Le temps de la grossesse est une période transitoire de plusieurs mois durant lesquels le corps de la femme change. Pourtant, l’iconographie égyptienne s’est très peu attardée sur la représentation de femmes enceintes. La plupart d’entre elles sont évoquées à travers des vases anthropomorphes dont la panse souligne leur ventre rebondi (pl. 19-21). Les rares exceptions sont constituées par les représentations associées aux cycles de naissance royale. L’état de la reine enceinte est, dans ces cas-là, quasi imperceptible. Il est possible de voir dans ce choix de ne faire que très rarement allusion à l’état de la femme durant cette période particulière une volonté de privilégier la représentation d’une femme avec un enfant qui évoque plus sûrement la réussite d’une grossesse menée à terme et d’un accouchement passé avec succès.
Les médecins égyptiens ont mis au point diverses techniques utilisées durant le temps de la grossesse permettant de diagnostiquer, à l’avance, si l’accouchement de leur patiente se déroulera dans de bonnes conditions ou si, au contraire, des complications seront à prévoir. Ces techniques reposent sur un ensemble de méthodes (observations variées, rituels et expérimentations en tout genre) censées orienter avec certitude les conclusions du médecin. Elles seront introduites dans la première partie consacrée au suivi médical pouvant être proposé aux femmes enceintes. Nous verrons quelle place la magie tient dans le temps de la grossesse et à quelle fin elle est utilisée. Enfin, nous nous arrêterons sur le statut que les anciens Égyptiens accordent au fœtus. Est-il déjà considéré comme un être humain ? Comme un être à part ? Les médecins lui prêtent-ils une attention particulière ?
Les textes médicaux qui seront ici abordés remontent, au plus tôt, au Moyen Empire. Nous n’avons donc, à ce jour, absolument aucune connaissance du suivi obstétrique des femmes pour les périodes antérieures. En outre, nous n’avons aucune idée de la diffusion et de la popularité des prescriptions dont il sera fait état dans cette partie. Si l’on peut raisonnablement penser, même en l’absence de témoignages épigraphiques, que les femmes de la famille royale et les épouses des membres de l’élite bénéficient des services réguliers de praticiens, il est impossible, en l’état actuel de la documentation, de savoir ce qu’il en est pour le reste de la population, c’est-à-dire la majorité des Égyptiennes. Il ne saurait donc être question de généraliser les textes signalés dans les papyrus de Kahoun, de Berlin et Carlsberg.
Les examens dont il sera question sont destinés à évaluer et prédire la façon dont le futur accouchement se déroulera (tabl. 1). Dans quelques cas, d’autres symptômes observés complètent le diagnostic.
Deux tests relativement similaires placent le futur accouchement sous de bons auspices si l’Égyptienne vomit après le traitement. En revanche, si elle a des vents, cela est traduit par le médecin comme un mauvais signe augurant de difficultés au moment de la naissance.
« [Distinguer] une femme qui mettra au monde (de façon normale) d’une femme qui ne mettra pas au monde (de façon normale) : plante-bededou-ka. (Ce) sera broyé, malaxé avec du lait de femme ayant mis au monde un enfant mâle, préparé sous une forme avalable et avalé par la femme. Si elle vomit, elle accouchera (de façon normale). Si elle a des vents, elle n’accouchera pas (de façon normale) et pour toujours. »53
« Ce qui est dit (encore) à ce sujet comme autre médication : plante-bededou-ka. (Ce) sera malaxé avec du lait de femme ayant mis au monde un enfant mâle et versé dans son vagin. Si elle vomit, elle accouchera (de façon normale). Si elle a des vents, cela signifie qu’elle n’accouchera pas (de façon normale). »54
Dans les deux cas, la médication est réalisée à base de lait mélangé à une plante broyée, encore indéterminée, que les Égyptiens appellent bededou-ka. Dans le premier examen, le traitement doit être avalé, dans le second, il est injecté dans le vagin de la patiente.
Un autre test considère le vomissement comme un signe augurant d’un accouchement sans problème et indique que le nombre de vomissements correspondra au nombre d’enfants que la patiente aura dans sa vie :
« Autre méthode. Tu devras faire en sorte qu’elle s’assoie par terre et (elle) sera enduite de lie de bière douce, [sur laquelle] aura été placée de la farine de datte […]. [Si elle] se met à vomir, elle enfantera (normalement). En outre, le nombre des vomissements qui sortiront de sa bouche sera le nombre de ses enfants. Mais si elle ne peut [vomir], elle n’enfantera pas (normalement) et pour toujours. »55
Selon les praticiens, la valeur des symptômes est parfois inversée. Le vomissement de la femme enceinte est interprété par certains comme un signe particulièrement néfaste et le fait qu’elle ait des vents est, au contraire, un signe de bon augure :
« Autre moyen de distinguer une femme qui accouchera (de façon normale) d’une femme qui n’accouchera pas (de façon normale). Tu devras la fumiger avec […] dans son vagin. Si elle vomit au moment où elle commence à faire son besoin, elle n’accouchera jamais (de façon normale). Si elle a des vents […], elle accouchera (de façon normale). »56
N’oublions pas que les papyrus médicaux compilent une somme de connaissances émanant de divers praticiens. Il n’est donc pas étonnant que certains symptômes aient engendré des diagnostics variés, parfois proches ou, au contraire, diamétralement opposés.
Deux autres tests, évoqués aux papyrus de Berlin et de Kahoun, se fondent sur un concept particulier, la « théorie des conduits-met »57. Ces conduits correspondent aux veines, artères et autres canaux, visibles ou pas, qui parcourent le corps. Les médecins égyptiens pensent que leur obstruction ou leur mauvais état peuvent engendrer divers problèmes, dont celui de l’accouchement avec complications. Ils ont donc mis au point des examens de ces conduits-met visant à établir au plus tôt si l’on devra craindre ou non un accouchement difficile :
« À son coucher, tu enduiras sa poitrine et ses bras jusqu’aux épaules avec de la graisse/huile neuve. Tu te lèveras le matin pour voir cela. (Si) tu constates que ses conduits-met sont intègres et parfaits, sans dépression : accouchement calme. (Si) tu constates qu’ils sont déprimés et de la couleur (?) de sa propre chair superficielle, cela signifie avortement (?). (Si) tu constates qu’ils sont (= restent) intègres (entre) la nuit et (le moment de) leur examen : elle accouchera en retard. »58
« Distinguer celle qui sera enceinte (de façon normale) de celle qui ne sera pas enceinte (de façon normale). Tu devras [mettre] de la graisse/huile neuve sur […] Tu devras la [voir]. Si [tu] constates que les conduits-met de sa poitrine sont fermes (?), tu devras dire à ce sujet : "Cela signifie accouchement (normal)". Si tu constates que cela est relâché, tu devras dire à ce sujet : "Elle accouchera en retard". Et si tu constates que cela a la cou[leur de la peau de] […]. » 59
Les tests proposés sont fort proches : dans les deux cas, la poitrine de la patiente doit être enduite de graisse ou d’huile jamais utilisée auparavant et le praticien observe ensuite les veines apparentes. Si les conduits-met lui paraissent en bon état, il peut annoncer un accouchement calme et sans complication. S’ils lui semblent quelque peu relâchés ou intègres sans être parfaits, il prédit une mise au monde avec du retard. En revanche, si les vaisseaux sanguins observés lui paraissent suspects, notamment au niveau de leur couleur, le praticien pense qu’il aura peut-être à pratiquer un avortement.
Thierry Bardinet propose de voir dans ces deux formules une sorte d’examen vasculaire cherchant à détecter un mauvais passage des fluides dans les conduits-met censés irriguer le fœtus60. En tout début de grossesse, si les veines de la poitrine sont effectivement beaucoup plus apparentes, en revanche, elles ne changent pas de couleur. Il faut donc envisager le fait que le praticien ait émis des observations autres que simplement celles des veines.
Deux autres pronostics d’accouchement sont probablement fondés sur le même principe que la théorie des conduits-met. La méthode livrée dans le papyrus Carlsberg semble particulièrement insolite de prime abord :
« […] qui accouchera (de façon normale) d’une femme qui n’[accouchera pas] (de façon normale). Tu devras laisser la nuit une gousse d’ail hum[ectée] […] dans son vagin (= litt. dans sa chair) jusqu’au matin. Si une odeur se manifeste dans sa bouche, elle accouchera (de façon normale). Si [aucune odeur ne se manifeste dans sa bouche], elle [n’accouchera] pas (de façon normale) et pour toujours. »61
On en retrouve une variante fort endommagée dans le papyrus de Kahoun62.
Thierry Bardinet a proposé d’y voir une méthode censée indiquer au praticien si les conduits-met de la femme sont bouchés (ce qui est un très mauvais signe) ou, au contraire, s’ils permettent à l’air de circuler librement63. L’odeur forte de l’ail sert de marqueur : si elle traverse le corps du vagin jusqu’à la bouche, cela signifie que les conduits fonctionnent parfaitement et que le fœtus sera viable. Dans le cas contraire, les accouchements seront toujours difficiles.
Il est assez fascinant de voir qu’une telle prescription, qui remonte au moins au début de la XIIe dynastie (~ 1940 avant notre ère), a traversé les siècles. On la retrouve en effet dans le traité Sur les femmes stériles du médecin grec Hippocrate, lequel vécut entre les Ve et IVe siècles avant notre ère :
« Autre : gousse d’ail, la nettoyer, en ôter les peaux, l’appliquer en pessaire*, et voir le lendemain si la femme sent l’ail par la bouche ; si elle le sent, elle concevra ; sinon, non. »64
La prescription égyptienne a toutefois quelque peu perdu de sa substance pour devenir ici un simple test de fécondité.
Un chapitre du papyrus de Kahoun propose un pronostic établi en pressant un doigt au niveau (sur ou au-dessus) du fœtus :
« Autre méthode. Tu devras la pincer sur le ventre, le bord (?) de ton pouce étant placé au-dessus de son fœtus (litt. = celui qui palpite). [Si] […] (cela) se défait (= si la marque disparaît), [elle accouchera] (de façon normale). [Si] cela ne disparaît pas, elle n’accouchera pas (de façon normale) et pour toujours. »65
Cette méthode nous montre une nouvelle fois par quels douloureux moments la future mère doit passer pour s’assurer que sa grossesse, et surtout son accouchement, se dérouleront sous les meilleurs auspices.
Une autre observation, suggérée aux praticiens consultant le papyrus de Kahoun, consiste en un examen du visage de la femme enceinte :
« Autre méthode. Si tu observes que sa face est particulièrement (?) intègre (?) mais que tu trouves sur elle des choses semblables à […] […] […] [elle accouchera d’un gar]çon. Mais si tu observes des choses sur ses yeux, elle n’accouchera pas (de façon normale) et pour toujours. »66
La formule est bien trop endommagée pour que l’on puisse en saisir le sens. De même, on ne comprend pas bien pourquoi le pronostic oppose le bon déroulement de la naissance d’un enfant de sexe mâle à un accouchement risqué. La réponse se trouvait peut-être dans les lacunes. Nous avons vu, dans le chapitre consacré aux tests de grossesse, deux méthodes consistant à scruter la couleur des yeux d’une femme pour déterminer si elle était ou non enceinte67. Bien que le pronostic dont il est question se fonde également sur l’observation des yeux de la patiente, le fait qu’il ait été indiqué que l’une des possibilités du test soit l’engendrement d’un garçon et non simplement une naissance semble exclure, de ce fait, qu’il s’agisse d’un test de grossesse.
Dans le papyrus médical de Berlin, un autre pronostic fait intervenir une fumigation pour le moins particulière :
« Autre (moyen de) voir si une femme n’accouchera pas (de façon normale). […] en une chose […]. On devra la fumiger avec des excréments d’hippopotame. Si elle [excrète] de l’urine en même temps que des excréments ou des vents, elle accouchera (de façon normale). Si cela n’est pas le cas (?), elle n’accouchera pas (de façon normale) par le fait que cela révèle pour elle tous les événements (litt. les choses) (du futur ?). »68
Le recours à l’emploi d’excréments animaliers est récurrent dans la pharmacopée égyptienne. Dans certains cas, leur utilisation est clairement en rapport avec Seth69. Il est assez difficile, dans cette formule, de saisir la finalité de l’emploi des excréments d’hippopotame et s’ils avaient, ou non, un rapport avec Seth.
Dans le papyrus Carlsberg, un autre diagnostic est établi à partir d’une méthode que les lacunes textuelles ne nous permettent pas de saisir pleinement :
« […] […] dans un sac-ândet de tissu […], sable du rivage, à la façon de […] sur cela, chaque jour. Ils seront remplis […] dattes. Si cela forme de la vermine-fenedje […], elle n’accouchera pas (de façon normale). [Si cela ne forme pas] de la verminet-fenedje, (l’enfant) dont elle accouchera, vivra. »70
L’examen pratiqué présente des similitudes avec les tests de grossesse requérant de la patiente qu’elle urine sur deux sacs de tissu contenant des dattes, du sable et du blé amidonnier ou de l’orge. Nous ne savons toutefois pas si la femme doit uriner sur ce sac. En outre, le diagnostic se fonde ici, non pas sur la germination de céréales, mais sur l’apparition de vermine. Bien que les lacunes soient très importantes, cette méthode ne semble pas avoir été un test de grossesse puisque le diagnostic évoque dans l’un des deux cas la naissance d’un enfant viable. On peut donc présumer que l’autre cas évoque la venue au monde d’un nouveau-né ayant peu de chance de survivre, principalement parce que l’accouchement se sera mal déroulé.
D’autres méthodes, connues par des prescriptions lacunaires, font état de l’observation de l’utérus de la femme enceinte71, d’absorption d’une mixture particulière censée permettre un diagnostic72 ou encore d’une incantation magique supposée aider le praticien à établir son diagnostic73.
À l’exception de ces rares examens, les textes recensés à ce jour font très peu état du temps de la grossesse, peut-être parce que les médecins antiques n’ont que très peu de prise sur le bon déroulement de cette période particulière. Leurs prescriptions s’attachent essentiellement à déterminer l’état temporaire (enceinte ou non) ou permanent (fertile ou stérile) de l’Égyptienne, et ensuite, à évaluer la viabilité du nouveau-né, à s’assurer du bon allaitement de l’enfant (qualité et quantité du lait) et proposent éventuellement un moyen de contraception à la mère qui ne souhaite pas concevoir dans un futur proche. D’après les textes conservés, les praticiens antiques semblent s’être principalement focalisés sur les deux périodes encadrant le temps de la grossesse sans vraiment s’appesantir sur celui-ci. De futures découvertes démontreront peut-être un jour qu’il n’en était rien.
On notera enfin qu’à aucun moment il n’est fait allusion à la moindre solution ou au moindre traitement dans le cas d’un accouchement annoncé comme périlleux. Les diagnostics établis permettent simplement de prévoir une naissance à risque et de s’organiser en conséquence avec les faibles moyens dont sages-femmes et médecins disposent à l’époque.
Le papyrus médical de Londres rassemble de nombreuses incantations visant à guérir des affections diverses. Six d’entre elles s’attachent à protéger la femme enceinte. Trois seront présentées ici, les trois autres étant relativement compliquées à saisir, notamment en raison des nombreuses lacunes qui les ponctuent74. Les incantations dont il sera question expriment les craintes que les Égyptiens éprouvent vis-à-vis des fausses couches qui ôtent la vie de leur enfant en emportant parfois celle de la mère.
Dans l’Antiquité, on croit que, durant le temps de la grossesse, le flux menstruel continue à couler, mais à l’intérieur du corps. Logiquement, un bouleversement de ce processus interrompt le cours naturel des choses et toute perte de sang est annonciatrice du décès in-utero de l’enfant.
« Incantation pour repousser le sang : "Éloigne-toi, compagnon d’Horus ! Éloigne-toi, compagnon de Seth ! Que soit repoussé le sang qui vient d’Hermopolis. Que soit repoussé le sang rouge qui vient avant l’heure. Tu ne connais pas le barrage (= tampon75). Éloigne-toi, […] Thot !"
Cette incantation doit être récitée sur une perle en cornaline, placée sur le postérieur [de l’homme] ou de la femme. C’est le moyen de repousser le sang. »76
« "Je suis Anubis qui construit un barrage. [Je] suis Anubis, à travers moi, Isis est délivrée, mes bras […] mes bandelettes. Va-t’en ! Isis avance pour frapper avec (?) lui".
Cette incantation doit être récitée sur une bandelette de lin fin. Cette incantation doit être écrite entièrement dessus et donnée à une femme, au niveau de son abdomen. »77
« Autre incantation pour repousser le sang : "Anubis avance, pour faire reculer la crue du Nil depuis le sanctuaire de Tait. Ce qui est à l’intérieur est protégé".
Cette incantation doit être récitée au-dessus (d’une pièce) de lin provenant d’un tissu-raiaat, transformée en nœud et placée à l’intérieur de son vagin. »78
Les trois conjurations cherchent donc à sceller, par la magie, le vagin de la femme en créant un barrage virtuel destiné à empêcher le sang de sortir de son corps.
Dans leur volonté de faire obstacle au sang, les magiciens n’hésitent pas à solliciter trois puissantes divinités : Anubis, Isis et Thot. Deux autres sont évoquées ici : Seth, le dieu du chaos, et Tait, déesse du tissage, qui passe pour réaliser les bandelettes dans lesquelles le défunt momifié est enveloppé.
On relèvera qu’aucune prescription médicale ne s’attache à protéger concrètement la femme enceinte d’une fausse couche. Tout au plus, des traitements sont prescrits aux patientes ayant déjà été sujettes à cette tragédie pour leur permettre de mener à bien une nouvelle grossesse, mais la médecine de l’époque ne paraît pas envisager de médication pour parer à cette éventualité.
En Égypte ancienne, l’embryon occupe une place particulière. Symbole de vie future, cet être en devenir est naturellement associé à l’astre solaire en perpétuelle renaissance (pl. 22 et 23)79. C’est dans ce même esprit que le défunt est assimilé, lui aussi, à un fœtus en attente de résurrection au royaume d’Osiris80.
Plusieurs divinités sont sollicitées pour protéger le fœtus, en particulier Serqet, la déesse-scorpion, en tant que divinité associée à la gestation et à la renaissance des vivants et des morts81. La magie joue également un rôle prophylactique à l’égard des fœtus. L’une des formules du papyrus Berlin 3027 s’en fait ainsi l’écho et montre que les magiciens égyptiens cherchent concrètement à protéger l’enfant bien avant sa venue au monde :
« […] Ce créateur s’en est allé, sachant à ton sujet qu’en ton nom, Meskhenet, tu créeras le ka de cet enfant qui est dans le ventre de cette femme. […]. Nout accueille tous les dieux, ses étoiles sont une armée d’étoiles et ne s’éloignent pas comme ses étoiles. Que leur protection vienne pour NN. et qu’elle protège P. » 82
Cette incantation est particulièrement intéressante. En premier lieu, elle montre que la déesse Meskhenet, dont on reparlera plus longuement dans la partie dédiée au temps de la naissance83, conçoit le ka de l’enfant, c’est-à-dire son énergie et sa force vitale, avant même sa naissance. En second lieu, non seulement le nom de la femme enceinte est évoqué (NN.), ce qui est plutôt fréquent dans les formules incantatoires mais, fait exceptionnel, la formule magique requiert également le nom de l’enfant à naître (P.).
Cette incantation atteste donc que, dans certains cas qu’il est impossible d’évaluer en l’état actuel de nos connaissances, le fœtus peut recevoir un nom alors même que son existence terrestre n’a pas débuté. Or la nomination de l’enfant, ainsi que nous le verrons ultérieurement84, constitue un rite de passage fort, car l’acte de la nomination sort l’individu de l’anonymat et lui confère un premier statut social au sein de sa famille, mais également au sein de sa communauté.
Les textes ne sont pas la seule documentation à nous apporter des éléments sur le statut du fœtus. Les fouilles archéologiques livrent également des témoignages fort intéressants. À l’heure actuelle, une soixantaine de fœtus, enterrés à toutes les périodes, a été découverte sur une douzaine de sites85 : Maadi, El-Sebaieh, Tell el-Daba, Tell el-Amarna, Balat, Adaïma, Elkab, Thèbes, Eléphantine, Gerzeh, Nazlet Khater ou encore Minchat Abou Omar. La fragilité extrême de leurs ossements, la difficulté à les identifier ainsi que le désintérêt profond d’une grande partie des fouilleurs à leur encontre expliquent en partie qu’aussi peu de fœtus humains soient connus à ce jour.
Un tiers d’entre eux a été précautionneusement introduit dans une jarre devenue pour l’occasion le réceptacle funéraire du petit défunt. Peut-être faut-il y voir le retour du fœtus à l’intérieur du ventre maternel matérialisé par le vase ? Un autre tiers a été simplement déposé à même le sol. Concernant le tiers restant, dans quelques cas assez rares, les fœtus ont été placés dans un panier ou dans une boîte et pour le reste, la publication ne mentionne pas leur mode d’inhumation.
Un peu plus de la moitié des fœtus a été enterrée sans aucun mobilier funéraire. Dans une quinzaine de cas, les fœtus ont été généralement inhumés avec un vase ou un bijou, plus rarement les deux. Et dans une dizaine de cas, la publication ne mentionne aucun élément sur l’éventuel mobilier funéraire de la tombe.
Si la quasi-totalité de ces fœtus a été découverte à l’état de squelette, on conserve quelques rares exemples de fœtus momifiés au Nouvel Empire et aux périodes tardives. Il semblerait qu’il y ait eu deux motivations distinctes à la préservation artificielle de ces infortunés.
Le plus ancien exemple de fœtus momifié semble être celui qui fut retrouvé dans la tombe de Toutânkhamon (KV 62). On parle, à tort, de deux fœtus retrouvés dans la sépulture du jeune roi car le second n’est pas un fœtus mais un prématuré ou un mort-né décédé à 8 ou 9 mois lunaires.
Âgé de 5 mois lunaires et de sexe féminin, le fœtus fut momifié et un masque funéraire en or fut placé sur sa tête (pl. 24). Son corps, déposé dans un double cercueil anthropomorphe, a été retrouvé sur un empilement de boîtes diverses dans la tombe de Toutânkhamon. Pendant longtemps et avant que des études d’ADN ne soient effectuées sur les corps, la communauté scientifique s’est interrogée sur la présence de ce fœtus et du prématuré/mort-né momifiés, qui furent déposés dans la tombe du jeune souverain comme de simples biens funéraires. Christiane Desroches Noblecourt avait avancé l’hypothèse qu’ils avaient été placés dans la demeure d’éternité du souverain en tant qu’objets de régénération favorables à la renaissance du défunt et non en tant qu’éventuelle progéniture du jeune souverain86. On sait désormais que Toutânkhamon était bien leur père87.
Un autre fœtus momifié fut retrouvé dans la Vallée des Rois par Théodore Davis qui fouillait alors la nécropole royale88, à la recherche de tombes intactes. L’explorateur n’en mesura pas l’importance et le fit expédier au Musée Égyptien du Caire sans plus se soucier de donner des détails sur le contexte archéologique de cette découverte. Il ne tenta pas non plus d’établir une datation plus précise que le Nouvel Empire pour cette momie.
Les deux paléontologues et égyptologues Louis Lortet et Claude Gaillard, chargés de son étude, crurent tout d’abord qu’il s’agissait d’une momie de singe et l’inclurent dans leur ouvrage consacré à la faune et à la flore momifiées89. C’est le professeur Jean Albert Gaudry, paléontologue du Muséum d’Histoire naturelle de Paris, qui les convainquit de leur erreur et de la nature humaine de cette petite momie90.
Les lacunes relatives au contexte archéologique et l’absence d’étude ADN empêchent de savoir à quel pharaon ce fœtus fut associé dans la Vallée des Rois, et s’il était éventuellement lié par le sang à un souverain.
Un autre fœtus humain momifié est aujourd’hui exposé dans une vitrine de la tombe du prince Amonherkhepechef, dans la Vallée des Reines (QV 55). Il fut découvert par Ernesto Schiaparelli à proximité de la tombe du prince Iâhmes91 (QV 88), dans le même secteur. La momie fut enveloppée dans un linceul de toile imbibé d’huile parfumée avant d’être placée dans un coffret en bois entouré de toile blanche très fine, lequel fut retrouvé sous des décombres. Malheureusement, le rapport de fouilles ne donne pas plus d’éléments (datation, mobilier funéraire éventuel…) et l’absence d’étude ADN ne permet pas d’affirmer avec certitude qu’il s’agit d’un fœtus royal, même si les présomptions sont fortes.
Le collectionneur Joseph Passalacqua signala, à propos de sa collection personnelle, qu’il détenait plusieurs momies de fœtus dont l’une provenait de la région thébaine92. On ne peut que déplorer la méconnaissance du contexte archéologique précis de cette découverte et la période à laquelle le fœtus fut momifié.
Enfin, l’explorateur Frédéric Cailliaud rapporta, en 1826, avoir vu dans des tombes thébaines « des fœtus humains enfermés dans de petites boîtes en bois, accolés à des figures assises et dorées »93. Il ne précisa pas si ces corps étaient momifiés ou non, mais au vu de sa description, on peut le supposer. Toutefois, aucune datation n’étant avancée, il est impossible de savoir si ces fœtus datent du Nouvel Empire, comme ceux retrouvés dans la région thébaine, ou sont d’une époque plus tardive. Cependant, la pratique consistant à placer un fœtus à l’intérieur d’une statuette de divinité (Osiris ou Bès), d’une boîte ou d’un cercueil miniature éventuellement orné d’une figuration d’Osiris momiforme, est particulièrement caractéristique des époques tardives. Ces fœtus sont probablement à rattacher à une époque post-Nouvel Empire.
Les attestations de fœtus momifiés en dehors de la région thébaine (ou de provenance inconnue) sont beaucoup plus rares. Pour la période du Nouvel Empire, je ne connais que celui qui fut découvert dans la demeure d’éternité d’Horemheb construite à Saqqarah, alors qu’il était encore général des armées de Toutânkhamon. Lorsqu’il devint roi, Horemheb se fit construire, comme ses prédécesseurs, une tombe dans la Vallée des Rois. Sa sépulture memphite fut utilisée par la suite pour accueillir les momies de sa Grande Épouse royale, Moutnedjemet (peut-être morte en couches), et d’un possible fœtus (le rapport de fouilles n’ayant pu établir avec certitude s’il s’agissait d’un prématuré ou d’un mort-né94) dont il était le père. La tombe fut pillée dans l’Antiquité et les deux corps, sérieusement abîmés.
Les premiers cas de momification de fœtus remontent au Nouvel Empire et semblent tous liés à la sphère royale et à la région thébaine95. Mais les lacunes des rapports ne permettent pas de l’établir avec certitude.
Les autres fœtus artificiellement conservés, découverts en dehors de la région thébaine ou de provenance inconnue, sont aujourd’hui conservés dans divers musées ou dans des collections privées, comme celles de Joseph Passalacqua, de Thomas Pettigrew ou encore du baron Vivant Denon96.
À titre d’exemple, le British Museum possède deux fœtus momifiés datant de la période romaine97 et deux boîtes ornées d’un Osiris momiforme conçues pour accueillir un fœtus momifié et datant de la Basse Époque98.
Cette thanatopraxie* coûteuse appliquée à des fœtus montre que l’embryon a acquis un statut culturel particulier dans la société égyptienne. Il est toutefois important de souligner deux groupes distincts de fœtus momifiés.
Le premier groupe est constitué par des fœtus de sang probablement royal qui furent artificiellement préservés au Nouvel Empire. Pourquoi momifier les corps d’êtres n’ayant pas eu le temps de vivre une existence terrestre, si courte soit-elle ? Étant donné la vraisemblable origine royale de ces défunts et le fait que ces témoignages se soient cantonnés à une période limitée dans le temps, il me paraît clair que ce phénomène ne saurait être compris comme la volonté de régénérer ces corps dans l’au-delà. Je rejoins ici Erika Feucht qui s’était également montrée peu convaincue par cette explication99.
Le second groupe est bien plus important que le premier. Il rassemble des fœtus momifiés à travers tout le pays, entre la Basse Époque et la période romaine. Outre le fait d’avoir été préservés artificiellement, nombre d’entre eux furent placés dans des contenants particuliers, évoquant souvent les dieux Bès ou Osiris. Il est manifeste que ces fœtus étaient considérés comme des sortes de reliques saintes complètement désindividualisées. Leur usage n’étant mentionné ni par les sources égyptiennes ni par les auteurs classiques, seules des hypothèses peuvent être formulées. Il est possible que les Égyptiens aient attribué à ces reliques le pouvoir de régénérer le défunt, à la manière d’Osiris, ou encore, d’accorder une naissance et de veiller sur le nouveau-né, à l’instar de Bès.
Les divers témoignages présentés dans cette partie, qu’ils concernent des squelettes ou des momies de fœtus, accréditent le fait que l’embryon a un statut concret dans la société égyptienne. Cela ne signifie pas pour autant que tous les fœtus ont systématiquement bénéficié de funérailles et d’une sépulture (il en est d’ailleurs de même dans notre société actuelle), mais cela montre que la communauté leur concède une place particulière dans la chaîne de la vie.