Les Indes : cette expression employée par les Européens depuis le XVIe siècle est utilisée dans cet ouvrage pour désigner cette vaste partie du monde que les géographes appellent l’Asie méridionale. On distinguait Indes orientales et Indes occidentales, ces dernières renvoyant aux Amériques. Il pouvait arriver que « les Indes » (orientales) incluent Chine, Japon et Corée — ce que nous dénommons aujourd’hui Asie du Nord-Est —, mais ces pays aussi considérables et stables que largement fermés aux Occidentaux étaient le plus souvent désignés par leur nom. Les Indes, vues d’Europe, c’était d’abord un très vaste espace commercial ouvert, presque partout relativement accessible ; mais il était politiquement assez informe, étant divisé en une myriade d’États petits et moyens, en perpétuelle recomposition. C’était aussi un monde tropical, dont voyageurs et littérateurs developpèrent à l’envi les séductions comme les dangers.
Cependant, il convient sans doute de préciser ce qu’on entend exactement par Asie méridionale, car ce n’est pas une expression qui, pour un lectorat francophone, correspond à une réalité géographique immédiatement identifiable. En fait, cette immense région est composée de deux sous-régions clairement distinctes. D’une part, la région qu’on appelle l’Asie du Sud (traduction française littérale de l’expression anglaise South Asia), correspondant au sous-continent dit parfois « indo-pakistanais », qui, de nos jours, comprend les cinq États de l’Inde, du Pakistan, du Bangladesh, du Népal et du Bhoutan, ainsi qu’à l’île de Ceylan (Sri Lanka) et à l’archipel des Maldives. D’autre part, la région qu’on connaît sous le nom d’Asie du Sud-Est, qui comprend la péninsule dite « indochinoise », correspondant aux États actuels de la Birmanie (Myanmar), de la Thaïlande, du Cambodge, du Laos et du Vietnam, ainsi que la guirlande insulaire qui s’étire de Sumatra jusqu’à Luzon (Luçon) et aux Moluques, divisée entre les deux grands États archipélagiques d’Indonésie et des Philippines. Brunei et Timor-Leste, de tailles bien plus modestes, font également partie de la zone insulaire, cependant que la Malaysia (divisée entre une partie péninsulaire et le nord de l’île de Bornéo) et Singapour constituent sur les plans physique et humain une zone de transition.
Qu’est-ce qui justifie alors de consacrer un volume unique à l’histoire des rapports entre ces deux sous-régions, par ailleurs si différentes, et l’Europe ? Outre le fait que les relations commerciales et culturelles entre ces deux parties de l’Asie ont été souvent intenses aux époques ancienne et médiévale, il s’agissait, pour les Européens qui y sont arrivés à partir de la fin du XVe siècle, d’une seule zone. Venus pour y trouver « des chrétiens et des épices », les Portugais, les premiers arrivés, s’aperçurent vite que les chrétiens étaient peu nombreux, et se concentrèrent donc sur les épices qu’ils se procurèrent à la fois sur les côtes de l’Inde, en particulier au Kerala, et dans l’archipel des Moluques, en Insulinde. Ils réalisèrent aussi qu’en Insulinde les tissus produits en Inde servaient de monnaie d’échange pour les épices produites localement. C’est ainsi que les Européens furent amenés à s’intéresser aux textiles indiens, qui allaient devenir, au XVIIe siècle, le principal produit de leur commerce en Asie. Le lien économique étroit qui existait entre les deux sous-régions par le biais du commerce des tissus a tendu à renforcer chez les Européens la perception de l’Asie méridionale comme formant une seule région. D’autre part, pour les États et compagnies qui envoyaient et employaient des Européens en Asie, il s’agissait alors d’une zone unique d’opérations : les carrières individuelles menaient communément du Kerala au Cambodge, du Coromandel à Java. Malacca portugais était gouverné depuis Goa, Ceylan hollandais l’était depuis Batavia (l’actuelle Jakarta). C’est pour ces raisons, qui ne tiennent pas qu’aux perceptions, que, dans la première partie, l’ouvrage traite globalement des rapports de l’Europe avec le monde indien et l’Asie du Sud-Est entre la fin du XVe siècle et le milieu du XVIIIe siècle. Il s’agit d’une phase pendant laquelle les phénomènes de colonisation proprement dite restèrent limités. Si les deux archipels des Philippines et des Moluques étaient soumis (eux-mêmes bien partiellement) à une domination politique directe, par les Espagnols pour le premier, par les Portugais puis les Hollandais pour le second, de même que le bas pays de Ceylan, où Portugais puis Hollandais imposèrent également une forme de domination coloniale, en revanche la présence européenne ailleurs dans la région était limitée à une série de comptoirs côtiers et insulaires fortifiés qui servaient avant tout à la collecte de produits du grand commerce. Avant le milieu du XVIIIe siècle, seules Goa en Inde, Malacca en Malaisie, Batavia à Java et Manille aux Philippines faisaient figure de véritables villes européennes en Asie méridionale, même si les Européens ne représentaient qu’une petite minorité de leur population. Les autres comptoirs dans la région n’abritaient dans leurs murs que quelques marchands et soldats venus d’Europe, et ne constituaient pas des centres de pouvoir.
Au milieu du XVIIIe siècle, la présence européenne commence à prendre une autre dimension, mais une divergence importante apparaît entre les trajectoires des deux sous-régions. L’Inde entre, à partir de 1765, à la suite d’une période marquée par un conflit entre Français et Anglais, dans la sphère coloniale britannique, tandis qu’en Asie du Sud-Est la domination coloniale européenne, à la fin du XVIIIe siècle, est limitée essentiellement à deux secteurs : Java et certaines îles de l’Insulinde, sous contrôle hollandais partiel, et les Philippines, colonie espagnole cependant incapable de contrôler son Sud musulman. Le décrochage entre les deux sous-régions s’accentue au XIXe siècle : alors que la conquête anglaise de l’Inde est pour l’essentiel achevée dès 1818, et le sous-continent entièrement dominé en 1858, l’Asie du Sud-Est ne passe complètement sous l’imperium de l’Europe (à l’exception du Siam, la future Thaïlande) qu’au début du XXe siècle, avec le cas particulier des Philippines passées de la domination espagnole à celle des États-Unis, en 1899, à la suite de la guerre hispano-américaine. De plus, alors qu’en Inde la Grande-Bretagne est clairement la seule puissance européenne qui compte (même s’il demeure de petites enclaves côtières sous contrôle français et portugais), l’Asie du Sud-Est se caractérise par la multiplicité des dominations coloniales, dont aucune n’est clairement hégémonique : la britannique en Birmanie, en Malaisie, à Singapour et dans une partie de Bornéo, la française au Vietnam, au Cambodge et au Laos, la néerlandaise dans l’archipel indonésien, l’espagnole aux Philippines, sans parler d’une présence portugaise résiduelle à Timor. En outre, au sein même des empires coloniaux, on assiste soit à des recentrages (le champ d’action hollandais en Asie se concentre sur l’Indonésie, les Philippines s’autonomisent après la perte de l’Amérique espagnole, dont elles étaient une manière de dépendance lointaine), soit à la dissociation, après 1867, de l’Inde anglaise et de sa province des Détroits malais, la Birmanie suivant la même voie en 1937. Il a donc paru raisonnable, pour la période qui va du milieu du XVIIIe au milieu du XXe siècle, de traiter séparément (respectivement dans la deuxième et dans la troisième partie), ces deux sous-régions, avant de revenir à un traitement commun dans un épilogue — portant sur le devenir postcolonial — et dans la conclusion. Cette construction un rien baroque pourra désorienter un peu le lecteur, mais il se rendra compte, nous l’espérons, qu’elle a sa logique.
Une autre confusion doit être à son tour dissipée. Écrire une histoire des rapports entre l’Asie méridionale et l’Europe pourrait apparaître comme un retour à un mode d’historiographie justement dépassé, qui mettait l’Europe au centre de l’univers et traitait les autres régions du globe comme des périphéries, dont la relation à l’Europe définissait la place dans le schéma historique global. Il n’en est bien entendu rien, et cet ouvrage part d’un point de vue tout différent. La relation qui s’est nouée à partir de la fin du XVe siècle entre un petit royaume du sud-ouest de l’Europe et certaines régions côtières du sous-continent indien ou certaines îles de l’archipel insulindien, relation avant tout commerciale, même si la violence n’en a jamais été absente, a souvent été vue comme marquant le début d’un phénomène global de colonisation européenne. C’est là une conception fondamentalement téléologique de l’histoire, qui ne devrait plus avoir cours. Le fil qui relie l’arrivée de Vasco de Gama à Calicut en mai 1498 et la conquête de l’Inde et de Java quelque trois siècles plus tard est en réalité extrêmement ténu. Venu pour chercher, selon ses propres dires, « des chrétiens et des épices », Vasco de Gama, envoyé d’un roi Manuel autant préoccupé d’intérêts de boutique que de grands desseins millénaristes (reconquérir les Lieux saints en tournant les musulmans par une alliance directe avec le fameux royaume du prêtre Jean), ne peut en aucun cas passer pour un Christophe Colomb des Indes orientales. Car, à la différence du fameux amiral, outre le fait qu’il ne « découvrit » qu’une route maritime et non pas des terres inconnues des Européens, en particulier des marchands italiens, il ne fut à l’origine directe d’aucune fondation coloniale. Il fallut attendre l’arrivée d’Afonso de Albuquerque pour voir les Portugais établir une première tête de pont territoriale en Inde avec l’acquisition de Goa en 1510. Ce fut le véritable début de l’Estado da Indià, construction coloniale des plus fragiles, mais aussi des plus durables, qui comprenait une série de comptoirs côtiers et insulaires allant du Mozambique à Timor, mais n’exerça jamais de véritable contrôle sur un quelconque hinterland.
Ces Européens qui, pendant deux siècles et demi, figurèrent comme des acteurs de l’histoire de l’Asie méridionale, sans jamais occuper une position nettement dominante, appartenaient à plusieurs nations. Les Portugais (dont le royaume fut uni à l’Espagne pendant soixante ans, de 1580 à 1640) amenèrent dans leur sillage Flamands et Italiens, car ces Anversois ou Florentins occupaient une position dominante dans le commerce et la banque à Lisbonne au XVIe siècle. Arrivés un siècle plus tard, les Hollandais, les Anglais et les Français furent les autres acteurs importants, tandis que les Danois, les Suédois et les Ostendais (des Pays-Bas autrichiens) firent des apparitions plus brèves, voire plus discrètes. Au service de ces différentes nations se trouvaient d’autres Européens, en particulier des Allemands. Leur rôle s’accrut lorsqu’une dynastie hanovrienne monta sur le trône d’Angleterre, et ils étaient nombreux dans le personnel civil et militaire des compagnies hollandaise et anglaise. Si les rivalités commerciales et militaires entre Européens étaient aiguës, et furent en fait l’un des moteurs de la conquête de l’Inde, on n’en remarque pas moins, à partir du début du XVIIIe siècle, l’apparition d’un sentiment d’appartenance commune chez tous ces Européens domiciliés en Asie méridionale, sentiment qui, en introduisant une différence nette entre « eux » et « nous », contribua sans doute notablement à rendre possible la conquête elle-même. Cela s’accompagna, en particulier en Inde, de l’apparition d’une démarcation nette entre « Blancs » et « métis ». Ces derniers, dont le nombre était en accroissement rapide, se virent rejetés du côté des indigènes alors qu’eux-mêmes se considéraient pourtant comme des Européens. En Inde, ils se virent interdire l’accès à toute fonction officielle, civile ou militaire.
Les modalités de l’intervention européenne dans la vie économique, politique, culturelle et militaire de l’Asie méridionale varièrent considérablement en fonction des pays d’origine, des pays d’arrivée et des époques. Dans la construction d’un empire portugais en Asie, la Couronne joua toujours un rôle essentiel, à la fois par sa participation directe à la vie commerciale et par son patronage de l’Église catholique. Cependant, il y eut très tôt dans la région des Portugais, souvent métissés, qui n’avaient aucun lien avec l’Estado da Indià et opéraient pour leur propre compte. La VOC néerlandaise et l’East India Company reflétaient davantage les intérêts spécifiques de milieux marchands des ports hollandais et anglais, même si ces compagnies de commerce avaient des liens étroits avec la Couronne anglaise et les États-Généraux des Provinces-Unies. La France constituait un cas intermédiaire, la Compagnie Française des Indes étant elle-même le produit d’une intervention directe de la Couronne. D’une terre à l’autre, un intervenant européen pouvait se comporter de manières très diverses, suivant la puissance des autorités politiques autochtones et la profitabilité des ressources locales. Enfin, on tendit le plus souvent à passer d’activités essentiellement mercantiles à un contrôle administratif de plus en plus serré, et de la collecte des matières premières à leur production, ainsi qu’à la levée d’impôts et taxes. Mais, dans tous les cas, les opérations commerciales s’accompagnèrent de démonstrations de force, destinées autant à impressionner les rivaux européens que les pouvoirs indigènes en place. Les Européens en Asie, dès le début du XVIe siècle, appartenaient nettement à la catégorie des marchands-guerriers, et le canon n’était jamais loin de l’abaque comme instrument de travail.
Cependant, les rapports entre Européens et Asiatiques ne se limitèrent jamais à la guerre et au négoce, et ceci pour deux raisons essentielles : d’abord la quasi-absence de femmes européennes, qui amena les expatriés à rechercher la compagnie des femmes du pays, avec toutes les conséquences qui pouvaient s’ensuivre, non seulement sur le plan « biologique » (création, suivant des modalités d’ailleurs variables, de communautés métissées), mais aussi sur celui du comportement et des attitudes ; ensuite la curiosité « scientifique », fille de l’humanisme, souvent difficile à distinguer chez les catholiques du zèle religieux issu de la Contre-Réforme. Cela conduisit les Européens à élaborer graduellement des pratiques de savoir dépassant le pur utilitarisme des débuts, quand il s’agissait simplement d’acquérir une connaissance élémentaire des langues et des coutumes locales pour favoriser les échanges. Ainsi les Jésuites, en particulier, accumulèrent-ils les connaissances dans l’espoir de faciliter la catéchèse et, espéraient-ils, la conversion des païens, tandis que la recherche de plantes utiles déboucha sur les compilations botaniques du type Hortus Malabaricus.
Si les Européens manifestèrent une curiosité croissante envers les régions d’Asie dans lesquelles ils trafiquaient, guerroyaient et forniquaient, ainsi qu’envers leur habitants, sur lesquels ils commencèrent à produire un savoir de type « préethnographique », la réciproque n’était pas toujours vraie. Car les sociétés d’Asie méridionale se montrèrent dans l’ensemble assez peu curieuses de ces Européens qui arrivaient sur leurs rivages en nombre toujours croissant. Les élites politiques et religieuses, en partie musulmanes mais non exclusivement, souvent les seules à avoir laissé des traces écrites (assez maigres d’ailleurs), semblent avoir vu les Européens avec un mélange d’indifférence, de mépris et d’inquiétude. Indifférence, car ce qu’on percevait comme leur point fort, leur habileté dans les « arts mécaniques », était généralement considéré en Asie comme une branche inférieure du savoir, peu digne d’attirer l’attention des gens distingués ; mépris, car leur intolérance en matière de religion, surtout celle des catholiques, et leurs habitudes personnelles, en particulier leur manque d’hygiène, choquaient dans un monde où régnait une diversité de croyances et où l’on pratiquait force ablutions ; inquiétude, enfin, parce que leur tendance à la violence, jointe à leur maîtrise de techniques militaires avancées, en faisait des adversaires redoutés, qu’on cherchait à amadouer et à enrôler plutôt qu’à affronter directement.
L’historiographie de cette période de contacts antérieure à la domination coloniale a fait d’immenses progrès au cours des dernières décennies, sur la base, d’une part, d’une maîtrise plus complète de sources européennes connues depuis longtemps, mais qui n’avaient pas nécessairement fait l’objet d’analyses approfondies ; d’autre part, de l’incorporation de matériaux jusqu’ici peu utilisés, en partie d’origine asiatique. Cependant, elle ne peut complètement corriger l’asymétrie des perceptions et l’inégalité dans la richesse des matériaux. On continue à en savoir plus sur la manière dont les Européens ont perçu la région que sur la façon dont ils ont été perçus par les habitants — d’ailleurs réduits pour l’essentiel à l’entourage des souverains, dans les sources conservées, alors que celles d’origine européenne ont des scripteurs à la fois plus diversifiés et plus indépendants. Ce « fossé cognitif » a peu de chances d’être jamais comblé, mais il est important de prendre conscience de son existence. Un autre problème, qui concerne spécifiquement les Européens, c’est que leur histoire en Asie a souvent été appropriée dans le cadre d’historiographies nationales, voire nationalistes, célébrant la colonisation comme un élément de la grandeur de chacun des pays concernés. C’est le cas en particulier dans l’historiographie portugaise, comme on l’a vu encore en 1998 à l’occasion du Cinquième Centenaire de l’expédition de Vasco de Gama, mais on trouverait des phénomènes comparables dans les historiographies hollandaise, britannique ou française. Aujourd’hui, certes, les gestes coloniales ne sont plus de mise, du moins à l’Université, mais il reste une puissante tendance à ne considérer les relations au loin que dans le cadre de l’histoire nationale, en négligeant trop les similitudes et interactions entre puissances impériales, aussi bien que le maintien, même dans le cadre colonial, de relations étroites entre pays dominés géographiquement proches. Manque sans doute encore une perspective d’ensemble, qui s’élève au-dessus des différences entre histoires nationales européennes : nous nous sommes efforcés de la faire apparaître.
Pour autant, on ne saurait minimiser les antagonismes qui séparèrent presque en permanence les puissances européennes, jusque dans la lointaine Asie. Leurs flottes et leurs forteresses furent au moins aussi souvent destinées à se tenir en respect les unes les autres qu’à défier les Asiatiques. En outre, leurs liens furent dans la plupart des cas plus étroits avec certains Asiatiques qu’entre eux. Lors des conflits, au moins jusqu’au XVIIIe siècle, il fut commun de s’allier avec tel souverain local contre l’adversaire européen. Et, jusqu’à la fin de l’ère coloniale, on ne compte pas les exemples d’associations politique, économique, financière, religieuse, culturelle entre États, entreprises, organisations et particuliers des deux pôles de l’Eurasie — associations fréquemment dirigées contre d’autres Européens, y compris de la même nation. Les Occidentaux en Asie étaient loin de partager les mêmes projets, les mêmes intérêts, les mêmes revenus, les mêmes croyances. Et, bien entendu, il en allait de même des Asiatiques. Il n’y eut par conséquent pas de « rencontre Orient-Occident », mais une infinité de contacts généralement minuscules, et d’interrelations complexes. L’Asie d’un marin hollandais n’était pas la même que celle d’un missionnaire espagnol, mais différait tout autant de celle d’un gouverneur de sa propre nation. Les Européens d’un négociant chinois de Java n’étaient pas non plus ceux d’un prince, ou de petits planteurs de café de la même île. Il n’y eut jamais de représentation homogène des Européens sur l’Asie, ou des Asiatiques sur les Occidentaux. Et ce qui est vrai à cette vaste échelle l’est tout autant à celle, plus réduite, d’une nation européenne ou d’un pays d’Asie. Il y a une double difficulté, angoissante pour les auteurs de ce livre, à transcrire suffisamment cette complexité : la documentation demeure très lacunaire, surtout du côté asiatique, et incite à trop se focaliser sur les élites politiques et religieuses ; et la place manque, dans ce volume synthétique, pour faire valoir pleinement pareil chatoiement. Mais nous tâcherons de ne jamais paraître oublier que l’Europe ou la France, Java ou l’Asie ne sont guère plus que des artefacts souvent commodes, parfois même heuristiques, qui recouvrent en fait un enchevêtrement de groupes sociaux, ethniques, religieux, économiques ou culturels.
La période de transition vers une domination coloniale européenne, inaugurée vers le milieu du XVIIIe siècle sur le sous-continent indien et à Java, paraît à nos yeux clairement séparée de la phase précédente, mais il n’est pas sûr qu’il en fut de même pour les contemporains. Car, plus que d’une conquête soudaine, comparable à ce qui se passa en Amérique au début du XVIe siècle, ou en Afrique vers la fin du XIXe, il s’agit d’une transition assez graduelle, dont on peut dire qu’elle ne fut définitivement achevée en Inde qu’en 1858 avec l’assomption par la Couronne britannique de la souveraineté directe ou indirecte (paramountcy) sur la quasi-totalité du sous-continent, et en Asie du Sud-Est qu’au début du XXe siècle avec en particulier la fin de la guerre d’Aceh, à Sumatra. Pour s’en tenir au cas indien, entre 1757, qui vit la victoire de Robert Clive à Plassey (Palasi), et 1858, année de l’écrasement de la Révolte dite « des Cipayes », l’East India Company, elle-même devenue en 1784 une sorte de branche du gouvernement britannique, tout en gardant jusqu’en 1813 le monopole du commerce avec l’Asie, établit très progressivement un empire anglo-indien, qui ne dit jamais son nom. En effet, la fiction d’une suzeraineté ultime de l’empereur moghol (devenu un fantoche de la Compagnie à partir de la prise de Delhi par le général Lake en 1803) fut maintenue jusqu’au bout. Le passage en 1858 sous la souveraineté directe de la Couronne, renforcé en 1877 par la proclamation de la reine Victoria comme « Impératrice des Indes », fit de l’Inde une sorte de colonie, mais séparée administrativement du reste de l’empire colonial britannique, puisqu’elle avait son propre ministère à Londres, l’India Office, distinct du Colonial Office (qui administrait pour sa part Ceylan). Cela ne concernait pas directement la partie du sous-continent connue comme l’Inde des princes, composée elle-même de plusieurs centaines d’États princiers soumis à une domination britannique indirecte. Dans l’Inde britannique proprement dite, le changement de statut formel effectué en 1858 ne s’accompagna pas d’un important afflux de population européenne. Car l’Inde, et c’est là son originalité majeure, fut toujours une société coloniale sans colons, l’élément européen étant très majoritairement composé de militaires et de fonctionnaires civils, qui entendaient revenir au pays à leur retraite. Certes, la présence de métis eurasiens (appelés au XXe siècle Anglo-Indiens) élargit un peu la base démographique de la domination européenne, mais dans des proportions malgré tout modestes. Plus qu’aucune autre domination coloniale européenne, celle de la Grande-Bretagne en Inde reposait sur l’utilisation à grande échelle d’un personnel indigène, civil et militaire, ce dernier jouant un rôle particulièrement crucial, y compris dans la conquête d’autres colonies, et dans la sauvegarde de la métropole elle-même, lors des deux guerres mondiales. En Asie du Sud-Est, la colonisation prit parfois des formes plus directes, mais il subsista un peu partout des royaumes, des sultanats, des principautés et des chefferies sous protectorat. Quant à l’émigration européenne, elle n’y fut jamais non plus massive, sauf dans une certaine mesure aux Indes néerlandaises à partir du début du XXe siècle. Les métis jouèrent également dans ces dernières, ainsi qu’aux Philippines, un rôle plus important qu’en Inde anglaise, et le personnel indigène fut moins massivement utilisé dans l’administration.
Il reste que, dans les deux sous-régions, un petit nombre d’Européens, appuyés sur des métropoles elles-mêmes de dimension variable, furent en mesure d’exercer pendant un ou deux siècles une domination sans partage sur d’importantes populations qui avaient le plus souvent une solide tradition étatique, situation qui contraste avec celle que les Européens rencontrèrent dans certaines parties de l’Afrique, de l’Amérique et de l’Océanie. La question de la nature du lien existant entre sujets et maîtres coloniaux en Asie méridionale est donc particulièrement complexe. Invoquer simplement la supériorité militaire et technologique des Européens, comme le faisait l’histoire coloniale traditionnelle, est, à juste titre, passé de mode — sans pour autant que ces questions aient cessé de mériter considération. Cependant, aucun paradigme alternatif qui fasse l’objet d’un consensus universel ne s’est dégagé. La théorie du « discours » ou du « savoir » colonial, dérivée de Michel Foucault, via Edward Saïd et son analyse de l’orientalisme européen, peut paraître offrir une réponse plus satisfaisante, axée sur un « impérialisme des catégories » qui fait de la prétention des Européens, à partir des Lumières, à être seuls détenteurs d’un savoir universel, la motivation et l’instrument principal de leur domination. Elle pose cependant de nombreux problèmes, en particulier celui de la place des « informateurs » indigènes dans cette construction, et plus encore celui de la cohérence supposée attribuée à la vision des Occidentaux, cohérence que les études minutieuses sont bien loin de confirmer. Par ailleurs, elle réduit les facteurs économiques, si importants dans la théorie classique de l’impérialisme, au rang d’une variable tout à fait secondaire. Enfin, focalisée sur les phénomènes de domination, peu contestables en eux-mêmes, elle tend à « aplatir » les innombrables cas de compromis, d’association, d’acculturation, voire de synergie entre colonisateurs et colonisés, sous la forme soit d’une soumission particulièrement aliénante, soit, à l’inverse, de paravents d’une résistance identitaire. Il convient plutôt de prendre acte de la complexité de rapports éminemment variables dans le temps et dans l’espace, ainsi que suivant les milieux sociaux, et même les individus. Les microétudes (un district, un groupe fonctionnel ou ethnique, une administration, un secteur économique ou une entreprise, un corps religieux, une biographie…) se sont beaucoup multipliées, en particulier avec l’entrée massive dans la recherche de chercheurs asiatiques. Presque aucune ne conduit à la vision de deux camps bien délimités, et séparés par la couleur de la peau. Les passerelles entre groupes furent innombrables, à commencer par les relations sexuelles, qui engendrèrent des populations (pas des sociétés) métissées, elles-mêmes multiples. Les deux catégories d’« Européens » et d’« Asiatiques » manquaient trop d’homogénéité pour justifier une vision binaire de l’histoire de la colonisation européenne en Asie. Ce qui ne signifie bien sûr pas que la hiérarchie, l’exploitation et l’oppression aient été quantités négligeables.
Tout en reconnaissant l’apport important du courant théorique « postcolonial » — sinon de certains de ses épigones, prompts à la caricature et à l’invective —, on adoptera par conséquent une approche plus empirique de la phase de domination européenne en Asie méridionale, qui fera une place importante à l’analyse des intérêts économiques et à une sociologie des personnels de la colonisation. On se posera aussi la question des effets en retour de la présence européenne en Asie méridionale sur les sociétés européennes, tant celles des métropoles coloniales que celles de leurs voisins, champ de recherche encore balbutiant, dans lequel la controverse fleurit*1.
*1. Trois points enfin doivent être soulignés. Tout d’abord, il ne s’agit pas ici d’une histoire générale de l’Asie méridionale au cours de ce demi-millénaire. Ensuite, s’agissant en particulier d’une Asie du Sud-Est aux expériences coloniales très diverses, il n’était pas possible de rendre compte sur chaque thème de manière détaillée de la situation dans chaque pays. Au-delà de présentations synthétiques, on trouvera par conséquent un certain nombre de développements monographiques précis, portant sur un territoire particulier. Nous avons réparti ces développements entre les différents pays colonisés, quoique certains reviennent plus souvent que d’autres, à commencer par l’actuelle Indonésie, à l’histoire coloniale particulièrement longue et riche. On pourra à l’inverse s’étonner d’une place relativement restreinte accordée à l’Indochine, au rebours d’une solide tradition française. C’est que son existence fut comparativement brève, et accessoirement qu’elle fait déjà l’objet de beaucoup d’études de qualité en langue française. Nous avons souvent préféré approfondir les cas portant sur des pays pour lesquels la bibliographie historique francophone est minuscule.