Chapitre IX

LES ÉTAPES DE LA DÉPRISE (C. 1910-C. 1960)

Il convient de préciser d’emblée ce point important : dans ce chapitre, il n’est pas question de fournir une vision d’ensemble du processus de décolonisation de l’Asie du Sud-Est, processus qui, comme mentionné dans l’intitulé, s’étala sur une cinquantaine d’années, et connut des modalités autant que des chronologies très différentes d’un pays à l’autre. Ainsi, en Indonésie ou en Birmanie, les toutes premières étapes sont posées avant même le premier conflit mondial ; au Laos ou au Cambodge, presque rien n’a lieu avant 1945 — et à Brunei, pas avant 1962… Mais, surtout, des pans essentiels de ce vaste mouvement échappent largement à la problématique de ce livre. En effet, la décolonisation fut bien davantage que le retrait du colonisateur. Avant, pendant et après cet événement, les peuples qu’on put dire un moment coloniaux s’engagent dans une redéfinition fondamentale, et souvent déchirante, de leur identité. Dans chaque cas, il y eut plusieurs versions de l’émancipation, de la renaissance, du devenir, ce que montre parfaitement le cas de l’Indonésie1. Il y avait en particulier à définir la place des autochtones (eux-mêmes divisés en majorité et minorités), des migrants, des métis, des étrangers, européens ou autres ; à débattre du rôle à attribuer aux diverses religions, et à la laïcité, voire à l’athéisme ; à préférer un devenir unitaire, ou plutôt fédéral et décentralisé ; à revenir sur le passé, que ce soit pour le magnifier ou le rejeter.

Dans le cas indonésien, il y eut, non pas un, mais quatre projets nationaux. Celui, conservateur, d’un rétablissement des divers États précoloniaux, les princes, leurs héritiers, contrôlant encore en 1942 la moitié du territoire des Indes néerlandaises ; en réalité ce furent non pas les Hollandais, mais les Japonais qui mirent fin à cette option, en exécutant une dizaine de sultans de Kalimantan (ce que le colonisateur ne s’était jamais permis), et en encourageant leurs pires adversaires, musulmans radicaux et nationalistes laïques — eux-mêmes opposés les uns aux autres, mais c’est une autre histoire. Le second projet, fédéraliste, aurait pu s’appuyer sur les divers nationalismes locaux en formation, dans certaines régions, depuis la fin du XIXe siècle. Ainsi à Java-Ouest, doté en 1926 d’un conseil représentatif, le mouvement Pasundan, depuis 1914, avait entrepris de promouvoir « le développement mental, moral et social » de la population soundanaise2. De manière plus radicale, le Minahassa, à l’extrême nord de l’île de Sulawesi (Célèbes) s’était érigé en bangsa, en nation virtuelle, à partir de huit petits groupes ethno-linguistiques, progressivement unis par la conquête hollandaise (achevée là en 1756). La culture du café (forcée jusqu’en 1899), la christianisation massive, l’engagement fréquent dans la petite administration et dans l’armée coloniale, enfin le niveau comparativement élevé d’éducation (50 % d’alphabétisés en 1930, sept fois plus que la moyenne des Indes néerlandaises) avaient constitué la base d’une forte conscience collective. Un conseil représentatif particulier, le Minahasaraad, formé en 1919, s’appuyait sur le suffrage des sept dixièmes de la population adulte masculine, chiffre sans égal ailleurs dans la colonie. Un parti local, le Persatuan Minahasa, y avait remporté la moitié des sièges dans les années trente, et il avait même été question de se rallier aux Philippines chrétiennes toutes proches, plutôt qu’à une Indonésie indépendante. Cette petite population (0,5 % des Indes néerlandaises) ne put cependant imposer son originalité dans les terribles convulsions des années 19403.

Le troisième projet avait été celui de l’Indische Partij et du mouvement Insulinde, ces pionniers du mouvement national, dont il a été question au chapitre précédent : les métis avaient été les premiers à se mobiliser contre les Pays-Bas, au nom d’une vision non ethnique, non religieuse et proche de la définition que donnait, en France, Renan d’une nation fondée sur une expérience et un attachement communs. C’est sur cette base que la révolution philippine avait commencé, quelques années plus tôt ; cela échoua très tôt aux Indes néerlandaises, car les Indos, privés du droit d’acheter des terres agricoles, étaient plus éloignés des autochtones, dont ils ne partageaient par ailleurs qu’exceptionnellement la religion dominante, l’islam ; et parce que les Chinois furent offerts par les Hollandais comme cibles faciles aux mouvements des autochtones — et avec quel succès. C’est donc le quatrième projet, le plus tardif, qui triompha : une Indonésie unitaire, très fortement fondée sur l’autochtonie (réelle ou supposée), qui expulsa en 1958 les Eurasiens qui avaient conservé la nationalité néerlandaise, après en avoir massacré des milliers, tout juste rescapés des camps japonais, dans les premiers mois de la révolution de 1945. On pourrait encore évoquer un cinquième et un sixième projets, qui tous deux crurent brièvement leur heure venue en 1944-1949 : celui d’une Indonesia Raya, Grande Indonésie qui intégrerait les « terres irrédentes », malayophones, de la péninsule malaise, du nord de Bornéo, et du Timor-Oriental4 ; celui, appuyé sur la milice pro-japonaise Hizbu’llah, d’un État islamique, finalement proclamé en août 1949 à Java-Ouest, à l’heure où la République indonésienne paraissait avoir été emportée par les coups de l’armée coloniale5.

Toutes ces discussions aux effets directement politiques, et parfois existentiels (on mourut beaucoup pour telle ou telle définition de la nation), les colonisateurs essayèrent souvent de s’y immiscer, et certains d’entre eux (en particulier ceux qu’on désigne sous l’appellation d’orientalistes) purent y tenir une place essentielle, comme Suzanne Karpelès au Cambodge. Mais ce fut plutôt à titre individuel : Karpelès fut chassée de son poste en 1941, et pas seulement parce qu’elle était juive6. Pourtant, sur le fond, ces débats n’étaient pas ceux des colonisateurs, et ne concernaient pas principalement le devenir de la colonisation. La preuve en est qu’à peu près aucune de ces grandes questions, à ce jour, ne peut être considérée comme définitivement résolue, malgré le temps passé depuis l’émancipation. Le rôle de l’islam, là où il est puissant, ne cesse ainsi de se renforcer, ce qui ne va pas sans irritations. L’Indonésie est, depuis 1998, revenue à une sorte de fédéralisme sans le nom. La place du Sud pose toujours problème au Vietnam. Et, un peu partout, même dans l’ombrageux Myanmar depuis 2011, les Occidentaux longtemps voués aux gémonies ont été réintroduits à une place significative. Cette histoire complexe et passionnante, nous ne l’aborderons que dans la mesure où elle interféra directement avec le maintien du pouvoir colonial, ou plutôt avec sa déprise progressive. Vision certes partielle de la décolonisation (autant une période qu’un processus), mais qui fait sens dans ce livre.

Une dernière raison de ne pas trop nous appesantir, c’est tout simplement que ces épisodes (en particulier, pour les Français, la guerre d’Indochine) sont couverts par une bibliographie singulièrement plus abondante que la plupart des autres points traités dans notre ouvrage. Le lecteur ne manquera pas de s’y reporter, et d’abord aux quelques titres que nous mentionnerons.

NOUVEAUX ACTEURS, NOUVELLES VISIONS

La déstabilisation de l’ordre colonial européen en Asie du Sud-Est n’eut pas que des causes intérieures. Elle avait commencé dès le début du XXe siècle par l’irruption fracassante et somme toute inattendue de deux nouvelles puissances. Les Américains avaient remplacé les Espagnols aux Philippines : une grande puissance à la place d’une petite, et de plus une puissance paradoxalement anticoloniale, qui promit d’emblée aux Philippins de les mener à terme à l’indépendance, et le leur prouva en leur accordant en quelques années un Congrès élu, ainsi qu’une liberté d’expression politique alors inusitée dans les autres colonies. Cela n’eut cependant pas autant d’effets qu’on aurait pu l’imaginer, les colonies en général, les Philippines en particulier, étant extrêmement coupées les unes des autres. Ainsi l’exécution de José Rizal, en 1896, et même la révolution de 1898 eurent-elles très peu d’écho aux Indes néerlandaises, même chez les Indos, qui commençaient pourtant à formuler des revendications analogues7. Quant aux États-Unis, ils se gardèrent bien de tout messianisme émancipateur, du moins jusqu’à la Seconde Guerre mondiale — on y reviendra.

Il en alla de même du Japon, devenu à peu près au même moment une puissance coloniale (et Taïwan, sa première proie, est aux portes de l’Asie du Sud-Est, dans laquelle le placent certaines classifications). Lui non plus n’entreprit rien de conséquent en faveur des mouvements de contestation des colonies, expulsant par exemple en 1909 le prince vietnamien exilé Cuong Dê, sur les instances de la France. Il ne changera vraiment d’attitude, comme les États-Unis, qu’au moment de la Seconde Guerre mondiale. Mais, économiquement, il était depuis une décennie au moins un acteur essentiel dans la région, ce qui rendait évanescent le discours européen sur la bienfaisante complémentarité entre métropoles et colonies. D’autre part, il exerçait depuis sa victoire sur la Russie une puissance d’attraction considérable sur les jeunes intellectuels nationalistes d’Asie méridionale (mouvement Dong Du, « Aller à l’Est », au Vietnam, qui entraîna une centaine d’étudiants vers le Japon en 1907-1908), Inde incluse puisque Rash Behari Bose, activiste bengali, vint étudier et vivre au Japon. Cela représentait le début d’un vaste mouvement de transnationalisation de la contestation de l’ordre colonial, alors que, on l’a vu, quelques années plus tôt, la révolution philippine n’avait reçu presque aucun écho en Asie. L’axe allait en être le monde sinisé, qui retrouvait sans peine d’ancestraux éléments de cohérence et (parfois) de solidarité, alors que les pays musulmans étaient plus sensibles aux effluves moyen-orientaux, et que les terres du bouddhisme Theravada restaient repliées chacune sur elle-même.

La Première Guerre mondiale accentua cette redistribution des cartes. En Asie du Nord-Est, les Européens se retrouvaient presque complètement évincés (hormis le Royaume-Uni, sur le plan économique) : les pressions japonaises sur la Chine, l’intervention des Américains et surtout des Japonais en Sibérie (1918-1922) contre les Bolcheviques introduisaient un jeu régional qui désormais ne concernerait plus guère que Tokyo, Washington et Moscou. Il n’en allait pas de même en Asie du Sud-Est, mais désormais les documents internes des polices coloniales allaient bruisser des menées communistes ou japonaises, Paris, Londres et La Haye tentant de se concerter pour les contenir. Les Européens, pour la première fois, se sentaient condamnés à s’entendre. En face, les communistes d’Asie se posaient d’emblée en mouvement transnational. La Chine du Sud-Est, et tout particulièrement Canton (Guangzhou), centre principal de la révolution et du Guomindang de Sun Yat-sen, devenait pour les radicaux et nationalistes de la région (tel le Vietnamien Phan Boi Chau) à la fois le sanctuaire et la base d’où rebondir. Des communistes annamites surent y acquérir des compétences militaires, et c’est de là qu’Hô Chi Minh commença à organiser le parti communiste indochinois (PCI). Cela passa aussi par les Viêt kieu du nord-est du Siam, tôt mobilisés aux côtés des révolutionnaires. Une fois de plus, les frontières coloniales montraient leur porosité, et la domination française, en particulier, s’en trouvait doublement affectée8.

Mais c’est aussi le climat mondial qui changeait, et rapidement. La nouvelle Société des Nations (1919), sans condamner explicitement le colonialisme, soulignait les responsabilités envers les colonisés, le concrétisait par un certain nombre de mesures (comme l’abolition projetée du travail forcé, en 1925), et disqualifiait toute idée de nouvelle conquête : les territoires confisqués à l’Allemagne furent régis par le principe du mandat provisoire, et les aventures japonaise en Mandchourie, italienne en Éthiopie furent solennellement désavouées. Cependant, la croissance et la complexification des courants d’échange mondiaux distendaient à peu près partout les liens commerciaux et, parfois, d’investissements entre métropoles et colonies, dont la prolongation de la réussite économique réclamait une ouverture accrue en direction des pays tiers, que ce soient les voisins immédiats ou les autres puisances, Japon en particulier. Bref, la mondialisation, que la colonisation n’avait pas peu contribué à impulser, rentrait en contradiction avec celle-ci.

D’où une situation assez étrange. D’un côté, les historiens montrent une colonisation enfin populaire dans les métropoles, des expositions coloniales (comme celle de Vincennes, en 1931) visitées des dizaines de millions de fois, une immigration enfin significative d’Européens dans les colonies. Mais, simultanément, les responsables les plus éminents de l’administration coloniale ne perçoivent plus très bien le sens de leur action. Ainsi Albert Sarraut, gouverneur général d’Indochine, ministre des Colonies, président du Conseil, entend lutter de façon résolue contre le communisme, mais en promouvant une politique sanitaire et sociale beaucoup plus active… dont il n’a aucunement les moyens9. Le Front populaire, un peu plus tard, démantèlera des pans entiers de l’appareil répressif d’Indochine, prônera par la bouche de Marius Moutet, ministre des Colonies, une « colonisation altruiste », organisera en novembre 1936 une Conférence impériale qui propose l’indigénisation de certains postes de responsabilité et davantage d’investissements dans l’agriculture, mais il n’élargira pas significativement les droits politiques des colonisés10. Aux Indes néerlandaises, les éthicistes de la veille s’effraient de l’ampleur du vent nationaliste qu’ils ont contribué à libérer, et deviennent les conservateurs de l’entre-deux-guerres, sans pour autant renier leurs projets du début. Bref, un peu comme dans l’Union soviétique finissante, la façade a encore du brillant, les contestations sont aisément réprimées, mais les dirigeants perdent la foi dans leur propre système, et ne résisteront pas longtemps à la tempête.

LE PROTOTYPE PHILIPPIN

La première décolonisation des Philippines — celle qui les sépare de l’Espagne — paraît à première vue difficilement comparable avec les autres émancipations nationales de la région : dimension insurrectionnelle très affirmée, intervention étrangère rapide qui se prolonge en une seconde colonisation, précocité enfin. Cependant les similitudes ne manquent pas. Sur le plan intérieur, les dernières années de la domination espagnole sur les Philippines furent un étrange mélange de modernisation économique et institutionnelle, et de répression aussi sauvage qu’absurde. On a évoqué (au chapitre VII) les importants progrès effectués dans l’économie. Entre 1886 et 1893, les administrations municipales furent revues de fond en comble, et pour l’essentiel alignées sur les institutions espagnoles ; cela incluait la formation de conseils municipaux (ayuntamientos). Les codes civil, pénal et commercial de la métropole étaient étendus à l’ensemble des habitants de la colonie, ce qui était assez révolutionnaire, et unique en Asie11.

Et pourtant, la possibilité d’un nouveau consensus fut gâchée par les réactions extrêmes des autorités tant civiles que religieuses de Manille. Après la mutinerie de l’arsenal de Cavite (1872), première fracture, de nombreux ilustrados de la bourgeoisie créole ou mestiza fuirent en Europe, y compris en Espagne (les métropoles modernes sont toujours bien plus politiquement libérales que leurs colonies, et donc, paradoxalement, c’est là que les opposants à l’ordre colonial se réfugient souvent). Ils y précisèrent leurs revendications, exprimées à partir de 1889 par le journal barcelonais La Solidaridad : égalité des droits, représentation aux Cortes (Parlement) de Madrid, respect de la personnalité culturelle philippine, et cette demande très spécifique, la possibilité pour le clergé philippin de limiter le pouvoir des ordres monastiques péninsulaires. José Rizal, métis (de Chinois), et auteur du roman Noli me tangere, en fut la personnalité la plus en vue. À son retour au pays, en 1892, il organisa la Liga Filipina, qui se préoccupait surtout de promotion éducative et économique. Rizal fut cependant arrêté et exilé dans l’île de Mindanao. Parallèlement, Andres Bonifacio organisa une manière de société secrète maçonnique, le Katipunan, qui visait à une insurrection, et la déclencha en août 1896, mais il ne put gagner les ilustrados les plus en vue, dont Rizal. Cela n’empêcha pas les Espagnols d’arrêter ce dernier et, malgré son désaveu de l’insurrection, de l’exécuter publiquement, dans une atmosphère de terreur. Cela apporta des renforts à Bonifacio, parmi lesquels le capable mestizo Emilio Aguinaldo, qui s’assura la maîtrise du mouvement en faisant exécuter Bonifacio (avril 1897). Les Espagnols furent cependant assez rapidement victorieux, et Aguinaldo put tout juste obtenir d’être exilé à Hong Kong, avec une somme d’argent.

Le déclenchement (à propos de Cuba, pas des Philippines) de la guerre hispano-américaine, en 1898, bouleversa le rapport de force. Aguinaldo put revenir grâce à l’intervention des États-Unis, et proclama une république indépendante en juin 1898. Elle dura six mois, le temps pour Aguinaldo de se heurter aux autres dirigeants républicains ; mais une constitution fut cependant promulguée en janvier 1899. Le temps aussi pour les Américains de débattre du sort à réserver à leur conquête imprévue : en février 1899, le Sénat décidait de l’annexion, par une voix de majorité (le courant anti-impérialiste était alors puissant). Toute la jeune nation philippine se dressa contre, mais la supériorité américaine était écrasante, et de plus elle s’acquit rapidement des ralliements de poids. Aguinaldo se retrouva très isolé, puis vaincu. Les Américains accordèrent une large partie du programme initial des ilustrados (droits politiques, fin du pouvoir des ordres religieux), ce qui assit leur domination.

L’attitude espagnole se distingue de celle des autres Européens qui, un quart ou un demi-siècle plus tard, ne recourront jamais à des méthodes aussi répressives vis-à-vis des contestataires modérés. Au-delà des scrupules authentiques de beaucoup de responsables coloniaux, il y avait aussi alors la crainte, ce faisant, de favoriser des extrémistes autrement plus inquiétants qu’un Bonifacio : les communistes ou les musulmans radicaux. Mais, sur le fond, ils commettront souvent la même erreur : refuser de concéder des évolutions significatives (en 1936, le gouverneur général des Indes néerlandaises évoque encore une autonomie à venir… dans trois cents ans, le temps qu’il avait fallu aux Pays-Bas pour maîtriser l’ensemble de l’archipel12), pour se retrouver ensuite acculés à céder beaucoup plus, et ne parvenir qu’à susciter de nouveaux appétits. Autre similitude relative : l’intervention étrangère venant au secours de l’émancipation, puis se révélant être une nouvelle colonisation, de jure (les Américains en 1899) ou de facto (les Japonais en 1942). La différence est que le Japon se révéla considérablement plus répressif et exploiteur que les États-Unis.

LA CRISE DES ANNÉES 1930
ET LA REMISE EN CAUSE DU PROJET COLONIAL

L’entre-deux-guerres fut tout entier caractérisé par d’inquiétantes fluctuations des cours des matières premières emblématiques de l’Asie du Sud-Est, d’une ampleur inconnue auparavant. Cela toucha en particulier le roi caoutchouc : entre 1921 et 1938, son cours varia en moyenne de 47 % d’une année sur l’autre, et le prix le plus bas ne représentait que 3 % du plus élevé, alors que pour l’étain le cours minimal était à 31 % du maximal. En effet, l’étain fut la première matière première à bénéficier, en 1931, d’un accord de stabilisation (International Tin Agreement) qui fixait des quotas de production pour chaque pays signataire, et constitua un stock visant à atténuer les fluctuations de prix. L’effet fut très positif : à la veille de la Seconde Guerre mondiale, les cours ont remonté au niveau des meilleures années 1920. Dans le domaine de l’hévéa, deux crises prolongées entraînèrent l’arrêt presque complet des nouvelles plantations, des faillites pour celles qui devaient justement alors entrer en exploitation, et le vieillissement exagéré des arbres sur les autres. De 1919 à 1922, le marasme mondial des matières premières, qui suit la haute conjoncture des années de guerre, fait baisser les cours de plus de 75 %. Le Plan Stevenson de Restriction impose, de 1922 à 1928, une limitation de la production des pays signataires, dont le Royaume-Uni, de façon à soutenir les prix. Mais les Indes néerlandaises, non signataires, en profitent pour accroître leurs plantations. Le boom de l’automobile américaine est, au milieu des années 1920, la vraie cause de la reprise, et le Plan en est abandonné. Mais plus dure est la chute, à partir de 1930 : le cours du pikul (mesure malaise) tombe de 9,45 $ en 1929 à 2,94 $ en 1934 ; les exportations malayennes de caoutchouc passent, globalement, de 202 millions de $ en 1929 à 37 millions en 1932, alors pourtant que les volumes se maintiennent. Dès 1934, cependant, la courbe s’inverse, car un Accord International de Restriction est cette fois-ci signé et appliqué par tous : le pikul vaut de nouveau 6,45 $ en 1937, et les plantations, qui avaient beaucoup licencié (la main-d’œuvre des plantations Michelin de Cochinchine chute de 60 % de 1928 à 1936)13, réembauchent, cependant qu’une vague de grèves sans précédent entend pousser les salaires eux aussi vers la reprise. Elle marque simultanément la rapide montée en puissance du parti communiste de Malaisie, chez les Chinois surtout.

 

La crise des années 1930 marqua en Asie du Sud-Est, comme dans tant d’autres parties du monde, une césure fondamentale : même si le caoutchouc fut particulièrement touché, toutes les matières premières se trouvèrent atteintes, et durement. En Annam, les productions de sucre et de café furent pratiquement abandonnées. Le volume du trafic du port de Saigon diminua d’un quart, et la population du port de Haiphong s’effondra de plus de moitié, énormément de Chinois retournant dans leur patrie d’origine14. Les exportations totales de la Malaisie (second exportateur régional après les Indes néerlandaises) passent de 349 millions de $ en 1929 à 88 millions en 1932 (112 en 1933), alors que la chute des prix des produits manufacturés, importés, ne dépasse pas en moyenne les 40 %. La prospérité fondée uniquement sur les richesses naturelles et l’implantation efficace des cultures industrielles semble avoir atteint ses limites. Par ailleurs, le chômage, en 1931, atteint un niveau tel que, pour la première fois, l’immigration, jusque-là non seulement libre, mais encouragée, va être soumise à des quotas, qui deviendront de plus en plus drastiques — pour les hommes plus que pour les femmes jusqu’en 1938 : le rééquilibrage entre sexes s’en trouvera amorcé chez les immigrants. Ce « modèle » que parut longtemps être la riche Malaisie coloniale se trouve, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, fondamentalement remis en cause.

Comme dans l’Europe et l’Amérique du Nord industrielles, la crise va entraîner la mise à mal du dogme économique libéral, et un plus grand interventionnisme de l’État, que ce soit dans le contrôle du commerce extérieur, dans celui des prix (des matières premières d’exportation, et parfois des produits alimentaires de première nécessité) ou dans l’accord d’aides sélectives aux entreprises en difficulté et aux indigents. Dès 1929, le Royaume-Uni avait mis en place un British Colonial Development Fund, chargé de financer les nouvelles infrastructures de transport et les grands travaux. En France, la Conférence Économique Coloniale de 1934 proposa de suivre ce modèle — sans succès15.

À vrai dire, la courte mais dure crise de l’après-Première Guerre mondiale (pénurie et cherté, puis effondrement des cours) avait déjà amené, de manière pragmatique, à expérimenter des solutions nouvelles : prêts à l’exportation en Indochine française, plan Stevenson de stabilisation des cours du caoutchouc dans le monde britannique. Les autorités coloniales de celui-ci eurent à résoudre un difficile dilemme : assurer l’approvisionnement de la Malaisie et de l’Inde en riz birman à un prix raisonnable, tout en maintenant pour les riziculteurs de Birmanie une incitation à produire. Les contrats de livraison conclus avec des pays tiers (comme les Indes néerlandaises ou le Japon) furent les premiers à en pâtir : beaucoup furent annulés dès la fin de 1918. Ensuite, le contrôle des prix s’imposa strictement sur le riz birman, 64 % moins cher que son équivalent siamois début août 1919, celui-ci ayant plus que doublé depuis janvier. Cependant, le marché noir se déchaînait, et le riz à bas prix tendait à disparaître des étals. Cela conduisit à des démarches diplomatiques auprès de Bangkok, qui refusa tout net de livrer du grain à prix plus « raisonnable ». En rétorsion, Penang (en Malaisie) cessa de fournir en riz l’île de Phuket (alors coupée géographiquement du reste du Siam) et ses riches mines d’étain. La légation britannique à Bangkok prenait également en main l’achat de riz pour l’ensemble des territoires coloniaux, ainsi empêchés de se faire concurrence entre eux. Pour de semblables raisons, Singapour tenta de contourner le syndicat des exportateurs de riz de Cochinchine en s’adressant directement au gouvernement français. Des émeutes de cherté ayant néanmoins éclaté en Malaisie, les autorités y prirent en main le 1er juillet 1919 la fixation des prix, l’importation et la distribution du riz, usant de pouvoirs de temps de guerre. En avril 1920, le gouvernement colonial de l’Inde décréta l’embargo sur les exportations de riz, ce qui permit d’y stabiliser les cours en limitant les importations de riz birman, et en supprimant le débouché malayen, où de vastes profits avaient été réalisés en tirant parti des pénuries locales. En péninsule malaise, de vastes sommes avaient été déboursées pour maintenir un approvisionnement en riz quasiment constant, malgré le triplement des cours : 42 millions de dollars de subventions publiques pour 101 millions de dollars achetés. En novembre 1920, la décrue du prix mondial du riz permit une levée des contrôles en Birmanie, et en décembre 1921 le gouvernement de l’Inde céda aux pressions de l’India Office aussi bien que de Rangoon, en rétablissant le marché libre. Cette crise et sa gestion avaient cependant montré les limites du libre-échange, un moment jeté par-dessus bord par ses promoteurs les plus farouches ; ainsi que la propension des autorités coloniales locales à se faire les honnêtes représentantes des intérêts (sociaux autant qu’économiques) de leurs administrés, au prix d’un certain oubli de la logique impériale16.

L’effondrement qui suivit 1929 confirma ces tendances. C’est ce que, dans une controverse marquante, montra par exemple Michael Adas à propos de la levée des impôts en Birmanie. À la différence de James Scott, il ne la jugeait ni rigide ni inhumaine, insistant de plus sur les rémissions libéralement accordées en cas de difficultés particulières17. Ian Brown, une génération après, confirme la version d’Adas18. La taxe foncière, qui représentait en 1927-1928 31 % des recettes publiques, contre 6 % pour la capitation sur laquelle Scott s’était fondé dans sa démonstration, voyait son assiette révisée tous les vingt à trente ans, après deux années d’enquêtes très précises sur le rendement des propriétés agraires. Quant au montant à payer, il était fixé annuellement en tenant compte de la fluctuation des revenus (ce qui n’était pas le cas dans le reste de l’Inde britannique). Compte tenu de la diminution dramatique des cours du riz (– 43 % entre juillet 1930 et janvier 1931), et des troubles que cela commençait à entraîner, le gouvernement colonial accepta le 2 janvier 1931 une réduction temporaire de la taxe foncière dans certains districts. En réalité, ces réductions (qui atteignirent les 20 %), accompagnées de délais pour le paiement et de rémissions totales dans les cas les plus dramatiques, durèrent jusqu’en 1935 au moins, quand les cours remontèrent. Dans des cas extrêmes, comme le très peuplé district de Pégou, la collecte de l’impôt diminua de 44 % entre 1928-1929 et 1932-1933. La capitation (que seule une minorité des Birmans avait à payer), quant à elle, baissa de 25 %. Ceci ne doit pas conduire à sous-estimer les terribles difficultés (endettement privé en particulier), aggravées par la crise, dans laquelle se débattaient nombre de paysans birmans, mais on ne peut dire que l’administration britannique y ait été indifférente, ne serait-ce que par crainte des implications politiques possibles. Quoique la question n’ait pas été étudiée d’aussi près pour l’Indochine, l’évolution semble avoir été comparable : chute de moitié des recettes des monopoles19, de 35 % des contributions indirectes, et surtout d’un tiers du nombre des contribuables cochinchinois, ce qui indique au moins que la politique fiscale ne fut pas d’une rigueur impitoyable20.

La crise des années 1930 pose par ailleurs sérieusement, pour la première fois, le problème de l’industrialisation aux pouvoirs coloniaux, tant l’effondrement des cours des produits primaires apparaît catastrophique. La question est rendue plus urgente par la constitution de « blocs » commerciaux et monétaires quasiment étanches autour des grandes puissances : ils renforcent le poids relatif de leurs colonies pour les métropoles par la fermeture de celles des autres. Enfin, la concurrence des exportations industrielles japonaises aux produits européens se montre de plus en plus vive. Le tout fait désespérer d’une vraie reprise du commerce international, qui avait fait la fortune de la région — et de ses maîtres successifs — depuis des siècles. On se retourne vers un modèle qui paraît alors novateur, l’industrialisation par substitution d’importations, modèle en partie inspiré par les expériences de l’URSS et des puissances fascistes, qui paraissent l’emporter alors sur le capitalisme libéral. Une partie du patronat colonial se rallie à cette vision des choses. Ainsi Paul Bernard, dirigeant de la Société Financière Française et Coloniale, prônait en 1938 l’érection de l’Indochine en « seconde métropole », économiquement autonome. Il s’agirait d’imiter les Britanniques en Inde, qui avaient remplacé leurs exportations de biens de consommation courante par des ventes de biens d’équipement et des investissements productifs21. Entre 1938 et 1941, la presse vietnamienne promeut elle aussi le mot d’ordre chan hung cong nghe — industrialiser. Il faudrait « acheter Annamite » pour promouvoir le pays ; le blocus maritime des dernières années de la guerre accentuera la pression en ce sens22. Avec l’aide des pouvoirs publics, les entrepreneurs, locaux ou étrangers, vont en tout cas considérablement développer une industrie légère modernisée, surtout dans les zones urbaines les plus densément peuplées : à Singapour, il s’agit de brasseries, de savonneries, de dépôts frigorifiques, presque tous aux mains de Chinois. L’essor est surtout important à Java (où l’on compte 70 % des entreprises de grande taille de la région), dans le domaine des cigarettes, du mobilier, de la chapellerie, de la céramique, des pneus, des filatures, ainsi qu’au Tonkin dans le textile. Néanmoins, même en 1941, l’immense majorité des actifs reste (sauf à Singapour) employée dans l’agriculture.

Dans celle-ci, face à la crise, les smallholders ont paradoxalement mieux résisté que les grandes exploitations, essentiellement parce que l’hévéa ou le café représentaient pour eux un complément de revenus à côté de leur ferme vivrière, et parce que leur main-d’œuvre, familiale avant tout, était quasi gratuite. En Indochine également, les gros propriétaires rizicoles furent plus touchés — au point d’être parfois contraints de vendre leurs terres ou leurs immeubles à bas prix, ce dont la Banque de l’Indochine profita à l’occasion — que les petits paysans, pas mécontents de pouvoir compléter leur ration alimentaire avec du riz bon marché, et squattant dans certains cas des domaines abandonnés. Il n’y eut pas de disette dans les campagnes23. Et, dans les villes, les salaires réels de ceux qui conservèrent leur emploi ne paraissent pas avoir baissé, tout comme en Occident à la même époque24. Mais les bouleversements ne furent pas que quantitatifs. Globalement, on en est largement revenu à une agriculture de « circuits courts », qui substitue sa production alimentaire à une partie des importations jusque-là imposées par une division régionale du travail poussée. Emblématique est le remplacement massif des cannes javanaises par des rizières. On est rentré dans un autre monde : celui d’une « première démondialisation », qui fait écho à certains épisodes d’un passé déjà lointain (la fermeture du Japon au XVIIe siècle, le repli sur elle-même de la Chine, à plusieurs reprises, etc.) et annonce peut-être une tendance lourde de la première moitié du XXIe siècle…

Toujours est-il que la colonisation, qui n’avait bâti son projet économique que sur une extraversion maximale, perd un peu de sa raison d’être. L’heure semble être moins aux empires universels, ou au marché mondial, qu’au renforcement des structures nationales, et ceci ne peut que placer les autochtones en porte à faux avec les colonisateurs, aussi bien qu’avec ceux — Chinois ici, Indiens là, ou même Javanais à Sumatra — qui paraissent, à tort ou à raison, s’être mis à leur service. L’accroissement de la misère, même s’il n’est pas universel, et frappe davantage les « étrangers asiatiques » que les autochtones, est également un cuisant désaveu de cet élément central de légitimation qu’avait été la prétention des puissances coloniales à faire croître régulièrement — même modestement — le niveau de vie de la plupart. D’où une montée des contestations, qui n’avait avant 1942 rien d’irrémédiable, mais qui se présente bien différemment des révoltes et rejets d’avant 1914, et commence à mettre en place la configuration idéologique du moment des indépendances.

NAISSANCE ET RENFORCEMENT
DES CONTESTATIONS
DANS L’ENTRE-DEUX-GUERRES

À vrai dire, si la crise des années 1930 joua partout le rôle d’un formidable accélérateur, l’apparition d’un nationalisme moderne commença souvent dès le début des années 1920, voire (à Java en particulier) encore une décennie plus tôt. Mais ce qui fit la complexité des trois premières décennies du XXe siècle, d’abord aux yeux des colonisés eux-mêmes, c’est que s’y rencontrèrent des tendances très divergentes. La Birmanie connut à la fois certaines des plus dures répressions de la région, et une vie politique moderne précoce : élections locales dès 1882 (Basse-Birmanie) ; formation en 1906 de la première association politico-culturelle moderne, la Young Men’s Buddhist Association (YMBA), renommée en 1920 General Council of Burmese Associations, et en principe ouverte aux non-bouddhistes ; constitution, parlement (bicaméral) et gouvernement responsable devant lui en 1937. Quelques mesures sociales, tardives, accompagnèrent le mouvement, en particulier pour lutter contre les conséquences de la crise des années 1930 : remises d’impôt, consolidation de la propriété paysanne. Mais, de 1917 à 1937, la grande question fut celle de la séparation d’avec l’Inde. Les nationalistes birmans étaient agités d’impulsions contradictoires à son égard : volonté profonde de cesser d’être une simple province de l’Inde, et par là même d’autonomiser tant le budget que le marché du travail, en arrêtant l’immigration ; simultanément, profiter au maximum des avancées démocratiques obtenues par le mouvement national indien, et donc ne pas se séparer. D’où une vie politique confuse, où les changements de positionnement sont fréquents, et où le courant dominant semble simplement prendre systématiquement le contre-pied des propositions britanniques, quelles qu’elles soient. L’électorat — le plus précocement doté du suffrage universel, après celui des Philippines américaines — en fut rapidement dérouté, avec une abstention toujours supérieure à 80 %. Plus populaire fut un vaste mouvement de non-coopération avec les autorités, commencé dès 1921 à l’université de Rangoon, continué dans les villages, où se créèrent massivement des wunthanu athin (« sociétés de notre race »), sortes d’administrations parallèles fortement soutenues par le clergé bouddhiste. En 1936, des étudiants radicaux, proches du communisme, lancèrent un nouveau parti, le Dobama Asi-ayone (« Société de nous les Birmans »), également dit des Thakin (maître, terme par lequel ils s’appelaient pour signifier leur volonté de recouvrement national). Celui-ci, à la faveur de l’invasion japonaise, à laquelle il contribua, conquit la place centrale sur l’échiquier politique, en particulier avec la figure de l’habile Aung San. Au négatif, la politisation précipita une xénophobie souvent violente, en particulier contre les immigrants indiens : le triomphe de l’État-nation ou même celui de la démocratie ne signifient pas forcément ouverture à l’autre et tolérance.

Il en alla un peu de même aux Indes néerlandaises, avec la formation en 1908 du mouvement d’étudiants Budi Utomo (« la noble entreprise »), essentiellement culturel et modéré, puis en 1912 du plus radical Sarekat Islam (« association islamique »), fondé sur les milieux marchands pieux de Java-Centre, et d’emblée tourné contre les concurrents chinois au moins autant que contre les autorités. Le mouvement, dirigé par le charismatique Umar Said Tjokroaminoto, prit en quelques années une énorme extension à Java, revendiqua jusqu’à deux millions d’adhérents (très théoriques), mais éclata vers 1920, victime de ses contradictions internes, l’une de ses ailes étant entraînée vers le communisme par l’entrisme efficace du social-démocrate de gauche néerlandais Henk Sneevliet, alors émigré aux Indes, alors que l’autre renforçait son caractère islamique, voire islamiste, avant, dans les années 1930, de céder aux sirènes des services secrets japonais. Quoi qu’il en soit, le mouvement n’était plus alors que l’ombre de lui-même. Sur le terreau d’une contestation désormais bien en place, y compris à Sumatra, allaient se développer les acteurs fondamentaux de la politique indonésienne des quarante années suivantes, jusqu’à l’installation de la dictature de Suharto (1966). D’une part, un très puissant mouvement islamique, cependant divisé (sociologiquement et spatialement autant que par la pratique religieuse) entre les modernistes, souvent sumatréens, partisans d’un islam rationalisé mais aussi rigoriste, regroupés depuis 1912 dans la grande confrérie Muhammadiyah, sur laquelle s’était pour partie adossé le Sarekat Islam ; et les traditionalistes influencés par le soufisme, généralement javanais, qui se rassemblèrent en 1926 dans le Nahdatul Ulama. Tous avaient cependant en commun l’anticommunisme et une grande méfiance envers les nationalistes laïques, accusés (non sans arguments) d’occidentalisme.

Les Indes néerlandaises eurent, avant la Chine (1921) et le Japon (1922), le premier parti communiste d’Asie orientale, né en 1920 comme en France. Grandi très vite, non sans ambiguïté puisque ce fut à partir d’un mouvement islamique, il commit la folie de se lancer dès 1926 dans une stratégie insurrectionnelle, aisément réprimée par les Hollandais ; 13 000 arrestations s’ensuivirent, dont un millier se terminèrent au bagne de Boven Digul, et le parti cessa pratiquement d’exister pour deux décennies. Les nationalistes laïques, qui pendant leur scolarité universitaire aux Pays-Bas avaient déjà créé en 1922 une Perhimpunan Indonesia (association indonésienne), en profitèrent pour lancer en 1927 un Partai Nasional Indonesia, qui introduisait dans la politique locale le nouveau concept historico-territorial d’Indonésie, bientôt adossé à une nouvelle « langue indonésienne » (bahasa Indonesia), forgée à partir du malais — langue de communication de l’archipel —, et non d’un javanais aux résonances plus aristocratiques. L’ingénieur Sukarno, à sa tête, commençait une longue carrière, qui le mènerait lui aussi au bagne de Nouvelle-Guinée, puis, dès sa libération en 1942 par les Japonais, à une place centrale.

Le Vietnam, quant à lui, n’avait jamais cessé d’envisager sa renaissance, avec ou sans les Français. Il n’y a dans son cas presque aucune solution de continuité entre la fin des résistances initiales, d’inspiration légitimiste et traditionaliste, et la naissance d’un nationalisme moderne. Celui-ci (ce n’est pas une originalité) se développa initialement dans le tout petit milieu, plutôt privilégié socialement, des « Annamites » (comme on disait alors) les plus acculturés à la France. Ainsi de Gilbert Chiêu, naturalisé Français en 1898, médaillé, propriétaire terrien soutenu par l’administration, fabricant de savon et journaliste, et néanmoins arrêté en 1908 pour complot contre la France, après avoir été l’un des promoteurs du mouvement Dong Du (cf. ci-dessus). Il est cependant moins hostile aux Français, avec lesquels il ne refuse pas une certaine association, qu’aux Chettiars (Chettys en Indochine) et aux Chinois immigrés. Son leitmotiv est d’« entrer en lutte économique avec les étrangers25 ». Chiêu fut proche de Phan Boi Chau, qui rêvait encore du rétablissement d’une monarchie indépendante, et l’appuyait d’actions de résistance armée, ainsi que de tentatives d’infiltration de la milice autochtone au service des Français. Il fut un soutien du prince Cuong Dê, exilé au Japon. Signe des temps, après la révolution chinoise de 1911, Phan se rallia à contrecœur à l’idée d’une république. Ses tentatives insurrectionnelles toutes manquées (certaines financées en 1915 avec de l’argent allemand), et son attachement suranné à un confucianisme alors de plus en plus dévalorisé dans l’ensemble du spectre du nationalisme vietnamien26, finirent par le marginaliser.

L’heure était davantage au républicain occidentaliste et réformiste Phan Chu Trinh, dont les obsèques, en 1926, furent l’occasion d’un immense rassemblement populaire. Compte tenu de la prospérité économique de la période, et de la fin des contestations armées, on pouvait croire que l’heure était aux Constitutionnalistes, un mouvement politique élitaire et modéré, qui demandait un élargissement des droits des colonisés. Mais l’attraction d’une Chine en bouleversement continu, la rigidité du colonisateur et, bientôt, la crise économique allaient placer sur le devant de la scène des tendances autrement plus radicales. En 1927, fut fondé sur le modèle du Guomindang chinois un Viêt Nam Quoc Dan Dang, ou parti nationaliste vietnamien (VNQDD). De nature conspirationniste, il gâcha ses chances en se lançant prématurément dans l’assassinat, et surtout dans l’insurrection de la ville de garnison de Yen Bay, en 1930. La réaction française fut sauvage, de nombreux cadres étant exécutés, dont le chef du VNQDD, Nguyen Thai Hoc. C’était involontairement favoriser l’autre nouveauté du moment, le parti communiste indochinois, fondé en 1930 par Nguyen Ai Quoc (le futur Hô Chi Minh), à partir de petits groupes de révolutionnaires vietnamiens communisants installés en Chine (principalement à Canton). Le PCI se lança lui aussi dans l’insurrection en 1930-1931, dans la province centrale du Nghê An, mais avec une base paysanne solide, et sans y engager toutes ses forces. Il survécut donc à son écrasement. Originalité vietnamienne, un mouvement trotskiste significatif exista au sud du pays. Il fut allié pour un temps au PCI, et put comme lui agir librement pendant les années du Front populaire. Les deux groupes communistes parvinrent ensemble à remporter les élections municipales de Saigon dans le collège indigène, malgré la nature censitaire du suffrage. La bourgeoisie elle-même marquait ainsi son désaveu de la domination coloniale.

Dans les États malais, c’est une fois de plus la question de l’immigration asiatique qui suscite les premières mobilisations politiques dans la population autochtone. Celle-ci ne participe que marginalement à l’essor de la Malaisie : elle ne représente en 1921 que 10 % de la population des villes, et est à peu près exclue du commerce et de l’industrie. La place des immigrants, elle, s’accroît massivement. Si la population des FMS passe de 424 000 en 1891 à 860 000 dès 1905, et à 1 700 000 en 1931, les Malais n’y sont alors plus que 35 %, pour 41 % de Chinois et 22 % d’Indiens. L’inquiétude est grande dans l’élite malaise de devenir étrangère dans son propre pays, malgré une association politique privilégiée avec les Britanniques, jamais remise en cause : c’est le sens de la formation en 1938 par de jeunes intellectuels de la Kesatuan Melayu Muda (KMM, Union de la jeunesse malaise), tentée par une fusion avec l’Indonésie indépendante à venir — ce qui rétablirait la prééminence numérique des Malais dans un monde archipélagique et péninsulaire qu’ils considèrent comme leur. La KMM offrira ses services à l’occupant japonais, peu suspect, lui, de tendresse pour les Chinois. Elle sera cependant traitée comme un partenaire négligeable, et d’ailleurs interdite pour avoir conservé simultanément des liens avec le parti communiste pourchassé. Quant aux Chinois, leur politisation est plus précoce, et plus massive. Elle est cependant très liée, après 1911, aux évolutions intérieures de la Chine : formation d’une section locale du Guomindang, puis, s’en dissociant, du parti communiste. Celui-ci tient cependant à affirmer que son terrain d’action privilégié est l’Asie du Sud-Est. Il prend en 1928 le nom de PC du Nanyang — à vocation donc régionale, mais dirigé de Singapour —, et essaime quelque peu en Birmanie, au Siam et aux Philippines (l’Indochine et l’Indonésie ont déjà leur propre mouvement communiste), puis en 1930 se « nationalise » en PC de Malaisie. Il demeure néanmoins de composition très majoritairement chinoise, et d’ailleurs dirigé (quand les courriers circulent…) moins par l’Internationale Communiste à Moscou que par son Bureau d’Extrême-Orient, à Shanghai. De nombreux militants et cadres arrivent de Chine, ce qui n’améliore pas l’implantation en milieu indien et surtout malais. Le PCM, soumis à de rudes coups par une Special Branch très efficace (cf. supra, chapitre VIII), parvient cependant à diriger en 1936-1937 une puissante vague de grèves, sur les plantations européennes en particulier, et à tenir une place essentielle juste après, dans le grand mouvement, dit de « Salut National », de soutien à la Chine agressée par le Japon, qui se traduit par des meetings, des collectes et un boycott général des produits nippons. Les mêmes organisations et les mêmes tensions existent aussi à Singapour, à ceci près que, là, la supériorité numérique des Chinois est écrasante (les trois quarts de la population), et que la tradition sultanique est éteinte.

Tout donc en Asie du Sud-Est, à la fin des années 1930, pouvait paraitre au colonisateur sinon calme, du moins maîtrisable, même avec des forces de répression limitées. Pourtant, des signes particulièrement inquiétants se font jour, comme l’élection d’anticolonialistes radicaux à la mairie de Saigon, ou le vote en 1936 par le Volksraad, à Batavia, d’une résolution demandant une large autonomie pour les Indes néerlandaises, dans les dix ans. Discutée par le Parlement de La Haye, elle fut rejetée en novembre 1938. Dans les deux cas, seuls des groupes élitaires, ou leurs représentants, avaient pu s’exprimer. Si même les plus favorisés par la colonisation renâclaient à ce point, qu’espérer des peuples ? La désaffection était en réalité très grande, et seule la croyance en une supériorité quasi insurmontable du colonisateur limitait son expression. Que cette supériorité soit remise en cause à la vue de tous, et que la garantie de protection des colonisés ne puisse être tenue, et tout s’effondrerait, sans espoir de retour.

UN SECOND ACCÉLÉRATEUR :
L’OCCUPATION JAPONAISE

La gravité de ce second coup de semonce de la conjoncture, après celui de la crise des années 1930, est sans commune mesure avec le premier. Là, c’est le modèle économique qui avait été bousculé, mais cela ne laissait pas le colonisateur sans contre-mesures possibles. Ici, c’est son existence même qui se trouva atteinte dans son fondement. De plus, pour la première fois, les Européens d’Asie se retrouvaient dans leur masse les derniers des derniers, internés qu’ils étaient dans des camps japonais parfois proches de mouroirs, et où régnaient en tout cas la faim, la promiscuité, l’humiliation et la brutalité. Et ce, au vu et au su des dominés de la veille, qui parfois leur servaient désormais de gardiens. Comment, après cela, retrouver le prestige et l’autorité nécessaires au maintien au pouvoir d’une minuscule minorité dotée de moyens répressifs modestes ? « Orang puteh lari » (« Les Blancs s’enfuient »), répéta-t-on en janvier 1942, éberlué, sur les routes et les chemins de Malaisie. La défaite était d’autant plus accablante qu’elle se déroula presque sans combat notable (les Japonais ne perdirent que quelques milliers d’hommes), et que l’adversaire nippon était deux fois moins nombreux (60 000 contre 130 000). Quant au « Gibraltar de l’Est » singapourien, il fut tout simplement contourné par une attaque terrestre. La KNIL, en mars, céda ses Indes au corps expéditionnaire japonais aussi vite que, deux ans plus tôt, l’armée des Pays-Bas avait cédé face aux divisions d’Hitler. La retraite des Britanniques de Birmanie, accompagnée de dizaines de milliers de civils indiens dont bon nombre moururent en route, ne s’arrêta qu’aux portes de l’Inde. Si les Américains se battirent avec davantage d’acharnement dans leurs forteresses de la baie de Manille, et si certains d’entre eux formèrent des unités de guérilla plutôt que de se rendre, ils ne purent faire mieux pour protéger des Philippins qu’ils avaient déjà lancés sur la voie de l’indépendance. Quant à la France de Vichy, dignement représentée en Indochine par l’amiral Decoux (qui s’empressa d’appliquer le statut des Juifs et de les exclure de la fonction publique, ce qui ne correspondait certes pas à une demande japonaise), elle instaura une politique originale de collaboration avec l’occupant japonais, et envisagea d’attaquer pour le compte de ce dernier la Nouvelle-Calédonie gaulliste. L’Indochine était totalement coupée de la métropole depuis l’arrivée du dernier navire, en novembre 1941. La Grande-Bretagne, qui contrôlait les routes maritimes vers l’Europe, avait en outre saisi de nombreux cargos français, et gelé dès juin 1940 les avoirs londoniens de la Banque de l’Indochine27. Le coup de force nippon du 9 mars 1945, alors que la France était libérée, ramena, pour quelques mois, l’Indochine dans le lot commun des pays gouvernés par le Japon (malgré des indépendances toutes d’apparence), et envoya les Français, militaires et civils, dans des camps ou des ghettos.

L’occupant entendait remodeler, à son profit, l’ensemble de la région, et ne montrait dans ses plans pas davantage de considération pour le bien-être des populations que le plus cynique des colonisateurs occidentaux. Mais, signe des temps, et aussi parce que, plus encore que les Européens, il avait un besoin vital de collaborateurs locaux28, il fit silence sur ses intentions véritables et, après quelques hésitations, se présenta comme le « libérateur de l’Asie » et même, à partir de 1943, comme le promoteur de l’indépendance immédiate (Philippines, Birmanie) ou à venir. Le vocable emblématique de cette politique est celui de « Sphère de Coprospérité de la Grande Asie de l’Est » (Dai-Toa kyoeiken — SCGAE), lancée en août 1940 (au moment de l’envoi des premières troupes nippones au Tonkin) par l’imaginatif ministre des Affaires étrangères signataire du pacte tripartite qui institua l’Axe, Matsuoka Yosuke, qui s’inspirait de la pensée d’Okawa Shumei, panasiatiste convaincu. Elle parut prendre forme avec la constitution d’un ministère de la Grande Asie, en novembre 1942. Il y eut une conférence au sommet de la Grande Asie, à Tokyo, en novembre 1943, avec la plupart des chefs des gouvernements collaborateurs et alliés ; une seconde, en avril 1945, ne réunit que les ambassadeurs des mêmes pays, toute circulation dans l’empire nippon étant devenue des plus périlleuses.

Il n’est que trop facile de souligner le contraste saisissant entre ces beaux discours et les sinistres réalités de l’occupation nippone. Les premiers sont émancipateurs, anticolonialistes, égalitaristes. Le Japon ressasse le slogan « l’Asie aux Asiatiques », et prétend construire une « Sphère de coprospérité ». Mais la propagande alliée fut fondée à réécrire ces slogans sous la forme d'« Asie aux Japonais » et de « Sphère de copauvreté ». En effet, les occupants nippons ne firent guère mieux que se substituer aux anciens maîtres occidentaux, dont ils reprirent les atavismes les plus discutables : mépris pour les cultures autres, « diviser pour régner » (c’était depuis longtemps la politique japonaise en Chine), racisme, et bien sûr violence en cas de résistance (comme en particulier en Chine ou aux Philippines). Une fois devenus les maîtres, ils firent invariablement redémarrer les administrations coloniales telles qu’ils les avaient trouvées, se contentant de remplacer les chefs de service « blancs » par des Japonais, ou par des collaborateurs de confiance. Leur apport original fut, dans l’ensemble, une grande incompétence, à laquelle ils tentaient de remédier par une brutalité croissante ; et l’interruption de la plupart des courants d’échanges qui avaient fait la prospérité de terres comme la Malaisie ou la Cochinchine. Sur ce point ils n’étaient pas complètement responsables, car les sous-marins alliés (américains surtout) infligèrent dès 1943 des ravages irréparables à la flotte de commerce nippone, y compris les navires réquisitionnés çà et là.

Le projet d’instructions pour l’administration militaire de l’Asie du Sud-Est, préparé en février-mars 1941, annonce clairement : « Le but primordial sera d’obtenir des ressources et, si possible, de permettre aux peuples des territoires occupés de maintenir un niveau de vie minimum29. » Les autorités d’occupation vont suivre à la lettre cette politique. Bien loin de s’améliorer avec le temps, la situation est marquée par une détérioration progressive et constante, avec une forte accélération en 1944-1945, liée à la rupture presque complète des échanges maritimes, seuls à même d’assurer l’alimentation de nombreuses zones, comme ils le faisaient, on l’a vu, depuis peut-être un millénaire. Le Japon, contraint et forcé, cessera alors de pouvoir importer en quantités importantes les quelques produits dont il avait maintenu (le pétrole) ou stimulé (le coton, les minerais, le charbon) la production. Les populations occupées ne recevant plus rien, ne vendant plus grand-chose, et ne pouvant même plus communiquer à l’intérieur d’un même pays (le Tonkin avec la Cochinchine, Java avec le reste de l’Indonésie…), le désastre pour elles sera total.

L’effondrement se produisit un peu partout, et atteignit son paroxysme à la veille de la capitulation. De 1939 à 1944, pour les travailleurs vietnamiens, le coût de la vie quadrupla à Saigon, décupla à Hanoi, alors que les salaires ne suivaient pas. La divergence entre les deux chiffres indique les pénuries croissantes au nord, qui se traduisent par une explosion du marché noir avant de conduire à la famine30. Les régions les plus dynamiques, c’est-à-dire en Asie orientale les plus extraverties, étaient les plus touchées. Mais la situation ne fut pas moins grave dans les zones plus tournées vers l’autoconsommation : plus pauvres, une diminution de leurs ressources, même de faible ampleur, pouvait y avoir des conséquences catastrophiques. Or, partout, les Japonais imposaient le travail forcé, de nouvelles redevances, et fréquemment de nouvelles cultures. C’est pourquoi le Tonkin souffrit plus que la prospère Cochinchine de l’impossibilité pour cette dernière d’exporter son riz, par ailleurs accaparé par l’occupant, sous couvert d’un Comité des Céréales d’Indochine qui, depuis 1943, avait le monopole de l’achat et de la commercialisation. Il faut dire que l’Indochine avait été désignée par la Conférence Impériale nippone de novembre 1941 comme premier fournisseur de riz du Japon31. À Java — pauvre et très peuplée, comme le Tonkin —, les livraisons en riz à l’administration furent très inférieures à ce qui avait été envisagé : il manqua 500 000 tonnes en 1943, plus de 700 000 en 1944, soit un déficit de 36 %32. La famine et les diverses privations auraient, suivant certaines estimations, causé la mort de deux des cinquante millions d’habitants de Java33. De même, au Tonkin, la combinaison de cultures forcées de coton et d’oléagineux (120 000 hectares au total en 1944, contre 25 000 en 1939)34, prises sur les rizières, et du considérable amenuisement des importations de riz provoqua entre la fin de 1944 et la mi-1945 une famine à qui les communistes attribuèrent deux millions de morts. Le chiffre réel est probablement inférieur au million mais, sur une quinzaine de millions d’habitants, ce fut une catastrophe. La péninsule malaise compta quelques centaines de milliers de victimes. Les chiffres sont encore plus difficiles à déterminer ailleurs, mais il est assuré — nous en avons fourni quelques indices — que la disette et souvent la famine furent en 1944-1945 généralisées dans la mal nommée Sphère de coprospérité

Avec l’occupation japonaise, qui s’appuyait sur d’autres groupes que l’ancien colonisateur, les tensions interethniques crûrent un peu partout, et conduisirent souvent à de violents affrontements, qui ne cessèrent pas avec le départ des troupes nippones. C’est ainsi que, en Birmanie, la Burma Independence Army (BIA), dont les chefs avaient été entraînés militairement par les Japonais35, et qui leur servait de force supplétive, s’en prit immédiatement à l’ethnie Karen, montagnards christianisés qui fournissaient traditionnellement des soldats coloniaux aux Britanniques. Au slogan « À bas les Britanniques » fut ajouté « Les Karens sont des chiens ». De véritables guerres locales, où succès, échecs et atrocités furent partagés par les deux camps, dévastèrent de nombreuses localités de février à mai 1942. Elles prirent parfois l’allure d’affrontements interreligieux, les Birmans fermant des églises et attaquant des missions pour imposer le bouddhisme. Les Japonais finirent par intervenir, et contraignirent la BIA à licencier la majeure partie de ses troupes36. Mais, à partir de 1943, la montée en puissance d’une résistance Karen étroitement coordonnée avec l’armée britannique entraîna une campagne de terreur de la part de l’occupant, tabassage ou torture étant de règle. Les Karens prirent leur revanche au printemps 1945 : ils décimèrent certaines unités nippones battant en retraite, malgré de dures contre-attaques locales.

En Malaisie, les Japonais se rapprochèrent rapidement des Malais. Flattant les sultans, ils permirent aussi aux nationalistes de gauche (dont des anciens de la KMM) de constituer une petite armée auxiliaire (Giyu Gun, ou PETA — « Défenseurs de la Patrie » — en malais), et de se regrouper dans une Kesatuan Ra’yat Indonesia Semenanjung (KRIS, Union des Indonésiens Péninsulaires), proche elle-même des nationalistes javanais37. Par contre, les Chinois avaient été très durement traités, et beaucoup avaient cru préférable de se réfugier dans des districts ruraux reculés, dans les montagnes ou aux limites de la jungle. Ils soutinrent massivement la résistance, en majeure partie communiste (Malayan People’s Anti-Japanese Army, MPAJA). Celle-ci tua beaucoup plus de collaborateurs que de Japonais, mais son renforcement progressif et l’approche de la défaite nippone inquiétèrent les Malais, ruraux eux aussi, et que l’occupant avait courtisés. D’où des affrontements confus, où des pogroms anti-chinois furent suivis d’exécutions des responsables supposés, opérées par la MPAJA. Suivant le gouvernement Guomindang de Chongqing (Chine), entre mai et août 1945, 4 000 Chinois furent tués, 20 000 chassés de leur domicile. Batu Pahat et Muar, en Johor, furent les villes les plus touchées38. À Java et à Sarawak39, par contre, les Chinois, mieux traités au départ, acceptèrent de continuer à jouer leur rôle traditionnel d’intermédiaires dans l’économie, cette fois au service des Japonais. Du coup, compte tenu de l’effondrement économique de 1944-1945, ils se trouvèrent pris entre le marteau et l’enclume. Et, à la capitulation de l’empire, les Javanais et les Iban de Sarawak assassinèrent un certain nombre de Chinois40.

Quant aux Occidentaux pris dans la nasse, leur sort fut sinistre. 27 % des 144 000 prisonniers de guerre, 14 % des quelque 130 000 internés civils (des femmes et des enfants surtout) périrent au cours des trois années et demie (au maximum) de leur captivité — beaucoup plus que dans les quelques combats qui l’avaient précédée. Les militaires capturés, qui n’avaient droit à aucune pitié tant la honte de la reddition paraissait grande à leurs geôliers, furent entassés, mal nourris et mal soignés, dans des camps ou sur des chantiers de travail, des usines ou des mines. Astreints à des rythmes de travail inhumains, ils moururent massivement de dysenterie, du choléra, d’ulcères variqueux, du paludisme et d’accidents divers. Leurs déplacements, des deux « marches de la mort » répertoriées (Bataan, Sandakan) aux hellships qui de plus risquaient les torpillages amis, furent eux aussi très coûteux en vies. Évadés puis repris, ils étaient généralement exécutés devant leurs camarades assemblés. Quelques-uns furent victimes d’expérimentations médicales illégales. Les civils européens, en grande majorité néerlandais, furent à peine mieux traités dans les camps, à ceci près qu’ils ne connurent ni les déportations successives ni les chantiers de travail des militaires. Mais les conditions ne cessèrent de se dégrader, des quartiers-ghettos du début aux baraquements de plus en plus surpeuplés des derniers temps. Quelques centaines de femmes furent même contraintes de se prostituer aux militaires nippons, soit par la tromperie, soit par le besoin de nourriture pour leurs enfants. Détenus civils aussi bien que militaires connurent quotidiennement humiliations, brimades et coups, pour des motifs aussi futiles que l’insuffisance de la courbette obligatoire face à une sentinelle japonaise. Et l’on retrouva souvent dans les réserves des camps, après la capitulation nippone, des stocks de nourriture et de médicaments, ainsi que des lettres, envoyées par les familles ou par la Croix-Rouge, qui n’avaient jamais été remis à leurs destinataires, ainsi sciemment affamés et rendus malades41.

Il faut insister sur ce constat peu contestable : la déstabilisation causée par la conquête japonaise déclencha en Asie du Sud-Est un processus de décolonisation dont Français, Britanniques et Néerlandais durent admettre, plus ou moins rapidement, qu’il était irréversible. Mais pareil argument, utilisé non seulement par beaucoup d’historiens, mais aussi par la droite révisionniste japonaise d’aujourd’hui, néglige cependant ceci : le discours nippon de la libération ne prit son essor qu’après la mainmise sur la région, et, dans le meilleur des cas, ce que le Japon proposa aux peuples qu’il contrôlait fut de l’ordre de ce qu’on dénonça ensuite sous l’appellation de « « néo-colonialisme ». Mais, aujourd’hui encore, certains Asiatiques non japonais conservent une nostalgie éblouie pour ce message émancipateur auquel ils crurent. Ainsi de l’Indienne de Singapour Romen Bose, ancienne engagée volontaire dans l’Indian National Army42. Elle cite — et reprend à son compte — la formule de John Jacob, lieutenant dans l’INA : « Les Japonais nous traitaient comme des égaux. Un second lieutenant japonais avait à me saluer, et je saluais un capitaine japonais. Nous étions traités en égaux43. » En creux, cela en dit beaucoup sur les rapports entre Européens et Asiatiques pendant la colonisation.

1945 : L’AN I DE LA DÉCOLONISATION ?

Les forces en présence en 1945 n’ont pas l’ordonnancement somme toute assez simple de celles d’Europe. La distinction collaborateurs/résistants est ainsi souvent très floue : Aung San, revenu en 1942 dans les fourgons de l’armée nippone, ministre de la Guerre de la Birmanie « souveraine » contrôlée par Tokyo, fonde clandestinement en septembre 1944 l’AFPFL (Anti-Fascist People’s Freedom League) et fait passer en plein combat l’armée de l’État fantoche du côté des Britanniques. En Indonésie, Sukarno, collaborateur enthousiaste de l’occupant, et la petite armée (PETA) suscitée par ce dernier s’unissent avec la poignée de résistants de Sutan Sjahrir pour proclamer l’indépendance en août 1945. L’empereur du Vietnam, Bao Dai, accepte en mars 1945 de reprendre les rênes du pays sous l’égide du Japon, mais deviendra en septembre « conseiller » d’Hô Chi Minh, avant de passer du côté français. Le problème est celui de la double résistance (aux colonialistes, aux Japonais) des nationalistes locaux : bien peu ont échappé à la tentation de jouer les uns contre les autres, puis les autres contre les uns, les communistes (sauf en Birmanie) constituant la principale exception. Mais ces derniers sont encore peu nombreux, sauf dans une certaine mesure au Vietnam où, dès 1941, ils ont fondé la Ligue pour l’Indépendance du Vietnam (en abrégé, Viêt Minh) qui, en 1945, contrôle une large partie des six provinces frontalières de la Chine44.

Les stratégies des ex-colonisateurs sont également très incertaines, du fait de la complexité intrinsèque de la réinstallation dans des pays d’où leurs forces avaient été chassées, du fait des divergences irréductibles entre puissances victorieuses (anticolonialisme radical de l’URSS, modéré des États-Unis, réformisme colonial britannique, conservatisme myope et hésitant de la France et des Pays-Bas), mais aussi des contradictions entre responsables dans chaque métropole : à la ligne restauratrice de l’amiral d’Argenlieu s’oppose — en vain — en 1946 le pragmatisme d’un Leclerc, d’un Sainteny ou d’un Moutet ; à l’inverse, en Birmanie, c’est lord Louis Mountbatten, commandant militaire allié pour l’Asie du Sud-Est, qui fait triompher, contre le gouverneur Dorman-Smith, l’idée d’une réconciliation avec l’AFPFL, en « oubliant » la collaboration durable de ses dirigeants avec le Japon, et leur participation aux persécutions contre la minorité Karen, traditionnelle alliée des Britanniques. Les Hollandais, qui avaient donné des signes d’ouverture en proposant dès 1942 un « partenariat » aux Indonésiens, apparaîtront après 1945 (ou plutôt 1947) les plus obtus, décourageant leurs alliés américains eux-mêmes, tant leur seule politique paraît être l’annihilation de la jeune république indonésienne. Il faut dire que l’opinion néerlandaise aurait difficilement toléré une autre attitude, Sukarno et bon nombre de ses collègues ayant au minimum accepté les mauvais traitements et massacres à grande échelle de civils néerlandais, femmes et enfants compris, tant par les Japonais pendant le conflit que par les mouvements de jeunesses indépendantistes dans les mois qui suivirent sa conclusion. Ni les Britanniques, ni les Français, ni les Américains n’eurent à gérer semblable situation45.

Il est donc particulièrement difficile de généraliser : chaque cas est une combinatoire originale, et évolutive, des forces de la colonisation et de celles des colonisés. On s’efforcera cependant de classer ces singularités, puis d’esquisser les principaux traits communs induits sur l’avenir de ces pays par la conjoncture de 1945.

De la fièvre de la proclamation des indépendances de 1945 (Indonésie, Vietnam), bien des colonisés ont conservé le sentiment d’une rupture absolue. Par contre, pour une large partie des colonisateurs (et d’abord pour les Français), l’essentiel de leur hégémonie pouvait être rétablie, la « parenthèse » nippone refermée. En janvier 1944, la France Libre refuse toute autonomie interne aux colonies, même si des assemblées territoriales pourront être élues au suffrage universel. En mars 1945 encore, le plan pour l’Indochine prévoit le maintien de la division en trois du Vietnam, au sein de l’Union Française en gestation. Comme souvent, la vérité est entre ces deux visions, encore prégnantes aujourd’hui. Mais le dosage entre continuité et changement varie beaucoup d’un pays à l’autre. Cela dépend de quatre facteurs : le moment de la libération (le chaos de quelques semaines qui, au Vietnam, à Java ou en Malaisie sépare la capitulation nippone de l’occupation par les Alliés favorise les extrémistes, particulièrement les communistes) ; la prévoyance du colonisateur (Britanniques et plus encore Américains ont, dès l’avant-guerre, accordé une large autonomie interne à la Birmanie et aux Philippines — mais pas à la Malaisie —, ce qui permet dans une certaine mesure de canaliser le mouvement vers l’indépendance ; rien de tel chez les Français ou les Hollandais) ; l’attitude de l’occupant nippon (accord d’une « indépendance » formelle à la Birmanie et aux Philippines dès 1943, au Vietnam, au Laos et au Cambodge après le coup de force anti-français du 9 mars 1945 ; encouragement à l’établissement de la souveraineté en Indonésie dans les mois précédant la capitulation) ; enfin la configuration locale (la division ethnique entrave de façon décisive les indépendantistes en Malaisie, les gêne en Birmanie ; la plus grande solidarité entre Javanais ou entre Vietnamiens favorise le mouvement national ; l’archaïsme des monarchies laotienne et cambodgienne facilite le retour des Français).

Pour une catégorie particulièrement hétéroclite de pays, c’est la continuité qui l’emporte. La loi Tydings-MacDuffie (1935) prévoyait l’accession en 10 ans des Philippines à l’indépendance ; malgré la guerre, le délai est respecté à quelques mois près, dans le cadre constitutionnel déjà mis en place. En Birmanie, les Britanniques tentent un moment d’imposer leur administration directe, mais ils sont contraints en septembre 1946 de se placer clairement dans la continuité du processus de désengagement introduit par la constitution de 1937, en installant au pouvoir l’AFPFL, dans un gouvernement dirigé par Aung San. Les élections de janvier 1947 à l’Assemblée constituante n’accordent pas moins de 171 sièges sur 182 à la Ligue, et un compromis avec les principales minorités ethniques est bientôt trouvé par Aung San lors de la conférence de Palaung, qui donne naissance à un État de type fédéral. L’assassinat en juillet d’Aung San par un politicien frustré, U Saw, n’empêche pas l’indépendance d’être proclamée en janvier 1948. Le jour auspicieux soigneusement choisi dut résulter d’une erreur des astrologues, car bientôt la Birmanie sombre dans une manière de guerre de tous contre tous (minorités ethniques, communistes, restes du Guomindang vaincu, et bientôt militaires) dont, soixante ans après, elle n’est qu’incomplètement sortie.

Au Cambodge et au Laos, malgré la montée du nationalisme, que les Japonais favorisent en 1945, le régime du protectorat de facto, à peine repeint en Union Française, est assez aisément rétabli. Le Laos est pour la première fois unifié, sous la couronne de Luang Prabang, qui ne contrôlait pas jusqu’alors le sud du pays. Les dirigeants indépendantistes de la courte période d’hégémonie japonaise (mars-août 1945) — le prince Phetsarath pour le Laos, Son Ngoc Thanh, qui fut Premier ministre, pour le Cambodge — durent fuir en Thaïlande. De là, ils organisèrent des mouvements de résistance qui parvinrent quelque temps à contrôler une large part de leurs pays : les Lao Issara et Khmer Issarak (Issara/Issarak signifie « libres »), ces derniers très opposés au jeune roi Sihanouk, alors considéré comme le pantin des Français. Un compromis avait été trouvé à Phnom Penh en 1946, qui permit l’élection d’une Constituante, puis d’une Assemblée nationale, fin 1947. Le grand vainqueur étant dans les deux cas le parti démocrate, proche de Son Ngoc Thanh, le conflit avec Sihanouk fut inévitable, et celui-ci, après 1952, put réduire les Issarak à une certaine marginalité.

Dans quelques cas, l’inflexion correspond à un renforcement, plus ou moins provisoire, de l’emprise coloniale. La Malaisie en est exemplaire : les sultanats protégés, auxquels s’ajoutent désormais Malacca et Penang, sont centralisés et transformés en colonie de la Couronne en 1946, sous le nom de Malayan Union, les sultans (qui avaient collaboré avec les Japonais) étant contraints de renoncer à tout rôle politique ; Singapour, autre colonie, en reste dissociée. Il s’agit de conforter la présence stratégique et surtout économique du Royaume-Uni dans un ensemble qui lui rapporte plus de bénéfices (exprimés en précieux dollars américains) que tout le reste de l’Empire. Les protectorats de Sarawak et du Nord-Bornéo deviennent également des colonies, malgré quelques protestations des partisans des rajahs blancs de Kuching. La politique indochinoise de l’amiral Decoux (1940-mars 1945) allait dans la même direction : activisme « développementiste » sans précédent, promotion très accentuée des « indigènes » (par exemple dans l’enseignement, largement vietnamisé faute d’arrivée de nouveaux maîtres métropolitains), forte mobilisation de la jeunesse, en particulier au travers du sport et de l’entraînement paramilitaire, sur fond d’une répression renforcée. Cependant, malgré les discours en ce sens, les salaires furent loin d’être égalisés entre Européens et autochtones46. Sous la présidence de l’incontournable Paul Bernard, Vichy avait mis en place dès 1940 un Comité d’Organisation pour la Production Industrielle Coloniale (COPIC), qui préconisa dans son rapport de 1942 l’installation en Indochine d’usines métallurgiques et chimiques47. Cela imposait un financement considérable. Or le plan de dix ans, promulgué la même année, n’accordait aux colonies que 11,6 % de l’investissement, l’industrie se voyant consacrer moins du cinquième de ce montant48.

Les plans, peu différents, des équipes envoyées par de Gaulle en 1945, et qui ne prévoient encore aucune autonomie à brève échéance, introduisent un bref moment néo-colonialiste, qui donne également son sens à l’obstination hollandaise en Indonésie. Par néo-colonialisme, il faut entendre la volonté de sauver l’hégémonie métropolitaine en prenant enfin au sérieux le vieux discours assimilationniste : augmentation considérable des investissements et de ce qu’on peut dès lors appeler l’aide au développement, scolarisation (y compris supérieure) accélérée, tendance à une uniformisation des droits politiques avec les métropolitains, mais refus de toute évolution en direction de l’indépendance. Cette politique échoue presque partout rapidement, faute de moyens suffisants, et du fait de la puissance des mouvements indépendantistes49.

L’avancée relative de l’Indochine par rapport à l’Afrique subsaharienne sur le plan politique en faisait toutefois une sorte de prototype de la nouvelle attitude de la métropole : accord d’une Constitution propre, représentation dans l’assemblée commune à la France et à son empire, assemblée délibérative élue pour l’ensemble de l’Indochine, de composition cependant floue, puisqu’elle devait aussi assurer le respect des intérêts français50. Une citoyenneté indochinoise serait enfin définie (son absence avait rendu fantomatique l’Union indochinoise de 1887), et dotée des libertés essentielles. Par contre, la division du Vietnam en trois ky (Annam, Tonkin, Cochinchine) était maintenue, ce qui signifiait un retour en arrière par rapport à l’occupation japonaise. Le français serait conservé langue d’enseignement obligatoire, et le gouvernement de la nouvelle Fédération indochinoise — dirigée par le gouverneur général nommé par Paris — aurait la haute main sur les douanes et sur les secteurs vitaux de l’économie51. Tout cela ruina les réelles avancées précitées aux yeux de la plupart des Vietnamiens. Un projet d’industrialisation de l’Indochine, élaboré par Paul Bernard dans le cadre du Commissariat Général au Plan de Jean Monnet, en octobre 1945, fut largement repris dans le plan publié en janvier 1948 par le Comité Économique d’Indochine (qui se réunissait à Dalat), et promulgué en septembre. Il prévoyait une forte relance de l’économie indochinoise, pour la première fois fondée sur l’industrie (métallurgique en particulier) et sur l’hydroélectricité52. Cependant, les moyens prévus demeuraient dramatiquement insuffisants : 4 % des sommes consacrées annuellement par la France à sa reconstruction. Comme il s’agissait malgré tout d’une ponction non négligeable dans une France économiquement dévastée, et que par ailleurs l’extension de la guerre d’Indochine vint rapidement rendre obsolètes la plupart des projets d’équipement, les milieux d’affaires — Bernard inclus — eurent tôt fait d’en tirer la leçon, et de se dégager d’une cause si manifestement perdue. Dès 1953, avant Diên Biên Phu, l’emblématique SFFC, première compagnie française de production de caoutchouc, n’accomplissait plus que 23 % de son chiffre d’affaires en Indochine, contre 42 % en Afrique53.

Les Britanniques, pour leur part, étaient allés nettement plus loin, et de manière plus cohérente. Un Colonial Development and Welfare Act, voté dès juillet 1940 par le Parlement, et élargi en 1945 sous la forme d’une nouvelle loi par le gouvernement d’union nationale de Churchill, entendait démultiplier l’aide financière de la métropole — pourtant ruinée par la guerre — à ses colonies. Cette contribution serait en bonne partie consacrée à l’éducation, à la santé et au logement : la nouvelle problématique de l’aide se mettait en place. Il s’agissait d’aller, non vers l’indépendance, considérée comme inviable pour les colonies de taille modeste, mais vers un self-government (autonomie interne), en particulier en matière fiscale. Pour sa part, le Labour Party, qui allait se hisser au pouvoir en juillet 1945, souhaitait une supervision internationale des colonies administrées par tel ou tel pays, ce qui revenait à généraliser le système des territoires sous mandat, élaboré après 1918 par la Société des Nations pour les anciennes colonies allemandes et turques. Les travaillistes préconisaient aussi des conseils régionaux, permettant de réinsérer les colonies dans leur partie du monde, et d’associer les plus modestes d’entre elles54.

Malgré cette créativité institutionnelle et économique, qui dépasse de loin ce que la colonisation avait conçu jusque-là, c’est néanmoins la rupture qui très vite l’emporte. Courant 1946, les forces néerlandaises relaient les troupes anglo-indiennes, qui avaient désarmé les Japonais, mais aussi livré en novembre 1945 contre les Indonésiens à Surabaya la seule grande bataille de toute la « guerre » d’indépendance (celle-ci causa la mort de quelque 5 000 soldats hollandais, de 1 200 Britanniques et Indiens, ainsi que de quelques milliers de Japonais engagés aux côtés des Alliés ; les pertes militaires indonésiennes sont évaluées entre 45 000 et 100 000). À la veille de leur retrait, les Britanniques offrent néanmoins leur médiation, qui aboutit en novembre aux accords de Linggadjati, prévoyant une communauté hollando-indonésienne, que chaque partie interprète à sa façon : l’affrontement reprend donc. Face à la KNIL, forte de 92 000 hommes, la république indonésienne plie (dès juillet 1947, après la première « action de police » néerlandaise, elle ne contrôle plus que Java central), mais ne capitule pas ; une anarchie irrépressible et violente se développe sur les arrières des Néerlandais. Ceux-ci sont toujours victorieux militairement : la seconde « action de police », en décembre 1948, permet l’arrestation du gouvernement républicain, et l’occupation de son territoire. Le dérivatif trouvé par les Hollandais est fédéral : créer une pléiade d’États « indépendants » dans les zones qu’ils maîtrisent le mieux (les îles extérieures, surtout au nord et à l’est de l’archipel), et noyer en quelque sorte le bastion nationaliste (Java centre et est) dans des États-Unis d’Indonésie étroitement associés aux Pays-Bas.

Mais, dès mai 1948, la mission bons offices confiée en août 1947 aux États-Unis par le Conseil de Sécurité de l’ONU, initialement plutôt favorable à La Haye, change d’attitude en faveur de la république indonésienne. Elle suggère à son avantage un transfert rapide du pouvoir, ce que les Hollandais rejettent en juin. À la mi-septembre, les communistes indonésiens, qui avaient tenté de prendre le pouvoir dans la ville javanaise de Madiun, sont écrasés par l’armée indépendantiste, une partie de leurs dirigeants tués. Cela achève de rassurer les Américains, car depuis juin, avec le déclenchement de la guérilla communiste en Malaisie, la guerre froide a gagné la région. Mais il est important de signaler que, contrairement à ce qu’on lit généralement, le tournant américain avait été pris avant Madiun. Toujours est-il qu’en décembre Washington menace de se retirer de sa mission de bons offices, et surtout de suspendre toute aide aux Pays-Bas, alors encore en pleine reconstruction55. En janvier 1949, l’Inde organise à New Delhi une conférence de solidarité avec l’Indonésie, où quinze pays d’Asie appellent à la reconnaissance de la république indonésienne (c’est la dernière initiative indienne majeure en direction de l’Asie du Sud-Est). En mars, le secrétaire d’État américain enjoint les Pays-Bas de céder. Ce qui est fait en novembre, avec la conclusion de la conférence de La Haye, qui prévoit le retrait des forces hollandaises et l’établissement d’États-Unis d’Indonésie, membres d’une Union Hollando-Indonésienne. Cette belle construction ne tient que quelques mois : les « États fédérés » proclament l’un après l’autre leur dissolution, et en août 1950 l’Indonésie est proclamée État unitaire. Quant à l’Union, elle est mise en sommeil, lorsqu’en décembre 1951 les négociations sont rompues entre la république et le royaume à propos de la Nouvelle-Guinée occidentale, toujours colonie néerlandaise, que l’Indonésie entend annexer, en dépit de l’absence d’une histoire ou d’une ethnicité communes. Sukarno parviendra cependant en 1962 à forcer la main à La Haye, grâce à l’ONU et à la volonté encore conciliatrice des États-Unis.

La situation au Vietnam est à bien des aspects comparable, du moins au départ. Là aussi, les anciens maîtres ne sont pas les libérateurs, même pour la forme : ce sont les troupes disponibles à proximité — Britanniques au sud, Chinois (du Guomindang) au nord — qui désarment les forces japonaises et occupent le pays les premiers mois. Certes, dès le 23 septembre 1945, ce qui est significativement dénommé Corps expéditionnaire français en Extrême-Orient (CEFEO) — c’est-à-dire une armée de reconquête —, parvient à contrôler Saigon. La réinstallation au Tonkin est beaucoup plus difficile : il faut un double accord, avec les Chinois comme avec le Viêt Minh, pour que Haiphong s’ouvre aux navires du CEFEO. Les Français sont accueillis en mars 1946 à Hanoi par les officiels d’une République Démocratique (RDV), proclamée le 2 septembre 1945. Au cours de l’été 1946, de longues négociations sont entreprises à Fontainebleau, mais la méfiance reste grande ; le point d’achoppement principal est sans doute la volonté du responsable de terrain, l’amiral Thierry d’Argenlieu, proche de De Gaulle, de proclamer une république de Cochinchine, séparée de la RDV, et anticommuniste. Plus largement, la partie française marque sa volonté de construire une Fédération Indochinoise à pouvoir central fort (ce qui n’avait jamais existé jusque-là), évidemment aux mains des Français dans la mesure où les nationalistes radicaux n’en contrôleraient qu’une des cinq composantes, le Tonkin. Le colonisateur pourrait jouer sur la méfiance profonde à leur égard, au Laos, au Cambodge, mais aussi chez de nombreux Cochinchinois56. Il est frappant de constater une telle conjonction entre stratégies française et néerlandaise face à leurs adversaires : fédéralisme néo-colonial contre nationalisme émancipateur. Du coup, en décembre 1946, une guerre que chacun considère désormais inévitable éclate. La résolution inébranlable et les grandes compétences organisationnelles d’Hô Chi Minh et de ses compagnons, mais aussi la révulsion de beaucoup, Vietnamiens inclus, devant la nature communiste des principales forces indépendantistes — cas unique en Asie coloniale —, ainsi que la dérive totalitaire à laquelle le Viêt Minh cède dès 1945, exterminant une bonne partie des autres cadres nationalistes (et trotskistes), expliquent que nulle part ailleurs la lutte n’ait été aussi longue et acharnée.

Le CEFEO eut initialement l’avantage, forçant ses adversaires au repli dans les montagnes inaccessibles du Viêt Bac, aux abords de la frontière chinoise. Pressée par les Américains, la France entreprit de se mettre en quête d’une solution viable, qui ne pouvait être la reconduction de l’ordre d’avant guerre, même modifié. C’est ainsi que, en mars 1949, les accords de l’Élysée firent naître des États Associés d’Indochine, parties intégrantes de l’Union Française, mais dotés d’un statut international propre. Le Vietnam, pour sa part, était enfin réunifié, l’autonomie cochinchinoise abandonnée. Bao Dai en était établi le souverain. Néanmoins, les forces armées, la diplomatie, la monnaie et le cœur de l’économie restaient entièrement aux mains des Français — ce qui répétait en quelque sorte le tour de passe-passe des « indépendances » de 1945 sous domination japonaise. Les Américains et les Britanniques, quelque peu sceptiques, reconnaissent cependant le gouvernement Bao Dai en février 1950, et ne lui ménagent pas, dès lors, un soutien tant économique que diplomatique aussi bien que, pour les États-Unis, militaire. Cependant, en Asie, seules la Thaïlande et la Corée du Sud reconnaissent les États Associés. L’ambassadeur des États-Unis à Bangkok câble à son gouvernement en février 1952 : « Il est absolument clair que les voisins asiatiques de l’Indochine considèrent Bao Dai comme une créature et une marionnette de la France57. » Et, dès août 1950, la guerre bascule, les Français sont sur la défensive : la révolution communiste en Chine a atteint sa frontière méridionale, et soutient rapidement ses frères vietnamiens, sur une échelle massive.

 

1945, en soi, signe donc bien moins qu’on ne l’a dit souvent l’« arrêt de mort de la colonisation ». Le désengagement des métropoles avait commencé avant guerre aux Philippines et en Birmanie, ainsi qu’en Inde. La décolonisation du Vietnam, de la Malaisie et de Singapour attendra encore une décennie, ou plus. Surtout, la victoire finale des forces anticolonialistes dépendit beaucoup de l’affaiblissement global des puissances européennes, face à des États-Unis opposés à la colonisation pour mieux asseoir leur hégémonie impériale, et face à un bloc communiste nettement à l’offensive, après la victoire de Mao Zedong en Chine en 1949. Il n’empêche que, rétrospectivement, les autres possibles ayant été assez rapidement fermés, la capitulation nippone peut effectivement être considérée comme le point d’origine principal d’un mouvement de décolonisation qui, commencé en Asie méridionale, se propagera en une quinzaine d’années à la presque totalité des colonies.

DÉCOLONISATIONS (RELATIVEMENT) PAISIBLES, ÉMANCIPATIONS VIOLENTES

Les Britanniques, à leur retour en 1945, ont brièvement tenté d’uniformiser les statuts ethniques en accordant la citoyenneté à tous, ainsi que de centraliser la Malaisie en brisant le pouvoir sultanique, et en faisant de leur gouverneur (désormais renommé Haut-Commissaire) à Singapour celui, simultanément, de l’ensemble de l’Asie du Sud-Est britannique. Comme le dit l’historien Stockwell, leur politique, qui reposa longuement sur le principe Divide and rule (ce à quoi se tiennent Hollandais et Français), devient Unite and quit, en Malaisie comme en Birmanie58. Mais le projet est mort-né, du fait de l’intense mobilisation (pour la première fois de leur histoire) des Malais, inquiets de perdre leurs privilèges politiques au profit des Indiens et surtout des Chinois, et pas sans relais chez les old hands londoniennes de l’administration de la péninsule. Du coup, est constituée dès 1947 une Federation of Malaya sans Singapour, fondée sur le privilège d’antériorité de l’ethnie malaise, qui rend certains pouvoirs aux sultans, et qui accédera telle que à l’indépendance une décennie plus tard. La principale différence avec l’avant-guerre est la fin de la distinction entre États malais fédérés et non fédérés.

Il s’en faut que la paix règne en ces années. Le mouvement communiste, sorti de la guerre très renforcé, contrôle les principaux syndicats, et semble hégémonique chez les Chinois, tout en étant solidement implanté chez les ouvriers indiens des plantations, et en trouvant des relais dans la minorité malaise socialisante et pro-indonésienne du Malay Nationalist Party (MNP), lui-même héritier du KRIS suscité par l’occupant japonais. Légalisé du fait de son action dans la résistance antijaponaise, il fait cependant face à la coalition des Malais et des Britanniques, qui n’hésitent pas à tirer sur des manifestants. Le contexte international n’arrangeant rien, les syndicats communistes sont interdits et la révolte éclate dans la zone des plantations, en juin 1948, suivie de la déclaration de l’état d’urgence, et de l’interdiction du parti communiste. Les maquis antijaponais sont réactivés, sous le nom de Malayan Races Liberation Army. Les escarmouches font de nombreuses victimes (dont le Haut-Commissaire britannique), mais demeurent cantonnées à des zones reculées, d’autant moins peuplées que, pour la première fois à cette échelle, une stratégie contre-insurrectionnelle est expérimentée, qui regroupe un demi-million de villageois chinois dans des Nouveaux Villages étroitement surveillés. Comme, de plus, la géographie interdit tout ravitaillement des maquis par l’extérieur, ceux-ci sont très progressivement réduits à partir de 1952, et l’Emergency peut être levée en 1960. Quelques zones de guérilla subsistent cependant à proximité de la frontière thaïlandaise, au nord, et connaissent une certaine recrudescence à la fin des années 1970, dans le contexte du triomphe communiste en Indochine. Le nombre de victimes n’a cependant rien à voir avec celui de la guerre d’Indochine. Le processus politique peut donc se poursuivre, à ceci près que beaucoup d’électeurs chinois boycottent les premiers scrutins. Aux municipales de 1952, puis aux législatives de 1955, une Alliance composée des partis représentant chacune des grandes ethnies, mais dominée par les Malais, remporte la grande majorité des sièges. Les Britanniques peuvent donc sans crainte passer la main, et accorder en 1957 l’indépendance au gouvernement dirigé par le très anglophile Tunku (prince) Abdul Rahman, au pouvoir jusqu’en 1969.

Singapour suit une évolution de plus en plus divergente. Certes, le mouvement communiste y est encore plus fort qu’en péninsule, compte tenu d’une population composée à 75 % de Chinois. Mais l’Emergency est là aussi décrétée en 1948, et la violente répression (elle inclut d’assez nombreuses pendaisons) empêche toute résistance effective de se développer. En décembre 1950, des émeutes raciales sans précédent font 18 morts, à propos du cas d’une fillette hollandaise, Maria Hertogh, qui avait été convertie à l’islam par la famille à laquelle elle avait été confiée pendant l’occupation. Les violences ont été sciemment attisées par la presse malaise, les groupes musulmans radicaux et le MNP, qui tend alors à passer du pro-communisme à l’islamisme radical59. Prenant le contre-pied de ce radicalisme sans issue, les forces non communistes et non communautaristes ont loisir de se développer, en particulier à partir des élections législatives de 1955, les premières à se dérouler à un suffrage proche de l’universel. La gauche modérée y triomphe, le PC clandestin ayant appelé à voter pour un parti non ethnique de jeunes intellectuels radicaux, le People’s Action Party (PAP). Celui-ci remporte une majorité écrasante en 1959, et compte tenu de la Constitution de large autonomie interne de 1958, son secrétaire général, Lee Kuan Yew60, peut former le gouvernement. Il n’aura de cesse de « mettre en cage le tigre » communiste qui l’a porté au pouvoir, au travers d’une répression plus systématique que celle menée par les Britanniques, qui n’use cependant ni de la torture ni des exécutions. En 1963, Singapour est décolonisé, non au travers de l’indépendance (elle viendra, en 1965), mais d’une fusion avec la Malaisie (alors renommée Malaysia), à laquelle les Britanniques accordent également leurs éphémères colonies du Sarawak et de Nord-Bornéo. Il reste encore alors un protectorat britannique dans la région : le petit sultanat pétrolier de Brunei, sur la côte nord de Bornéo. La monarchie absolue y prévaut, et le sultan, inquiet pour sa sauvegarde personnelle, n’est pas pressé de voir partir les Britanniques. C’est plutôt Londres qui lui force la main, en quittant les lieux en 1984.

 

Nous avons laissé la guerre d’Indochine au moment où elle redouble d’intensité, tout en s’internationalisant, ce qui change également son sens. D’une guerre coloniale assez particulière (l’Indochine est le seul cas dans le monde où un parti communiste put parvenir à une telle hégémonie sur le camp anticolonialiste et mener une guerre de libération), on en vient à un conflit de guerre froide, largement articulé à la guerre de Corée. Dès le début de 1950, on passe d’une absence d’État vietnamien à deux États concurrents : l’État Associé (voir ci-dessus), reconnu par 18 pays, et la RDV, reconnue par le camp communiste, Chine désormais incluse. En février 1952, alors que le PC vietnamien est réapparu au grand jour, et a proclamé son adhésion au magistère de Mao Zedong, il annonce sa volonté d’aller vers une « Fédération indochinoise » révolutionnaire avec le Cambodge et le Laos. On ne pouvait mieux pousser les États-Unis à soutenir encore plus massivement la France dans son effort de guerre, à qui un demi-milliard de dollars avaient déjà été accordés en octobre 1951. En juin 1952, c’est 40 % des dépenses françaises d’Indochine que Washington décide d’assumer. De l’autre côté, si l’URSS se contente d’un appui diplomatique et matériel, la Chine fournit massivement des armements, des véhicules de transport, et bientôt aussi des techniciens et des conseillers militaires. La planification des opérations est décidée conjointement par le général Vo Nguyen Giap et, dans l’ombre, par ses collègues chinois.

La guerre tourne assez mal pour la France, avec une série de désastres en 1950 : le CEFEO est contraint d’évacuer tous ses postes de la frontière chinoise. Par contre, en 1951, le général Jean de Lattre, son nouveau commandant, parvient à mettre en échec les tentatives d’invasion du delta du fleuve Rouge, zone vitale où se concentre la majeure partie des Tonkinois. Mais la lassitude devant une guerre sans fin, et sans perspective apparente pour la France, gagne du terrain en métropole, dès 1952, bien au-delà du PCF, naturellement solidaire d’Hô Chi Minh. Ce sont désormais les États-Unis qui jouent le jusqu’au-boutisme : leur Conseil national de sécurité se prononce en février 1952 contre toute négociation ; et, en septembre 1953, 385 millions de dollars supplémentaires sont dédiés à la réussite du Plan Navarre, qui devrait assurer la victoire en 1955. Si les communistes ont pu être contenus en Corée, pourquoi pas en Indochine ? Mais, dans les semaines qui suivent, la France accorde une indépendance cette fois complète au Laos et au Cambodge (octobre 1953), cependant qu’un congrès national convoqué par Bao Dai se prononce pour l’indépendance totale du Vietnam, hors de l’Union Française61.

Qu’a donc encore à faire la France en Indochine ? C’est pourquoi quand, en mars 1954, le secrétaire d’État Dulles propose une intervention directe des États-Unis dans le conflit, face à l’offensive Viêt Minh contre la grande base française de Diên Biên Phu, le gouvernement Laniel décline l’offre. En mai, le président Eisenhower a beau faire savoir qu’une capitulation française ne serait « pas acceptable62 », l’heure est à la négociation, et à l’acceptation d’une défaite inévitable. C’est ce que sanctionne le nouveau président du Conseil, Pierre Mendès France, au cours de la Conférence de Genève. Celle-ci s’achève en juillet 1954 : le sort du Vietnam n’est, on le sait, que très provisoirement réglé, mais ce qui est sûr, c’est que la France quitte le Tonkin, et s’en ira bientôt du nouveau Sud-Vietnam, ce à quoi les Accords ne la contraignaient pourtant pas. Certes, pendant quelque temps encore, Paris fait mine de continuer de s’intéresser à l’Asie du Sud-Est : avec sept autres pays, dont les États-Unis et le Royaume-Uni, elle est en septembre signataire du Pacte de Manille, qui donne naissance à l’Organisation du traité de l’Asie du Sud-Est (OTASE). Mais cette organisation ne se montrera guère efficace, et la France cessera rapidement d’y jouer un quelconque rôle.

 

Il convient enfin de terminer comme on avait commencé ce livre : par l’action des Portugais. Ceux-ci, premiers Européens à s’installer en Asie du Sud-Est, en 1511, sont les derniers à en partir, en 1975. En effet, la dictature d’Oliveira Salazar et de son successeur Marcelo Caetano avait obstinément refusé toute décolonisation. Par contre, avec la « révolution des œillets » d’avril 1974, le nouveau Portugal démocratisé décide de jeter d’un coup son empire par-dessus bord (sauf Macao), sans aucune préparation ni transition. D’où des guerres civiles féroces dans la plupart des anciennes colonies. Le petit territoire (environ 800 000 habitants) de l’est de l’île de Timor n’échappe pas tout à fait à la règle, la gauche radicale, partiellement communisante du Fretilin y affrontant les pro-Portugais (devenus pro-Indonésiens) de l’Union Démocratique Timoraise. Le Fretilin l’ayant emporté, et ayant proclamé l’indépendance (novembre 1975), Jakarta n’admet pas la possibilité d’un mini-Cuba au sein de « son » archipel, pas plus d’ailleurs qu’une atteinte au dogme de l’unité de celui-ci sous sa direction, atteinte qui pourrait par exemple remettre en cause le bien-fondé de l’annexion de la Nouvelle-Guinée occidentale en 1962. D’où l’invasion de décembre 1975, rapidement suivie d’une annexion. Les États-Unis et l’Australie approuvent, au nom de la stabilité et de l’anticommunisme, cependant que le Portugal laisse faire. La conquête se heurte à une guérilla durablement active, et l’occupation se traduit par des massacres, des déplacements forcés de populations, et surtout par un effondrement des fragiles équilibres locaux, qui provoque une famine de grande ampleur, longue de plusieurs années. On évalue généralement le nombre total de victimes à une centaine de milliers, près de 15 % de la population initiale. Le Portugal se réhabilitera quelque peu aux yeux des Timorais en accueillant nombre de réfugiés, et surtout en mettant obstinément en avant la question de l’annexion forcée dans les forums internationaux. Dans le nouveau contexte de la chute de la dictature indonésienne du président Suharto, en 1998, cela contribua à l’organisation d’un référendum supervisé par les Nations unies en 1999, qui aboutit à l’indépendance en 200063.