Chapitre VIII

LA COLONISATION EUROPÉENNE
EN ASIE DU SUD-EST :

LE JEU DES ACTEURS
ET LES INSTITUTIONS (C.1800-1942)

Le discours colonial aussi bien que l’anticolonialisme ont tendu à faire du « colonat » un bloc. Or, malgré le petit nombre des intéressés, la réalité était bien plus complexe. Certes, tous se trouvaient d’une manière ou d’une autre au sommet de la hiérarchie sociale — même dans les prisons de Malaisie, où ils étaient mieux traités que les Asiatiques1. Ils étaient jugés suivant les codes occidentaux, plus protecteurs (cf. ci-dessous). Ils n’avaient pas besoin, comme les Chinois des Indes néerlandaises jusqu’en 1916, d’un passeport intérieur pour aller où bon leur semblait. Et, sauf rares exceptions, tous leurs amis étaient des Européens, surtout une fois que ceux-ci, après 1880, se furent installés en assez grand nombre en Asie. Pourtant, les clivages furent nombreux. Ils pouvaient tout simplement tenir à la nationalité. Il serait tout à fait erroné de croire qu’aux XIXe et XXe siècles ne résidaient dans les colonies que des Asiatiques et des ressortissants des métropoles correspondantes, comme cela avait été à peu près le cas (sauf pour les soldats) au cours des siècles précédents. Raffles laissa derrière lui à Java une forte poignée de marchands britanniques, et les maisons de commerce anglaises tenaient simultanément le haut du pavé à Manille. Plus tard, il y eut en Malaisie de nombreux planteurs ou propriétaires de mines français, américains ou japonais. La première école de Penang fut ouverte en 1808 par un catholique français. À Singapour, en 1914, la communauté allemande était forte de centaines de personnes, particulièrement investies dans les compagnies de navigation. Leur Teutonia Club, ouvert en 1856, était le plus spectaculaire de la ville.

LES EUROPÉENS :
UNE MINORITÉ DOMINANTE COMPLEXE

Partout la fonction publique, premier employeur, était réservée aux nationaux. Cela redoublait le poids du clivage entre secteurs public et privé. Le premier, dans les Federated Malay States, employait en 1925 environ 1 200 Européens (dont 160 bénéficiaires du diplôme du Malayan Civil Service, et de la bonne rémunération afférente). Le second, en 1921, regroupait 3 200 Occidentaux, dont 47 % dans l’agriculture (essentiellement les plantations d’hévéas), 11 % dans le commerce et la finance, et 7 % dans les mines. On comptait aussi, entre autres, 60 religieux et 42 domestiques. Malgré le poids des plantations, il s’agissait d’une population urbaine : 38 % vivaient dans l’une des quatre principales villes, plus du quart dans la seule Kuala Lumpur. Une large partie des fonctionnaires avait accompli des études supérieures2, alors que très peu de planteurs avaient dépassé le secondaire. La grande majorité des premiers étaient anglais, alors qu’un tiers des seconds étaient écossais3.

Quant aux Occidentaux qui déparaient, on tentait de les pousser sous le tapis. Les prostituées britanniques parvenues en Malaisie étaient, sitôt découvertes, remises dans le bateau. Dans les principautés du centre de Java, au XIXe siècle, les Européens appauvris qui en étaient réduits à vivre dans les quartiers autochtones n’étaient pas comptabilisés dans le recensement des ressortissants néerlandais, et leurs enfants étaient souvent interdits d’école4. Les rares Européennes mariées avec des Asiatiques se trouvaient privées de leur nationalité (elles avaient à adopter celle de leur mari — comme en Europe d’alors)5, et socialement ostracisées par leurs compatriotes de naissance, sans pour autant être bien acceptées par leur belle-famille6. Certains métiers étaient en Malaisie considérés comme dérogeant, et interdisaient par exemple l’entrée dans un club : jockey, gardien de prison, mécanicien de locomotive. Ce dernier, comparativement mal payé, avait en outre le désavantage d’avoir à côtoyer beaucoup d’employés asiatiques de niveau de responsabilité comparable. Cette cause d’embarras pour le prestige du Blanc, ressentie par les mécaniciens eux-mêmes, fut résolue par leur remplacement contraint par des employés autochtones7. Encore plus dommageable aurait été le spectacle d’Européens chômeurs, alors que la crise de 1920-1921 en avait licencié plusieurs centaines : on leur paya le bateau pour l’Australie ou le Royaume-Uni. Deux Anglais impécunieux qui s’étaient lancés dans le cirage de chaussures se virent empêchés par les autorités, car « les chaussures ne sont pas supposées être cirées en Orient par des hommes blancs ». Ceux-ci pouvaient donc être victimes de discriminations professionnelles ! Les Occidentaux indigents récalcitrants au rapatriement y furent contraints par une arrestation pour vagabondage8. En territoire français ou hollandais, cela aurait été encore plus simple : le gouverneur y détenait le droit de bannir tout Européen, même métropolitain. On se défiait en outre du spectacle de la décrépitude physique des Blancs : l’administration britannique accordait généreusement à ses fonctionnaires la retraite à cinquante-cinq ans9.

Les employés européens étaient fort loin de l’indigence, mais de rudes contraintes pesaient sur leur vie privée, tout particulièrement sur les plantations. Être célibataire était une condition presque indispensable pour être embauché depuis l’Europe, essentiellement pour raisons financières : l’employeur aurait dans le cas contraire dû payer les billets de l’épouse et des enfants, y compris pour le semestre de congé coutumier tous les quatre ans, et fournir un logement de fonction adéquat. Les mêmes raisons entraînaient l’ajout de clauses exorbitantes au contrat de travail : autorisation de la direction de la Chartered Bank requise pour le mariage, celui-ci n’étant possible qu’après huit ans d’activité (deux ans sur certaines plantations, et autorisation nécessaire les deux années suivantes)10 ; sanctions financières à l’encontre des fonctionnaires se mariant avant quatre ans d’emploi. À la compagnie Socfin franco-belge, le mariage était considéré comme une « récompense spéciale » de la direction. D’où un taux de célibat massif jusqu’à la trentaine, bien plus élevé qu’au Royaume-Uni ; s’y ajoute un célibat de fait d’une forte proportion des hommes mariés eux-mêmes, dont les épouses préfèrent souvent suivre en métropole leurs enfants durant leurs longues années de scolarité11. D’où également le recours massif (et admis) à la prostitution, alors que le concubinage avec une Asiatique, quant à lui, n’était plus considéré comme acceptable, en particulier depuis la circulaire Crewe (1909), qui l’interdisait aux fonctionnaires britanniques des colonies12. D’où, encore, la fuite dans l’alcool, dans l’opium, ou dans le suicide, fréquent chez les Européens des plantations13. La couleur de peau n’était donc pas le seul clivage : la situation sociale en redoublait ou en annulait les privilèges, suivant les cas.

Un autre clivage — le seul qui finit par avoir des résonances politiques — tient à l’opposition entre ceux qu’on dénommait aux Philippines espagnoles « péninsulaires14 » et « créoles », ou aux Indes néerlandaises « Totoks15 » et « indo-européens » (ou Indos). À des époques (avant le milieu du XIXe siècle surtout) où le passage d’un continent à l’autre était long et dangereux, bien des Européens nés en Asie ne mettaient jamais les pieds en Europe. Ils s’étaient acculturés sur bien des points : costume, alimentation, architecture, sociabilité et même langage, puisqu’on parlait à la maison aussi souvent le malais ou un créole syncrétique comme le petjo qu’une langue européenne16. En 1900, quelque 70 % de ceux des Indes ne maîtrisaient pas correctement le néerlandais17. De plus, la majorité d’entre eux avaient des ancêtres asiatiques en proportion variable, de façon souvent très visible. Ce clivage ne concernait guère que les territoires espagnols et hollandais, les plus anciens : aux Indes néerlandaises, avant 1880, quelque 80 % des Européens de statut étaient nés en Asie. Par contre, dans les colonies britanniques et plus encore françaises, un milieu créole de quelque ampleur n’eut pas le temps de se développer, d’autant plus que le stigmate apposé sur le concubinage euro-asiatique, jamais absent, se renforça beaucoup dans le temps. Malgré leurs fréquentes dénégations, les Totoks attachaient de l’importance à la couleur de peau, même si leur mépris usuel pour les Indos prenait une allure culturaliste : ceux-ci auraient été moins intelligents, et culturellement décadents. De la même façon, l’inspecteur du travail D’Hugues jugeait sévèrement les assistants métis des plantations cochinchinoises, « à certains égards trop proches (des conceptions) de l’Annamite lui-même, par exemple, en ce qui concerne les questions touchant au jeu, aux prêts, aux “remerciements” des services rendus18 ». Ann Stoler est sans doute fondée à en conclure que le racisme voit dans l’apparence physique non pas un stigmate en soi, mais le signe d’une infériorité culturelle19.

Il est sûr en tout cas qu’il était plus difficile aux Eurasiens d’accéder à un haut niveau d’études (voir ci-dessous), et par conséquent, peu à peu, les Totoks, ou leurs équivalents dans les autres colonies, firent valoir leurs diplômes pour occuper la plupart des postes élevés de l’administration, comme (à un moindre degré) du secteur privé. Dès 1826, à Makassar, à l’époque plus grande ville indo-néerlandaise hors Java, tous les fonctionnaires arrivant d’Europe, sauf un, gagnaient plus de cent florins par mois, alors que ce n’était le cas que pour treize des 48 Indos20. Cela ne signifie pas, Bosma et Raben l’ont montré au travers de multiples exemples, que les Indos aient cessé de jouer un rôle essentiel, tant dans l’administration que dans les affaires, en particulier en dehors de Batavia et des plus grandes villes, et plus nettement encore dans l’est de l’archipel. Il n’y eut pas de discrimination avérée. Mais l’arrivée de plus en plus massive des Totoks (trois à quatre mille annuellement au début du XXe siècle) finit par repousser les Indos dans leurs retranchements : en 1900, 16 % auraient été au chômage, alors que l’inflation des prix de l’immobilier était forte. Certains partaient vivre en milieu javanais, voire se convertissaient à l’islam, en en espérant des secours21.

D’où la naissance, pour la première fois, d’une revendication propre aux Indos. En 1885, à Semarang (côte nord de Java), était fondé le journal De Telefoon, sous-titré « la voix des Indo-Européens ». Il accusait les Blancs « de sang pur » de traiter ces derniers en parias22. Le contentieux s’aggrava quand, en 1902, la nouvelle politique de promotion des autochtones décida de leur ouvrir les portes de la fonction publique, où seuls les diplômes seraient considérés. Or les Indos, faiblement éduqués, en occupaient traditionnellement les catégories inférieures. Dès l’année précédente, un Indische Bond avait été lancé pour les défendre. En 1908, il se rapprocha de la première association politique javanaise, Budi Utomo, que des étudiants en médecine venaient de former. En 1912, il fusionna avec le mouvement Insulinde, de Semarang puis, sous l’impulsion d’Ernest Douwes Dekker, petit-neveu de Multatuli, se transforma en un Indische Partij, au discours virulent tant contre les Pays-Bas (l’indépendance était même évoquée) que contre les Chinois, eux-mêmes galvanisés par la révolution de 1911. Le parti fut interdit en 1913. Les Indos avaient donc contribué à lancer le mouvement national indonésien, tout en se trouvant dès 1920 complètement débordés par sa radicalisation rapide. On peut considérer qu’une évolution analogue s’était produite aux Philippines au cours des trois dernières décennies de pouvoir espagnol. L’afflux des péninsulaires n’avait pas été très considérable, mais les créoles s’étaient sentis marginalisés, en particulier dans l’Église. Leurs protestations ayant été très violemment réprimées, ils se rapprochèrent des autres mestizos et des indios éduqués, ce qui conduisit à la révolution de 1896.

LES EUROPÉENS DANS LA VILLE COLONIALE

L’arbre ne doit cependant pas dissimuler la forêt : les Européens formaient globalement une minorité privilégiée et qui entendait le rester, en se distinguant des « indigènes » autant que faire se pouvait. Dans les FMS, un employé autochtone de l’État, avec treize ans d’ancienneté, pouvait gagner 176 $ (des Détroits) par mois. Un cadre des plantations bénéficiait en moyenne d’un peu moins de 500 $, et les deux tiers des fonctionnaires du MCS touchaient plus de 570 $. Un boy (domestique), quant à lui, ne dépassait guère les 30 $, un chauffeur les 35 $. Il s’ensuit qu’un fonctionnaire européen de 40 ans recevait avec 960 $ trente fois le salaire de son boy, et que les sept serviteurs qu’il entretenait en moyenne vers 1930 ne lui coûtaient, tous réunis, que le cinquième de ses émoluments23. L’inégalité était encore pire en Indochine : en 1943, un instituteur vietnamien gagnait vingt fois moins que son collègue d’origine métropolitaine ; ses revenus étaient inférieurs à ceux d’un planton ou d’un facteur, parfois équivalents au salaire d’un coolie. D’où d’importantes fuites vers le secteur privé…24. Dans le secteur de l’hévéa, en Cochinchine, le Mémento de l’assistant de 1928 estimait à un à trente-trois le rapport entre le salaire du coolie et celui du cadre européen25. Quant à la maison de ce dernier, elle coûtait sur la plantation Michelin de Dâu-Tiêng quatre cent fois le logement d’un ouvrier autochtone26. Le train de vie considéré comme indispensable était bien plus coûteux qu’en métropole, à la fois parce qu’une grande partie de la consommation venait d’Europe (depuis 1905 à Singapour, le magasin Cold Storage fournissait des produits réfrigérés, de la viande en particulier), et parce qu’il fallait être en mesure d’entretenir une famille où l’épouse ne travaillait pas, où les enfants iraient étudier au pays, et qui passerait périodiquement de longues vacances au Royaume-Uni. On n’avait pas le droit d’être modeste. Selon un rapport officiel rédigé en 1911 par R. E. Stubbs, plus tard gouverneur de Hong Kong, le fonctionnaire « doit se conformer à un standard que les autres lui fixent, faute de quoi il diminuerait le crédit du Service aux yeux des Européens non fonctionnaires aussi bien que des communautés indigènes. Il ne peut donc vivre dans une maison bon marché, même s’il s’en trouvait ; il ne peut se dispenser du nombre usuel de domestiques : il doit appartenir aux clubs habituels, et plus généralement vivre comme les autres le font ; et s’il est marié ou responsable d’un district, il doit recevoir beaucoup chez lui27 ».

Après 1890 surtout, la vie sociale des Européens se mit à tourner presque exclusivement autour du club, surtout dans les colonies britanniques : le Selangor Club (Kuala Lumpur) avait deux mille membres en 1921, soit une fois et demie la population européenne masculine totale de l’État de Selangor28. Saigon avait plutôt ses amicales, dont la Kyrnos, qui rassemblait les nombreux Corses de la colonie. Il y avait des clubs spécialisés dans telle activité sportive, mais les plus courus étaient généralistes ; on y causait et y buvait, beaucoup. On y lisait la presse et on y faisait du théâtre amateur, volontiers satirique. Les femmes en étaient moins systématiquement exclues qu’au Royaume-Uni, du fait même de l’étroitesse des communautés occidentales (mais elles n’étaient pas admises au bar). Par contre, les Asiatiques y étaient généralement refusés, avec des exceptions pour les Eurasiens et les Indiens anglophones, ainsi que pour l’élite malaise. Une poignée d’autochtones devinrent donc membres de deux des clubs les plus recherchés de Kuala Lumpur, le Selangor Club et le Selangor Golf Club. Mais le Lake Club, créé plus tardivement, en 1890, était White only. Le Tanglin Club — le plus select de Singapour —, ouvert en 1865, resta interdit non seulement aux Asiatiques, mais aussi aux Juifs29. Du coup, les Chinois constituèrent leurs propres clubs, comme le très coûteux Choon Cheok Kee Loo Club de Kuala Lumpur, surnommé « club des millionnaires ». La tendance, à la fin du XIXe siècle, allait à la création de clubs de plus en plus élitaires socialement, et plus seulement clivés ethniquement, à l’aide de cotisations exorbitantes. Suivant un rédacteur du Selangor Journal : « Il paraît évident qu’il y a des gens différents par les manières et l’éducation, élevés dans des styles et des sphères de vie différents, et par nature ils préfèrent s’associer avec leur propre classe sociale30. »

Les longs congés, invariablement passés en Europe, étaient rares : une année tous les six ans, puis tous les quatre ans, pour les fonctionnaires de Malaisie. C’est pourquoi se développèrent tôt des hill stations (stations climatiques) où l’on respirait mieux et même, comble de l’exotisme à rebours, où l’on pouvait se réchauffer auprès d’un bon feu de bois. On pouvait s’y régénérer, au physique comme au mental, dans des havres construits de toutes pièces en zone forestière, qui était le domaine de populations « tribales » marginales. Les stations étaient prévues pour les seuls Européens — et leurs domestiques —, et considérées comme particulièrement nécessaires aux femmes et aux enfants31. L’urbaniste Ernest Hébrard, qui remodela le centre de Hanoi à partir de son arrivée, en 1921, conçut le projet grandiose de construire sur les Hauts Plateaux vietnamiens une « ville d’agrément et de repos pour les Européens fatigués par le climat tropical32 ». Ce fut Dalat. Il s’agissait d’en faire aussi une capitale d’été de l’Indochine française, sur le modèle de Simla, en Inde. La cité devait s’étendre sur 1 760 hectares, savamment zonés tant ethniquement que fonctionnellement (on prévoyait un quartier des garages, et un des chantiers). L’Indochine compta d’autres stations de montagne aux ambitions plus modestes, comme Tam-Dao ou Sapa au Tonkin, ou le Bokor au Cambodge, construit en 1925 seulement. Les Britanniques de Malaisie l’avaient précédé : leur première (micro) station climatique fut Penang Hill (dans l’île du même nom), ouverte dès le milieu du XIXe siècle. Plusieurs autres, plus élevées, furent construites ensuite, mais le plus vaste projet (il mit quelque trente-cinq ans à être réalisé) fut celui des Cameron Highlands, ouvertes en 1935, à plus de 1 500 mètres d’altitude. Comme à Dalat, des activités productives (fruits et légumes de la zone tempérée) étaient développées, et on envisageait que des retraités européens puissent s’installer là, plutôt que de retourner en Europe. Quant aux Néerlandais, ils ne semblent pas avoir mis en place de semblables stations, malgré le caractère montagneux de Java. Cependant, certaines villes où ils étaient nombreux, comme Bandung ou Malang (Java-Est), sont en altitude, et des bourgades comme Garut ou Tretes servaient de lieux de refuge en cas de fortes chaleurs.

Les villes principales devenaient elles-mêmes plus vivables pour des Européens, et de plus en plus semblables à celles qu’ils avaient laissées. En 1899, Batavia fut l’une des premières villes au monde à bénéficier de tramways électriques, avant toute cité des Pays-Bas. Dès 1883, la ville disposait d’un embryon de réseau téléphonique. En 1906, le réseau électrique englobait le centre de Singapour, quoiqu’il fallut attendre les années 1930 pour voir l’ensemble de l’île desservie. L’année précédente, les lignes de tramway avaient déjà été électrifiées. Des trolleybus électriques commençaient à circuler en 1925, des autobus motorisés en 193033. Dès 1923, une jetée traversant le détroit de Johor permettait de s’échapper du grand port en train ou en voiture automobile. Celle-ci s’était précocement répandue : dès 1900, l’homme d’affaires chinois Loke Yew avait la sienne, avant le gouverneur général. Au tout début des années 1920, à la fin du boom du caoutchouc, à Batavia, la densité automobile était supérieure à celle des Pays-Bas ; on comptait 23 000 voitures sur les routes des Indes en 192334. Et les planteurs de la région de Deli, à Sumatra, se commandaient les derniers modèles des voitures de luxe américaines, alors que le gouverneur général Van Heutsz conduisait une plus modeste Fiat35. À la maison, les premiers réfrigérateurs firent leur apparition au cours des années 1930, alors que les premiers dispositifs de climatisation existaient déjà depuis quelques années. Globalement, les intérieurs devenaient plus modestes (par goût et par nécessité, du fait de l’afflux des nouveaux arrivants et de la formation d’une classe moyenne chinoise), mais aussi plus confortables. Des hôtels de première catégorie, dotés de bons restaurants européens, jalonnaient les grands centres. Et le tourisme débutait, avec par exemple la construction en 1907 de la première auberge proche du site d’Angkor, au Cambodge, et plus tard la mise en place d’une desserte rapide, depuis Saigon. Le sport était tout sauf le parent pauvre : le premier parcours de golf à Singapour date de 1891.

Selon Hébrard, les villes coloniales d’Asie ne devaient cependant pas singer les métropoles européennes. Au moins au niveau décoratif, une certaine « couleur locale » serait la bienvenue — par exemple la forme des toits. Plus profondément, il faudrait, écrivait-il, s’inspirer de la structure des constructions asiatiques, aptes à faire circuler l’air et à maintenir une certaine fraîcheur : « L’architecture en Indochine devrait tenir compte des caractéristiques du peuple, de ses habitudes et de ses traditions. Elle devrait se baser sur l’étude des monuments indochinois, sans les copier36. » Les mêmes tendances se manifestèrent à Singapour. Après une longue période où les bâtiments publics comme privés arborèrent un style palladien ou néoclassique, la fin du XIXe siècle vit une tentative sérieuse de développer un style local, qui s’inspirait à la fois du bungalow à toit très recouvrant venu du Bengale, et des maisons malaises à véranda sur pilotis. Ce furent en particulier les plantation villas, dont les plus anciennes remontent aux années 1850, et les black and white houses du premier tiers du XXe siècle, surélevées et savamment aérées37.

Toutes ces grandes cités connurent, jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, un afflux d’Européens sans précédent. Celui-ci fut d’autant plus sensible qu’il se concentrait sur un petit nombre de grandes villes, certes en pleine croissance, mais de taille généralement encore fort modeste : ainsi, en 1924, on ne comptait que 1 145 Français à Phnom Penh, ce qui n’était pourtant pas négligeable pour une grosse bourgade de 77 000 habitants38. À la fin des années 1930, la région n’avait que seize cités supérieures à 100 000 habitants, et seules cinq (Batavia, Bangkok, Manille, Rangoon et Singapour, en ordre décroissant) dépassaient le demi-million39. L’afflux des Occidentaux ne fut nulle part plus important qu’à Batavia, où ils passèrent de 11 000 en 1890 à 39 000 en 1930, alors pourtant que la majorité des trekkers (ceux qui arrivaient et repartaient) gagnait désormais les provinces extérieures, et en particulier les plantations et gisements pétroliers de Sumatra. Il est vrai que, dans le même temps, la population totale de Batavia (environs inclus) passait de 1,1 million à 2,6 millions. Cela signifie qu’à son apogée le peuplement occidental de la capitale des Indes néerlandaises n’en représentait qu’un modeste 1,5 %40. Le pourcentage des Européens à Singapour était alors le même, soit un effectif de 8 000 en 1931, dans une ville de 550 000 habitants. Ils tenaient cependant le haut du pavé, et tendirent jusqu’aux alentours de 1914 à reprendre aux élites autochtones le peu de pouvoir qu’elles détenaient. Ainsi, alors que Batavia avait en 1828 été découpée en sept districts, dont un administré par un kapitan China, ces districts étaient ramenés à quatre en 1885, tous gérés par des Européens41. Ces Européens plus nombreux étaient nettement plus coupés des Asiatiques qu’au cours des périodes précédentes, dans les grandes villes surtout. Cela venait de la croissance du secteur privé, où la connaissance du malais n’était pas obligatoire. Cela venait aussi des facilités nouvelles pour faire des allées et venues entre Europe et Asie, et ne passer que quelques années aux Indes néerlandaises ou en Indochine. En était pour partie responsable également l’évolution des idées en Occident, avec la pression d’un nationalisme racialiste fortement appuyé sur le darwinisme social. Enfin, étrangement, la tendance à la « normalisation » de la balance des sexes joua son rôle : les femmes européennes, bien plus nombreuses, entraînèrent le recul, et plus encore la disqualification morale, d’un concubinage avec les autochtones très longtemps parfaitement toléré, et en tout cas très courant. Parallèlement, partout triomphaient de nouvelles valeurs, en profond décalage avec l’exubérance attribuée au colonial d’antan : tempérance alimentaire, bonne hygiène, modération sexuelle, et souvent sport42.

 

Faute de documentation d’archives, la littérature aide à saisir cette ambiance, et tout particulièrement les romans du Néerlandais Paul Daum (1850-1898), qui signait Maurits43. Les liaisons illégitimes sont toujours très nombreuses de son temps ; cela va avec la présence aux Indes en 1880 de 471 femmes européennes seulement pour mille hommes. Les enfants qui résultent de ces liaisons hors mariage sont méprisés, mais elles suscitent aussi la haine des Européennes, mises en insécurité par ces njai, concubines javanaises dont elles soupçonnent, non sans raison, dit Daum, que « leurs » hommes les leur préfèrent. Mais si les hommes ont moins de rancœur, ils ne s’intéressent pas davantage à ce qui se trouve au-delà des limites de leur petite communauté : aucun ne met jamais les pieds dans un kampong indigène, sauf absolue nécessité. Des Javanaises, ils ne connaissent guère que leurs servantes et leurs maîtresses, elles-mêmes souvent rejetées sans état d’âme en cas de départ ou de mariage. Seules quelques velléités charitables nuancent ce sombre tableau d’un groupe tout entier tourné vers l’ostentation, l’avidité, la course au « beau » mariage. La vie culturelle est presque complètement absente (il y a un théâtre splendide à Batavia, mais c’est une coquille vide), et la vie religieuse ne vaut guère mieux. On est bien loin des valeurs du protestantisme définies par Max Weber.

L’atmosphère était similaire en territoire britannique. À deux nuances près cependant. D’une part, le souci de « tenir son rang » y semble particulièrement fort : « Un homme blanc aux tropiques est regardé comme un demi-dieu. Il peut être détesté ou aimé, méprisé ou respecté, mais, étant en minorité, il est un objet d’attention depuis le moment où son domestique indigène lui apporte son petit-déjeuner jusqu’à ce qu’il ait donné congé à son chauffeur ou son conducteur de rickshaw, et soit allé au lit. À la minute où il rentre dans son bureau, il est scruté par les indigènes et sent, s’il a une conscience, qu’il doit donner l’exemple, par sa conduite, sa sagesse et sa force44. » D’où, par exemple, des sentiments mêlés quant au cinéma, en développement rapide dans l’entre-deux-guerres : les films projetés, presque tous occidentaux, donnent souvent une piètre image des prétendus demi-dieux à domicile, et on y voit des femmes aussi lascives que (partiellement) dévêtues. D’où aussi la prohibition des voies de fait contre les Asiatiques (prohibition apparemment moins présente en territoire français) : en 1922, deux planteurs sont condamnés à des amendes pour avoir agressé un serveur chinois dans un wagon-restaurant, et le journal Planter approuve, car ils ont « dégradé l’Européen dans le regard de l’Oriental45 ». La violence contre la main-d’œuvre est particulièrement réprouvée sur les plantations, car elle suscite souvent troubles et vengeances. Pour les mêmes raisons, en Malaisie, toute relation sexuelle d’un supérieur hiérarchique avec une travailleuse est en principe hors de question, et entraîne des sanctions46. Du coup, la prostitution est sans doute plus courante qu’aux Indes néerlandaises.

D’autre part, la Première Guerre mondiale y représente une césure plus forte, dans la mesure où une partie notable des jeunes Britanniques de Malaisie se sont engagés, et ont creusé des vides souvent rendus définitifs par leur mort au combat. Jusque-là, la ségrégation et le racisme semblaient devoir tout recouvrir. Ainsi, une des rares structures multiethniques, les clubs de football, fondés dans les années 1890 sur cette base, avaient été ségrégués en 1912 ; du coup, l’atmosphère jusque-là fraternelle des stades s’était beaucoup dégradée, et les bagarres à base ethnique avaient en 1914 provoqué l’effondrement de la Ligue de football du Selangor. Dans la fonction publique, le gouverneur John Anderson avait en 1904 officiellement organisé une colour bar, qui interdisait l’accès des Asiatiques à toute responsabilité47. Or le mouvement s’inverse au cours des années 1920. Dès 1917, presque tous les Assistant District Officers étaient malais. En 1924, on rétablissait les Queen’s Scholarships, bourses d’études pour les universités britanniques destinées aux jeunes Asiatiques, supprimées en 1911. En 1931, l’European Hospital de Kuala Lumpur fut déségrégué et, signe des temps, ce fut un concert d’approbation. En 1932, une petite fonction publique des Straits Settlements, destinée aux locaux, fut mise en place48. Si les évolutions aux Indes néerlandaises furent plus discrètes, et si l’on y distingua plutôt un retour au conservatisme (cf. infra, chapitre IX), on ne peut que souligner que jamais les unions mixtes n’avaient été si nombreuses qu’en 1930 chez les Européens : 18 % des mariages les concernant à Batavia, 28,5 % à Java-Ouest49.

SEXUALITÉ, PROSTITUTION

Le mariage, mixte ou monoethnique (cas le plus fréquent, en tout cas aux XIXe et XXe siècles), finit donc par représenter le mode de vie « normal » des Européens aux colonies. Il reste que concubinage et prostitution y tinrent longtemps une place sensiblement plus forte qu’en Occident à la même époque. Les administrations s’en préoccupèrent précocement, on en a donné quelques indices. Mais, tant que le déséquilibre entre sexes fut très fort, on ferma généralement les yeux sur des conduites aussi difficiles à approuver qu’à proscrire : jusqu’aux alentours de 1890, près de la moitié des Européens installés à Java vivaient avec une concubine locale50. Par ailleurs, la constitution de l’État moderne, au XIXe siècle, fut aussi celle d’un biopouvoir, tel que décrit par Michel Foucault. Par puritanisme certes, par racisme parfois, mais aussi par progressisme humanitaire, on se soucia de réglementer une sexualité jusque-là somme toute assez libre, et en particulier de combattre le « fléau » de la prostitution.

Il est assez logique que le moderniste Raffles ait sans doute été le premier à faire intervenir l’État dans la prostitution : en 1811, il faisait ouvrir à Yogyakarta (Java) le premier hôpital accueillant les prostituées en cas de syphilis. Cependant, la tolérance régna longtemps : jusque vers le milieu du XIXe siècle, les prostituées étaient même autorisées sur les navires militaires faisant relâche, de façon à éviter tout désordre dans les rues. Quant à la prostitution des Européennes, pour les Européens, elle connut un petit développement dans la seconde moitié du XIXe siècle, en tout cas dans le grand port de Surabaya, où l’on trouvait deux bordels de ce type ; mais, comme en Malaisie un peu plus tard, elle était réprouvée par l’administration, car elle ternissait la réputation des Occidentaux. La première réglementation à Java date de 1852. Elle prescrivait l’enregistrement des prostituées, la délivrance de cartes d’identité spéciales, des visites médicales régulières et l’inspection des maisons closes. Celles s’adressant aux militaires devaient être séparées de celles à clientèle civile, de façon à prévenir les maladies vénériennes dans l’armée. La syphilis continuant à se répandre, les contrôles policiers furent renforcés en 1867, chaque arrestation d’une prostituée infectée étant récompensée de la coquette somme de dix florins. Beaucoup s’efforçaient cependant d’échapper aux inspections, le « traitement » des malades ayant lieu en prison, puis dans des sections particulièrement déshéritées des hôpitaux. L’échec relatif de ces mesures ainsi que les campagnes croissantes aux Pays-Bas contre l’« immoralité » de la prostitution organisée conduisirent entre 1911 et 1913 à l’abandon de toute réglementation. La police recevait carte blanche pour réprimer la prostitution, ce qui entraîna une atmosphère très répressive (lourdes amendes, expulsions) dans les années 1920. Les nationalistes javanais, surtout ceux d’inspiration musulmane (Sarekat Islam), approuvaient et préconisaient le retour forcé au village des filles de joie. L’efficacité n’était cependant pas au rendez-vous : on estimait en 1941 à 15 % les urbains atteints de maladies vénériennes, nettement plus qu’alors dans les villes d’Europe. Dès 1912, dans les hôpitaux, ces affections venaient par leur fréquence juste après le paludisme. Dans les casernes, l’incidence des contaminations était alors de 23 %, le chiffre s’abaissant à 11 % en 1930, du fait de contrôles plus stricts et de soins plus efficaces. Cependant, dans la population générale, la morbidité vénérienne était particulièrement élevée en 1941, et dépassait les 30 % dans certaines villes. Les femmes étaient autant atteintes que les hommes, non seulement du fait de leurs compagnons, mais aussi parce que nombre de paysannes sans terre et de nouvelles divorcées en étaient réduites à se prostituer51.

L’évolution alla dans le même sens en Malaisie coloniale (Singapour inclus), en plus répressif encore. En 1870 fut adoptée une Contagious Diseases Ordinance, qui paraît calquée à la fois sur les mesures néerlandaises de 1852 et 1867, et sur une loi du Parlement de Londres destinée à protéger les troupes de la contamination vénérienne. L’élite chinoise approuvait, car cela était censé limiter les abus à l’encontre des prostituées, jusque-là souvent traitées en esclaves. Néanmoins, au Royaume-Uni, les ligues puritaines s’agitaient contre ce qu’elles dénonçaient comme une licence accordée à ce mal absolu que serait la prostitution. Elles parvinrent à faire abolir la loi précitée en 1886. Malgré les réticences de l’administration coloniale, qui soulignait les problèmes causés par le très grand déséquilibre entre sexes dans la majorité chinoise des villes, la mesure fut étendue en 1887 à la Malaisie, et en lieu et place du règlement de 1870 était édictée une Women and Girls’ Protection Ordinance (WGPO), qui supprimait en particulier les contrôles médicaux obligatoires. Le but final était clairement abolitionniste, même si, par réalisme, on procéda par étapes. Ainsi, en 1888, le commerce des femmes de moins de 16 ans était interdit. En 1890, la prohibition devint universelle. Les filles de moins de 19 ans étaient placées d’office dans des Maisons de Protection, qui visaient à les « réhabiliter » et à les marier. Mais leur régime était semi-pénitentiaire, avec poursuites en cas d’évasion, et l’on y relate parfois une cruauté comparable à celle régnant dans les bordels.

Il faut dire que les abus dans ces derniers étaient effrayants : femmes vendues par leurs familles, enlèvements, tromperies, pseudo-adoptions de petites filles dans les orphelinats… Les cas abondaient de brutalité, voire de torture, de viol, de contrainte à servir les clients jusqu’à épuisement, le tout conduisant parfois au suicide ; ces exactions, qui évoquent celles subies par les « femmes de réconfort » de l’armée japonaise durant la guerre de l’Asie-Pacifique52, ne furent criminalisées qu’en 1894. Beaucoup de femmes avaient à subir un « contrat » de six ans, et remettaient la moitié de leurs gains à la tenancière du bordel. Les Européens ne fréquentaient guère ce genre d’établissement. Comme simultanément au Vietnam, ils privilégiaient, dans les grandes villes où elles étaient disponibles, les ressortissantes d’Europe du Centre et de l’Est, et plus encore les Japonaises, réputées les plus propres, et donc les moins exposées au mal vénérien. Mais, en 1913, l’entrée à Singapour des prostituées « blanches » fut prohibée (celle des Britanniques l’était depuis toujours) ; et, en 1919, le consul général du Japon, sur ordre de son gouvernement, fit fermer tous les bordels où opéraient les karayuki-san (« celles qui voyagent au loin »). Comme à Java, cependant, l’incidence des maladies vénériennes ne fit que croître. Alors, après des années de controverse entre Singapour et Londres, le Royaume-Uni imposa en octobre 1930 la mise hors la loi de la prostitution en péninsule malaise. En réalité, seuls les lupanars destinés aux classes populaires furent contraints de fermer. Les maisons de « luxe » demeurèrent et, plus grave, beaucoup de filles furent contraintes à la clandestinité ; des dancings et cabarets les accueillirent parfois53.

La montée des contraintes en matière de sexualité ne toucha pas que la prostitution. Les ligues de vertu combattaient aussi la masturbation, la sexualité juvénile, l’inceste, la pornographie, le nudisme, et bien entendu l’homosexualité54. Un Chinois de Malaisie fut ainsi condamné à neuf ans de prison pour « crime contre nature ». Les cas de syphilis anale n’étaient pas rares dans les dortoirs des coolies de Malaisie, et plus particulièrement chez les Chinois originaires de Hainan (ou Hailam), pour lesquels la prépondérance numérique masculine était particulièrement accentuée. Par contre, un épais silence demeure dans les sources britanniques quant aux relations homosexuelles chez les Européens55. Il n’en va pas tout à fait de même s’agissant du Vietnam, grâce en particulier aux travaux du docteur (et anthropologue) Paul Michaut, qui s’échelonnent entre 1890 et 1914, et que Frank Proschan a savamment analysés, ainsi que d’autres auteurs contemporains du docteur56. Michaut associe la pédérastie (qu’il distingue mal de l’homosexualité, et les deux de la prostitution masculine), très fréquente selon lui tant chez les Asiatiques que chez les Européens du Vietnam, d’une part à l’opiomanie (qui rend lascif et détend les muscles), elle aussi des plus répandues, d’autre part à la laideur repoussante attribuée aux femmes annamites, alors que les hommes seraient efféminés et plus séduisants qu’elles. Les immigrants chinois seraient pour une part responsables du prodigieux essor de la sodomie, où ils tiendraient le rôle du partenaire actif. Comme en Malaisie, il convient d’associer la prévalence la plus forte de la « pédérastie » aux sociétés masculines des coolies ou des bagnards. Les « entre-deux » du monde indochinois (métis, boys, maîtresses, interprètes) sont souvent accusés de toutes les corruptions morales. La prostitution des jeunes garçons, fréquente dans les débuts de la conquête française, paraît cependant en déclin. Les colonisateurs seraient en réalité des victimes — de l’isolement, des « mauvaises influences » locales, et du climat « langoureux ». L’homosexualité aurait même une dimension hygiéniste, les femmes étant plus affectées de syphilis. Les Annamites des deux sexes la propageraient d’autant plus aisément que leur activité cérébrale, plus réduite que celle des Occidentaux, subirait plus tardivement les effets du délabrement syphilitique. Il n’est que trop facile de sourire d’un tel monceau de préjugés et d’absurdités, et de passer son chemin. Mais, outre qu’il révèle crûment certains aspects du regard colonial, il met en évidence la profonde insécurité des colonisateurs quant à leur propre sexualité, ainsi que la fréquence de ce qu’on concevait (ou conçoit toujours) comme des perversions (la pédophilie).

LE JEU DES COMMUNAUTÉS

La législation coloniale et la vision de l’Autre dans les milieux coloniaux ne furent jamais strictement raciales. La division entre les chrétiens et les autres détermina précocement les possibilités de mariage mixte avec un Européen, d’accès à l’éducation ou d’engagement dans l’armée. Secondairement, le clivage entre catholiques et protestants demeura puissant jusqu’au XIXe siècle. Et celui entre musulmans (dont on se défiait particulièrement, compte tenu de la capacité inégalée de mobilisation politico-militaire de l’islam) et « païens » était vif lui aussi. Aux Indes néerlandaises, le règlement de 1854 ne laissa en principe subsister que la différenciation entre Européens, Insulaires (autochtones) et Orientaux étrangers (dont les Chinois). Il ne s’agissait pas d’un clivage clairement racial : les Eurasiens et, au XXe siècle, les Japonais étaient juridiquement considérés comme Européens ; les soldats d’origine africaine et certains descendants d’esclaves pouvaient aussi en revendiquer le statut. En 1918 enfin, le critère de race perdit toute dimension légale dans la rénovation constitutionnelle en cours57. Mais les distinctions religieuses continuèrent à jouer un rôle : un chrétien pouvait bien plus facilement qu’un musulman faire valoir une ténue ascendance européenne ; il était fait obligation (depuis 1854 également) à une autochtone de se faire baptiser pour pouvoir se marier à un Européen58 ; les chrétiens étaient beaucoup plus souvent néerlandophones, et ceux des Moluques méridionales furent en 1950 les derniers à se battre pour conserver un lien avec les Pays-Bas, où beaucoup émigrèrent. En réalité, le groupe européen dominant se déterminait surtout par des critères culturels. Le règlement de 1884, aux Indes néerlandaises, précisait les conditions d’accès au statut d’Européen : maîtrise du néerlandais (oral et écrit), croyance chrétienne, formation à la morale et aux idéaux idoines59. Il convenait, pensait-on, d’éviter les naturalisations de complaisance, par exemple des reconnaissances d’enfants abusives de la part de militaires métropolitains impécunieux. Des préoccupations du même ordre se firent jour dans l’empire français.

Il reste que la race n’était jamais bien loin, même dans une Indochine où le principe français de dépassement des clivages ethniques ou religieux dans le sein de la grande nation était censé s’appliquer, accompagné d’un discours assimilationniste. C’est ce que montre Emmanuelle Saada dans diverses études récentes. Ainsi, entre 1928 et 1944, une série de décrets d’intention généreuse accorda la citoyenneté de plein exercice aux personnes de « race mixte » (non reconnues par un parent français) dans les diverses colonies, la preuve pouvant être de nature variée, incluant — c’est là l’intéressant — l’apparence physique. Le questionnaire envoyé en 1937 par la Commission d’enquête Guernut (ministère des Colonies) aux diverses administrations coloniales incluait une rubrique sur la « nationalité et la race du père et de la mère ». Le but de cette politique, qui, insistons sur ce point, élargissait (modestement) la citoyenneté, et se montrait plus généreuse envers les « bâtards » que ce que firent jamais les Néerlandais, était de faire progressivement disparaître la catégorie administrative de métis, du moins dans son ambiguïté juridique, les uns étant assimilés Français, les autres assimilés Indigènes.60 Les métis, en effet, ne constituaient pas une catégorie légale en Indochine, pas plus qu’aux Indes néerlandaises, où ils étaient pourtant bien plus nombreux.61 En Malaisie britannique et dans les Straits Settlements, cependant, ils étaient enregistrés en tant qu’« Eurasiens » dans les recensements de la population ; mais la « race » (terme alors sans connotation discriminatoire) ne déterminait pas un statut, même si les Malais faisaient l’objet de quelques privilèges, en particulier en matière de propriété du sol.

Même au sein de l’Église, la discrimination régnait en maître. Alors que le catholicisme s’était solidement implanté dans la population vietnamienne depuis la fin du XVIIe siècle, et qu’un abondant clergé autochtone administrait depuis longtemps la grande majorité des paroisses, ayant résisté presque sans aide extérieure à de terribles vagues de persécutions, des missionnaires français ou espagnols occupaient sous la colonisation tous les postes importants, tels que les vicariats apostoliques ou les districts. Il fallut attendre 1933 pour qu’un premier évêque vietnamien soit nommé62. Du coup, les catholiques furent loin de tous jouer le rôle de masse de manœuvre de l’ordre colonial qui leur avait été imparti : trois prêtres d’un rang élevé furent envoyés en 1909 au bagne de Poulo Condore (voir ci-dessous) pour avoir collecté des fonds en faveur du mouvement Dong Du (envoi d’étudiants nationalistes au Japon, voir infra, chapitre IX) ; les quatre évêques vietnamiens déclarèrent en septembre 1945 leur soutien au gouvernement dirigé par Hô Chi Minh ; et, jusqu’à la guerre d’Indochine, les mouvements nationalistes manifestèrent sans relâche envers les catholiques une sympathie dont s’inquiétèrent les autorités et une partie du clergé français63.

La définition des divers groupes colonisés fut toujours empreinte de confusion, d’ambiguïté et de contradictions, et surtout d’un grand opportunisme. Ainsi, en Cochinchine, une loi de 1871 définit les « Indigènes et assimilés » suivant des critères ethniques et d’antériorité à la présence française. C’est pourquoi les Indiens, souvent venus des comptoirs français, ne sont pas considérés comme des Indigènes, et pas davantage comme des « Asiatiques étrangers » (c’est-à-dire pour l’essentiel les Chinois) ; ils relèvent donc de la loi française, en particulier devant les tribunaux. En outre, à partir de 1897, leurs enfants nés en Indochine peuvent être reconnus citoyens français. Et, s’ils sont « renonçants » (à leur statut personnel indien), ils reçoivent en 1901 le droit de s’inscrire sur les listes électorales européennes — en Cochinchine, on votait par collèges ethniques distincts. Un Vietnamien de Cochinchine, s’il allait au Cambodge, y relevait des lois et de la justice françaises, non de la juridiction khmère64. En dehors des citoyens français, dont la nationalité correspondait au statut juridique, il y avait en Indochine cinq nationalités officiellement reconnues — une par « pays » —, code civil spécifique à la clé. Dans les quatre protectorats, le statut était celui de protégé français, dans la colonie cochinchinoise celui de sujet français. Par contre, l’Union Indochinoise, proclamée en 1887, demeura une coquille vide : il n’y eut jamais d’Indochinois, juridiquement parlant. L’ironie veut qu’en 1938, face aux velléités françaises de répondre à la montée du nationalisme cambodgien par la fermeture du pays à l’immigration vietnamienne, les rédacteurs vietnamiens de La tribune indochinoise appellent à une « Fédération homogène et harmonieuse ». En ce qui concerne les résidents chinois du Vietnam, leur regroupement en cinq congrégations (ou bang) à base linguistique, qui remontait à la dynastie des Nguyen, avait été maintenue, et correspondait à une forme de gouvernement indirect65. Les choses commencèrent à changer vers la fin de l’ère coloniale : en mai 1935, un arrêté de la Résidence française au Laos plaçait à leur grand dam sous juridiction laotienne les ressortissants vietnamiens qui y étaient installés, et leur retirait donc la protection directe de la France. Les nations bourgeonnaient sous l’empire. En territoire britannique, on distinguait semblablement entre British subjects (dans les colonies) et British protected subjects (dans les protectorats). Il ne faut pas sous-estimer les avantages que ces statuts procuraient, en particulier hors du pays d’origine : passeport britannique ou français, protection par les consuls, possibilité d’installation en métropole. Bien des jonques chinoises, au XIXe siècle, arboraient (parfois abusivement) le pavillon britannique dans les eaux asiatiques, et se préservaient ainsi d’une partie des exactions des autorités locales66.

LE RÔLE MAJEUR DES MIGRANTS

Les flux migratoires, de zones misérables et déjà surpeuplées, en direction de régions presque vides et riches de ressources, ont été presque aussi importants pour le développement de l’Asie du Sud-Est que pour celui de l’Amérique du Nord. Beaucoup provenaient de ce réservoir inépuisable de main-d’œuvre misérable qu’était l’Inde, plus peuplée que toutes les autres colonies européennes réunies. Au cours de la décennie 1907-1917, 700 000 travailleurs indiens entrent en Malaisie, et 480 000 en repartent. Ces flux mettaient l’Asie orientale britannique en résonance avec ces autres territoires d’accueil qu’étaient plus à l’est encore les îles Fidji, ou à l’autre extrémité de l’océan Indien l’Afrique orientale britannique, ou en son centre l’île Maurice, et jusqu’en Amérique la Guyana. Il y a donc intégration dans un empire mondial, qui vu d’Extrême-Orient a deux têtes : Londres et le complexe Calcutta/New Delhi/Madras67. Mais c’est avant tout de Chine que d’énormes vagues migratoires se détachent, à partir du milieu du XIXe siècle. Elles transitent souvent par Singapour (242 000 immigrants chinois y débarquent au cours de la seule année 1930, dernière année d’immigration libre — et ce n’est même pas un record), d’où elles gagnent la Malaisie, et tout l’archipel insulindien. Les Chinois font en peu de temps de Singapour le centre principal de leurs opérations dans le monde malais, en même temps que de leurs relations avec le pays des ancêtres. Ils sont les premiers responsables de l’accroissement rapide de la population du grand port : un petit millier d’habitants en 1819, 11 000 en 1824, 82 000 en 1860, 182 000 en 1891, 303 000 en 1911, 558 000 en 1931. L’immigration joue là un rôle déterminant, car le déséquilibre des sexes et les mauvaises conditions de vie font de Singapour un mouroir : ainsi, de 1901 à 1911, les morts excèdent les naissances de 59 000, mais simultanément 136 000 immigrants s’établissent. Parmi ces derniers, il ne faut pas négliger les Indiens, convicts au début, travailleurs sous contrat, puis de plus en plus souvent libres, après 1880 surtout. Ce sont principalement des Tamouls, et ils forment au XXe siècle 8 % à 10 % de la population. Les « Malais » (en fait pour un tiers au moins originaires de l’archipel) tendent à occuper les emplois les moins qualifiés, les plus mal payés, et représentent après 1900 12 % à 15 % des Singapouriens. Les Chinois ont tôt fait de submerger les autres communautés : dès 1827 ils constituent près de la moitié de la population ; ils sont 65 % en 1860, 72 % en 1901, 75 % en 1931.

D’autres migrations sont intrarégionales, et souvent internes à un grand ensemble politique. Un million de Javanais au moins rejoint les autres îles indonésiennes, en premier lieu Sumatra. La composition de la population et son nombre en sont radicalement modifiés : la Résidence de Deli, sur la côte est de Sumatra, presque déserte en 1863, compte 1 800 000 habitants en 1930, parmi lesquels 650 000 Javanais et 200 000 Chinois. La main-d’œuvre n’est pas seule à venir de loin : le capital (250 millions de $ investis, jusqu’en 1928) et même la nourriture y sont importés. Des centaines de milliers de Tonkinois partent travailler en Cochinchine, et d’abord dans les Terres Rouges, couvertes de plantations d’hévéas. D’autres Vietnamiens s’expatrient au Cambodge, dans les plantations, la pêche, le commerce ou l’administration. Mais tous ne partent pas pour desserrer l’étau de la misère : de Singapour, les pèlerins musulmans s’embarquent aussi pour La Mecque, des jeunes vont étudier au Caire, et ramènent d’Égypte les ferments du renouveau moderniste (parfois fondamentaliste) de l’islam. Le Royaume-Uni aura ainsi contribué à nouer plus solidement le lien entre les composantes du monde islamique. L’interaction quotidienne entre communautés, en particulier en péninsule malaise, contribue à ouvrir sur l’autre et sur le monde des civilisations plutôt accoutumées à se penser dans l’homogénéité, en Chine en particulier.

Il est délicat d’évaluer le volume des migrations, en particulier parce que très nombreux furent ceux qui quittèrent leur pays d’accueil (deux tiers des immigrants indiens de Malaisie en 1907-1917, on l’a vu), soit vers un pays tiers, soit, plus fréquemment, pour s’en revenir vers leur terre d’origine. C’était le cas, bon an mal an, d’un tiers ou de la moitié des Chinois parvenant dans les Straits Settlements. Mais, en 1931, le courant migratoire se renversa carrément : 305 000 sortants pour 192 000 entrants, soit un solde négatif de 113 000 personnes68. La chose était facilitée en Asie du Sud-Est par la relative proximité de l’Inde comme de la Chine. On court aussi le risque de comptabiliser plusieurs fois la même personne, dans ce qui s’apparente à un mouvement de noria, non à des flux en sens unique. Cela explique, davantage que la surmortalité des immigrants, le fait que l’accroissement des communautés qui en étaient issues ait été bien moindre que ce que le nombre d’entrants aurait pu laisser supposer : entre 1911 et 1931, période qui marqua le sommet des migrations asiatiques, la population chinoise de Malaisie monta de 800 000 personnes, celle de Singapour de 200 000, soit un gain total moyen de 50 000 par an69. Il n’empêche que certaines évaluations globales paraissent quelque peu gonflées, telle celle d’Adam McKeown, qui voit une vingtaine de millions de Chinois migrer vers l’Asie du Sud-Est entre 1846 et 1940, parmi lesquels onze millions vers les Straits Settlements, soit environ 120 000 par an en moyenne arrivant à Singapour. Compte tenu de la normalisation progressive du sex-ratio dans la ville (2,8 Chinois pour une Chinoise en 1911, mais 1,7 en 1931)70, les migrants y auraient dans ce cas davantage fait souche. Les quinze millions d’Indiens qu’il voit gagner la Birmanie provoquent également quelque étonnement, sauf à y inclure des travailleurs saisonniers71. Ces totalisations ont cependant le mérite de signaler, d’une part, que les migrations asiatiques furent d’une ampleur presque équivalente aux quelque soixante millions d’Européens qui simultanément s’établissaient outre-mer et, d’autre part, que leur chronologie en différa quelque peu, puisque l’apogée fut atteint à la veille de la crise des années 1930, et non à la veille de la Première Guerre mondiale comme pour les Européens.

Conformément à une longue tradition de cosmopolitisme, les migrants furent souvent bien accueillis et facilement intégrés dans les sociétés locales. Quant aux Européens, ils comprirent rapidement l’intérêt de les faire travailler, ou de s’associer avec eux. Jusque dans les années 1870 au moins, les Chinois étaient souvent alliés, économiquement, et parfois politiquement, à l’élite malaise, dont certains membres étaient parfois même membres de sociétés secrètes chinoises. Dans l’autre sens, Chee Yaw Chuan, de Malacca, prête en 1859 30 000 $ à Raja Abdullah de Klang (alors que la firme Neubronner avait refusé) pour ouvrir des mines d’étain et développer une ville, qui deviendra Kuala Lumpur, sous la direction du Chinois Yap Ah Loy. Mais, de plus en plus, les relations sino-européennes l’emportent en importance sur les sino-malaises. En 1879, Yap reçoit du Résident britannique en Selangor un prêt, ainsi que le monopole des fermes fiscales de la vallée de Klang, et un droit de prélèvement d’un dollar par bhara (mesure locale) d’étain exporté. Plus à l’est, la Victoria Trading Company, formée en 1879, comprend cinq marchands chinois ainsi que l’ancien Surveyor-General de l’île de Labuan, avec pour objet le commerce maritime entre Bornéo et la péninsule. La complémentarité fonctionne efficacement pendant longtemps : aux Européens les opérations de vaste dimension, intercontinentales, la banque, la finance, les innovations technologiques ; aux Chinois l’exploration, les plus grands risques, le travail physique, l’installation d’un réseau à mailles serrées sur le pays à « valoriser ».

Pourtant, dès ce moment, il y a parfois concurrence entre les uns et les autres. Et les Européens se cassent alors souvent les dents, ou doivent se contenter de faire figure d’associés, spécialisés dans le financement — et ce, alors qu’ils détiennent le monopole du pouvoir politico-administratif. Le secteur des plantations est révélateur. À partir de 1860, les Chinois de Penang obtiennent dans le secteur de Krian (province Wellesley, dépendance continentale de l’île) des baux fonciers exonérés de loyer et de taxe à l’exportation, ainsi que des prêts, pour lancer l’exploitation de la canne à sucre. Vingt ans après, leur réussite est à ce point considérable (35 usines à sucre, 10 000 coolies sur les plantations) que des Européens obtiennent le même type de concessions. Mais presque tous font faillite : les plantations chinoises sont plus petites, mieux cultivées, plus flexibles face à des cours qui varient rapidement. Autre échec européen, dans les mines d’étain. En 1882-1883, des sociétés occidentales reçoivent 1 700 hectares d’alluvions stannifères en concession au Selangor. Elles devront plier bagage dès 1884, devant trois difficultés insurmontables : les machines modernes installées se révèlent inadaptées au terrain ; les coolies chinois, difficiles à recruter, dictent leurs termes d’embauche ; la main-d’œuvre indienne, importée sous contrat, est réservée aux chantiers publics et aux plantations.

Le contrôle de la main-d’œuvre est un avantage crucial pour les sociétés chinoises : elles passent par des « courtiers en immigrants » qui ont leurs correspondants en Chine, avancent le prix du voyage, reçoivent, séquestrent éventuellement et placent les nouveaux arrivants. Les courtiers imposent des commissions exorbitantes aux Occidentaux, qui par ailleurs font l’objet de campagnes de dénigrement auprès des travailleurs, et dont les agents en Chine ont maille à partir avec la justice, s’ils veulent y embaucher directement. Il faudrait ajouter que les hommes d’affaires chinois se jouent des frontières entre empires coloniaux, qui ne cessent de se renforcer : les réseaux familiaux, claniques, des sociétés secrètes, des chambres de commerce, des associations professionnelles, débordent systématiquement d’un territoire à un autre. Il est très fréquent d’avoir une carrière à cheval sur plusieurs pays. Ainsi de Khoo Cheow Tiong, né à Penang dans une bonne famille et enrichi grâce à la ferme de l’opium : il devient banquier à Sumatra, Kapitan (responsable officiel) des Chinois de la ville d’Asahan (Sumatra-Est), puis, lors de sa retraite dans sa ville natale en 1904, juge de paix ; il financera un avion de combat britannique pendant la Première Guerre mondiale… La concurrence prend à l’occasion un caractère politico-idéologique, et devient un moyen de faire reculer le racisme des Européens. Le millionnaire Thio Thiau Sat, s’étant vu refuser un billet de première classe sur un paquebot allemand, proclame qu’il va fonder une compagnie de navigation réservée aux Asiatiques : les Allemands renoncent à la discrimination, et Thio à son projet.

ENGAGISME ET TRAVAIL SOUS CONTRAINTE

Intrinsèquement lié des décennies durant aux migrations asiatiques de travail, le système de l’engagisme (en anglais indenture) peut dans une certaine mesure être considéré comme intermédiaire entre l’esclavage et le travail salarié « libre ». Il était issu des graves pénuries de main-d’œuvre des dernières décennies du XIXe siècle, redoublées par la fréquente fuite des travailleurs des mines et des plantations, le plus souvent situées dans des zones malsaines. Il s’agissait de s’assurer une main-d’œuvre stable, pour plusieurs années, en faisant signer aux indentured labourers un contrat de longue durée (trois ans en Malaisie, jusqu’en 1899 où l’on passa à deux ans, puis en 1905 à 600 jours). Que ce contrat ait été considéré par les travailleurs comme léonin, et les conditions de travail comme déplorables, est indiqué par le faible taux de réengagement : 5 % à 10 %72. De plus, aux Indes néerlandaises, une poenale sanctie introduite par l’Ordonnance sur les Coolies de 1880 prévoyait, en cas de « désertion » du poste de travail avant expiration du contrat, jusqu’à trois mois de travaux forcés à la première infraction, trois à douze mois à la seconde73. En Cochinchine, la rupture unilatérale du contrat était fréquente : un cinquième des travailleurs de la plantation de Phu-Riêng s’enfuit en un an, en 1927-1928, en une période également marquée par une mortalité extrême74. Là aussi, elle était répréhensible au pénal75. Quant à la récidive aux manquements à la discipline, elle pouvait être punie de cinq à dix jours de détention, sur la plantation elle-même76. Les recruteurs de main-d’œuvre agissant pour le compte des grandes sociétés abusaient fréquemment de leur situation : ainsi, certains travailleurs tonkinois ne reçurent que six piastres de prime à la signature du contrat, au lieu des dix prévues77. La journée de travail, de dix heures depuis les décrets Varenne de 1927, était censée inclure les longs déplacements à pied, mais cela n’était pas toujours respecté. Sur les plantations Michelin (probablement les plus dures), il n’y avait que quelques jours de repos par an, lors de la fête du Têt (Nouvel An). Le dimanche, cinq heures de nettoyage des abords des maisons étaient requises78. L’ordre quasi militaire des plantations conduisit à diverses violences et à la très dure grève de la plantation Michelin de Phu-Riêng, en 1930. L’état physique parfois lamentable des rapatriés fut donné comme justification à l’assassinat en 1929 de Bazin, un des organisateurs du recrutement au Tonkin. Les autorités françaises s’en inquiétaient elles aussi : le gouverneur de Cochinchine Pagès, en 1937, jugeait « régalien, périmé, abusif » le pouvoir des planteurs79. Peu après, l’inspecteur du travail D’Hugues indiquait, à propos de la plantation Michelin de Dâu-Tiêng : « Il est inadmissible que la violence puisse continuer à être considérée comme un mode de traitement normal de la main-d’œuvre80. » Pagès renchérissait : « … de tout temps les coolies de Dâu-Tiêng m’ont apparu être traités comme des prisonniers, comme de pauvres loques que les assistants accablaient de leur mépris et de leurs injures à défaut de coups81. » On comptait très peu de femmes parmi les engagés : 7 000 pour 93 000 hommes chez les Chinois de l’Oostkust sumatréenne en 1912.

C’est cette grande région de plantations qui draina vers elle le plus puissant flot d’engagés de la région : on y comptait quelque 300 000 travailleurs migrants en 1929, dont une forte majorité d’indentured82. Le traité anglo-hollandais de 1872 avait mis en place un système public de recrutement en Inde, étroitement contrôlé par les deux gouvernements : un juge s’assurait ainsi auprès de chaque nouveau recruté de sa bonne compréhension du contrat signé. Les agents recruteurs des firmes privées trouvaient pourtant des moyens de contourner ces règles. Un accord fut signé en 1888 entre un conglomérat de sociétés et la Chine, qui y permit de nombreux engagements. Ces engagés indiens et chinois se révélèrent cependant trop peu nombreux, en particulier parce qu’à Sumatra on était payé aux pièces, et en Malaisie à la journée : à partir de 1890, la plupart des coolies provinrent de Java. Ils y étaient recrutés par des agences privées spécialisées, jusqu’à ce que, en 1910, les associations de planteurs établissent leurs propres bureaux de placement. À partir de cette date également, de plus en plus de travailleurs « libres » arrivèrent de Java sans contrat déjà signé. Au total, les Javanais recrutés pour la région de Deli pourraient avoir été entre 700 000 et un million, dont la plupart retournèrent dans leur village à l’expiration de leur contrat — à la différence des Chinois, dont seul un cinquième s’en revint en Chine. On trouva aussi nombre d’engagés dans les mines d’étain de l’île de Bangka, exploitées depuis 1722, ainsi que dans la grande mine de charbon d’Ombilin (Sumatra-Ouest). Par contre le secteur pétrolier, plus tard développé, et en mesure de s’attacher des travailleurs qualifiés au travers de salaires élevés, ne fit pas appel à l’engagisme. En Cochinchine, quelque 80 000 ouvriers travaillaient à la fin des années 1920 sur les plantations d’hévéas, dont une forte majorité d’engagés (92 % à 95 % dans les plantations Michelin) ; au total, de 1926 à 1954, 260 000 travailleurs y auraient été recrutés. En octobre 1927, le gouverneur général Alexandre Varenne (un socialiste) réglementa l’engagisme, instituant des contrats de trois ans, des obligations en matière d’alimentation, de logement et de soins médicaux, ainsi qu’une Inspection Générale du Travail. Cela ne résolut pas le problème du manque chronique de main-d’œuvre, alors que les besoins des plantations d’hévéas étaient estimés à 25 000 travailleurs par an. Des quotas de recrutement annuels furent prévus, à la colère des patrons des mines et des plantations de café d’Annam et du Tonkin, eux-mêmes en manque de bras, et qui ripostèrent par une campagne de presse contre les « esclavagistes » (on disait plutôt les « jauniers », par allusion aux négriers) de l’hévéa cochinchinois83. Le mince patronat européen d’Indochine était loin d’être uni.

Il est délicat de définir les limites de l’engagisme. Ainsi, en Malaisie, lui succéda le régime du kangany (proche du marchandage des industries françaises du XIXe siècle), dans lequel un travailleur indien chevronné se faisait l’intermédiaire entre les entreprises et son district natal, allant y recruter les coolies à qui il avançait le prix du bateau — à charge de travailler où bon lui semblait jusqu’à remboursement. De manière analogue, après bien des déboires avec des agences chinoises de courtage en main-d’œuvre, les compagnies des Indes néerlandaises décidèrent en 1888 de recourir aux services de laukeh (vétérans) ou de kheh-thau (intermédiaires), très proches des kanganys. Quant aux travailleurs « libres » venus de Chine, ils y avaient souvent été recrutés par un kongsi (coopérative), qui leur affectait un emploi, qu’il n’était pas question de quitter avant remboursement des frais engagés. D’un autre côté, les migrants chinois trouvaient au sein du kongsi une solidarité précieuse et de nombreuses possibilités de socialisation. Compte tenu de tous ces éléments, il est difficile d’assimiler purement et simplement l’engagisme au travail forcé, ce qu’une certaine historiographie fait pourtant fréquemment.

À l’inverse, où situer la corvée, institution universelle s’il en fut, et qui correspond mieux que l’engagisme à l’idée de travail forcé ? Elle s’en distingue par son caractère de « temps partiel », et par son déroulement généralement à proximité du village du corvéable, ce qui la rendait plus acceptable, même sans versement d’une quelconque rémunération. Mais la colonisation la détourna fréquemment pour ses grands travaux (canaux, routes, chemins de fer…), très meurtriers quand ils se déroulaient en zone fortement impaludée. La corvée fut pour cette raison condamnée comme une forme de travail forcé par le Bureau International du Travail (BIT), et donc par la SDN84. Elle couvre l’essentiel de l’ère coloniale. Ainsi, au Cambodge, elle ne fut abolie qu’en 1937, alors que l’engagisme avait été interdit par un arrêté de 192785.

En Malaisie, soumise à la pression des autorités de l’Inde britannique — et, à travers elles, du mouvement national indien — pour une amélioration du sort des travailleurs migrants, l’engagisme se termina relativement tôt : dernier contrat signé en 1910, et expiration du dernier engagement en 1913. C’est seulement alors que l’hévéaculture prenait son essor : elle ne fut pratiquement pas concernée par ce système, dont avait surtout bénéficié la canne à sucre. Par contre, aux Indes néerlandaises, l’engagisme persista jusqu’à la crise des années trente : encore 87 % des contrats de travail de l’Oostkust en 1929, mais 4 % en 1934. Entre les deux dates, il y avait eu un amendement en 1929 à la loi tarifaire des États-Unis, qui proscrivait toute importation de marchandise réalisée au travers du travail forcé — dont l’indenture. Il y avait surtout eu l’effondrement du marché mondial, et des licenciements en masse dans le secteur exportateur, assortis de nombreux rapatriements plus ou moins forcés : 200 000 Indiens de Malaisie ; 150 000 Javanais de Sumatra. Cela ne dérangea donc pas outre mesure les compagnies de renoncer aux contrats à long terme, assortis de l’avance du billet de bateau86 !

On a souvent exagéré le poids de l’engagisme dans les migrations asiatiques, à la fois parce que cela en constituait la composante la mieux enregistrée, et parce que les abus auxquels il donna lieu étaient, pour beaucoup d’auteurs ou de militants, particulièrement représentatifs de l’idée qu’ils se faisaient de l’ordre colonial. Or on ne compte pas plus d’un million d’engagés chinois (avec patrons occidentaux), tous pays confondus, y compris donc l’Océanie et les Amériques. Un quart alla sur les plantations de Sumatra. Même parmi les migrants indiens, qui formèrent la majeure partie des engagés à l’échelle mondiale, on en trouvait à peine un dixième, pas davantage que les commerçants, artisans, patrons ou professions libérales en leur sein87. Les engagés ne tinrent une place prépondérante que dans les plantations d’hévéas et, à Sumatra, de tabac. Ils ne furent jamais plus d’une centaine de milliers en Indochine (en très grande majorité en Cochinchine), et, en 1938, ils n’étaient plus que 17 000, alors que quelque 15 000 quittaient chaque année le Tonkin, en grande majorité pour le Sud88. C’est sans doute chez les migrants javanais que la proportion d’indentured fut la plus élevée.

AU XXe SIÈCLE : UNE COMPÉTITION
PLUS SÉVÈRE ENTRE CHINOIS ET EUROPÉENS

Alors qu’au XIXe siècle Chinois et Européens avaient oscillé entre coopération et rivalité, le passage au XXe siècle est marqué par le triomphe de cette seconde attitude chez les Occidentaux. Sûrs de leur nouvelle puissance, concrétisée par l’achèvement du partage colonial de la région, ils tentent plus souvent d’accaparer seuls les profits considérables fournis par les activités exportatrices. Les Européens, s’appuyant sur les progrès de la médecine, des transports et du confort quotidien, deviennent plus nombreux, plus organisés, plus entreprenants, plus arrogants. Ils l’emportent aussi sur les Asiatiques par la supériorité de leurs sociétés anonymes, largement irriguées par un réseau bancaire moderne, et fondées sur une supériorité technologique et scientifique de plus en plus affirmée. Les nouvelles machines et nouvelles méthodes de travail, le développement rapide de l’agronomie, de la pédologie, de la géologie, de la biologie tropicales amènent la disparition de cet avantage comparatif, jusque-là si décisif pour les Chinois : leur connaissance supérieure du milieu, leur capacité d’adaptation, et bien sûr leur nombre, qui leur évitait les angoisses récurrentes des Occidentaux quant au recrutement de la main-d’œuvre. Nulle part ce bouleversement n’est plus évident qu’en péninsule malaise, seul territoire colonial asiatique d’une certaine étendue où, dès la fin du XIXe siècle, les immigrants équilibrent presque en nombre les autochtones.

Dès 1877, la constitution à Singapour d’un Protectorate of Chinese, suivie rapidement de l’interdiction progressive des sociétés secrètes, donnait le signal du passage de l’indirect rule sur les communautés chinoises à leur administration directe. Par la suite, les appareils étatiques, renforcés, commencent partout à récupérer les privilèges commerciaux et fermes fiscales qu’ils avaient concédés. L’hégémonie chinoise dans les plantations est décisivement atteinte par l’autorisation obtenue de Londres en 1881 d’importer des travailleurs indiens en Perak : les planteurs chinois, qui dominaient jusque-là le secteur de la canne à sucre, se montreront incapables à la longue de s’adapter à la concurrence des coolies tamouls, souvent payés moitié moins que les Chinois. Alors que le premier planteur à se risquer dans l’hévéa, en 1896, avait été un Chinois, de Malacca, l’essor de l’hévéaculture leur échappera complètement, car il s’agit d’une activité supposant un adossement financier solide, pour pouvoir supporter les sept années initiales sans production, ainsi que les chutes de cours récurrentes89. Leurs exploitations ne formeront plus en 1932 que 12,5 % des domaines supérieurs à 40 hectares.

L’avance technologique des Européens est particulièrement déterminante dans les mines d’étain. Les Chinois utilisaient des méthodes rudimentaires (y compris la battée) pour séparer les paillettes métalliques, alors que les Occidentaux commencent à installer de puissantes dragues motorisées. En une décennie, l’abaissement du prix de revient est tel que beaucoup de mines chinoises sont contraintes à la fermeture : elles représentaient, en 1920, 64 % de la production, mais seulement 37 % en 1930. Au cours de la décennie suivante, le remplacement des machines à vapeur par de nouvelles machines électriques entraîne encore une baisse de 4 %. Les Chinois finissent cependant par s’équiper, et restent concurrentiels sur les petits gisements, peu mécanisables. Quant aux fonderies d’étain, les installations semi-artisanales au charbon de bois des Chinois ne peuvent faire face aux grandes unités modernes ; en 1940, celles-ci détiennent un quasi-monopole.

Les preuves du dynamisme et de l’ouverture des Chinois ne manquent cependant pas : dès les années 1880, Foo Choo Choon avait introduit des machines modernes permettant de récupérer de l’étain sur les sites miniers abandonnés ; son innovation en fait, jusqu’à la Première Guerre mondiale, le « roi de l’étain ». Surtout, les Chinois ripostent à la pression occidentale en se tournant vers de nouveaux secteurs, où elle reste faible. Ainsi de l’ananas, développé après 1918, qui représente, en 1938, 1,2 % des exportations de la péninsule : des plantations du sud du Johor aux conserveries de Singapour, voici une activité remarquablement intégrée, capitalistique, et chinoise à 100 %. Ils lancent également un nombre considérable de fabriques petites et moyennes, de chaussures, d’huile, de biscuits, de sauces, de pneus, ainsi que des scieries et des forges. Vers 1937, les investissements des hua qiao (Chinois d’outre-mer) de Malaisie représenteraient quelque 200 millions de $, contre 350 millions pour les Britanniques et une centaine pour les autres étrangers90. Ces vastes ressources sont de plus en plus gérées de façon moderne, dans des banques fondées à l’exemple des européennes, même si, longtemps, l’antériorité de celles-ci leur assure la prédominance. La première fut la Deli Bank, créée par Thio Thiau Sat à Sumatra en 1907 ; dans les années 1930, Singapour voit la naissance de deux banques chinoises, dont la puissante Overseas Chinese Banking Corporation. Si, en 1870, on n’y comptait que neuf firmes chinoises d’import-export, pour 42 occidentales, en 1911 les chinoises ont bondi à 26, contre 56. Singapour fut aussi, dès 1881, le siège du premier journal en chinois de la région. Bien des riches Chinois envoient leurs fils faire des études supérieures au Royaume-Uni ; certains participeront directement au renouveau de la Chine91.

Singapour est le cœur vibrant de cette sinité d’outre-mer, tout autant qu’elle l’est de l’entreprise occidentale en Asie du Sud-Est. Il s’agit là d’un univers relativement coupé de la Chine « historique » par la césure d’un acte d’émigration, longtemps interdite par les autorités mandchoues, et mal vue jusqu’à l’ère des réformes modernisatrices de l’empire, après 1890. Le rôle culturel et même politique de Singapour est capital pour les hua qiao. En 1881 y est lancé le premier journal en chinois de la région, le Lat Pau ; c’est essentiellement une feuille commerciale, mais il participera aux campagnes d’aide à la Chine, face aux catastrophes naturelles et aux menaces étrangères. Sun Yat Sen, alors qu’il dirigeait la Tongmenghui (Ligue jurée) anti-mandchoue, y fit huit voyages afin de recueillir des fonds. C’est là que fut lancé après 1911 le « mouvement des écoles chinoises », qui entend scolariser la masse des jeunes Chinois du Nanyang92 dans un système déconfucianisé et moderne, annexe de celui mis en place au même moment en Chine ; la quasi-totalité des Sino-Singapouriens — et en premier lieu les towkay, pour des montants impressionnants — versent leur obole pour ce vaste projet qui rencontre en quelques années un plein succès (seulement partiel pour les filles), sans aucune aide des autorités britanniques, et alors que les riches Chinois d’outre-mer construisent aussi écoles et universités dans leurs villes et villages d’origine. À partir de 1937, Singapour sera enfin le cœur du « mouvement de salut national » qui collecte des fonds, rassemble des volontaires dans toute la région, organise le boycott des marchandises nippones, pour secourir la Chine agressée par le Japon. Jusqu’en 1941, on ne collecte pas moins de 110 millions de $ pour la mère patrie.

MISSIONNAIRES ET ENSEIGNANTS :
HEURS ET MALHEURS DE L’ÉCOLE COLONIALE

L’une des innovations introduites par Raffles avait été l’accent mis sur l’enseignement, y compris en direction des Asiatiques, ou plus exactement de leurs élites. Si son projet, cependant, lui avait survécu, c’était grâce aux sociétés missionnaires, longtemps seules à avoir les moyens (finances et surtout personnels) nécessaires, et peut-être également la motivation : conquérir des âmes. C’est sans doute pourquoi ce paradis des ordres religieux qu’étaient les Philippines espagnoles disposa au XIXe siècle de l’enseignement élémentaire le plus généralisé d’Asie du Sud-Est, malgré l’impécuniosité de leur gouvernement : 44,2 % d’alphabétisés en 1903, au terme de cette histoire, plus qu’en Espagne même (40,7 % en 1910)93. Dès 1863, vingt ans avant la France, les autorités avaient décrété l’école universelle et obligatoire, sans pour autant être capables de la mettre en place partout avant 189894. Le pays disposait aussi de la plus vieille université européenne d’Asie (Santo Tomas, fondée en 1611 par les Dominicains). Elle se trouva redynamisée avec la fondation en 1859 de l’Ateneo de Manila, institution supérieure d’éducation, par les Jésuites réadmis après leur expulsion de 1768. Désormais, les indios et mestizos purent accéder aux mêmes grades que les créoles. Un nouveau groupe d’ilustrados en émergea, et occupa rapidement bon nombre des postes de prêtres. Mais l’hostilité conjointe du clergé régulier, composé d’Espagnols (il allait jusqu’à les chasser de leurs paroisses), et de l’autorité politique les poussa bientôt à la protestation. Celle-ci fut impitoyablement réprimée : en 1872, trois prêtres autochtones furent jugés et exécutés, introduisant la crise finale de la domination ibérique sur l’archipel95.

Nulle part ailleurs en Asie les missionnaires ne disposèrent de cette fonction quasi régalienne. De plus, il s’agissait généralement d’ordres plus récents (qu’ils soient catholiques ou protestants), qui n’avaient pas les ambitions politiques de leurs glorieux prédécesseurs. Enfin, sur la plupart des terrains, leur arrivée fut tardive, et ne précéda que de peu le moment où l’administration civile se soucia elle-même d’enseignement. Ainsi, dans les montagnes de l’ouest tonkinois (la « Haute Région »), on ne trouva guère de religieux avant 1895. Par contre, à cette date, cinquante-six prêtres des Missions Étrangères de Paris y évangélisaient, avec un certain succès, puisqu’on comptait 28 000 convertis en 1912. Nombre des premiers écrits ethnologiques sur cette région complexe proviennent de leurs rangs. Les relations avec l’administration étaient complexes. Ainsi le premier vicaire apostolique du Tonkin, Paul-François Puginier, écrivait-il en 1887 qu’« être chrétien, c’est être Français », et préconisait-il à la fois la pénétration chez les peuples montagnards, pour les faire échapper à l’influence de la Cour impériale de Hué, et de trancher le lien historico-linguistique liant le Vietnam à la Chine. Mais le gouverneur Jean-Marie de Lanessan (1891-1894), libre penseur et radical, reprochait aux missions d’avoir cherché à entraîner la France dans une conquête coûteuse et encore incertaine. Le coup de force japonais de mars 1945 marqua la fin de cette mission du Haut-Tonkin, qui ne put jamais se rétablir par la suite96. À l’échelle mondiale, la Conférence Missionnaire Internationale d’Édimbourg, en 1910, entérina la « ligne Puginier » en présentant les missions comme les « auxiliaires des gouvernements », en particulier pour combattre « la marée montante du Mohammédisme ». Mais, là encore, tous les gouvernements ne l’entendirent pas de cette oreille. Ainsi, en 1917, celui des Indes néerlandaises fit-il passer l’ensemble des écoles élémentaires (y compris celles des missions) sous le contrôle du département de l’Éducation, représenté par des inspecteurs. L’enseignement religieux, jusque-là très présent, dut céder la place aux matières profanes97. Plus généralement, il convient d’insister sur l’ambivalence des relations entre missions et administrations. D’un côté, il n’est que trop évident qu’elles ont partie liée, les religieux jouant le rôle d’informateurs de facto aussi bien que de diffuseurs de l’idée générale de supériorité de l’Europe, et les autorités leur assurant une protection généralement efficace. De l’autre, les missionnaires sont souvent soupçonnés de mettre en danger le fragile édifice du consensus colonial, que ce soit en irritant les musulmans par leur prosélytisme, en prenant trop à cœur les intérêts de leurs ouailles (en particulier des ethnies minoritaires en butte tant aux Européens qu’aux groupes asiatiques majoritaires), ou (au XXe siècle) en se faisant de plus en plus souvent les défenseurs des traditions et coutumes locales, contre l’uniformisation qui va avec la « mission civilisatrice ». Ajoutons que, comme un de Lanessan, nombre de responsables coloniaux sont anticléricaux, ou francs-maçons.

 

Ce n’est que tardivement — généralement après 1900 — que les colonisateurs se préoccupèrent de scolariser d’autres enfants que les leurs. Et c’est surtout dans l’entre-deux-guerres que ce souci, rencontrant un peu partout une demande d’école (et plus largement de modernité) rapidement croissante chez les colonisés, aboutit enfin à la scolarisation d’une fraction significative des enfants autochtones. Le débat, qui persista longtemps, sur l’utilité pour ces derniers d’une éducation autre que traditionnelle (écoles de pagode, confucéennes, madrasahs musulmanes…) s’en trouva définitivement clos. Pour Henri Gourdon, premier directeur général de l’Instruction Publique en Indochine, il convenait de « s’emparer du mouvement des esprits vers la civilisation occidentale, pour le diriger et le faire servir à nos desseins, pour éviter qu’il agisse hors de nous, et peut-être contre nous98 ». Sous l’influence de l’Inde, la Birmanie britannique établit assez tôt un département de l’Éducation (1866), mais en 1891-1892 on ne comptait encore que 890 écoles primaires laïques, pour 4 324 écoles de monastère (bouddhistes). Par contre, en 1917-1918, les écoles laïques étaient au nombre de 4 650, contre 2 977. Le nombre d’élèves était de 307 000 en 1900, de 827 000 en 1940, dont un quart de filles (220 000). Plus de 97 % des écoles laïques étaient privées, avec des maîtres peu formés, et des résultats médiocres. En fait, 88 % des élèves ne terminaient pas leur scolarité de quatre ans, pourtant considérée comme indispensable à une alphabétisation efficace99. Pour obtenir un emploi correct dans l’administration ou dans le secteur moderne de l’économie, il fallait rejoindre les écoles publiques ou missionnaires, anglophones ou mixtes (anglo-birmanes) qui connurent sur le tard un développement important : 27 000 élèves en 1900 dans le secondaire, 234 000 en 1940. Dans le supérieur, dont l’élément principal était l’université de Rangoon (fondée en 1920), on passait simultanément de 115 à 2 365 étudiants, mais ceux d’ethnie birmane (les deux tiers de la population) n’en constituaient que la moitié, alors que les Indiens et Anglo-Indiens (7 % des résidents) en représentaient 42 %. Seul un dixième des étudiants venaient des zones rurales100. Les résultats étaient encore limités, à la veille de l’invasion japonaise : seuls 1,9 % des Birmans et autres autochtones étaient alphabétisés en anglais, les résidents indiens l’étant beaucoup plus massivement101.

Aux Indes néerlandaises, l’effort fut encore plus réduit. En 1848, on comptait 1 900 élèves dans le public, et 750 dans le privé — presque tous européens. En 1882, les 122 écoles publiques recevaient 9 000 élèves ; cela signifiait au moins que presque tous les enfants des 45 000 Occidentaux étaient désormais scolarisés. Cependant, les garçons de l’élite hollandaise, depuis l’époque de la VOC, étaient généralement envoyés aux Pays-Bas dès l’âge de huit ans, pour y accomplir toute leur scolarité, ce qui était excessivement coûteux. Les meilleurs pouvaient recevoir les diplômes de l’école supérieure de Delft, fondée en 1843, avec des cours de javanais, ce qui garantissait l’accès à la haute administration coloniale. Une seconde voie d’accès fut constituée en 1867 par le lycée Guillaume III, à Batavia. Mais elle fut refermée à la fin du siècle, au profit de l’université de Leyde (Leiden), en plein développement, qui monopolisa donc la collation des diplômes, au grand dam des Européens et Eurasiens modestes des Indes. Ce, d’autant plus que l’académie militaire de Meester Cornelis (au sud de Batavia) fermait elle aussi102. Pour les autochtones, ce n’est qu’en 1907 que des « écoles de village » publiques (mais pas gratuites) furent mises en place. Les résultats furent importants : 9 600 écoles dans les années 1930, qui scolarisaient en langues vernaculaires 40 % des enfants entre six et neuf ans. Il semble cependant que l’absentéisme ait été considérable. En outre, quelques écoles professionnelles furent ouvertes dès 1881 par les missions, et à partir de 1909 par l’État colonial. En 1900, trois écoles OSVIA, toutes à Java, commencèrent à former, en néerlandais, des fonctionnaires autochtones, et simultanément une STOVIA, à Batavia, constitua un corps de médecins indigènes. En 1930, 1,7 million d’Indonésiens (8 % des moins de 18 ans) se trouvaient dans l’une ou l’autre des écoles vernaculaires de style occidental. Mais, dans le secteur européen (néerlandophone), les chiffres demeuraient minuscules : 85 000 autochtones, dont 178 dans le supérieur. De plus, l’efficacité de ces écoles (y compris les coraniques et les Taman siswa créées à partir de 1922 par les nationalistes laïques) laissait à désirer : 7,4 % d’alphabétisés, à en croire le recensement de 1930 (6 % à Java, mais 50 % dans la partie chrétienne des Moluques, grâce aux missions) ; seuls 0,32 % des autochtones pouvaient lire le néerlandais103.

En Indochine, les Français tentèrent de faire fonds sur l’enseignement traditionnel, qui en 1913 enseignait les caractères chinois et les classiques confucéens à quelque deux cent mille élèves d’Annam et du Tonkin, parmi lesquels étaient sélectionnés les dix mille candidats aux concours mandarinaux, de modèle sino-confucéen104. On se méfiait de la caution ainsi apportée à des lettrés vus comme anti-Français, ainsi que de l’hégémonie culturelle chinoise ainsi entérinée, et accessoirement du conservatisme ritualiste qui caractérisait cet enseignement. D’un autre côté, les responsables coloniaux les mieux informés reconnaissaient le lien entre l’habitus confucéen et le méritocratisme républicain, y compris dans la propension à sélectionner durement. Les autorités mirent progressivement en place un cursus « franco-indigène » destiné à terme à englober les élèves des écoles traditionnelles, et qui devait disposer d’une école par commune. Le quoc ngu (transcription du vietnamien en caractères latins) y remplaçait les sinogrammes, ce qui n’allait pas de soi pour les plus farouchement laïcs des colonisateurs, les missionnaires étant à l’origine de cette démocratisation de l’écrit. Le français était enseigné à partir du cours moyen, à l’issue du cycle de l’école élémentaire. Mais, en 1899, on n’y comptait encore que 17 000 élèves, alors que les écoles catholiques (missions et « chrétientés » autochtones) en accueillaient 9 000105. En 1918, malgré les protestations, il fut à la fois mis fin aux écoles traditionnelles (quoiqu’un contrôle partiel des écoles d’Annam ait en 1926 été récupéré par la Cour de Hué) et aux concours de recrutement mandarinaux. C’était aussi couper le Vietnam de son ancien suzerain du Nord, et consolider la mainmise coloniale, ce qui déchaîna une manière de « guerre de résistance scolaire » (Trinh Van Thao) qui permit la persistance, au moins jusqu’en 1939, d’un enseignement des caractères par des maîtres confucéens, tant dans le public que dans le privé, ainsi que la republication constante des classiques et romans historiques chinois106. Le prestige de l’école traditionnelle fut néanmoins sapé par son biais antiféminin, alors que le consensus s’établissait peu à peu entre responsables français et nouvelles élites vietnamiennes pour scolariser les filles. 180 000 élèves vietnamiens se trouvaient en 1923 dans les écoles primaires modernes, soit un garçon d’âge scolaire sur douze, une fille sur cent107. Ils étaient cependant 707 000 en 1944, à la fin de la période coloniale, dont une centaine de milliers dans le privé, tant laïque que (surtout) confessionnel, sans oublier la dizaine de milliers d’élèves (dont trois cents lycéens) des écoles communautaires chinoises108. On comptait alors environ dix mille écoles (dont 468 pour les minorités ethniques des hautes terres, avec enseignement adapté), et quinze mille instituteurs109.

Cette progression ne laisse pas d’impressionner, mais elle ne doit pas dissimuler la faible qualité de l’enseignement dispensé à la plupart. 85 % des maîtres du primaire n’avaient pas le statut d’instituteur. Dans les campagnes, l’école élémentaire se limitait à trois ans, de véritables écoles primaires ne se trouvant guère que dans les chefs-lieux de province. Du coup, en 1927, seuls 16 % des élèves obtenaient le certificat d’études primaires, après six années d’école110. Et, même en 1942, une très forte inégalité persistait en défaveur des filles, six fois moins scolarisées que les garçons. Une moindre inégalité régnait entre territoires : la fréquentation scolaire était deux fois plus forte en Cochinchine qu’au Cambodge, trois fois plus qu’au Laos111. En outre, le secondaire se développa très peu et très tard (83 élèves autochtones en 1923, 6 500 en 1944). On compta, en 1930, 648 diplômés du primaire supérieur (qui formait les instituteurs, dès alors autochtones à 95 %), et 75 bacheliers (379 en 1942), alors qu’une trentaine de milliers d’élèves obtenaient annuellement leur certificat d’études élémentaires112. L’enseignement professionnel demeura balbutiant : moins de mille élèves en 1922, trois mille en 1941 (les deux tiers en Cochinchine)113. Quant à l’université de Hanoi, définitivement fondée en 1917, dotée en 1928 d’une faculté de médecine, d’un secteur scientifique et d’une école d’architecture en 1941, elle ne comptait en 1938-1939 que 457 étudiants. Profitant dans une certaine mesure de l’impossibilité de rejoindre les universités françaises pendant la guerre, elle atteignit en 1943-1944 les 1 575 étudiants, dont environ deux tiers de Vietnamiens.

Le Cambodge était encore moins bien pourvu. Ce n’est qu’avec Albert Sarraut (gouverneur général d’Indochine de 1911 à 1914, puis de 1916 à 1919) qu’un enseignement primaire moderne commença à être mis en place, à côté des écoles de pagode. Comme souvent, la colonisation fut ensuite prise de la folie des grandeurs : en 1925, on promettait une école par village, et une scolarisation universelle. On en resta longtemps éloigné : 65 000 enfants dans le primaire en 1931, 89 000 en 1945. L’effort final ne fut cependant pas négligeable : 183 000 scolarisés en 1950. Le secondaire restait balbutiant : 310 élèves en 1931, 680 en 1945, dans trois lycées. Quant au supérieur, il n’apparut qu’en 1950, avec 240 étudiants. En outre, une centaine de boursiers étudiaient alors en France — parmi lesquels nombre des futurs dirigeants khmers rouges114. Notons enfin que la seule tentative autochtone de créer un enseignement moderne débarrassé de l’emprise coloniale (comme le fera à Java le mouvement Taman siswa) se heurta à la répression : l’école Dong Kinh de Hanoi, fondée en mars 1907, fut fermée dès décembre115. Une fois de plus se pose la question de l’efficacité. Les écoles primaires en vietnamien des campagnes ne fournissaient que trois années d’enseignement. Les droits d’inscription annuels du secondaire francophone correspondaient au salaire annuel d’un enseignant vietnamien. Et l’universalité du système resta un but jamais approché : 10 % d’enfants d’âge scolaire scolarisés en 1938. Enfin, au cours des années 1920, les écoles primaires et secondaires furent progressivement ségréguées, y compris au niveau des enseignants.116

La visée élitaire est tout aussi présente en Malaisie, à ceci près qu’il y avait deux élites locales : la malaise et la chinoise. La Penang Free School date de 1816, ce qui en fait l’une des plus anciennes écoles publiques et laïques de la région, et la toute première anglophone. Elle fut progressivement ouverte aux Asiatiques, et forma en particulier une partie de l’élite chinoise, mais les droits à régler étaient prohibitifs. Une fois la mainmise effectuée sur les États malais, les Britanniques entreprirent de créer des écoles primaires gratuites (et rudimentaires) pour les villageois, le malais étant défini comme le médium d’éducation, auquel devaient selon eux se rallier Chinois et Indiens. Un Malay College destiné aux enfants de l’aristocratie fut établi en 1905 à Kuala Kangsar, et bientôt surnommé l’« Eton de l’Orient ». Le niveau des études y était pourtant assez médiocre. Les Chinois, soucieux d’assurer à leurs enfants une éducation solide, tout en conservant le lien avec leur culture, entreprirent dès la fin du XIXe siècle la création du réseau régional le plus serré d’écoles privées vernaculaires de niveau acceptable. Ne bénéficiant d’aucun subside public, ce furent leurs collectes qui les firent vivre, y compris dans le cas de l’université sinophone Nanyang, inaugurée à Singapour en 1956. Auparavant, il était habituel pour les étudiants sino-malayens de s’inscrire à l’université de Hong Kong (créée en 1910), dont en 1939 le quart des étudiants en licence venaient de Malaisie117. Quelques-uns reçurent des bourses pour les universités britanniques. La révolution républicaine de 1911 en Chine dynamisa encore les écoles chinoises, et contribua à déconfucianiser leur enseignement, qui préparait cependant mal aux emplois publics, où était nécessaire une bonne connaissance de l’anglais. Quant aux Indiens (parlant généralement le tamoul), ils en étaient réduits aux écoles primaires vernaculaires des plantations où leurs parents travaillaient en grand nombre, et rejoignaient quand ils le pouvaient le secondaire anglophone. En 1939, les écoles anglophones, qui avaient à faire face à une demande rapidement croissante, regroupaient 21 000 élèves, soit 8,2 % des garçons de 6 à 17 ans (14,9 % des Indiens, 3,1 % des Malais) et 3,5 % des filles (7,2 % des Indiennes, 0,5 % des Malaises). Au total, la scolarisation était relativement élevée : 35,5 % des enfants allaient à l’école en 1931, presque autant qu’aux Philippines (38,8 %)118. L’inégalité était forte entre les sexes : en tenant compte des écoles vernaculaires, pour mille garçons malais scolarisés en 1949, il n’y avait que 123 filles, alors que le chiffre correspondant était de 410 pour les jeunes Chinoises, et de 601 pour les Indiennes. D’où un taux d’alphabétisation très différencié entre hommes et femmes de plus de quinze ans en Malaisie : en 1931, 49 % chez les Chinois, 30 % chez les Malais ; mais 10 % pour les Chinoises, 4 % pour les Malaises. La situation était quelque peu meilleure à Singapour, surtout pour les filles. On aura cependant noté une situation très largement supérieure à celle des Indes néerlandaises119.

Singapour ne devint un pôle universitaire qu’assez tardivement, alors que, on l’a vu, les écoles de haut niveau n‘y manquaient pas. Une école publique de médecine y fut créée en 1905, grâce à la collecte organisée par Tan Jiak Kim, président de la Straits Chinese British Association. En 1928, les autorités, enfin mobilisées, lui adjoignirent Raffles College, qui enseignait les humanités ; les premiers étudiants n’étaient que 43, et, en vingt et un ans d’existence, seuls 573 obtinrent leur diplôme. En 1949 les deux établissements fusionnèrent sous le nom d’université de Malaisie, dotée en 1959 d’un second campus, à Kuala Lumpur. Enfin, en 1962, à l’extrême fin de l’ère coloniale, chacun des campus devint une université à part entière.

Partout dans les colonies, la question de la qualité de l’enseignement, et donc des résultats à en attendre, fut rapidement posée. Aux Indes néerlandaises, le débat fut particulièrement vif dans les premières années du XXe siècle entre les tenants (tel l’islamologue Snouck Hurgronje) d’un enseignement de type européen, inévitablement élitaire, et ceux d’une éducation de base en langues vernaculaires, tel Idenburg, le ministre des Colonies et promoteur de la « politique éthique ». Il s’agissait de savoir comment allouer les minuscules ressources publiques accordées aux écoles, mais aussi quelle place ménager dans l’avenir aux diverses ethnies, Européens inclus. Après de semblables hésitations, les Britanniques en Malaisie décidèrent d’un enseignement fortement ségrégué sur la base de l’ethnie, cependant que l’anglophonie (et les emplois à la clé) était réservée à une petite minorité urbaine, largement européenne, eurasienne et indienne. Comme les Chinois, on l’a vu, avaient mis en place leur propre système scolaire, l’administration ne s’occupa guère que des Malais.

Le rapport de Richard Winstedt, surintendant à l’Éducation des FMS, fixa la ligne en 1917. Il recommandait de réduire la durée du cursus (de cinq à quatre années, mesure étendue au sultanat autonome de Johor en 1928), et de donner une place centrale à des activités manuelles, utiles à de futurs agriculteurs, telles que l’horticulture et la vannerie, ainsi que le dessin. Lui-même historien, il prônait logiquement l’omission de l’histoire dans les programmes : « Il est inutile d’essayer d’enseigner (au villageois) l’histoire européenne ; lui apprendre les légendes qui passent pour de l’histoire dans les chroniques malaises serait futile ; et, s’il s’agissait de lui enseigner scientifiquement l’histoire de son propre pays, nos ouvrages sont fondés sur des preuves trop discutables, et parviennent à des conclusions trop souvent destinées à blesser ses susceptibilités120. » Dans une brochure préparée pour l’exposition impériale de Wembley (Londres) en 1924, il précisait encore sa perspective : « Il ne fait pas de doute que la masse des habitants (de la Malaisie) doit se tourner vers l’agriculture et d’autres activités, et que le département à l’Éducation aura à les équiper pour ces styles de vie. Tout idéal éducatif ne correspondant pas aux aspirations locales ne peut qu’aboutir à une économie disloquée et au désordre social121. » On a depuis lors beaucoup critiqué ce « biais rural » de l’éducation coloniale, car il aboutissait à cantonner les Malais dans le secteur de la petite production vivrière, et laissait le champ libre aux autres ethnies dans le secteur moderne, en plein développement. Il s’agissait d’une politique cohérente : en 1913 était aussi adopté dans les FMS le Malay Reservations Enactment, qui garantissait l’inaliénabilité des terres agricoles malaises (en particulier face aux Chinois), tout en cherchant à décourager les Malais (en vain !) de se lancer dans la plantation d’hévéas. Des mesures similaires avaient été depuis longtemps promulguées à Java. Il faut enfin souligner que semblable dilemme revient encore régulièrement dans le débat éducatif, y compris en France : adapter les contenus à l’élève, placer celui-ci « au centre », ou au contraire lui imposer des programmes exigeants, au risque de le mettre en situation d’échec.