit délégué aux élites autochtones. Dans la mesure du possible, on faisait appel aux chefs traditionnels (princes Shan — ou sawbaw — dans les États du même nom, au nord-est de la Birmanie ; mandarins vietnamiens, en particulier en Annam) ou aux responsables élus par les grandes familles chinoises, les kapitan China (le titre est d’origine portugaise) des villes du monde malais. Mais, dans certains cas, les désordres étaient si étendus qu’il fallut transiger avec de peu recommandables personnages. Ainsi, en 1890, face aux ravages du banditisme sur la frontière nord du Tonkin, les nouvelles autorités françaises du protectorat passèrent-elles un accord avec Luong Tam Ky, chef de la principale bande « pirate122 », les Pavillons Jaunes. Pour prix de sa collaboration, il reçut quatre districts en apanage, y rendant la justice, y contrôlant l’administration et — surtout — y prélevant les taxes et impôts, tout en percevant une pension et en recevant des armes. Il put continuer à trafiquer impunément l’opium. Son principal fait d’armes fut en 1912 la capture et la mise à mort de De Tham, bandit politique proche des nationalistes indéfectiblement hostile aux Français. Le système ne prit fin qu’au bout de trente-cinq ans, en 1925123.

La colonisation parvint cependant peu à peu à créer un semblant de police. Elle partait de très bas. À Singapour, en 1843, on comptait en tout et pour tout 133 « policiers » — en réalité des volontaires européens et des gardiens armés généralement indiens, souvent des sikhs —, alors que la population chinoise atteignait 32 000 habitants. Un véritable corps de police n’apparut qu’en 1871, dirigé par un inspecteur général. Le recrutement s’élargissait aux Malais, mais pas aux Chinois, en particulier du fait de la misérable paie (la moitié de ce à quoi pouvait prétendre tout Asiatique quelque peu éduqué). L’incapacité à pénétrer les remuantes sociétés secrètes chinoises constitua longtemps un handicap. William Pickering, pour lequel fut créé en 1877 le poste de Protector of Chinese, fut sans doute le premier fonctionnaire britannique à maîtriser la langue chinoise. Il put préparer l’établissement d’un contrôle direct sur les Sino-Singapouriens, en prenant en main l’enregistrement des coolies nouveaux arrivants, en tentant de régulariser la ferme fiscale de l’opium, la prostitution (des enfants de sept ans figuraient dans certains bordels) et le jeu d’argent (ce qui lui valut en 1887 une tentative d’assassinat), enfin en faisant adopter en 1889 par le Conseil Législatif une loi d’interdiction générale des sociétés secrètes, avec bannissement de leurs membres nés en Chine ou apatrides124. En Birmanie, la police locale, recrutée à 71 % (en 1938) dans l’ethnie birmane, n’était pas armée, les Britanniques doutant de sa loyauté. Du coup, la délinquance ne diminua pas : les meurtres augmentèrent de 55 % entre les années 1870 et 1930, sensiblement au même rythme que la population. Une contre-mesure originale fut trouvée : si, dans un district donné, la hausse de la criminalité nécessitait l’envoi de renforts de police, c’était la population qui devait le financer, grâce à des impôts supplémentaires125.

En 1903, la professionnalisation de la police accomplit un pas supplémentaire avec la création à l’échelle de la Malaisie britannique d’un Police Cadet Service, destiné à remplacer les anciens officiers de l’armée anglo-indienne. Les cadets, précise sir Frank Swettenham, Haut-Commissaire dans les États malais et gouverneur des Straits Settlements, devaient être « de pure ascendance européenne de chaque côté126 ». Le corps commença néanmoins à être « malayanisé » après 1918, sans pour autant que les autochtones puissent dépasser le grade d’inspecteur. En 1935, les officiers de police des FMS ne comptaient encore que 61 Asiatiques (en majorité des Malais) pour 81 Britanniques. Les méthodes sont modernes : les empreintes digitales furent utilisées dès 1905, après Scotland Yard mais avant les États-Unis. Les échanges d’informations étaient courants avec le Royaume-Uni, les Indes néerlandaises, l’Inde, le Siam et même la Chine. Les policiers tendaient à se comporter comme de petits potentats, volontiers brutaux, surtout en dehors des principales villes. En témoigne un certain George Orwell, engagé en 1922 — à dix-neuf ans — comme cadet dans la police indienne, stationné en Birmanie, et qui écrit dix ans après sa démission, dans The road to Wigan Pier (Le quai de Wigan) : « Cinq années durant, j’ai été partie prenante à un système d’oppression, et cela m’a laissé mauvaise conscience. Figures innombrables remémorées — figures de prisonniers sur le banc des accusés, d’hommes attendant dans les cellules des criminels, de subordonnés que j’ai maltraités et de paysans âgés que j’ai ignorés, de serviteurs et de coolies que j’ai frappés de mes poings dans des accès de rage (presque tout le monde fait ce genre de choses en Orient, au moins occasionnellement : les Orientaux peuvent être très provocants) — tout cela m’a hanté intolérablement. J’étais conscient d’un immense poids de culpabilité, que j’avais à expier127. »

Au cours de la Première Guerre mondiale, de nouveaux adversaires se firent jour : les services secrets allemands (actifs auprès de certains nationalistes vietnamiens et, surtout, indiens), les admirateurs du bolchevisme et, compte tenu de l’évolution du rapport de force régional, les services japonais. D’où la constitution de polices politiques, peu nombreuses en effectifs mais très bien formées, dotées d’un réseau d’informateurs et d’agents doubles, et par là fort efficaces. En Indochine, ce fut la Sûreté générale indochinoise, en 1917. L’une de ses grandes réussites fut, en 1932, la décapitation du parti communiste en Cochinchine128. Elle étendait sa surveillance aux étudiants vietnamiens boursiers en métropole : filtrage systématique des candidats, pénétration des organismes d’accueil, tels que la Maison des étudiants indochinois (Cité Universitaire de Paris), fondée en 1930, où ils devaient obligatoirement résider. Tout pas de travers pouvait valoir un rapatriement forcé par le premier bateau129. Aux Indes néerlandaises, 1916 vit l’apparition de la Politiek Inlichtingen Dienst (Service de renseignement politique, PID), remplacée en 1920 par l’Algemene Recherche. Son plus grand succès fut d’avoir réussi à tuer dans l’œuf l’insurrection communiste de 1926, grâce en particulier à des arrestations ciblées130. En 1916 également, dans les Straits Settlements, on décida la création d’un Criminal Intelligence Department (CID), opérationnel à la fin de 1918, et bientôt (en 1920) étendu aux États malais fédérés. En 1933, le CID prit le nom de Special Branch (SB), mais ses effectifs restaient minuscules : 25 agents en 1935, une cinquantaine fin 1936, alors que les grèves dirigées par les communistes faisaient rage. Les Asiatiques y furent bientôt très majoritaires. Le Malayan Communist Party (MCP) concentre l’attention, mais les quelque 8 000 Japonais de Malaisie apparaissent comme une menace grandissante. On surveille aussi les pèlerins musulmans, dont on craint la possible radicalisation : un agent réside à Jeddah, sur le chemin de La Mecque. Les Allemands, en 1936, inquiètent également : sur 111 ressortissants présents à Singapour, 37 sont membres du parti nazi131 ! La coopération est étroite avec les consulats britanniques d’Asie orientale, ainsi qu’avec les polices des Indes néerlandaises et d’Indochine132. Le plus grand succès de cette collaboration fut peut-être le « transfert » en 1934 ou 1935 à la SB, dans des conditions qui restent peu claires, d’un informateur de la Sûreté, le Sino-Vietnamien Lai Teck133 (Pham Van Dac de son vrai nom), introduit en 1930 dans les milieux communistes indochinois134. Il parvint à devenir secrétaire général du MCP, de 1938 à 1947, et informa non seulement les Britanniques, mais aussi les Japonais, durant l’occupation, provoquant l’arrestation et la mort de bon nombre de ses compagnons. Finalement repéré en 1947, et échappé avec une partie des fonds du parti, il fut exécuté à Bangkok par ses anciens camarades.

 

La prison compta, si l’on ose dire, au nombre des apports de la colonisation. En effet, dans les sociétés traditionnelles d’Asie, comme dans celles de l’Europe antique ou médiévale, l’enfermement à long terme était rare ou inexistant. Les châtiments étaient surtout financiers (y compris l’engagement pour dettes, parfois assimilé à l’esclavage dans les sources occidentales), corporels ou humiliants (la cangue par exemple), avec le bannissement ou la mort dans les cas les plus graves. L’enfermement colonial fut par contre considérable. Le taux d’incarcération fut fréquemment plus élevé que dans les métropoles : 131 pour 100 000 en Indochine en 1932 (0,13 % de la population), contre 50 dans la France d’alors ; 77 simultanément dans les Indes néerlandaises. On notera cependant qu’il s’agit probablement pour l’Indochine d’un maximum, après les grandes révoltes et les attentats des années 1929-1931 : dès 1936, avec de nombreuses libérations, puis la large amnistie des détenus politiques décidée par le gouvernement de Front populaire, le taux retombait à 89135.

Les conditions d’existence en détention sont peu brillantes, même eu égard aux critères européens du temps. Ainsi, dans la prison provinciale de Thai Nguyen — la plus vaste du Nord-Tonkin —, en 1903, il n’y avait qu’une salle commune pour l’ensemble des détenus, qui dormaient les pieds attachés à des anneaux scellés dans le sol en béton. Au Cambodge, il s’agissait d’une longue barre en fonte pouvant coulisser (le knoh). À Saigon, deux cents prisonniers s’entassent sur 150 mètres carrés. Les condamnés, mais aussi parfois de simples prévenus, partent travailler sur les routes et chantiers, dans des conditions malsaines. Certains directeurs, certains gardiens frappent les détenus, les blessent à l’occasion, quoique les châtiments corporels soient en principe interdits au XXe siècle, et la torture semble-t-il peu pratiquée. Les ex-prisonniers politiques vietnamiens dénoncent pourtant son usage, que diverses commissions d’enquête ne corroborent pas, et qui ne fut en tout cas jamais cautionnée par l’administration. Certains agents de la pénitentiaire sont cependant condamnés pour « abus ». Quoi qu’il en soit, la mortalité peut atteindre des taux très élevés : 4,3 % par an au Tonkin entre 1929 et 1932, sans qu’il soit aisé d’y faire la part des mauvais traitements, des épidémies ou de la sous-alimentation, et, au-delà, de la chute des budgets induite par la crise économique. Simultanément, la mortalité des prisons de Cochinchine demeurait autour de 1 %136.

À Phnom Penh, la prison centrale du protectorat cambodgien ressemble à celles de l’Ancien Régime français : conditions d’hygiène déplorables, mortalité élevée (104 pour mille en 1930, dans la section théoriquement cambodgienne de la prison), vexations et dures corvées, mais parallèlement un assez grand laxisme (et une corruption fréquente) des gardiens, avec pour conséquence de multiples possibilités de contacts avec l’extérieur, voire d’évasion. On est en tout cas loin du panoptique cher à Bentham, central dans le Surveiller et punir de Michel Foucault137. En Malaisie, après 1945 en tout cas, les conditions sont quelque peu meilleures, en particulier pour les politiques, quoique la ségrégation et la hiérarchie soient fortes, des Chinois (les plus mal traités) aux Eurasiens et Européens, les Malais se trouvant en position intermédiaire. Les violences physiques sont exceptionnelles, les permissions de sortie (par exemple pour assister à des obsèques) assez fréquentes, et surtout les prisonniers exercent un vrai pouvoir, qui confine à une forme d’autogestion, appuyée sur l’élection de « ministres » aux tâches précises. Se multiplient les pétitions contre certains abus, les grèves de la faim ou du zèle, les refus de travailler, cependant que les mouchards et « traîtres » sont sommairement châtiés. Des magazines sont publiés en interne, et l’absence de zèle de gardiens parfois sympathisants permet les contacts avec l’extérieur. La prison se transforme en une école du nationalisme, à travers l’organisation de nombreux cours138.

Les cours sont plus nombreux encore dans le bagne de Poulo Condore (au large de la Cochinchine) au cours des années 1930. On a pu parler d’« université rouge » à son propos, et beaucoup de dirigeants communistes s’y formèrent. Fondée en 1862, cette première et plus massive institution pénale d’Indochine (9 % à 12 % des incarcérés s’y trouvaient, entre 1929 et 1940) constitua un lieu de relégation pour lourdes peines équivalant par son ampleur (une moyenne de 2 500 détenus) au bagne de Cayenne, bien mieux connu car à Poulo Condore on ne trouvait que des Asiatiques… Au moins jusqu’au nouveau règlement pénal de 1916, qui les interdisait, les châtiments corporels y étaient coutumiers, toute révolte se traduisant soit par une fusillade (80 bagnards tués en 1890 ; 73 en 1918, après qu’ils eurent mis à mort trois gardiens), soit par l’enfermement dans l’une des 120 « cages à tigre », à ciel ouvert. Les crimes entre détenus étaient fréquents. Les épidémies — scorbut, béribéri, choléra, tuberculose —, à l’évidence liées aux conditions souvent déplorables d’hygiène et de sous-alimentation, furent plus ravageuses encore : 338 détenus périrent ainsi en 1930, essentiellement du scorbut — un sur six. Le taux moyen de mortalité (quarante-six pour mille entre 1925 et 1940, 1930 étant exclu) était déjà nettement supérieur à celui des prisons indochinoises prises globalement. Ce taux cachait d’énormes variations d’une année à l’autre (entre dix et quatre-vingt-huit pour mille), avec néanmoins, à partir de 1932, une nette tendance à l’amélioration. Seuls les politiques n’étaient pas astreints aux durs travaux, dont certains se passaient sur le continent, car on louait aux autorités provinciales des contingents de bagnards. Périodiquement, on envoya aussi des condamnés vers les autres bagnes français : Nouvelle-Calédonie, Obock (près de Djibouti), Congo, et bien sûr Guyane, où des Vietnamiens traçaient les pistes de l’intérieur. On peut donc évoquer un véritable archipel pénitentiaire colonial.

Dans cet univers à la fois violent et anarchique, les évasions étaient très fréquentes : dix à quinze pour cent des détenus chaque année en moyenne ! L’île était vaste, couverte de forêt ; si l’on parvenait à échapper aux chasseurs cambodgiens d’évadés, équipés de chiens, il fallait encore construire un bateau de fortune, et traverser 155 kilomètres de mer. Après 1930, avec l’arrivée massive de prisonniers nationalistes ou communistes, le bagne fut comme subverti de l’intérieur (grèves de la faim, en particulier contre la mauvaise nourriture, refus de la corvée, réunions, formation politique) et de l’extérieur (campagnes de presse, interventions publiques en Indochine comme en métropole). La structuration en salles communes de 150 m2, prévues pour quatre-vingts bagnards, facilitait cette évolution. Cela contribua à la décision prise en juin 1938 de fermer l’ensemble des bagnes français. Cependant, s’il n’y eut plus ensuite d’envois au bagne avant l’extension à la région de la guerre de l’Asie-Pacifique, les détenus de droit commun ne furent pas transférés. Et, à partir de 1941, dans le Vichy tropical de l’amiral Decoux, le nombre de bagnards (plus de 4 000) atteignit des niveaux inusités, expliqué par les insurrections communistes de 1940. Le bagne ne fut effectivement fermé par les Français qu’à la fin de la guerre d’Indochine… pour être réactivé, à surrégime, par la République du Vietnam proaméricaine139. On a déjà relaté (cf. supra, chapitre VI) la mise en place, peu avant Poulo Condore, du bagne britannique de Port-Blair, aux îles Andaman, tout aussi dur, mais effectivement fermé en 1938. Quant au bagne hollandais de Nouvelle-Guinée, seule l’arrivée des Japonais permit la libération de ses détenus politiques.

LES ARMÉES COLONIALES :
DES TIGRES DE PAPIER ?

Le dernier recours, en cas de troubles graves, résidait dans l’intervention de l’armée. Compte tenu de la faiblesse en effectifs de la police, surtout dans les campagnes, on en arrivait rapidement là. Mais, le plus souvent, l’intervention des unités paramilitaires locales (ce qu’on dénommait en Indochine Garde Indigène) suffisait. Entre la fin de la « pacification » initiale et les guerres de libération finales, rares furent les engagements militaires d’une certaine ampleur. En février 1930, cependant, l’aviation française rasa le village vietnamien insurgé de Câ Am ; en septembre de la même année, elle intervint à nouveau ponctuellement, au Nghe Tinh, face au mouvement paysan « soviétique » ; plus de cinq cents personnes moururent sous les bombes ou sous les balles de la Garde Indigène140. On ne trouve pas d’autre mention de bombardements aériens dans cette partie du monde avant ceux de la guerre de 1937-1945.

Les armées coloniales d’Asie du Sud-Est étaient après 1850 beaucoup plus fortes qu’au cours des siècles précédents. Celle des Indes néerlandaises comptait, en 1905, 42 000 hommes, dont 16 000 Européens (la proportion n’avait guère changé depuis 1861) ; les Allemands étaient assez nombreux, ce qui remontait à la période de la VOC. Parmi les 26 000 Indonésiens, 68 % étaient javanais, et 21 % amboinais (généralement chrétiens)141. Les Moluquois, tôt incorporés aux empires européens, étaient donc très surreprésentés. Ils furent ensuite rejoints par d’autres groupes indonésiens eux aussi chrétiens, des Bataks des hauts plateaux de Sumatra et des Minahassais du nord des Célèbes (région de Menado), et ce aux dépens des Javanais musulmans, cependant toujours demeurés les plus nombreux. L’ampleur de ces forces armées doit pourtant être relativisée, en regard d’un pays aussi étendu que les États-Unis, et alors peuplé de 37 millions d’habitants. Surtout, elles demeuraient comparativement faibles, si on les rapproche de celles engagées à la même époque dans les conflits européens, ou de celles présentes dans la même région à partir de 1941. Les plans de guerre français et américains en prirent précocement acte, parfois avant même 1914 : en cas d’attaque japonaise (dès lors le principal danger perçu), il n’était pas prévu de pouvoir tenir l’Indochine ou les Philippines, mais d’y revenir après avoir mobilisé des forces suffisantes en métropole. L’offensive thaïlandaise142 de l’automne 1940 contre l’ouest indochinois fit la preuve qu’on ne pouvait escompter mieux : elle ne fut que partiellement contenue (sur mer plus que sur terre) par le petit contingent français présent, qui manquait en particulier de moyens aériens. Le Japon, jouant les médiateurs, put donc imposer un règlement très défavorable à la France, début 1941. L’armée néerlandaise des Indes (la KNIL) n’était guère mieux équipée, mais elle comptait sur la longue neutralité des Pays-Bas. Les Britanniques furent en définitive les seuls qui tentèrent de rendre au moins leur principale position régionale invulnérable : dès 1923, après la non-reconduction de l’alliance anglo-japonaise conclue en 1902, ils entreprirent la construction d’une énorme (et très coûteuse) base navale à Singapour, leur plus forte position à l’est de Suez. Elle couvrait 51 kilomètres carrés, était défendue par les plus gros canons de marine disponibles, et comportait la plus grande cale sèche du monde. Ce « Gibraltar de l’Est » fut achevé en 1939. Qu’il se soit révélé peu utile au cours des opérations de 1941-1942, faute essentiellement de couverture aérienne, n’empêcha pas la réinstallation d’une puissante garnison, après 1945.

En ce qui concerne les forces terrestres, c’est cependant sur la nombreuse armée anglo-indienne que Londres comptait. Les Indiens (2 600) étaient en 1941 plus nombreux que les Birmans (2 000) dans l’armée de Birmanie (après la séparation d’avec l’Inde), forte de 10 000 hommes, les deux groupes le cédant cependant aux Karens, minorité chrétienne des montagnes (2 800), cependant que d’autres ethnies, essentiellement chrétiennes elles aussi, fournissaient au total 2 700 hommes. La composante indienne était écrasante dans la Police Militaire (4 300 hommes), corps chargé de la sécurité intérieure, et elle fournissait les trois quarts de la Burma Frontier Force, dotée de 10 000 soldats143. Quant à Singapour, en 1859, sa garnison comprenait un bataillon indien, un autre anglais, et le Volunteer Rifle Corps, composé d’Européens. Le projet de remplacement du bataillon anglais par un indien en 1893 suscita des protestations chez les Européens. Quand le bataillon britannique s’en alla pour de bon combattre les Boers en 1899, ils renforcèrent le corps de Volontaires, fort en 1912 de 457 hommes. Trois compagnies locales (une chinoise, une eurasienne, une malaise) furent également levées. Les quelques troubles accompagnant le Forward Movement en Malaisie furent réprimés par des sikhs, des Gurkhas et une petite unité d’Arabes irréguliers. Dans les FMS, le premier régiment formé localement (en 1895), les Malay States Guides, était en totalité composé de sikhs, de Punjabi musulmans et d’une poignée de Pathans des confins afghans. En 1912, le gouverneur, Arthur Young, exprimait son manque de confiance en des Malais « indisciplinés », face à des projets de service militaire obligatoire de six mois, destinés à constituer une milice locale. En 1914, le départ de Singapour de la majeure partie de sa garnison de 2 500 hommes ne laissait pour l’essentiel sur place qu’un bataillon indien, ce qui joua un rôle capital dans la mutinerie de l’année suivante. Comme, en outre, un millier de Britanniques s’étaient portés volontaires pour combattre en France, on jugea nécessaire d’instaurer un corps de Civil Guards, où tous les Européens de 18 à 45 ans étaient censés servir. Des compagnies de volontaires asiatiques — ségréguées sur la base de l’ethnie — étaient ensuite créées dans les FMS, avec un succès limité : 850 hommes au total à la fin du conflit. La contribution à l’effort de guerre fut aussi financière : envoi d’un million de livres sterling par les FMS, et paiement d’un aéroplane par la Chambre de Commerce chinoise de Singapour144.

Les soldats d’origine métropolitaine, avec les prostituées et certains travailleurs manuels, étaient les plus méprisés des Européens vivant aux colonies. Pauvres, peu éduqués, de manières souvent rudes, il n’était pas question pour eux de participer à la vie mondaine, et les portes des clubs européens leur étaient fermées. À Java, ils parlaient entre eux un argot, le tangsi, fondé sur le malais. Il y eut à Batavia une pétition pour faire partir leur casernement d’un quartier européen. Il s’agissait pour une part de racisme : on comptait dans les rangs militaires une large proportion d’autochtones, souvent une majorité, et, dans la KNIL, les Africains n’étaient pas rares (les Pays-Bas occupèrent des postes en Gold Coast — l’actuel Ghana — jusqu’en 1872). Par contre, les Indos (qui n’avaient pas de propension pour le métier des armes) étaient relativement peu nombreux : un officier sur dix, un soldat sur vingt. Beaucoup de soldats firent souche en Asie, quelle que soit leur origine : jusqu’aux premières années du XXe siècle, aux Indes néerlandaises, il fut coutumier de vivre au cantonnement avec une concubine locale et des enfants (c’était en 1888 le cas du quart des militaires européens, les deux tiers de leurs enfants étant illégitimes). Le règlement militaire l’admit officiellement en 1836. À leur retraite, beaucoup de ces soldats (et sous-officiers) connurent la misère, et avaient recours aux organisations charitables chrétiennes. Ils formaient en 1901 la majeure partie des 17,5 % d’indigents décelés dans la communauté européenne par une commission d’enquête néerlandaise. En 1868, à Semarang (côte nord de Java), sur les 71 pensionnaires masculins de la maison de retraite, soixante-quatre étaient des militaires. Bon nombre d’enfants de soldats faisaient partie des quelque 900 bambins accueillis en 1860 par les orphelinats et par l’école des Pupilles de l’armée, qui comptait, en 1876, 371 enfants, dont 357 Eurasiens. Il fut de plus en plus coutumier pour les soldats européens revenant au pays d’y abandonner leurs garçons. En 1900, les orphelins recueillis étaient au total 2 700, soit un pourcentage significatif des 30 000 enfants européens d’alors. La mortalité dans les orphelinats resta longtemps considérable : 15 % par an dans un établissement catholique des années 1840. La plupart des garçons rejoignaient ensuite l’armée, à 18 ans, beaucoup d’entre eux dans le service topographique ou à la musique. En 1913, l’opposition politique au concubinage de caserne, venant tant du moralisme néerlandais que du nationalisme javanais, eut raison de ce droit. Les soldats, bien entendu, se rabattirent sur la prostitution145.

LA JUSTICE : UN POSITIONNEMENT AMBIGU

La justice coloniale fut parfois crûment au service de l’ordre colonial. Ainsi, tant que l’engagisme dura (jusqu’en 1910 en Malaisie, jusque dans les années 1930 aux Indes néerlandaises), la « désertion » de son affectation de travail était considérée et punie comme un délit. Cela toucha surtout les centaines de milliers de travailleurs javanais des plantations de la région de Deli, à Sumatra. Pourtant, comme partout dans le monde, la justice pesa très généralement dans le sens d’une atténuation de l’arbitraire de l’exécutif. Ce fut par exemple le cas à Singapour en 1867, à une époque où la concurrence entre sociétés secrètes chinoises se traduisait de temps à autre par des batailles rangées meurtrières dans les rues de la ville, paralysée des jours durant. Le premier gouverneur des Straits Settlements, sir Harry Ord, résolut de prendre des mesures d’exception : droit de bannir tout Asiatique, même naturalisé britannique, de proclamer l’état d’urgence, de fermer de force les boutiques, et de faire tirer sur les émeutiers. Or le Chief Justice, sir Peter Benson Maxwell, s’y opposa au nom de la loi anglaise. Il contestait en particulier l’éventualité du bannissement d’un sujet britannique, sans possibilité d’appel, ainsi que le tir sur les pillards « même quand ils s’enfuient ». Ce à quoi Ord répliqua : « Les Chinois sont accoutumés à un gouvernement autoritaire. » Finalement, le Peace Preservation Act permit à l’expulsé de présenter sa défense, et obligea le gouverneur à un exposé écrit de ses motifs, cependant que la flagellation pour port d’armes était abolie146. Semblablement, au début des années 1930, la cour d’appel de Saigon transforma en simple délit de presse les articles jusqu’alors considérés comme des « atteintes à la sûreté de l’État147 ».

Le recours à la justice passa souvent par l’antagonisme entre le gouverneur, plus répressif, et les autorités métropolitaines, plus modérées. Ainsi, la Chambre des députés, en 1916, parvint-elle à faire annuler le décret pris en août 1914 par le gouverneur, Joos van Vollenhoven, qui étendait à l’Indochine le système des conseils de guerre aux armées, et rognait sur les pouvoirs civils. Ceux des condamnés qui n’avaient pas été exécutés (145 peines de mort prononcées en 1914-1916) purent faire appel devant la cour criminelle de Saigon, souvent victorieusement148. Après la mutinerie de la garnison indigène de Yen Bay, en 1930, des tribunaux spéciaux, les Commissions Criminelles, rendirent une justice expéditive, prononçant quatre-vingt, condamnations à mort, et 102 aux travaux forcés. Le ministre des Colonies, informé, imposa un réexamen des verdicts par une commission des grâces, qui prononça 40 % de non-lieux et quelques acquittements. Devant cette humiliation, l’exécutif indochinois se résolut à utiliser désormais davantage les tribunaux ordinaires149. Ceux-ci n’hésitaient pas toujours à faire preuve d’indépendance. Ainsi, lors du procès de la grève insurrectionnelle de la plantation Michelin de Phu-Riêng (1930), dirigée par des communistes, les lourdes sentences (trois à cinq ans de prison) furent presque toutes réduites en appel (six à douze mois pour la plupart)150. Dans le domaine de la justice civile également, des recours étaient possibles contre les abus de l’administration : lors des grands travaux de rénovation d’Hanoi, des Vietnamiens purent faire annuler des processus d’expropriation.

Quant à la justice coutumière, le colonisateur ne chercha pas à l’abolir, tout en circonscrivant sa juridiction (généralement à la sphère civile) et en en contrôlant le fonctionnement, par exemple en imposant aux tribunaux des sawbaw Shan un droit anglo-indien simplifié, ou des modifications à la coutume. Des tribunaux de la Charia, chargés de régler les questions de divorce et d’héritage en fonction du droit islamique, étaient présents même là où les musulmans étaient minoritaires, comme à Singapour. Aux Indes néerlandaises, dans les îles extérieures en particulier, les autorités favorisèrent plutôt le droit coutumier préislamique, l’adat, qu’elles entreprirent de codifier, car elles se méfiaient de la capacité mobilisatrice des élites musulmanes, cruellement éprouvée à leurs dépens lors des guerres des Padri et d’Aceh. Il s’agissait en fait d’avoir la politique de ses moyens, ce qui explique aussi les évolutions dans le temps. Ainsi, après la mainmise britannique sur le Tenasserim (1826), il fut résolu que les tribunaux seraient fondés sur le droit birman, rationalisé et codifié, « pour autant qu’il ne soit pas cruel et ne milite pas contre la justice naturelle151 » Mais, jusque dans les années 1870, les querelles entre villageois, ou entre villages, furent réglées par le médiateur traditionnel (myo-thu-gyi). En 1872, la nomination en Basse-Birmanie d’un Judicial Commissioner renforça l’inflexion en direction du droit britannique (ou, plus exactement, anglo-indien), dans la mesure où il usa très largement de son droit d’appel et de révision sur les jugements des cours locales, et même (à partir de 1891) des myo-thu-gyi. Un service judiciaire digne de ce nom fut constitué en 1905, et en 1923 la justice birmane fut réunifiée sous l’égide de la Haute Cour de Rangoon152.

On comprendra que, face à une telle complexité (dont nous nous sommes bornés à donner quelques aperçus), on se gardera de fournir un jugement global sur la justice coloniale. Ce fut cependant de bout en bout une justice biaisée, beaucoup plus que dans les métropoles. La loi n’était pas la même pour tous : par principe, les Européens (auxquels étaient assimilés les Américains et, après leurs victoires sur la Chine et la Russie, les Japonais) étaient jugés suivant la loi métropolitaine, alors que les colonisés subissaient des normes beaucoup moins protectrices, à la fois simplifiées quant à la procédure, plus sévères quant aux peines, et qui incluaient des éléments disparus d’Europe depuis le XVIIIe siècle, tels que les châtiments corporels ou la détention par simple décision administrative. Il y avait des situations baroques : ainsi, aux Indes néerlandaises, les Chinois relevaient du droit commercial européen (car ils étaient des partenaires d’affaires incontournables), mais du droit criminel des « Insulaires » indonésiens153. De plus, une majorité de juges, surtout dans les positions élevées, étaient des colonisateurs. Et, contrairement au principe métropolitain de l’inamovibilité des juges, le gouverneur général pouvait en principe les nommer et les renvoyer à loisir, et donc interférer avec leurs décisions, en vertu de ses pouvoirs de bannissement de tout Européen de la colonie, et de relégation administrative de tout sujet autochtone — ce que les Hollandais dénommaient exorbitante rechten (droits exorbitants). Il convient cependant de ne pas exagérer le caractère répressif de la justice coloniale. Au cours des trente années précédant l’invasion japonaise de 1942, il y eut en moyenne trois exécutions capitales par an aux Indes néerlandaises, ce qui n’incluait cependant ni les victimes de la répression de l’insurrection manquée des communistes locaux en 1926-1927, ni les morts, de maladie surtout, du bagne de Boven Digul. La justice fut bien plus répressive en Indochine, mais elle ne fut pas non plus celle d’un État totalitaire.