Le désir de maternité que peuvent ressentir les femmes en général, à un moment donné de leur vie, doit être dissocié, dans les périodes antiques, du désir d’enfant. Si le souhait de devenir mère rejoint l’envie d’avoir un ou plusieurs enfants, l’inverse n’est pas nécessairement de mise. Que ce soit dans le cadre de la société ou du foyer, il n’y a pas de famille, et donc pas de communauté, sans enfant. L’absence de progéniture stigmatise tout autant l’homme que la femme. Dans l’une de ses Sagesses, le scribe Ani, dont les enseignements sont professés à travers tout le pays au Nouvel Empire, affirme que l’Égyptien qui a beaucoup d’enfants est bien plus respecté que celui qui n’en a pas ou peu :
« Heureux (est) l’homme dont les gens (i. e. les membres de la famille) sont nombreux. On le respecte à proportion de ses enfants. »1
Un autre scribe va même jusqu’à insulter l’un de ses confrères en lui disant qu’il n’est même pas un homme puisqu’il n’a pas réussi à rendre sa femme enceinte2 ! Cette déconsidération sociale jette réellement l’opprobre sur l’homme qui ne peut obtenir une véritable reconnaissance de la communauté, et par écho, sur la femme qui est alors menacée de répudiation.
La conception d’un enfant est le point de départ de la maternité. Les sources égyptiennes font état de diverses manières de concevoir un être humain. La plus répandue est bien sûr l’accouplement d’un être ou principe* d’essence féminine avec son alter ego masculin. Mais la mythologie égyptienne mentionne bien d’autres façons de concevoir un enfant.
C’est ainsi que, d’un simple contact tactile, le dieu solaire Rê et le dieu des morts Osiris donnent vie à Horus-nedj-itef (plus connu sous le nom d’Harendotes) et à Horus-Mekhenty-en-irty3.
Le dieu créateur de la cité d’Héliopolis, Atoum, choisit, lui, un moyen plus intime et solitaire, en se masturbant pour donner naissance à Tefnout, évocation divine de l’humidité, et à Chou, personnification de l’Air4.
Le dieu créateur de Memphis, Ptah, privilégie une méthode plus spirituelle pour procéder à la création du monde et de ses êtres vivants : son cœur conçoit les éléments à créer et sa langue, en formulant sa pensée, suscite leur réalisation.
Khnoum, le dieu créateur vénéré par les habitants d’Esna, en revanche, opte pour un moyen qui n’est pas sans rappeler la conception d’Adam et Ève dans la Bible : il s’installe sur son tour de potier et, avec du limon fécond du Nil, il conçoit toutes les formes de la création, des êtres vivants aux végétaux en passant par les formes purement géographiques du monde.
Un dernier moyen pour le moins trivial de donner vie à un être humain consiste à avaler un élément qui occasionne une naissance : le dieu maléfique Seth se retrouve ainsi fécondé après avoir mangé de la laitue sur laquelle Isis a répandu le sperme de son fils Horus5 ! Dans le conte des Deux Frères, le héros, Bata, se transforme momentanément en arbre que son ex-épouse fait immédiatement abattre. Par mégarde, elle avale un copeau de bois et devient enceinte. Elle accouchera d’un enfant qui n’est autre que son ancien mari6 !
Plus répétitive, mais tout aussi efficace, est la méthode adoptée par la déesse du ciel Nout : tous les soirs, elle avale le soleil qu’elle enfante à nouveau chaque matin.
Les anciens Égyptiens ont toutefois établi une distinction très nette entre leurs mythes et la réalité. Ils ont fait le lien entre l’acte sexuel et la procréation, et ont compris le rôle essentiel que joue le sperme dans la conception d’un enfant. Les Textes des Pyramides et le Grand Hymne à Aton précisent bien les attributions de chacun : aux hommes revient la tâche de former une semence féconde, et aux femmes le rôle de concevoir l’embryon7. Le conte du Prince prédestiné livre sans ambiguïté la façon dont il fallait associer les deux :
« Il coucha la nuit même avec sa femme, et, quand elle fut tombée enceinte puis eut complété les mois de la grossesse, un enfant mâle fut mis au monde. »8
Mais toutes les femmes ne deviennent pas enceintes avec la même facilité que la protagoniste du conte ; et lorsque l’attente se fait trop longue, les Égyptiens font appel aux dieux, aux défunts bienveillants et aux spécialistes des domaines médico-magiques. De manière générale, les uns et les autres sont sollicités soit pour déclencher rapidement une naissance, afin de contrecarrer un sort de stérilité dont peuvent être responsables Seth, des revenants malintentionnés ou des personnes malveillantes faisant usage de magie, soit pour identifier des causes naturelles à l’infertilité de la femme. Sera-t-elle vouée à une éternelle stérilité ou existe-t-il un moyen de la rendre féconde ?
Le recours aux dieux pour obtenir un enfant a été, de tout temps, l’option privilégiée par les anciens Égyptiens dans les cas où une naissance se fait trop désirer. Il existe divers moyens de procéder, le plus simple et le moins onéreux consistant à adresser une prière à une ou plusieurs divinités. Les Égyptiens peuvent aussi opter pour la réalisation d’une figurine de fertilité ou d’une statuette d’enfant, traduction imagée du désir ardent du couple d’accueillir la vie au sein de leur foyer. Ceux qui en ont les moyens peuvent privilégier le recours aux décrets oraculaires, sortes de prophéties stéréotypées livrées sur papyrus.
Plusieurs divinités sont sollicitées pour rendre la femme enceinte. Nous verrons dans cette partie quelles sont les principales.
Adoré par les Égyptiens dès l’époque prédynastique, Min est généralement figuré sous les traits d’un dieu anthropomorphe et ithyphallique, exprimant ainsi pleinement ses attributions liées au sexe et à la fécondité (pl. 1). C’est donc tout naturellement vers lui que se tournent les Égyptiens pour susciter la fertilité chez la femme et la virilité chez l’homme.
Le dieu Min est plus particulièrement vénéré dans les cités de Coptos et d’Akhmîm. Les Égyptiens qui ne peuvent se rendre dans ses temples pour lui demander d’accorder une naissance à l’une de leurs proches le sollicitent au moyen d’amulettes à son effigie.
Comme nous l’avons vu en introduction à ce chapitre, ce dieu à tête de bélier passe pour avoir façonné le monde sur son tour de potier (pl. 2). Son statut de dieu-créateur conduit progressivement Khnoum à être considéré comme une divinité associée à la naissance ainsi qu’à la protection des enfants le jour de l’accouchement.
Un passage, gravé sur l’une des parois de son temple à Esna, montre bien le rôle fondamental qui lui est attribué :
« Il fait que la femme accouche quand son ventre a atteint le juste moment. »9
À l’époque ptolémaïque, Khnoum semble avoir aussi joué un rôle dans la conception des enfants. Un hymne, que l’on rencontre également dans le temple d’Esna, en témoigne ainsi :
« Tu es Khnoum, le mâle copulateur qui rend les femmes enceintes et qui conjure le mauvais sort lorsqu’il se présente. »10
Bien qu’à ce jour, les plus anciennes attestations de son nom remontent à la XXIe dynastie, le dieu Bès est connu, à tout le moins figurativement, dès le Moyen Empire.
Si Bès n’a jamais intégré le panthéon officiel des divinités majeures de l’Égypte ancienne, il n’en demeure pas moins qu’il joue un rôle fondamental au sein du foyer égyptien, plus particulièrement au Nouvel Empire. Son image apparaît régulièrement dans le quotidien antique, que ce soit sur les parois des maisons (comme à Deir el-Médineh et Tell el-Amarna), ou sur divers types de mobilier (statuettes, figurines, objets de toilette, vases en forme de tête de Bès, amulettes, chevets, lits11…) (pl. 3).
Si le dieu est invoqué pour susciter les naissances, toutefois, c’est plus particulièrement dans son rôle de protecteur de la mère et des enfants que Bès est célébré.
Fille de Geb et de Nout, Isis incarne, par son dévouement et sa loyauté envers son mari et frère Osiris, l’épouse idéale tout en symbolisant la mère modèle, par la façon dont elle prit soin de son fils Horus (pl. 4). Elle passe, en outre, pour être une redoutable magicienne. De ce fait, il n’est pas étonnant de la retrouver parmi les divinités ayant joué un rôle fondamental, de la conception à l’éducation de l’enfant.
Dans les papyrus iatromagiques, les Égyptiennes sont souvent assimilées à Isis de manière à pouvoir bénéficier, par le procédé de la magie sympathique*, de la bienveillance et de l’aura de la puissante déesse-magicienne.
En égyptien, son nom, Hout-her, signifie « Le temple d’Horus ». En effet, avant de devenir officiellement l’épouse du dieu-faucon, Hathor était sa mère. C’est en tant que telle qu’elle est parfois vénérée.
Déesse de l’amour et de la sexualité, la déesse ne peut qu’être associée à la maternité (pl. 5). À Deir el-Médineh, elle est même qualifiée de « Maîtresse du vagin » sur un portrait d’ancêtre retrouvé dans l’une des maisons du village12.
Hathor est tantôt représentée sous les traits d’une belle jeune femme, qui rappelle qu’elle est également déesse de la beauté, tantôt sous l’aspect d’une femme à tête de vache, ou encore, sous la forme d’une vache. Ces deux dernières figurations accentuent ses attributions de déesse nourricière, garante de la fertilité.
L’un des emblèmes d’Hathor est un collier de perles particulier appelé menat en égyptien (pl. 9). Il passe pour être un stimulateur de fécondité et Lise Manniche rapproche de façon très pertinente la forme du contrepoids-menat (fig. 1a) avec la partie supérieure d’une silhouette de femme enceinte13 : les perles évoqueraient sa perruque, la partie allongée du contre-poids, son buste, et la partie basse, de forme circulaire, son ventre arrondi. L’ostracon* de la figure 1b illustre à merveille cette association d’idées.
On notera, en dernier lieu, que la forme de certaines poupées plates en bois associées à la fécondité ou aux enfants reprend cette même forme (fig. 1c).
Constitué de sept manifestations de la puissante Hathor, ce collège, dont nous reparlerons en détail dans la première partie du quatrième chapitre14, n’apparaît qu’au Nouvel Empire. Une stèle-naos nous apprend que les Égyptiens les sollicitent pour obtenir une naissance :
« Ô vous les sept Hathor ! Puissent-elles donner ce qui provient d’elles, des liquides, des bœufs, des volailles, de l’eau, du vin, de l’encens, toutes choses bonnes et pures, par lesquelles le dieu vit. Puissent-elles donner des enfants mâles et femelles… »15
Ces déesses, à qui l’on prête le don de prédire la façon dont les êtres humains mourront un jour, jouent, en outre, un rôle prépondérant au moment de la naissance (fig. 2).
En égyptien, le nom de cette déesse, Taouret, signifie « La puissante ».
Attestée dans le panthéon égyptien dès l’Ancien Empire, Thouéris, à l’instar de Bès, ne semble pas avoir bénéficié d’un lieu de culte officiel. Elle n’en demeure pas moins fort influente et est révérée dans tous les foyers du pays.
Dans le village de Deir el-Médineh, les villageois lui vouent même un culte dont les multiples ex-voto (offrandes faites à un dieu), stèles et statuettes se font l’écho16 (pl. 6).
De par son ventre bedonnant et ses mamelles pendantes, son aspect rappelle celui de la femme enceinte et c’est la raison pour laquelle elle est invoquée lorsque les Égyptiennes désirent devenir mère.
Bien que discrète dans les sources antiques, la déesse-grenouille Heqet est une déesse majeure dont les premières attestations remontent aux Textes des Pyramides rédigés à l’Ancien Empire.
Les Égyptiens associant la grenouille, un animal fort prolifique, à un symbole de fécondité et de résurrection, il n’est, de ce fait, pas étonnant que la déesse Heqet soit sollicitée pour des problèmes de stérilité (pl. 7).
Épouse de Khnoum, elle passe pour insuffler la vie à l’enfant créé par son époux.
Déesse du ciel, Nout est l’épouse de Geb, le dieu de la terre, et la mère d’Isis, Osiris, Seth, Nephthys et Haroëris.
Son corps, souvent figuré bleu, est constellé d’étoiles évoquant le firmament (pl. 8). Dans les représentations, Nout avale l’astre solaire (généralement de couleur rouge) le soir pour l’enfanter au petit jour, dans un cycle sans fin. De ce fait, elle est naturellement associée par les Égyptiens à la renaissance, à la régénération et, par extension, à la maternité.
D’autres dieux et déesses peuvent également être sollicités pour une naissance, en particulier les divinités tutélaires de cité. Les Égyptiens se tournent aussi vers leurs « saints », c’est-à-dire les grands hommes qui furent divinisés à leur mort. L’un d’entre eux est Amenhotep fils de Hapou. Scribe royal sous le pharaon Amenhotep III, il fut élevé au rang de vizir par ce dernier. Devenu également chef des travaux, il supervisa l’érection des deux gigantesques statues à l’entrée du temple de millions d’années* d’Amenhotep III. L’une d’elles passa à la postérité sous le nom de « Colosse de Memnon ». Le souverain le tenait en une telle estime qu’il lui permit de se faire édifier son propre temple funéraire. Divinisé après sa mort, il était toujours très populaire à l’époque ptolémaïque. C’est vraisemblablement la raison pour laquelle le Père Divin et Prophète d’Amon-râsonter, Ouserouer, décide de se tourner vers lui17. Son épouse Taïpé ne parvenant pas à donner la vie, Ouserouer s’engage, par lettre, à faire don de 2 deben d’argent au grand saint en échange de deux faveurs. Aussi incroyable que cela puisse paraître, Ouserouer exerce une sorte de chantage puisqu’il stipule dans son courrier qu’il versera 1 deben à Amenhotep fils de Hapou lorsque son épouse sera enfin enceinte et qu’il lui réglera le reste de la somme si l’accouchement se passe bien. Une telle irrévérence ne peut manquer de surprendre et l’on voit ici que ce qui devrait être une pieuse prière est devenu une banale affaire commerciale.
Selon leurs attributions, la région ou la cité à laquelle ils sont associés, ou encore, selon la période à laquelle ils sont vénérés, les dieux invoqués pour accorder une naissance diffèrent. Certains, plus que d’autres, connaissent une popularité incroyable, à l’instar d’Isis, considérée comme une déesse-mère majeure, et qui passe pour être la mère universelle à l’époque gréco-romaine. D’ailleurs, le culte de cette déesse égyptienne essaime à travers tout le bassin méditerranéen, jusqu’à influencer les modèles de la Vierge à l’enfant, très clairement inspirés des Isis lactens, statuettes montrant Isis, généralement assise sur son trône, allaitant son fils.
Des milliers de statuettes et figurines féminines en rapport avec la fécondité ont été découvertes à travers tout le pays (pl. 10-15). Si certaines sont en boue séchée, en pierre, en ivoire et en bois, la plupart d’entre elles sont en terre cuite. Les plus anciennes remontent à la période prédynastique et les plus récentes datent de l’époque romaine, traduisant la perpétuation de divers rituels de fécondité au fil des millénaires.
Ces figurines et statuettes sont représentées dans des attitudes très variées : entre la période prédynastique et l’Ancien Empire, elles sont figurées debout ou assises. Les modèles en adobe se caractérisent très souvent par un modelage très grossier. À partir de la Première Période Intermédiaire, un nouveau type apparaît : celui de la femme allongée sur un support qui, à partir du Nouvel Empire, représente très souvent un lit (pl. 11-13). D’ailleurs, certains modèles sont constitués par des figurines féminines associées à des lits miniatures indépendants.
Certaines femmes peuvent être accompagnées d’un ou de deux enfant(s), qu’elles portent dans leurs bras, sur leur dos, ou qu’elles tiennent sur leurs genoux. D’autres évoquent le symbole de fertilité par la seule nudité et la mise en exergue de leurs attributs féminins (pl. 14-16).
Les archéologues ont retrouvé ce type d’artefacts aussi bien dans les maisons que dans les temples et les tombes. Les attentes des défunts étant similaires à celles des vivants, les problèmes liés à la fertilité occupent naturellement une place importante dans l’au-delà.
À l’heure actuelle, un peu moins d’une centaine de statuettes et figurines enfantines furent découvertes dans des aires sacrées qui ne laissent place à aucun doute quant à leur fonction d’ex-voto (pl. 17).
Les dépôts les plus anciens remontent à l’ère thinite et furent exhumés dans le temple d’Osiris à Abydos18, dans le temple de Satet, gardienne des frontières du sud et déesse associée à l’inondation, à Éléphantine19 et dans une pièce à fonction votive à Tell el-Farkha20.
Un déclin très net dans la pratique de déposer dans les temples des artefacts à l’effigie enfantine s’amorce dès l’Ancien Empire21. Après cette période, je ne connais aucun artefact de ce type en contexte cultuel jusqu’à la fin du Nouvel Empire. Des témoignages plus tardifs de cette pratique font état d’une résurgence à l’époque gréco-romaine.
L’ensemble de ces statuettes, quels que soient leur matériau, leur provenance ou leur datation, présente divers codes et conventions stylistiques qui prouvent que, déjà à une époque très reculée, l’image de l’enfant répond à des critères iconographiques bien établis.
Toutes les images enfantines ont été établies uniquement en fonction de la gestuelle de la main portée à la bouche22 et le côté droit a été systématiquement privilégié. La très forte symbolique de ce côté, associé à la vie, ne doit pas être étrangère à ce choix. Le bras gauche est abaissé lorsque le sujet est debout, ou posé sur le genou ou la cuisse quand l’enfant est assis. Il n’est que très rarement replié contre le buste. Les cas où le sujet porte la main à son oreille gauche, dans une gestuelle très enfantine, demeurent exceptionnels (pl. 17d).
La position assise ou agenouillée (pl. 17c) caractérise strictement le sexe masculin tandis que la station verticale est plutôt l’apanage des fillettes (pl. 17a et b), même si quelques garçons sont figurés debout. Il est important de souligner que les sujets figurés avec la main à la bouche (qui sera progressivement remplacée à partir de l’Ancien Empire par le doigt porté à la bouche) ne sont pas des enfants en bas âge mais bien des individus ayant dépassé le stade de la petite enfance. Si le doute pourrait être permis pour des éléments de statuaire aussi petits et grossièrement réalisés, toute incertitude est ôtée sur les parois de tombes et sur les groupes statuaires où les sujets portant la main ou le doigt à la bouche sont clairement sortis de la petite enfance.
Les ex-voto de maternité figurant un enfant évoquent donc un sujet sorti de cette période fort dangereuse pour les plus jeunes. Leur dépôt en contexte cultuel témoigne d’une pratique très ancienne qui passe pour être efficace, lorsque l’on souhaite obtenir la naissance d’un enfant.
À la fin du Nouvel Empire et aux périodes suivantes, un nouveau moyen est développé afin de s’attirer les faveurs des dieux en matière de problèmes de fertilité : la divination oraculaire. Le principe est simple : un oracle est sollicité et, par la voix du ou des dieux consultés, la prophétie est rendue sur papyrus. Seuls les plus aisés d’entre les Égyptiens en appellent ainsi aux dieux car le papyrus est un matériau onéreux et donc réservé à l’élite et à l’administration royale.
Plusieurs exemplaires nous sont parvenus de l’Antiquité et montrent souvent un schéma-type dans les réponses divines :
« Je rendrai ses concubines fécondes pour porter des enfants mâles et femelles comme des graines qui sont venues de son corps (à lui). »23
« Nous ferons (en sorte) qu’elle conçoive des enfants [mâles] et femelles. Nous ferons en sorte qu’elle soit en bonne santé. Nous ferons en sorte que ceux qu’elle porte vivent. Nous ferons en sorte qu’elle soit enceinte (avec) une délivrance heureuse. »24
« [Je ferai (en sorte) qu’elle] conçoive des enfants [mâles et femelles]. »25
Ces trois extraits, et plus généralement la majorité des décrets oraculaires, font allusion tout autant à la naissance de garçons que de fillettes, un témoignage parmi d’autres qui montre que, dans la société égyptienne, la préférence pour les enfants de sexe masculin n’est pas aussi marquée que ce que l’on veut bien le croire. Certes, eux seuls sont aptes à s’occuper de leurs parents devenus vieux, et dans les classes les plus aisées, seul un héritier mâle peut organiser le culte funéraire de son père. Cependant, ces deux considérations n’ont pas entraîné, sur le sol égyptien, la moindre déconsidération vis-à-vis des fillettes ni même entraîné leur mort, ainsi que ce fut le cas dans de nombreuses sociétés passées et comme c’est encore aujourd’hui le cas dans certains pays.
Le désir de maternité est, la plupart du temps, lié à des considérations sociales très fortes. Pour les Égyptiennes, la stérilité est un motif de répudiation et le sort des femmes infécondes est peu enviable. Recueillies dans leur famille, elles vivent à l’ombre de la société sans grand espoir de se remarier. Quant aux hommes, la venue au monde d’un enfant, et plus particulièrement celle d’un fils, signifie une main-d’œuvre pour les assister dans leur travail et un héritier qui, non seulement reprendra l’affaire ou la charge familiale, mais leur assurera également un soutien durant leurs vieux jours.
Il est donc légitime que les anciens Égyptiens déploient de multiples recours pour obtenir la naissance d’un enfant, garçon ou fille. Ainsi que les décrets oraculaires le montrent, et comme en témoignent aussi les statuettes et figurines de fillettes retrouvées dans certains temples, les nouveau-nés de sexe féminin ne sont ni déconsidérés ni rejetés.
Dès la fin de la Préhistoire, la façon dont on enterre les morts et le dépôt de certains types de biens funéraires auprès de défunts témoignent de la croyance des anciens Égyptiens en une seconde vie dans l’au-delà. À partir du Nouvel Empire, de multiples sources textuelles et iconographiques font état de certaines étapes nécessaires à l’accession du mort au royaume d’Osiris. Les Livres des Morts et certaines parois de tombe montrent souvent les deux moments forts qui précèdent la mort terrestre de l’Égyptien : la psychostasie, ou scène de pesée du cœur, et l’interrogatoire du défunt par les quarante-deux juges de l’au-delà. Ces deux passages obligés devant le tribunal d’Osiris donnent au mort l’occasion de prouver qu’il a bien agi durant sa vie terrestre. Lorsqu’il franchit avec succès l’étape de la pesée de son cœur et qu’il répond correctement aux questions posées, le défunt peut accéder aux Champs des Souchets, un lieu de résidence où il demeure, pour l’éternité, en compagnie des dieux. En revanche, si son cœur est lourd des fautes qu’il a commises de son vivant et qu’il échoue à passer l’épreuve de la pesée de son cœur, le défunt est dévoré par Ammit. En dépit de son apparence terrifiante – sa tête est celle d’un crocodile, son avant-train, celui d’un lion et son arrière-train, celui d’un hippopotame –, Ammit n’est pas considérée comme un monstre car son rôle est de veiller à ce qu’aucun mauvais esprit ne pénètre dans les lieux qu’elle protège.
En théorie, les défunts maléfiques sont donc éradiqués, mais les croyances populaires ne suivent pas toujours à la lettre le dogme religieux. Dans le cas présent, les Égyptiens pensent que la nature malfaisante de certains êtres perdure par-delà la mort ou que les esprits aigris ou contrariés de certaines personnes (emportées dans la fleur de l’âge, décédées de mort violente, dont la tombe se délabre dans l’indifférence générale…) sont susceptibles de troubler leur quotidien. Ces revenants, connus ou non des vivants qu’ils tourmentent, sont animés d’intentions hostiles à leur égard, qu’ils aient ou pas de bonnes raisons pour cela. Les revenants s’en prennent indifféremment aux adultes et aux enfants, mais ces derniers étant particulièrement vulnérables, ils constituent tout naturellement une proie de choix qu’il faut protéger en recourant à la magie et aux dieux.
À l’inverse, on fait également appel aux proches défunts, également doués de facultés magiques, pour leur demander de contrer un mauvais sort ou provoquer une grossesse qui se fait trop attendre.
Les premiers témoignages de lettres adressées aux défunts pour des affaires de stérilité datent de la fin de l’Ancien Empire, à l’instar de cette lettre, écrite sur une jarre en céramique, par un fils à l’attention de son père :
[…] « Fais en sorte, de plus, qu’il me naisse un (enfant) mâle en bonne santé, puisque tu es un esprit compétent. » 26
Cet extrait fait partie d’un texte rédigé sur huit colonnes. Une neuvième colonne ne faisant pas partie du message original a été rajoutée. Il s’agit d’une nouvelle demande de naissance, cette fois, pour la fille du défunt :
« Demande aussi un second (enfant) mâle en bonne santé pour ta fille. »
Dans quelques cas, l’Égyptien aisé s’adresse au mort par l’intermédiaire d’un courrier rédigé sur papyrus :
« Puisses-tu solliciter les dieux afin qu’ils accordent des naissances d’enfants vivants, intacts et en bonne santé sur terre qui hériteront de ma place sur terre. »27
Plus rarement, certains Égyptiens optent pour une supplique au mort inscrite sur une statuette de fertilité. L’une d’elles, exposée au Musée du Louvre (pl. 18), porte l’inscription suivante au niveau des jambes :
« Daigne le roi accorder une offrande au ka de Khonsou : un enfantement pour Tita. »28
On ignore l’identité de la personne qui a adressé ce message au défunt Khonsou, mais on constate qu’elle a préféré user d’une formule relativement classique où le roi lui-même est sollicité. En outre, elle s’adresse, non pas directement au mort, mais à son ka, c’est-à-dire à l’esprit du défunt exprimant sa force vitale.
Une autre figurine, datant également du Moyen Empire, porte la mention suivante sur la cuisse gauche :
« Puisses-tu permettre l’enfantement de ta fille Seh. »29
Bien que ce type de demandes directes ne soit pas très répandu à l’époque pharaonique, les quelques témoignages recueillis montrent que l’infertilité, passagère ou définitive, est toujours associée à une femme et non à un homme.
La conviction que des défunts peuvent intercéder en leur faveur pour des problèmes prosaïques tels que l’infertilité a perduré au fil du temps et se rencontre encore aujourd’hui dans les campagnes égyptiennes. Ainsi est-il fortement recommandé aux Égyptiennes ne pouvant concevoir de visiter les tombeaux de saints musulmans ou chrétiens, voire même, pour les plus motivées d’entre elles, d’aller passer une nuit entière dans un cimetière30 ! Selon la croyance populaire, les saints défunts répondent parfois aux prières de ces femmes désespérées qui sont menacées dans leur statut d’épouse.
Si les revenants peuvent influencer le cours de la vie par des actions bienveillantes, la plupart d’entre eux sont considérés comme néfastes et sources de problèmes divers au quotidien. Si certains sont nommément identifiés par les vivants, ce n’est toutefois pas le cas de la majorité qui agit souvent par duo masculin-féminin.
Le papyrus Brooklyn 47.218.2 fait état d’un rituel qui débute avec la récitation d’une incantation et s’achève en recommandant à la femme mettant au monde des enfants mort-nés ou ne survivant pas à la période néonatale de porter une amulette particulière.
Le charme, l’un des plus longs qu’il m’ait été donné de rencontrer dans le cadre de cette étude, offre une vision assez surréaliste d’un phénomène boule de neige : l’injustice dont est victime la malheureuse aboutit à un chaos généralisé du pays et au bouleversement de l’équilibre de la Maât, l’ordre universel régissant le bon équilibre du monde. Parmi les causes de l’infortune de la femme, on rencontre le revenant et la revenante :
« Autre amulette destinée à une femme dont les enfants viennent au monde sans que vive sa progéniture.
"Ô Rê, ô Atoum, ô Khepri, ô Chou, ô Tefnout, ô Geb, ô Nout, ô Osiris, ô Isis, ô Bê, ô Nephthys, ô les dieux et déesses qui sont dans le ciel et dans la terre, voyez-vous ce qu’un ennemi, une ennemie, un mort et une morte, et ainsi de suite, les dieux, les gens, les hommes, les femmes qui accomplissent toutes sortes de méfaits, ont fait contre NN. née de NN. Ils ne permettent pas que vive pour elle un fils ou bien une fille.
Et voilà que les ânes entendirent cela et aussitôt, les ânes moururent et leurs ânons trépassèrent. Donc ce pays sera privé d’incarnation de Seth ! Comment se comportera donc ce pays sans que n’y existe plus d’incarnation de Seth ?
Et voilà que les ovins entendirent cela et aussitôt, les ovins moururent et leurs agneaux trépassèrent. Donc ce pays sera privé d’incarnation de Ba ! Comment se comportera donc ce pays sans que n’y existe plus d’incarnation de Ba ?
Et voilà que les bovin[s] entendirent cela et aussitôt, les bovins moururent et leurs veaux trépassèrent. Donc ce pays sera privé d’incarnation d’Apis ! Comment se comportera donc ce pays sans que n’y existe plus d’incarnation d’Apis ?
Et [voilà que] les caprins [entendirent ce]la et aussitôt, les caprins mou[rurent] et [leurs] chevreau[x] trépassèrent. Donc ce pays sera privé d’incarnation d’Ounout ! Comment se comportera donc ce pays sans que n’y existe plus d’incarnation d’Ounout ?
[Et voilà que les porcs] entendirent cela et aussitôt, les porcs moururent et leurs porcelets [trépassèrent]. Donc ce pays sera privé d’incarnation de Chesemou ! [Comment] se comportera donc ce pays sans que n’y [existe] plus d’incarnation de Chesemou ?
Et voilà que les chie[ns] entendirent cela [et aussitôt, les chiens moururent] et [leurs chiots] trépassèrent. Donc ce pays sera privé [d’incarnation de Ba]ba ! Comment [se comportera donc ce pays] sans que n’y existe plus d’incarnation de Ba[ba] ?
Et voilà que [les] poisson[s] entendirent cela et aussitôt, les poissons [moururent] et [leurs] alevins trépassèrent. Donc [ce] pays [sera privé d’incarnation de] Sobek ! Comment se comportera donc (ce) pays [sans que] n’y [existe plus d’incarnation de Sobek] ?
Et voilà que [les oiseaux] entendirent [ce]la [et aussitôt, les oiseau]x [moururent] et [leurs oisillons] trépassèrent. Donc ce pays [sera privé d’incarnation de Sekh]et ! [Comment] se comportera donc ce pays sans que n’y [existe plus d’incarnation de] Sekhet ?
[Et voilà que les serpents entendirent cela] et [aussitôt, les serpents] moururent et [leurs serpents] trépassèrent. [Donc] ce pays sera privé d’incarnation d’[Ouadjyt ! Com]ment [se comportera donc ce pays sans que n’y] existe plus d’incarnation d’Ouadj[yt] ?
[Et voilà que] les souris [entendirent] cela et aussitôt, [les souris] moururent et leurs [souri]ceaux trépassèrent. [Donc ce pays sera privé d’incarnation d’]Âmâm ! [Comment] se comportera [donc ce pays] sans que n’existe plus d’incarnation d’Âm[âm] ?
[Quant à] ce qu’ils ont fait [contre] les [dieux] et les déesses [toutes mauvaises choses…], tous les esprits âkhous [… afin] de sauver le ventre [de NN. née de NN. …], la nuit, le jour, à chaque instant, pendant ce mois, pendant cette fête du 15e jour du mois, pendant cette année, et ce qui en dépend (i.e. les jours épagomènes)."
À réciter sur une entrave en saule, une houe en [… fi]celées avec du "tendon-de-phénix" sur une toile grossière de fil noir. Oindre la tête de la femme avec du suif de petit bétail. Placer l’amulette à son cou. »31
L’incantation est rédigée de telle manière que l’on peut présumer que l’Ennéade, c’est-à-dire les neuf grands dieux de la cité d’Héliopolis, ainsi prise à témoin, soit obligée de réagir et de rétablir la justice envers l’infortunée Égyptienne pour éviter une telle apocalypse.
Les revenants malveillants passent pour empêcher les femmes de concevoir mais s’attaquent plus particulièrement aux nouveau-nés et enfants en bas âge, ainsi que nous le verrons dans la partie consacrée à leur protection32.
Dans l’Égypte actuelle, certaines croyances populaires rendent responsable un enfant défunt de la stérilité de sa mère33. Par précaution, on enterre souvent les plus jeunes en les couchant sur le dos et en dénouant les liens de leur linceul. Ces deux actes passent pour protéger la mère d’une future stérilité. Toutefois, quand une nouvelle naissance tarde trop, on enjoint à la mère d’aller au cimetière et de passer au-dessus de la tombe de son enfant défunt à sept reprises pour que l’enchantement maléfique soit rompu.
La croyance en des revenants ayant le pouvoir d’influencer la vie des êtres vivants de manière positive ou négative se rencontre dans de nombreuses sociétés. À une époque où la maternité est au cœur d’enjeux sociaux et économiques importants et où l’on ne compte plus le nombre de grossesses ayant entraîné le décès de la mère, il est naturel que les Égyptiens se tournent vers le plus grand nombre d’adjuvants possible dans leur désir d’obtenir une descendance. Dans une logique similaire, la mort est considérée comme une grande ravisseuse et il est donc normal que les revenants lui soient associés dans cet aspect le plus sombre et le plus négatif.
Outre l’assistance qu’ils espèrent des dieux et des esprits bienveillants, les Égyptiens recourent aussi aux médecins car les tests de grossesse donnent une réponse définitive et rapide quant à l’état d’une patiente à un moment donné. Leurs expérimentations ne s’adressent toutefois qu’aux femmes, alors que certains écrits mettent officiellement en cause la fécondité des hommes, ainsi qu’en témoigne l’apostrophe virulente d’un scribe à l’un de ses confrères :
« Tu n’es pas du tout un homme puisque tu n’as pas rendu tes femmes enceintes à la manière de ton compagnon. »34
Dans le cas d’une femme féconde mais ne parvenant pas à mener sa grossesse à terme, les médecins ont également mis au point des médications censées favoriser une naissance.
Les tests de grossesse mis au point par les praticiens égyptiens visent à déterminer l’état d’une femme à un moment donné. Thierry Bardinet récuse ce genre de tests et considère que les écrits égyptologiques ont bien trop souvent décrit ces méthodes comme des moyens de déterminer si la femme est ou non enceinte alors qu’il s’agit en réalité de tests servant à établir si l’accouchement de la femme sera normal ou compliqué35. Il appuie ses dires en expliquant que l’on a souvent interverti les sens des verbes iour (jwr) que l’on traduit par « être enceinte » et mes (ms) qui signifie « accoucher, mettre au monde ». Or le premier terme tend à renseigner sur la fécondité de la femme tandis que le second sert à indiquer que l’accouchement se déroulera de façon normale.
Si je me range à son argumentation, il semble cependant que trois pronostics se fassent l’écho de tests de fertilité et non d’une prévision d’accouchement.
Les deux premiers tests proposent d’établir un pronostic de grossesse en se fondant sur l’observation des yeux de la patiente :
« Autre (moyen de) voir. Tu devras faire en sorte qu’elle se tienne debout dans le renfoncement de la porte. Si tu trouves des similitudes à ses deux yeux, un (œil) comparable à celui d’un Asiatique, l’autre à (l’œil d’)un Nubien, elle n’accouchera pas. Si <tu> les trouves ayant une seule couleur, elle accouchera. »36
« Autre (moyen) de distinguer une femme qui est enceinte et une femme qui n’est pas enceinte. Tu devras faire en sorte qu’elle se tienne debout dans le renfoncement de sa porte dans […]. Tu observeras ses deux yeux. Si tu vois que […], l’autre étant celui d’un Asiatique, elle n’enfantera pas. »37
Dans les sociétés passées ou présentes qui sont dépourvues de science technologique appliquée à la gynécologie et à l’obstétrique, l’observation scrupuleuse du physique d’une femme permet de tirer un grand nombre d’enseignements aujourd’hui apportés par des examens médicaux qui utilisent des technologies supposément infaillibles. Un ami soudanais me confiait, il y a quelques années, que dans son village natal la vieille sage-femme savait qui était enceinte avant toute annonce officielle et qu’elle prédisait le sexe de l’enfant à naître simplement en observant la femme enceinte. Il m’assura que l’on comptait sur les doigts d’une main les fois où elle s’était méprise. Il ne faut donc pas écarter aussi facilement ce type de pronostic sur le simple argument qu’il nous paraisse aujourd’hui dénué de fondement. D’ailleurs, l’observation des yeux pour déterminer si une femme est enceinte ou non était encore utilisée au milieu du XXe siècle, dans le village de Tupe, établi dans les Andes péruviennes :
« Certaines personnes reconnaissent cet état (= grossesse) à l’aspect de la peau et des yeux dans le premier ou le second mois, parfois alors même que l’intéressée ne l’a pas encore remarqué. »38
D’autres signes dermatologiques, également visibles sur le visage de certaines femmes, constituent ce que l’on appelle de nos jours le « masque de grossesse » (ou mélasma, de son nom scientifique). Le bouleversement hormonal que subit la femme enceinte engendre parfois l’apparition de plaques pigmentées brunes ou grisâtres sur le front, au-dessus de la bouche ou autour des yeux. Bien que ce « masque » ne soit pas une valeur sûre à 100 % (il peut apparaître chez des femmes ayant des problèmes hormonaux), il permet, sans même que l’on ait besoin de connaître ou d’ausculter la personne en question, de suggérer une grossesse. Il est fort concevable que les médecins égyptiens aient observé ce phénomène et s’en soient servi pour confirmer leur diagnostic.
Le troisième pronostic, connu par deux papyrus médicaux, nous apprend que les Égyptiens ont mis au point un test permettant, non seulement de déterminer si la femme est enceinte ou non, mais d’annoncer également le sexe de l’enfant à naître :
« Autre (moyen de) voir (si) une femme enfantera ou si elle n’enfantera pas : orge (et) blé amidonnier que la femme humectera de son urine, chaque jour, ainsi que des dattes et du sable, (mis) dans deux sacs (séparés). Si, ensemble, ils se développent, elle enfantera. Si (seule) l’orge se développe, cela signifie un garçon. Si (seul) le blé amidonnier se développe, cela signifie une fille. S’ils ne se développent pas, elle n’enfantera pas. »39
Les patientes humectent donc quotidiennement deux échantillons, l’un contenant de l’orge, l’autre, du blé amidonnier. La présence de dattes dans la recommandation du praticien s’explique peut-être par le fait qu’elles servent d’engrais tandis que le sable est éventuellement utilisé pour atténuer l’odeur nauséabonde de l’urine. La formulation n’est pas très claire à ce sujet.
Ce test était suffisamment intrigant pour que divers spécialistes s’y intéressent et tentent de vérifier son efficacité. Parmi les diverses expériences menées sur le sujet, je citerai celles du botaniste Walter Hoffmann et de Pierre Ghaliounghi.
En 1934, le botaniste allemand tenta l’expérience suivante40 : dans trois pots de 20 cm de diamètre remplis de terre de bruyère, il sema, des grains d’orge, et dans trois autres, des grains de blé. Deux pots furent régulièrement arrosés avec de l’urine de femme enceinte, deux autres, avec celle d’une femme non gravide, et les deux derniers, uniquement avec de l’eau. Un arrosage d’eau ponctuel fut par ailleurs pratiqué dans les quatre premiers vases. Dans les pots uniquement irrigués d’eau, les graines de blé et d’orge germèrent entre six et sept jours. Dans les vases humectés d’urine de femme non gestante, les graines poussèrent entre le 10e et le 14e jour mais les plants étaient très atrophiés et moururent au bout d’un mois. Quant aux graines arrosées avec l’urine d’une femme enceinte, elles formèrent des plants qui se développèrent très vite et qui, au bout d’un mois, étaient plus vigoureux que ceux irrigués à l’eau.
En 1963, Pierre Ghaliounghi conduisit une autre expérience à partir de l’urine de 48 sujets (2 hommes, 6 femmes non enceintes et 40 femmes gravides)41. Des pots témoins, contenant soit de l’orge, soit du blé, furent arrosés d’eau tandis que d’autres étaient soumis à des humections de natures diverses : urine de femmes, enceintes ou non, et urine d’hommes. Les résultats montrent que les céréales ne poussent jamais lorsqu’il s’agit d’urines d’hommes ou de femmes non gestantes. En revanche, l’urine de femme enceinte n’implique pas une germination du plant systématique même si elle la favorise largement (70 % des cas). Ce résultat s’explique par la présence de certaines hormones comme la folliculine ou le prégnadiol dans l’urine de la femme enceinte.
Dans les deux expériences, on notera l’absolue efficacité de ce test quant au diagnostic de fertilité de la patiente quand les graines germent. C’est la raison pour laquelle j’estime que ce test ne vise pas à déterminer la façon dont l’accouchement se déroulera mais qu’il est bel et bien utilisé comme pronostic de grossesse.
Étant donné que l’on ignore de quelle manière précise ce test fut conduit en Égypte ancienne, il n’a jamais pu être reproduit à l’identique. On notera toutefois que les expériences réalisées par Walter Hoffmann, Pierre Ghaliounghi et d’autres encore ont pris de la terre comme support pour les graines alors que les textes égyptiens font allusion au sable et aux dattes.
On explique, en revanche, avec plus de difficulté pour quelle raison l’orge fut associée au garçon et l’amidonnier à une fille. Pierre Ghalioungui avait noté que les prédictions de naissance étaient correctes dans 7 cas mais fausses dans 16 autres et impossibles à évaluer dans les 17 cas restants42.
En revanche, le chercheur en pharmacologie Julius Manger nota pour ses propres expériences un pourcentage de prédictions correctes s’élevant à 80 % des cas43. Il reste donc difficile d’évaluer la véracité de cette méthode de diagnostic du sexe de l’enfant, mais il est cependant établi que cette manière de procéder est loin d’être fiable.
Serge Sauneron a proposé de rapprocher ce pronostic avec l’extrait suivant émanant d’un texte théologique :
« Il (= le dieu créateur) fit naître l’orge de l’homme, il fit naître le blé de la femme. » 44
L’égyptologue suggère que les jeux de mots dans le texte sont peut-être à l’origine de ces deux associations : it (jt) signifie en effet à la fois « l’orge » et « le père », tandis que le terme moutet (mwt.t) « le germe » assone avec mout (mw.t) « la mère ». Hermann Grapow propose de voir dans cette association un rapprochement en raison du genre des termes it (jt), l’orge, qui est masculin, et bety (bty) ou bedet (bd.t), l’amidonnier, qui est féminin45.
On rencontre de nombreuses réminiscences de ce test dans les écrits médicaux grecs et latins, mais pas seulement. Un médecin égyptien, du nom d’Ibn Kamal Pacha, écrivait au Xe siècle :
« Ou bien seront pris sept grains de froment, sept grains d’orge, sept grains de fève. Ils seront mis dans une vaisselle de terre cuite et ordre sera donné à la femme de verser son urine sur les grains. La vaisselle sera abandonnée pendant sept jours, puis on regardera le contenu : s’il a germé, il montrera que la propriétaire n’est pas stérile. » 46
La popularité de ce test traversa les siècles mais également les continents. À la fin du XVIIe siècle, Franz Paullini, un célèbre praticien allemand, le consignait dans l’un de ses ouvrages :
« Fais deux trous dans la terre, jette dans l’un de l’orge et dans l’autre, du froment. Arrose les deux avec l’urine d’une femme enceinte et recouvre de nouveau de terre. Si le froment (blé) pousse avant l’orge, il y aura un garçon, mais si l’orge vient avant, tu as à attendre une fille. » 47
On relèvera dans ces deux formules quelques variantes majeures. Dans la prescription moyenâgeuse, la méthode ne conserve que la première partie de l’expérimentation antique (la détermination du sexe de l’enfant est occultée) et radicalise ce test de grossesse en un moyen de savoir si la femme est féconde ou stérile. On notera, en outre, l’adjonction de grains de fève et la présence, à trois reprises, du chiffre magique 7.
Quant à la formule allemande, c’est l’inverse : elle n’est pratiquée que sur des femmes gravides, se concentre uniquement sur la détermination du sexe de l’enfant à venir et intervertit l’antique association orge/garçon et froment/fille.
Enfin, dans les deux cas, le sac censé contenir les graines, ainsi que le sable et les dattes ont été purement et simplement occultés. La patiente urine désormais à même un simple trou dans la terre.
Aussi farfelu que puisse sembler ce test égyptien de prime abord, il repose sur une observation de phénomènes naturels souvent fiables (absence de germination = sujet non gravide) voire exacts (germination = sujet enceinte) qui en fait un test de grossesse plutôt sûr. En revanche, le fait que l’orge soit associée à un principe masculin et l’amidonnier, à un principe féminin, est vraisemblablement fondé sur des jeux de mots et associations de genre n’ayant rien à voir avec la science.
Les Égyptiens, qui sont de fins observateurs, ont mis au point des tests de grossesse dont les pronostics se basent sur des éléments plutôt fiables – observation des yeux, vomissements et absence de germination de céréales sous l’urine d’une femme non gravide – pour des initiés ou connaisseurs, même si leurs pronostics ne sont pas toujours exacts. En même temps, il n’y a qu’une probabilité sur deux de se tromper…
Les médecins égyptiens ont élaboré divers traitements pour permettre à la femme de concevoir. Les médications prescrites sont toutefois différentes selon l’état de la patiente : certaines sont données à l’Égyptienne qui tarde à concevoir et qui est peut-être stérile, tandis que d’autres s’adressent plus particulièrement à la femme sujette à des fausses couches l’empêchant de devenir mère.
Le papyrus médical de Berlin fait état d’un traitement supposé susciter la fertilité de la femme :
« […] … ? … […] une femme, alors que (cela) n’est pas reçu jusqu’à en devenir enceinte. Tu devras la fumiger avec de l’épeautre-mimi dans son vagin <jusqu’à ce que> cela cesse <afin de> permettre que (la semence de) son mari soit reçue. […]. Tu devras lui [préparer] des remèdes jusqu’à ce que cela soit débloqué (litt. : délié) : graisse/huile : 5 ro* ; bière douce : 5 ro. (Ce) sera cuit et absorbé quatre matins de suite. »48
La médication consiste donc, d’une part, en une fumigation vaginale à base de céréales, et d’autre part, en un remède. Celui-ci doit être fabriqué à partir de cinq cuillerées de graisse ou d’huile et cinq autres de bière douce, et finalement cuit. La patiente doit prendre la mixture tous les matins pendant quatre jours.
Le papyrus Carlsberg propose également un traitement pour rendre la femme féconde, mais le texte est trop abîmé pour que l’on puisse savoir précisément en quoi il consistait49.
Lorsqu’une femme éprouve de grandes difficultés à garder un enfant ou qu’elle fait une fausse couche, les Égyptiens en attribuent la responsabilité à Seth. D’ailleurs, l’une des formules des Textes des Sarcophages fait état d’une conjuration prononcée par le dieu Rê-Atoum à l’encontre du dieu du mal et du chaos, dans le cas où celui-ci viendrait à menacer l’enfant que porte Isis en son sein :
« Rê-Atoum dit alors : "[…] Que ne vienne pas cet antagoniste qui a tué son père pour briser l’œuf pendant sa jeunesse". »50
Les Égyptiennes ne parvenant pas à mener l’enfant jusqu’à son terme s’adressent bien évidemment aux dieux mais elles se tournent aussi vers les médecins.
À ce jour, deux prescriptions médicales destinées à prévenir une nouvelle fausse couche nous sont parvenues. Elles proviennent toutes deux du papyrus gynécologique de Kahoun. La première est une ordonnance pour le moins très générale puisqu’elle s’adresse tout autant aux femmes ayant fait une fausse couche qu’aux Égyptiennes souffrant de problèmes divers :
« Descriptif (médical) concernant une femme atteinte à son vagin et (aussi) dans tous les autres endroits du corps, comme une femme qui a été brisée (= dont l’enfant a été brisé en elle). (Ce) que tu devras dire à ce sujet : "Ce sont les substances utérines (appelées) […]" (Ce) que tu devras préparer pour cela : qu’elle mange de la graisse/huile jusqu’à ce qu’elle soit guérie. »51
La seconde est expressément à destination des femmes ayant fait une fausse couche :
« […] [la femme qui a été] brisée (dont l’enfant a été brisé en elle) avec le remède pour rendre enceinte après que ? […] […] (Ce) sera broyé finement, exprimé dans un linge avec du mucilage fermenté (?). Sera versé du mehouy […] résine de térébinthe, graisse/huile neuve […] dattes ; bière douce. (Ce) sera mis à l’intérieur d’un mortier de bois (placé) dans une flamme et tu devras [la] fumiger […] comme ? »52
La posologie est très lacunaire, mais fait apparaître le fait que la prescription originelle écarte tout recours à la magie, de même que la première. En l’état, il est peu concevable que de telles médications soient efficaces.
Si les prescriptions proposées par les antiques praticiens peuvent faire sourire tant il paraît manifeste qu’elles doivent être complètement inutiles, elles apparaissent efficaces aux yeux des médecins qui les prescrivent. Si, malgré les traitements prodigués, la femme demeure stérile, jamais leur savoir n’est remis en cause, car bien d’autres paramètres, comme une stérilité permanente ou un mauvais sort jeté par une personne malintentionnée ou un revenant, peuvent expliquer l’infécondité de leur patiente, en somme, des facteurs perturbateurs ou néfastes contre lesquels la science médicale de l’époque n’est pas en mesure de faire face.
Lorsque l’Égyptienne, aidée par les dieux, les fantômes ou les médecins, est enfin enceinte, débute une nouvelle période à haut risque, qui nécessite, elle aussi, la protection des dieux et la science des praticiens.