Le temps de la naissance se décompose en trois phases distinctes. Il y a, en premier lieu, la phase correspondant à l’imminence de l’accouchement. Ce laps de temps renvoie, d’une part, au terme que l’on sait proche car la femme a « accompli les mois de la naissance »100, et d’autre part, au moment où les contractions de la parturiente et la perte des eaux annoncent le déclenchement de l’accouchement. Ce premier temps prénatal est placé sous la protection des magiciens et des dieux, et suivi par les médecins qui formulent diverses recommandations. L’ensemble des spécialistes et des divinités égyptiennes est sollicité pour favoriser l’accouchement, éventuellement l’accélérer, soulager les douleurs de l’enfantement et, bien évidemment, protéger de toute complication ou risque mortel la future mère et son enfant.
Arrive ensuite la phase cruciale de l’accouchement. La façon dont il se déroule en Égypte ancienne est documentée par diverses sources mais, de façon générale, nous n’avons qu’un aperçu très limité de ce moment particulièrement intime et critique. Cette deuxième partie sera également l’occasion de voir quelles recommandations post-natales les médecins prescrivent et d’engager une discussion sur le lieu de naissance de l’enfant, à propos duquel beaucoup d’encre a coulé.
En dernier lieu, le temps de la naissance se conclut par l’arrivée au monde de l’enfant, une nouvelle étape dans sa vie mais également dans celle de sa mère. Nous étudierons, dans cette dernière partie, par quels rites de passage se traduit le temps de la naissance.
Le temps de la naissance débute logiquement avec la mise en place de divers dispositifs apotropaïques. Ils consistent principalement en incantations destinées à s’assurer la protection divine au moment crucial, en rituels magiques, et en traitements que le médecin recommande de suivre pour favoriser les conditions de l’accouchement et soulager au mieux les douleurs de la parturiente.
Une dizaine d’incantations prophylactiques spécifiquement dédiées au temps de la naissance est connue. Sept d’entre elles sont consignées dans le papyrus Leyde I 348, découvert à Memphis et daté de la XIXe dynastie. Six seront présentées ici, la septième étant à la fois lacunaire et relativement complexe à saisir101. Deux autres sont livrées dans le papyrus Berlin 3027 et une dernière nous est connue grâce au papyrus Brooklyn 47.218.2. Nul doute que d’autres charmes aient existé, mais ils ne nous sont pas parvenus. Certains furent sans doute écrits sur des papyrus magiques, disparus ou à découvrir, quand d’autres se transmirent de vive voix, dans une société où l’oralité primait sur l’écrit, et se sont perdus au fil des millénaires.
Cette formule vise à placer le lieu de repos de l’Égyptienne sous la protection de cinq divinités qui se tiennent prêtes à agir contre toute forme de mal :
« Chapitre de protéger le lit de la femme enceinte : NN. née de NN. dort sur une natte de roseaux tandis qu’Isis se tient en son giron, que Nephthys se tient derrière elle, Hathor étant sous sa tête et Renenoutet sous ses jambes ; Ipet la Grande assurant sa protection et les déesses la gardant. Au cas où viendrait un ennemi, une ennemie, un mort, une morte, un adversaire, une adversaire, et ainsi de suite, toute chose mauvaise et douloureuse qui surviendrait contre NN. née de NN., à l’heure du jour, alors les sept combattantes (flèches) seront très efficaces en repoussant un adversaire de NN. née de NN., chacune d’entre elles assurant sa protection. »102
Sans surprise, on retrouve à ce poste les deux puissantes Isis et Hathor et, à leurs côtés, Nephthys, une déesse funéraire souvent présente en tandem prophylactique avec sa sœur Isis, Renenoutet, personnification de la bonne fortune que nous évoquerons en détail un peu plus loin103, et Ipet, qualifiée de l’épithète « la Grande », une déesse nourricière à l’aspect d’hippopotame, fort proche dans ses attributions et dans son apparence de Thouéris. La menace se présente une nouvelle fois sous la forme d’un couple maléfique, un défunt et une défunte hostiles.
Cette incantation débute un ensemble de sorts visant à aider la parturiente à mettre son enfant au monde :
« Autre sort pour accélérer la naissance.
"Ouvre(-toi) pour moi ! Je suis celui dont l’offrande est grande, le constructeur qui construit le pylône pour Hathor, la maîtresse de Dendérah, (celui) qui élève de façon à ce qu’elle puisse accoucher ! Hathor, la maîtresse de Dendérah, est celle qui donne naissance !".
Cette incantation doit être récitée pour une femme. »104
Il est fort probable que le dieu anonyme qui prononce la formule magique soit Horus. Nombreuses sont en effet les incantations qui assimilent l’enfant à naître à Horus et la parturiente à Isis, de façon à ce que le pouvoir magique des deux dieux puisse leur offrir une protection optimale105. Cette hypothèse permettrait de comprendre le sens de la première injonction (« ouvre(-toi) pour moi ») et l’allusion faite au constructeur du pylône d’Hathor. Rappelons ici que le nom Hathor, Hout-Her (¡wt-¡r) signifie en égyptien « le temple d’Horus » et qu’il souligne l’étroite connexion existant entre Horus et Hathor, déesse originellement mère du dieu avant de devenir officiellement son épouse.
Cette formule évoque un moyen magique destiné à accélérer la naissance de l’enfant. Par le biais de la magie sympathique*, la parturiente-Isis bénéficie de l’aide de multiples dieux venus de tout horizon pour lui prêter main-forte dans cette épreuve :
« Autre formule pour accélérer l’accouchement d’Isis.
"Ô Rê et Aton, ô dieux qui êtes dans les [cieux, di]eux qui êtes dans le pays d’Amentit (l’au-delà), con[seil des dieux qui] jugent le pays tout entier, con[seil des dieux qui sont dans le palais (?)] d’Héliopolis et qui êtes dans Létopolis, venez ! Isis souffre de sa partie arrière, étant enceinte – mais ses mois ont atteint leur terme, suivant le nombre fixé de jours de grossesse – avec son fils, Horus, le protecteur de son père ! Mais si elle dépasse [son] temps sans donner naissance, vous resterez debout, stupéfaits, ô Ennéade ! Car alors il n’y aura plus de ciel, car alors il n’y aura plus de terre, car alors il n’y aura plus de jours épagomènes*, car alors il n’y aura plus d’offrande pour aucun dieu d’Héliopolis, là surviendra un épuisement dans le ciel du sud, un désordre éclatera dans le ciel du nord et la lamentation dans la chapelle ! Chou ne se lèvera plus, Hapi (= incarnation de l’Inondation) ne montera plus alors qu’il devrait sortir en son temps ! Ce n’est pas moi qui le dis, ce n’est pas moi qui le répète : c’est Isis qui le dit, elle vous le répète ! Car elle a (déjà) atteint son terme sans que son fils ne soit né, Horus, le protecteur de son père ! Soyez vigilants en ce qui concerne l’accouchement de NN. née de NN., de la même façon !". »106
Par la menace d’un chaos généralisé sous-entendu en cas de non-intervention des dieux, cette incantation ressemble beaucoup à la formule du papyrus Brooklyn 47.218.2, précédemment étudiée107. Y était évoqué le désordre général menaçant la terre et les cieux dans le cas où une femme, accouchant d’enfants mort-nés ou ne survivant pas à la période néonatale, n’obtiendrait aucune aide divine. Cette incantation, qui montre également que les Égyptiens s’inquiètent des naissances après terme, suggère qu’ils ont conscience du temps précis de la grossesse.
Cette formule magique fait allusion aux réjouissances occasionnées par l’arrivée imminente du nouveau-né dont la venue a été accélérée avec succès :
« Autre (sort).
"Réjouissez-vous, réjouissez-vous dans les cieux, dans les cieux ! L’accouchement est accéléré ! Viens à moi, Hathor, ma maîtresse, dans la belle tente, dans cette heure heureuse, avec (?) ce plaisant vent du nord, comme quand […] comme la venue (?) d’un mari vers sa femme ! Réjouissance et jubilation de ceux-ci [?] ! Vous êtes en route vers une maison a[vec] […]". »108
Dans ce passage, Horus est à nouveau le narrateur anonyme. Il appelle son épouse Hathor à venir à lui, à l’instar du mari allant vers sa femme. L’incantation étant fragmentaire, il est impossible de savoir si elle était précédée d’un rituel particulier.
Cette incantation fait également allusion à une naissance divine dont l’arrivée imminente est fêtée avec des cris de réjouissance :
« Autre (incantation)
"La voix de Khepri a retenti dans la résidence, le son des pleurs (de joie) de Sekhmet, en train de se réjouir dans le palais ! […] descendre […] en joie, toutes les déesses se réjouissant ! Sois le bienvenu, toi (qui es) à leur tête ! Viens, descends avec un cœur satisfait, toi aussi qui créas leur[s] nom[s], (toi) qui es avec le Seigneur de la vie dans le palais, alors que la Grande (= Ouadjyt) reste à sa place ! Éjecte les liquides de l’ânesse ici (?) ; ils appartiennent à Celui-de-l’ânesse qui n’a pas de visage". »109
Une nouvelle fois, le dieu Horus est implicitement présent puisqu’il est celui dont on attend la naissance. L’incantation, lacunaire par endroits, n’est pas toujours évidente à comprendre. Il n’est pas impossible que les « liquides de l’ânesse » évoquent les liquides amniotiques préludant à l’accouchement. Ils seraient alors en rapport avec Seth, évoqué à travers la figure de l’ânesse et celle de « Celui-de-l’ânesse ».
Cette formule magique se place spécifiquement sous la protection d’une divinité naine qui n’est pas nommée, mais qui désigne vraisemblablement Bès. N’oublions pas que ce dieu n’est pas explicitement mentionné avant la XXIe dynastie et que ce texte date de la XIXe dynastie.
« Autre sort, (celui) du nain.
"Ô bon nain, viens, parce que celui qui t’a envoyé pour cela est Rê, celui qui se tient debout et droit alors que Thot est assis, ses pieds (étant) vers le bas, que Nout embrasse, (tandis que) sa main (est) sur la voûte (céleste). Descends, placenta, descends, placenta, descends ! Je suis Horus qui conjure de façon à ce que celle qui est occupée avec l’accouchement soit mieux qu’avant, comme si elle avait (déjà) accouché ! Sepertounes, épouse d’Horus, Nekhbet, la Nubienne, celle de l’Est, Ounout, maîtresse d’Ounout, venez faire ce que vous pouvez ! Regardez, Hathor apposera sa main sur elle avec une amulette de santé ! Je suis Horus qui la sauve".
(Incantation) à réciter quatre fois sur (une figurine de) nain en argile placée sur le front (ou sommet de la tête) d’une femme qui donne la vie en souffrant. »110
Cette incantation fait allusion à pas moins de neuf divinités dont la plupart comptent parmi les plus populaires de l’Égypte ancienne. Horus est à nouveau évoqué en tant que dieu pouvant participer de sa propre naissance et conjurer tout événement néfaste en ce moment si périlleux pour la parturiente. Il ordonne au placenta de sortir du ventre de la mère – celle-ci accouchant dans la position accroupie, le placenta ne peut donc que « descendre » – et appelle à la rescousse d’autres divinités adjuvantes. Hathor reste toutefois celle qui possède le plus d’ascendant sur la naissance puisque son rôle est clairement défini au moment de l’accouchement, contrairement à ceux des déesses Sepertounes (patronne des scorpions), Nehkbet (protectrice d’Elkab au sud) et Ounout (déesse tutélaire d’Hermopolis Magna) à qui il est demandé de faire ce qu’elles peuvent. Contrairement aux deux premières incantations qu’il faut seulement prononcer, cette formule s’accompagne d’un rituel consistant en la récitation de l’injonction magique, à quatre reprises, sur une figurine ou amulette en argile du dieu nain, placée sur le front de la patiente.
Cette incantation se présente sous la même forme que la formule précédente : elle est destinée à une protection particulière (celle du vagin) et doit également être récitée à plusieurs reprises à l’occasion d’un rituel qui recourt très certainement à un apotropaion* placé sur la tête de la femme souffrant des douleurs de l’enfantement.
« Autre sort, (celui) du vagin.
"Je suis Horus ! Je suis venu depuis le désert en étant assoiffé, (après avoir entendu) un appel. [J’]ai trouvé quelqu’un qui m’appelait, se tenant debout et pleurant. Son épouse approchait de son temps. J’ai fait en sorte que celui qui pleurait arrête – la femme avait crié à l’homme pour (obtenir) une figurine de nain en argile – : “Viens, laisse quelqu’un s’en aller vers Hathor, maîtresse de Dendérah, de manière à ce qu’ils puissent t’apporter son amulette de santé et que cela puisse la faire accoucher, celle qui est sur le point de donner naissance”".
Cette incantation doit être récitée […] fois […] sur des feuilles de […] et (ce) doit être placé sur la tête de la femme qui souffre de cela. Fin. »111
Cette formule magique est indissociablement liée à la précédente. Elle fait explicitement mention à Horus, sauveur et protecteur de la femme enceinte, elle réitère le rôle joué par Hathor et fait allusion à l’apotropaion du dieu nain, ainsi qu’à l’amulette de santé dont il est question dans l’incantation et le rituel précédents.
La formule suivante se rencontre cette fois dans le papyrus Berlin 3027 :
« "[…] Cela […………] (?) Meskhenet
Puisses-tu t’animer, puisses-tu être active, Meskhenet, puisque tu es une totalité, la main d’Atoum qui a engendré Chou et Tefnout. Ce créateur s’en est allé, sachant à ton sujet qu’en ton nom, Meskhenet, tu créeras le ka de cet enfant qui est dans le ventre de cette femme. Pour lui, j’ai édicté un ordre royal à Geb pour qu’il crée le ka.
Puisses-tu t’animer, puisses-tu être active, Nout. Cette NN. doit avoir des langes, sans que soit dit quelque chose de mauvais. Il se trouve bien auprès de moi (?), sans qu’il y en ait qui aient été battus (?), car leurs paroles étaient correctes. Djouhetep a pris l’héritage et la nourriture.
Nout accueille tous les dieux, ses étoiles sont une armée d’étoiles et ne s’éloignent pas comme ses étoiles. Que leur protection vienne pour NN. et qu’elle protège P.".
Prononcer ces mots au-dessus d’une paire de briques [que (?) … pendant que (?) …] sur le côté gauche et Nout sur le côté droit est (?), […] dans […] Geb (?) […]. Il (?) […] des oiseaux, l’encens sur le feu […] auquel cas, celui-ci exécute cette supplication avec une bande de tissu fin décoré et un bâton d’enseigne est dans sa main. » 112
Les deux principales divinités invoquées sont Meskhenet et Nout. La première, dont le nom Meskhenet (Msxnt) signifie en égyptien « le lieu où l’on se pose », est la déesse protectrice de l’enfantement et la personnification des briques d’accouchement, évoquées dans le rituel, sur lesquelles la parturiente s’accroupit pour mettre son enfant au monde. L’incantation indique que Meskhenet a également la charge de créer le ka de l’enfant à naître. La seconde, Nout, est la déesse du ciel qui avale l’astre solaire le soir et l’enfante chaque matin. Elle est, de ce fait, associée à la fécondité et à la maternité.
Les lacunes empêchent de connaître la suite du rituel.
La seconde formule se rencontre au passage suivant :
« Autre.
"J’étais enceinte dans l’ouryt. Je t’ai mis au monde dans le netcher. Je me suis purifiée pendant que tu étais au lac des rois de Basse-Égypte. Ma possession doit être pour moi et pour toi. Ma possession doit être à […] ?"
Dire ces paroles, afin que Meskhenet n’expose l’enfant à quelque mauvais sort. » 113
Cette incantation se distingue de toutes les autres formules du papyrus Berlin 3027 dans le sens où c’est la mère de l’enfant en personne qui s’exprime ici. Bien qu’elle ne soit pas expressément identifiée, il s’agit vraisemblablement d’Isis, très souvent évoquée dans les formules recourant à la magie sympathique. En effet, seule une déesse peut mettre son enfant au monde dans le netcher, qui désigne un lieu divin, comme son nom égyptien l’indique. Et d’autre part, le fait que son nouveau-né soit plongé dans la mer des rois de Basse-Égypte doit être compris comme une allusion à la nature d’Horus en tant qu’héritier royal de son père, et au fait qu’il ait résidé toute son enfance dans les marais de Khemmis, localisés en Basse-Égypte.
Les incantations, éventuellement complétées par des rituels magiques, que les Égyptiens adressent aux dieux en période prénatale sont donc principalement utilisées à deux fins : abréger ou apaiser les douleurs de l’enfantement et protéger la parturiente et son enfant à naître, éventuellement par la sécurisation du lieu de vie. Les magiciens recourent très largement à l’identification de la femme enceinte avec Isis, tandis que l’enfant à naître est assimilé à Horus. Cette connexion intime et magique passe pour créer une protection optimale qui bénéficie, en outre, de l’aide d’une multitude de divinités venues au secours d’Isis. Plusieurs incantations font aussi montre de la grande importance que les Égyptiens accordent à Hathor dans ce moment si particulier.
On lit souvent que le médecin n’assiste pas à la mise au monde de l’enfant et qu’il est remplacé auprès de la parturiente par une ou plusieurs sages-femmes. C’est une affirmation un peu légère dans la mesure où elle n’est étayée par aucune preuve concrète. En réalité, il s’agit d’une déduction établie à partir du fait que l’on ne conserve, dans les papyrus iatromagiques retrouvés jusqu’à présent, aucune trace écrite d’intervention médicale complexe effectuée par un praticien au moment où la femme est en train d’accoucher. La présence d’un médecin homme en ce moment particulier si dangereux pour la mère et l’enfant ne devrait pas être écartée de manière définitive, d’autant plus que de nombreuses recommandations médicales visant à aider l’Égyptienne à accoucher sont consignées dans ces mêmes papyrus. Certes, diverses posologies peuvent être conseillées à la parturiente ou à la sage-femme avant l’enfantement. Il existe même un cas où il est indiqué que la prescription doit être suivie quatre jours durant, ce qui exclut un accouchement imminent. Néanmoins, pour mettre au point ces recettes et traitements, et surtout pour les recommander à travers un papyrus de médecine, il paraît évident que le praticien a dû vérifier par lui-même leur (relative) efficacité.
Le papyrus de Kahoun livre une recommandation interprétée comme une préparation visant à éviter vraisemblablement des spasmes des muscles buccaux chez une patiente serrant très fort les dents au moment de l’accouchement114 :
« Pour éviter qu’une femme crispe les mâchoires […] : fèves. (Ce) sera broyé avec […] […] [et placé] au niveau de ses deux crocs (= canines) le jour où elle accouche. [C’est] un moyen de chasser les substances-tiaou. Vraiment efficace, un million de fois. »115
Il est regrettable que les lacunes soient aussi importantes dans ce passage car il est très rare que le praticien souligne d’une façon aussi enthousiaste l’efficacité de l’une de ses prescriptions. Généralement, lorsqu’il l’estime infaillible, il note simplement à la fin du traitement préconisé : « bon ».
Une autre prescription se rencontre dans le papyrus Ebers :
« Autre (remède) pour faire descendre l’utérus à sa place naturelle : un ibis (fait) en cire. (Ce) sera placé sur des braises, et on fera en sorte que la fumée entre dans son vagin. »116
La visée de cette médication paraît, de prime abord, contradictoire : en effet, l’utérus descend d’une dizaine de centimètres en moyenne au moment de la naissance. Pour retrouver sa « place naturelle », il faut donc qu’il remonte, ce qui se fait généralement dans le mois suivant l’accouchement. Il convient vraisemblablement de voir dans l’expression « descendre à sa place naturelle » une allusion au fait que l’utérus doive être naturellement bas pour pouvoir permettre la mise au monde de l’enfant. Afin de favoriser cette position, le médecin égyptien propose donc de faire fondre une effigie en cire du dieu Thot sous sa forme animale et de procéder à une fumigation vaginale avec les émanations se dégageant des braises. Pour une raison indéterminée, Thot, qui n’est que très peu sollicité dans les incantations périnatales, a ici un rôle magique à jouer.
Le papyrus Ebers livre deux autres prescriptions poursuivant un but médical similaire :
« Autre (remède) pour faire descendre tout ce qui se trouve dans l’intérieur du corps d’une femme : tesson de vase-henou neuf. (Ce) sera broyé avec de la graisse/huile. Faire chauffer et verser dans son vagin. »117
« Autre (remède) : vin de datte mesech ; sel marin ; graisse/huile. (Ce) sera cuit et absorbé (en ayant été porté) à une température convenable au doigt. »118
Ces deux instructions médicales sont encadrées par deux recommandations : l’une destinée à ce que « la femme accouche »119 et l’autre proposant un moyen de « délivrer un enfant qui se trouve à l’intérieur du corps d’une femme »120. Elles demeurent extrêmement vagues sur l’objectif à atteindre, à savoir « descendre tout ce qui se trouve dans l’intérieur du corps d’une femme ». Cependant, si l’auteur de cette prescription s’est donné la peine d’utiliser cette expression plutôt que d’employer l’un des termes ou l’une des expressions désignant l’accouchement, ce n’est pas un hasard. Ce « tout », que l’on cherche à faire descendre, évoque vraisemblablement l’enfant, mais également l’utérus et le placenta que d’autres prescriptions souhaitent également voir descendus à leur bonne place au moment de l’accouchement.
Neuf autres recommandations ont été consignées dans le papyrus Ebers121. Elles sont destinées à aider la femme à accoucher, mais sans plus de consigne médicale.
On peut répartir en trois catégories les ingrédients requis. Il y a tout d’abord les produits naturels utilisés en l’état (sel, fruits, plantes, céréales, jonc, goudron végétal et résine). Ils constituent la catégorie la plus fournie. S’ensuivent les ingrédients émanant des animaux : animal lui-même (coléoptère, tortue), graisse, miel et propolis (rendue par l’expression peu avenante « chiures de mouche »122). Enfin, se rencontrent les produits élaborés par l’homme : bière, vin et huile.
Les traitements proposés sont variés dans leur composition mais également dans leur nature. Il y a les potions à boire sur une journée ou sur quatre jours, les traitements par voie vaginale sous la forme de suppositoire ou d’injection, les pommades et même un procédé consistant simplement à faire asseoir la femme dénudée sur une plante. Le recours à divers traitements par voie vaginale tend à suggérer que les médecins semblent être assurés qu’il n’y aura aucune interaction néfaste pour le fœtus à être en contact direct ou quasi direct avec la médication. On peut se demander si ces posologies sont réellement prescrites à des femmes en travail.
Rencontrer autant de traitements recourant à des ingrédients de quantité et nature très variées peut sembler étonnant ; toutefois, rappelons-nous que ces prescriptions émanent de divers praticiens. Elles ont été compilées par l’un d’entre eux qui consigna scrupuleusement toutes les méthodes lui ayant été rapportées pour favoriser les conditions d’accouchement de la patiente. Ceux qui consultaient le papyrus avaient accès à un panel varié de prescriptions qu’ils pouvaient choisir en fonction des produits à leur disposition.
À ces recommandations médicales, s’ajoute une dernière prescription fort lacunaire, que l’on rencontre dans le papyrus Ramesseum IV. Il s’agit d’une formule magique assortie d’un rituel à accomplir sur le pubis de la parturiente123.
Les prescriptions médicales proposées au moment de l’accouchement poursuivent un seul et unique but : préparer la venue au monde du bébé en s’assurant, par divers remèdes et traitements, que l’accouchement se déroulera bien. À cette fin, pas moins de quatorze prescriptions ont été consignées dans trois papyrus iatromagiques. Sur cet ensemble, on note des médications très générales pour favoriser, dans l’absolu, l’accouchement de la patiente, ainsi que des prescriptions médicales plus précises visant notamment à ce que l’utérus soit assez bas pour permettre l’expulsion du nouveau-né.
Lorsque le moment de l’accouchement est arrivé, divers traitements, rituels et incantations magiques sont accomplis dans le but de favoriser la naissance, c’est-à-dire d’éviter le plus possible les souffrances de l’enfantement et d’éloigner la parturiente et son enfant à naître de tout danger mortel. Les magiciens recourent volontiers à la magie sympathique pour accroître les chances de survie de la mère-Isis et de son enfant-Horus tandis que les médecins s’attellent, par des traitements divers et variés, à soulager leur patiente et à faire en sorte que l’accouchement se déroule pour le mieux. On ne manquera pas de remarquer l’absence étonnante des actes médicaux à pratiquer dans les cas d’accouchement compliqué (enfant se présentant mal, hémorragie…). Nos connaissances en médecine obstétrique antique sont en effet extrêmement minces car très peu de sources nous sont parvenues et celles que nous connaissons sont toutes post-Première Période Intermédiaire. Il doit donc être envisagé que des papyrus traitant d’accouchements compliqués aient pu exister mais que, pour une raison ou une autre, ils ne nous soient pas (encore) parvenus. Je rappellerai également que les médecins égyptiens ont mis au point une grande quantité de tests à réaliser sur la femme enceinte pour déterminer si son accouchement sera normal ou difficile mais qu’aucune solution n’est proposée dans le cas d’un diagnostic néfaste.
L’accouchement est un moment de vie privée particulier et il n’est généralement pas documenté, dans quelque aire chrono-culturelle que ce soit. Il n’y a donc aucune raison pour que la civilisation égyptienne fasse exception à cette règle. Cependant, quelques sources ponctuelles émanant de textes, de scènes, d’éléments lexicographiques ou de réminiscences culturelles permettent de recueillir quelques faits concrets sur la façon dont se déroule l’accouchement en Égypte ancienne.
Dans les textes, une seule source fait allusion de manière assez détaillée à l’accouchement d’une femme. Il s’agit du récit de la naissance mythique des pharaons Ouserkaf, Sahourê et Neferirkarê-Kakai, relaté dans le papyrus Westcar :
« Alors Isis elle-même se plaça devant elle, Nephthys était derrière elle et Heqet accélérait les naissances. Alors Isis dit : "Ne sois pas trop fort dans son ventre, en ce tien nom d’Ouseref (= Ouserkaf) !". L’enfant glissa alors sur ses deux mains en tant qu’enfant d’une coudée, dont les os étaient solides, ses membres apparurent en or et sa coiffure était en lapis-lazuli véritable. Elles le lavèrent alors, après avoir coupé son cordon ombilical et l’avoir placé sur une brique. Puis Meskhenet se présenta elle-même à lui. Elle déclara : "(Un) roi, qui exercera la royauté dans tout le pays". [Puis] Khnoum fortifia son corps.
Alors Isis elle-même se plaça devant elle, Nephthys était derrière elle et Heqet activait les naissances. Alors Isis dit : "Ne frappe pas trop dans son ventre, en ce tien nom de Sahourê !". L’enfant glissa alors sur ses deux mains en tant qu’enfant d’une coudée, dont les os étaient solides, ses membres apparurent [en or] et sa coiffure était en lapis-lazuli véritable. Elles le lavèrent alors, après avoir coupé son cordon ombilical et l’avoir placé sur une brique. Puis Meskhenet se présenta elle-même à lui. Elle déclara : "(Un) roi, qui exercera la royauté dans tout le pays". [Puis] Khnoum fortifia ses membres.
Alors Isis elle-même se plaça devant elle, Nephthys était derrière elle et Heqet activait les naissances. Alors Isis dit : "Ne sois pas sombre dans son ventre, en ce tien nom de Kekou (= Neferirkarê-Kakai) !". L’enfant glissa alors sur ses deux mains en tant qu’enfant d’une coudée, dont les os étaient solides, ses membres apparurent en or (et) sa coiffure était en lapis-lazuli véritable. Puis Meskhenet se présenta elle-même à lui. Elle déclara : "(Un) roi, qui exercera la royauté dans tout le pays". [Puis] Khnoum fortifia ses membres. Elles le lavèrent alors, après avoir coupé son cordon ombilical (et) l’avoir placé sur une brique. » 124
Le but du conte n’est bien évidemment pas de détailler scrupuleusement les diverses étapes d’un accouchement, mais de livrer une histoire propagandiste teintée de merveilleux, destinée à légitimer l’arrivée sur le trône d’Égypte des trois premiers rois de la Ve dynastie.
La position dans laquelle Reddjedet accouche ne peut être déduite de ce passage. On retiendra seulement le rituel, par trois fois répété, de trois étapes successives : la coupe du cordon ombilical, le placement du nourrisson sur une brique et, en dernier lieu, sa toilette. Aucun autre détail ne transparaît et ces trois moments forts sont eux-mêmes mentionnés de façon si succincte qu’il est impossible de savoir de quelle manière est tranché le cordon, le sort qui lui est réservé, la façon dont s’accomplit le rituel du placement de l’enfant sur la brique, ni même de quelle manière et avec quel(s) produit(s) le nouveau-né est lavé.
Enfin, on retiendra que le papyrus Westcar fait rapidement allusion au travestissement des déesses en musiciennes pour rejoindre Reddjedet. Bien que le conte n’évoque pas en détail à quel moment Isis, Nephthys, Heqet et Meskhenet jouent de la musique, le fait qu’il y ait pu avoir des temps musicaux en période périnatale est confirmé par plusieurs documents iconographiques (statuettes, figurines et scènes). La musique a une double vocation : d’une part, elle est censée éloigner les mauvais esprits et autres démons – Bès et les Sept Hathor (fig. 2) sont fréquemment figurés en train de jouer d’un instrument dans ce même but – et d’autre part, elle annonce la venue de l’enfant et l’accueille dans un esprit festif et joyeux.
Toutes les autres allusions à l’accouchement se font uniquement l’écho de la position adoptée par l’Égyptienne sur le point d’enfanter : accroupie sur des briques de naissance. Certains témoignages de cette pratique se rencontrent parfois dans des contextes inattendus, comme c’est le cas de la stèle votive de Neferabou. Cet artisan de Deir el-Médineh, soupçonnant la déesse Meretseger de l’avoir rendu malade pour le punir d’un acte répréhensible qu’il commit, lui fait dresser une stèle. Parmi les afflictions qui le touchent, il décrit les symptômes suivants :
« J’étais assis sur des briques comme la femme lors de l’enfantement et j’avais beau appeler un souffle, il ne venait pas. »125
Étant donné qu’aucun autre texte que le papyrus Westcar ne livre de détails sur ce moment si particulier où vie et mort se livrent un combat sans merci, il est difficile de s’aventurer à le décrire plus.
L’iconographie ne lève pas le voile sur cet événement intime même si elle montre parfois des moments précédant ou succédant la mise au monde d’un enfant.
La plus ancienne scène connue date de la XIIIe dynastie. Elle orne l’une des faces d’une brique de naissance en terre crue (fig. 3 et pl. 25), découverte dans la demeure du maire d’Ouah-sout (Abydos-sud).
La scène montre la mère, assise sur un trône, tenant dans ses bras un enfant mâle. L’attitude de la servante agenouillée devant elle est caractéristique des sages-femmes prêtes à recevoir le nouveau-né dans leurs mains. Cet indice atteste que l’enfant vient juste de naître. Derrière la mère, une autre servante esquisse un geste vers sa maîtresse, attendant peut-être ses instructions. La scène, encadrée de part et d’autre par des emblèmes hathoriques, montre donc les deux temps forts de la naissance qui précèdent et succèdent à l’accouchement.
Josef Wegner, le découvreur de cette brique de naissance, propose une interprétation symbolique de la scène tout à fait convaincante : la mère serait en fait Hathor, à laquelle la parturiente s’identifie, par le procédé de la magie sympathique, de manière à ce que son accouchement soit placé sous les auspices favorables de la déesse et qu’il aboutisse à la naissance d’un enfant de sexe masculin. La présence des emblèmes à tête d’Hathor, la figuration du trône et le fait que les trois femmes aient les cheveux bleus, une couleur souvent associée à Hathor et qui n’est pas sans rappeler que les cheveux des dieux sont faits en lapis-lazuli, accréditent sa théorie.
Les rares exemples suivants, montrant une femme sur le point d’accoucher ou venant de mettre son enfant au monde, datent principalement des périodes grecque et romaine. L’un d’eux, aujourd’hui disparu, montrait, sur l’une des parois d’un monument d’Ermant, la reine Cléopâtre VII sur le point de mettre au monde Césarion (fig. 4).
Les scènes d’accouchement véritables étant inexistantes et les moments précédant une naissance, fort peu représentés dans l’iconographie égyptienne, celle-ci ne nous renseigne guère sur la pratique populaire consistant à se placer sur des briques pour accoucher.
Si l’imagerie égyptienne répugne à figurer des scènes à caractère trivial, dont ce moment de vie intime, ce n’est, en revanche, pas le cas du hiéroglyphe mes(i) (ms(j) représentant une femme à genoux en train de mettre son enfant au monde. Il montre donc l’attitude traditionnelle de l’accouchement, à tout le moins celle qui a paru la plus emblématique aux yeux des Égyptiens qui l’ont figée à jamais à travers un signe d’écriture, ce qui est assez logique puisque la position accroupie est la plus naturelle qui soit pour donner la vie. Ceci n’exclut pas que les femmes accouchent dans d’autres positions mais si tel est le cas, elles ne sont connues à ce jour par aucune source documentaire.
Qu’il soit écrit seul ou utilisé comme déterminatif*, ce signe est en rapport avec la mise au monde d’un être (par exemple avec les verbes « porter la vie », « donner naissance », « naître ») ou avec la mère (meset (ms.t) signifie « mère »). Plusieurs auteurs mentionnent l’usage possible de chaise basse (type tabouret) pour accoucher126. Pourtant, à ce jour, aucune preuve avérée ne permet de confirmer que cette méthode avait cours à la période antique.
Si l’accouchement s’effectue généralement en position accroupie, les Égyptiennes ne sont pas pour autant en contact direct avec le sol. En effet, de nombreux témoignages attestent d’une pratique particulière : la parturiente se positionne sur des briques pour mettre son enfant au monde, ainsi que nous allons le voir dans la partie suivante. La popularité de cette coutume trouve également un écho dans le terme égyptien meskhenet (msxn.t), que l’on traduit par « le lieu où l’on se pose » mais aussi par « brique de naissance ». L’importance de ces briques est telle qu’elle explique leur personnification en une déesse du même nom à une époque aussi reculée que l’Ancien Empire127. On les retrouve également mentionnées dans l’expression hemes(i)t her djebet (Hms(j)t Hr Dbt), dont le sens littéral est « s’asseoir sur les briques » et le sens figuré est « accoucher ».
Notre connaissance de la fonction, de l’utilisation ou encore du nombre de briques utilisées lors de l’accouchement repose, à ce jour, sur un document archéologique et quelques mentions textuelles.
Ainsi que je l’ai précédemment évoquée, la mise au jour d’une brique de naissance à Abydos demeure une découverte exceptionnelle et sans précédent. L’objet mesure 35 cm de longueur sur 17 cm de largeur pour une hauteur approximative de 13 cm. Ce sont des dimensions relativement importantes pour une brique, mais elles sont tout à fait communes à d’autres modules de briques découverts à Abydos. La brique fut trouvée dans la demeure du maire d’Ouah-Sout et fut, de ce fait, mise en relation avec son épouse Renseneb, de lignée royale. Dans le voisinage de la brique, furent également mis au jour des fragments d’ivoires magiques, utilisés lors de rituels de naissance dont je parlerai un peu plus loin. D’après son découvreur, Josef Wegner, l’objet fut vraisemblablement employé lors d’un accouchement, ce qui expliquerait son mauvais état de conservation : la brique est en effet en partie effondrée sur l’une de ses deux faces principales128. Il est cependant impossible de déterminer si son délabrement partiel fut provoqué par le poids de la parturiente ou par celui du nouveau-né.
L’objet était originellement orné de peintures apotropaïques sur ses six faces (fig. 5). Outre la scène post-natale que nous avons eu l’occasion d’aborder, les autres faces font état de divinités difficiles à identifier en raison du mauvais état de conservation (on reconnaît toutefois Thouéris parmi elles), de génies, d’un babouin, d’un lion décapitant un ennemi, d’un chat sauvage, d’un possible bovin couché (peut-être une évocation d’Hathor) ou encore de serpents tenus par des divinités. Ces créatures anthropomorphes et zoomorphes ne sont pas sans rappeler celles qui ornent les ivoires magiques et l’on peut présumer que les briques jouent le même rôle protecteur que ces derniers.
À partir de ce seul exemple, il est impossible d’affirmer que toutes les briques de naissance sont ainsi ornées d’une protection magique. Il ne faut pas oublier que nous sommes ici en présence d’un objet en relation avec une parturiente de l’élite et qu’il est fort probable que les Égyptiennes de condition modeste accouchent sur de simples briques sans décor. De la même manière, il est impossible de savoir si les briques de naissance sont généralement recouvertes de tissu, ainsi que l’évoque un chapitre du papyrus Ebers129 (« Enduire la brique revêtue d’étoffe ») ou s’il s’agit plutôt d’une exception.
Reste à déterminer le nombre de briques sur lesquelles la femme s’accroupit pour mettre son enfant au monde.
Le plus vieux témoignage date de la fin de l’Ancien Empire. Il s’agit d’une chanson célébrant une naissance dans laquelle il est fait allusion à quatre éléments rectangulaires que plusieurs égyptologues ont rapprochés des briques de naissance130. Le texte fut écrit sur l’un des murs de la tombe de Mererouka, à Saqqarah131. Toutefois, leur nombre ne semble pas avoir été univoque. Dans certains cas, la parturiente se place sur deux briques, dans d’autres, sur deux paires de briques. Le 2 est un chiffre symbolique très important chez les Égyptiens. Il exprime leur vision dualiste du monde et des choses, soit en rapprochant des éléments complémentaires, soit en les dissociant. Quant au chiffre 4, il est particulièrement important dans ce contexte puisqu’il évoque la démultiplication de la déesse Meskhenet en quatre entités et rappelle également les quatre briques que l’on peut placer aux points cardinaux de la tombe afin qu’elles protègent le défunt des influences maléfiques ou néfastes pouvant surgir de toutes parts132.
Des réminiscences de la pratique de l’accouchement en position accroupie sur des briques de naissance se rencontraient toujours dans l’Égypte profonde du début du XXe siècle. L’anthropologue allemand Hans Winkler en témoigne ainsi :
« Un trou d’une bonne taille est creusé – puisque le rez-de-chaussée des maisons des fellahīn repose directement sur le sol. À droite et à gauche de ce trou, sont placés deux bassines renversées (magūr) ou deux pots de cuisine en terre cuite (gālib) ou des briques, soit seules, soit en piles de deux. La mère met chaque pied sur le pot ou la brique et s’accroupit. Grâce à cette élévation, la sage-femme peut accomplir son travail plus confortablement. Le trou au-dessus duquel la femme est accroupie reçoit le liquide amniotique et le placenta. La mère est aidée par plusieurs femmes. »133
La mise au monde de l’enfant ne met pas un terme à l’accouchement. Il faut encore que la mère expulse le placenta (ou délivre). Cela se produit en général quelques minutes après la naissance : la femme ressent des contractions qui vont permettre le décollement et l’expulsion du placenta. Cette dernière étape n’est pas sans danger pour la mère car il peut advenir qu’une hémorragie dite de la délivrance, provoquée par diverses causes, survienne ou qu’une infection frappe la femme dans le cas où il resterait dans son utérus des morceaux de placenta. Les Égyptiens l’ont compris puisque plusieurs formules du papyrus Ebers proposent diverses méthodes censées pallier tout problème post-natal lié au placenta. En voici quelques-unes :
« Remède pour faire descendre le placenta d’une femme à sa place naturelle : sciure de sapin. (Ce) sera mis dans de la lie. Enduire la brique revêtue d’étoffe. Tu devras faire en sorte qu’elle s’assoie sur cela. »134
« Autre (remède) : terre ; chery-pededou. (Ce) sera stabilisé (= homogénéisé) avec du miel. Enduire la région pubienne de la femme avec (cela). »135
« Autre (remède) : excréments humains séchés. (Ce) sera placé dans de la résine de térébinthe. La femme sera fumigée avec cela en faisant en sorte que la fumée entre à l’intérieur de son vagin. »136
« Autre (remède) : excréments séchés ; écume de bière. Les doigts de la femme seront frottés avec cela et tu devras les placer sur chacun de ses endroits du corps (en allant) vers la partie atteinte. »137
Fumigations, massages, en somme, les traitements usuels que les praticiens conseillent régulièrement à propos de toutes sortes de choses.
Plus rarement, des problèmes post-partum sont évoqués dans les papyrus, comme c’est le cas pour ces deux traitements du papyrus Brooklyn 47.218.2 :
« Remèdes pour une femme qui a récemment donné naissance et souffre d’une douleur intense dans l’abdomen : si tu procèdes à l’examen d’une femme qui souffre d’une douleur intense dans l’abdomen, qui a les deux aires tendues, souffrant d’un côté, depuis le cœur jusqu’à la région pubienne, dans la moitié droite ou dans la moitié gauche, de sorte qu’elle n’est plus capable de dormir, tu dois conclure à propos d’elle : c’est un déplacement de l’utérus, il a bougé et il est douloureux dans l’abdomen, c’est une maladie que je peux traiter. Et tu feras pour elle : pain-bekhesou sec. Broyer finement. Chauffer avec de la graisse d’oie neuve. Manger. Autre : bois-maâou. Broyer finement dans du miel. Manger pendant quatre jours. »138
La patiente souffre, non pas d’un déplacement de l’utérus qui est un pronostic incorrect puisque cela n’existe pas, mais d’une endométrite post-partum, c’est-à-dire d’une infection de l’utérus après l’accouchement occasionné, le plus souvent, par un résidu de placenta139. L’utérus qui peut être plus gros et plus sensible après une naissance est particulièrement douloureux s’il est infecté. Il est étonnant que le praticien indique qu’il est dans la capacité de traiter cette complication post-natale avec la posologie indiquée. En effet, s’il est possible de soigner cette infection en faisant contracter l’utérus – ce qui a pour effet d’éliminer ce qu’il y a à l’intérieur – par un simple massage ou par l’action de l’allaitement qui permettent une contraction naturelle de l’utérus, on voit assez mal comment l’ingestion de pain mélangé à de la graisse ou d’un végétal broyé dans du miel pourrait résoudre le problème. Si l’infection n’est pas correctement soignée, la patiente peut décéder.
Le second cas semble se rapporter à un cas de disjonction pubienne :
« [Diagnostic d’]une femme qui a [récemment] donné naissance : [Si tu procèdes à l’examen d’une femme] qui a récemment donné naissance et qui souffre [de l’anus, de la région pubienne, de la racine [des cuisses (= l’aine) tu dois conclure à propos d’elle : "Ce sont des excrétions de son] utérus". Alors tu devras faire [pour elle : …] graisse de cochon mâle (ou sauvage) ; feuille d’acacia ; lait (de femme ayant mis au monde) un garçon. Mélanger en une masse homogène, très tôt le matin pendant quatre jours. »140
La disjonction pubienne est beaucoup plus rare que l’infection de l’utérus. Cette complication mécanique liée à l’hyperlaxité ligamentaire pendant la grossesse advient très souvent après un accouchement, mais peut aussi survenir durant la grossesse. Il s’agit d’une subluxation d’un os iliaque au niveau de l’articulation de la symphyse pubienne en avant et de l’articulation sacro-iliaque en arrière.
Toutefois, si ce diagnostic devait être avéré, il demeure une difficulté, celle de la conclusion du praticien égyptien à propos des « excréments de l’utérus » puisqu’aucune perte de ce genre n’est observée dans le cas d’une disjonction pubienne.
Une partie spécifique sera consacrée au devenir du placenta dans la partie suivante.
Reste à aborder le lieu de naissance. Existe-t-il un lieu spécifique consacré à ce moment particulier ou bien les Égyptiennes mettent-elles leur enfant au monde tout simplement dans leur demeure ?
Le terme meskhen(et) (msxn(.t), désigne littéralement « le lieu des briques de naissance ». Il est évoqué dès l’Ancien Empire dans les Textes des Pyramides, mais son emploi ne permet pas de savoir en quoi il consistait exactement ni même s’il correspondait à une réalité concrète en dehors de la sphère divine et/ou royale. Peut-être a-t-il désigné dans l’Antiquité, à court terme, la pièce (la chambre ?) de la maison dans laquelle la femme accouchait ?
Bien qu’il ait existé un terme meset (ms.t), signifiant littéralement « le lieu de naissance », il fut assez peu employé seul et plutôt utilisé dans l’expression per mes (pr ms) ou per meset (pr ms.t), que l’on rend par « la maison d’enfantement/de naissance ».
L’expression per mes(et) semble être apparue à l’époque ramesside141 mais elle se rencontre plus particulièrement à la Basse Époque et aux périodes gréco-romaines. Jean-François Champollion fut le premier à la traduire et à la rendre par le terme mammisi142. En égyptologie, ce mot renvoie à un lieu de naissance symbolique matérialisé par un petit temple, annexé à un complexe religieux d’importance comme à Edfou, Dendérah, Philae et Kom Ombo. Les scènes de naissance et les figures protectrices de Bès, Thouéris, Isis, Osiris, Khnoum ou encore Hathor qui ornent les parois, célèbrent la naissance des dieux-enfants masculins et celle des pharaons qui s’assimilent alors aux premiers. Ces petits temples ne sont pas de véritables lieux de naissance ; ils fonctionnent principalement comme des sanctuaires rappelant la naissance mythique d’un dieu et éventuellement sa répétition terrestre avec la venue au monde du pharaon.
Le papyrus d’obstétrique Brooklyn 47.218.2 évoque plusieurs formules de protection relatives au per mes(et). L’une d’elles est destinée à sécuriser les lieux dans leur globalité : « Protections que l’on fait au per meset »143. Une autre vise à protéger « la chambre du per meset » :
« Autre formule de protection de la chambre à coucher du per meset : "Salut à toi, Œil d’Horus resplendissant, salut à toi, Œil d’Horus viride, aux nombreuses manifestations, qui protège son maître au moyen de sa flamme, dans son corps, lors de sa première manifestation à Khemmis. Viens donc et fais que soient éloignés toute crainte, tout effroi, toute terreur de la truie, de la coche*, de la sorcière, de la dévoreuse de l’Occident, de toute mauvaise fortune, de toutes ténèbres, de toute chose mauvaise et douloureuse qui viendrait nuire à NN. née de NN., la nuit, le jour et à chaque instant, et que vous ne les laissiez pas venir au per meset".
Récitation sur une amulette (œil-) oudjat en faïence, enfilée sur un cordon-seneb et placée au cou de la femme dans le per meset. »144
Cette formule étant encore inédite lors de la remise du présent manuscrit à l’éditeur, je renverrai le lecteur à sa publication par Ivan Guermeur145, qui travaille actuellement à la publication du papyrus en collaboration avec Paul O’Rourke.
Je signalerai simplement que dans cette incantation, et dans d’autres du papyrus Brooklyn 47.218.2, la future accouchée est une Égyptienne lambda « NN. née de NN. » (bien que très probablement d’un certain rang social) ; il ne s’agit pas d’une épouse royale ou d’une déesse. Et dans ce cas, le per mes(et) correspond bien à une structure distincte de la maison de l’Égyptienne.
Il semblerait donc qu’aux périodes tardives, en parallèle aux édifices cultuels que nous appelons mammisis, le per mes(et) ait également désigné un véritable bâtiment ayant fait office de lieu d’accouchement pour certaines parturientes égyptiennes. Toutefois, à ce jour, aucun per meset n’a encore été identifié d’un point de vue archéologique.
L’une des incantations, évoquée dans le premier chapitre de cette partie146, mentionne l’expression im nefer (jm nfr). Le terme im fait vraisemblablement référence au mot ou imou (jmw) qui désigne une structure légère, peut-être même une tente147 et le terme nefer est un adjectif signifiant « bon, bien, beau ».
Rappelons ici le contexte de cette expression :
« Viens à moi, Hathor, ma maîtresse, dans la belle tente, dans cette heure heureuse, avec (?) ce plaisant vent du nord, comme quand […] comme la venue (?) d’un mari vers sa femme ! »148
La formule n’indique pas expressément que cette tente soit le lieu dans lequel la parturiente doit accoucher, même s’il s’agit d’une possibilité à envisager. N’oublions pas toutefois que l’incantation ne parle pas d’une banale parturiente égyptienne mais de la grande Isis qui s’apprête à donner naissance à Horus. Nous sommes ici dans la sphère divine et non privée. Ce point établi, le fait que nous ne connaissions pas avec exactitude la nature de cette tente empêche tout rapprochement avec une structure légère qui aurait servi de lieu d’accouchement au commun des mortelles en Égypte ancienne. Par ailleurs, cette allusion à un lieu de naissance du nom d’im nefer demeure, à ce jour, un hapax*.
Si l’on se réfère à l’unique source textuelle faisant le récit détaillé d’un accouchement, celui de la dame Reddjedet, nulle mention n’est faite d’un lieu particulier : Isis, Nephthys, Heqet, Meskhenet et Khnoum se rendent simplement à la maison d’Ouserrê, l’époux de Reddjedet. Or il s’agit de la future mère des souverains Ouserkaf, Sahourê et Neferirkarê-Kakai et, qui plus est, elle est assistée de divinités prestigieuses. Si un lieu spécifique dédié à la naissance avait été couramment utilisé par les Égyptiennes de l’Ancien Empire au moment de leur accouchement, il aurait été dans la logique qu’il soit mentionné pour une naissance aussi extraordinaire. Toutefois, ce qui était valable à cette époque ne l’était pas forcément aux autres périodes.
Entre l’Ancien Empire et le Nouvel Empire, je ne connais aucune mention textuelle se rapportant à l’accouchement d’une Égyptienne dans sa demeure. En revanche, le papyrus Brooklyn 47.218.2 y fait allusion dans l’une de ses formules apotropaïques :
« Chapitre de protéger la chambre de cette femme sur le point d’accoucher (prochainement) : NN. née de NN. dort sur une natte de roseaux, tandis qu’Isis se tient en son giron, que Nephthys se tient derrière elle, Hathor étant sous sa tête et Renenoutet sous ses jambes ; Ipet la Grande assurant sa protection et les dieux et déesses la gardant. Au cas où viendraient un ennemi, une ennemie, un mort, une morte, un adversaire, une adversaire, et ainsi de suite, toute chose mauvaise et douloureuse qui surviendrait contre NN. née de NN., à l’heure du jour, alors les sept combattantes (flèches) seront très efficaces en repoussant un adversaire de NN. née de NN., chacune d’entre elles assurant sa protection. »149
La future mère dort, protégée physiquement par cinq puissantes déesses et spirituellement par un grand nombre de dieux et déesses. Le danger auquel la femme pourrait être exposée vient, une nouvelle fois, de deux entités, l’une mâle, l’autre femelle, non identifiées ou, au contraire, désignées comme des défunts malintentionnés.
La formule ne livre aucun détail sur un éventuel aménagement de la chambre de l’Égyptienne à l’occasion de son futur accouchement, ce qui ne peut être exclu. Elle n’indique pas non plus que la femme mettait son enfant au monde dans une pièce particulière de la demeure.
Pourtant, certains égyptologues ont avancé l’hypothèse de pavillons de naissance en structures légères construits dans le jardin ou sur le toit des maisons. Cette hypothèse se fonde sur divers ostraca figurant une femme en train d’allaiter sous une tonnelle ornée de feuilles de convolvulus150. Leurs arguments reposent donc sur des scènes n’ayant aucun rapport avec le moment précis de l’accouchement et qui furent, en outre, peintes sur des ostraca provenant uniquement de Deir el-Médineh. Il me semble que ces deux faits affaiblissent fortement cette théorie. Tel qu’il apparaît aujourd’hui (pl. 28), le plan du village des artisans montre des modules allongés de maisons fort semblables et ne laissant aucune place à un jardin.
Quant à la théorie d’un accouchement sur le toit d’une maison, évoquée par certains égyptologues151, elle n’est étayée par aucune preuve. Et il paraît incongru que l’on ait fait monter sur le toit des maisons des femmes en souffrance et sur le point d’accoucher, dans un lieu ouvert, sans mur pour étouffer leurs cris de douleur. En outre, si l’on se réfère aux délicates colonnes papyriformes et aux feuillages clairsemés des arbustes (que l’on aurait donc fait pousser sur les toits) dessinés sur les ostraca, on peut douter que la structure ait constitué une protection efficace contre le soleil et la chaleur ambiante pour une femme en travail des heures durant. Cette hypothèse d’un lieu de naissance bucolique doit donc être définitivement abandonnée. En revanche, il semblerait que le choix de convolvulus dans le décor de multiples ostraca soit à mettre en rapport avec la femme, et peut-être avec la volonté de la protéger symboliquement. En effet, ces feuilles sont uniquement en relation avec des adultes de sexe féminin, et toujours en connexion avec des Égyptiennes représentées dans le cadre de scènes intimes telles que l’allaitement ou la toilette.
Une autre théorie a également perduré dans la littérature égyptologique : celle des « lits d’accouchement ». En 1939, Bernard Bruyère crut avoir découvert dans les ruines de Deir el-Médineh les premières traces de lits d’accouchement. Ces structures rectangulaires en pierres brutes et boue séchée sur lesquelles on peut grimper grâce à un petit escalier152 sont présentes dans la première pièce de certaines demeures du village des artisans (pl. 26). Le module moyen est de 170 cm de longueur sur 75 cm de hauteur et 80 cm de profondeur.
L’argument principal de l’égyptologue reposait sur le fait que ces lits-autels ou les murs environnants puissent être décorés de scènes clairement centrées sur la femme (allaitement, toilette, danse, musique, figurations de Bès…). D’après Bernard Bruyère, la structure faisait office de lit au moment de l’accouchement et servait peut-être d’autel-réceptacle à ex-voto et à divers emblèmes cultuels liés à la fécondité153. Si cette théorie a été, par la suite, reprise dans la littérature égyptologique, plusieurs éléments à décharge ne permettent pas de considérer ces structures comme des lits d’accouchement.
En premier lieu, seulement vingt-huit de ces structures particulières ont été mises au jour à Deir el-Médineh sur un ensemble de soixante-huit maisons exhumées par ses soins. Moins de la moitié des habitations est donc concernée par ce type de structure. Ensuite, aucune construction en pierres et adobe n’a été découverte en dehors du village des artisans. Or les murs de plusieurs maisons de la cité de Tell el-Amarna, bâties à la même période, sont également ornés de scènes d’allaitement et des figurations de Thouéris et Bès154. Pourtant, nulle structure similaire n’y fut découverte. En revanche, dans la même cité, des autels, de forme assez proche quoique plus simples et de dimensions bien plus réduites, furent mis au jour155.
Que ce soit dans un contexte général (l’Égypte) ou particulier (Deir el-Médineh), c’est donc bien peu. Étant donné le faible coût engendré par ces structures en boue séchée et en pierres et le fait que la plupart des demeures du village soient construites sur un module similaire, il paraît donc singulier qu’il n’y ait pas plus de « lits d’accouchement » alors que cet événement concerne toutes les familles de la cité.
Aikaterini Koltsida suggère que ces constructions, toujours situées dans la première pièce de la maison et donc visibles par tout visiteur qui pénètre la demeure, aient plutôt revêtu un statut symbolique pour leur propriétaire156. De par sa décoration, il semble indéniable que cette structure a eu une fonction apotropaïque pour tous ses occupants. Sa nature symbolique reste difficile à établir en l’état actuel des sources.
L’égyptologue livre également deux arguments de bon sens qui interdisent de voir dans ces constructions des lits d’accouchement. Tout d’abord, la plupart de ces structures en hauteur – sinon toutes – sont entourées d’un mur de pierres et de terre. Il est évident qu’un tel muret n’aurait pu que gêner et entraver les sages-femmes qui se doivent d’avoir une grande liberté de mouvement pour préparer et accompagner un accouchement. En outre, Aikaterini Koltsida fait remarquer que dans la maison n° NE VI, deux supposés lits d’accouchement furent découverts : l’un, à sa place normale, à savoir dans la pièce avant de la maison, et l’autre, dans la pièce arrière de la demeure. En somme, deux structures similaires qui occupent au sol une place non négligeable dans des maisons relativement petites – si l’on considère la taille des familles –, et cela, pour un événement qui, dans les cas les plus rapprochés, survient une fois par an. Il est clair que la fonction originellement attribuée à ces constructions par Bernard Bruyère doit être définitivement abandonnée.
Sans qu’il me soit possible de présumer de la nature véritable de cette construction, en dehors de son aspect apotropaïque indéniable, j’attire l’attention du lecteur sur quelques faits qui semblent avoir eu une importance aujourd’hui difficile à cerner : la présence des marches et leur emplacement. Une à deux marches sont nécessaires pour accéder au niveau de cette structure. La plupart d’entre elles se présentent sous la forme de blocs étroits en longueur qui doivent en rendre l’ascension malaisée (pl. 27a et b). Si ces marches sont réellement destinées à être gravies par une personne, pourquoi alors ne pas avoir réalisé cet escalier contre le mur ? Cela aurait permis, d’une part, à la personne de se tenir au mur pour monter, et d’autre part, d’un point de vue pragmatique, l’escalier aurait pris moins de place en bordure de la pièce qu’en plein milieu de la structure. Certes, les Égyptiens peuvent fonctionner avec d’autres critères que les nôtres, mais je pense que le fait que la forme des murets reprenne exactement celle du signe per (pr) qui signifie « maison » et représente le plan d’une demeure fermée à l’exception d’une ouverture pour la porte, ici pour l’escalier (pl. 27), ne peut être tenu pour une simple coïncidence.
Ces structures sont-elles réellement destinées à accueillir une ou plusieurs personnes ? Il est impossible de répondre à une telle interrogation. Pour les raisons précédemment évoquées, j’aurais tendance à penser que non. Mais alors, quel est l’intérêt d’avoir construit une ou deux marche(s) pour y parvenir ? Dans la symbolique égyptienne, l’escalier est l’emblème de l’ascension : les marches des pyramides passent pour être utilisées par le roi défunt pour atteindre les cieux célestes. Si la structure joue le rôle d’autel, peut-être les marches ont-elles leur importance dans un cérémonial particulier ?
Le temps de l’accouchement est très peu documenté dans les sources. Nous retiendrons de ce moment particulièrement crucial que la parturiente accouche généralement en position accroupie, les pieds posés sur deux ou quatre briques de naissance. Celles-ci jouent un rôle magique apotropaïque tant auprès de la mère que du nouveau-né, ainsi que nous le verrons de manière plus détaillée dans la partie suivante. Le papyrus Westcar, pour l’instant unique texte à relater un accouchement, insiste sur trois temps forts : la coupe du cordon ombilical, le placement du nouveau-né sur une brique et, en dernier lieu, sa toilette. Ces trois étapes détachent physiquement ou symboliquement l’enfant de son existence in utero. On notera également que les rares sources dont nous disposons ne font pas état de dispositifs magiques ou médicaux destinés à empêcher une naissance prématurée ; au contraire, Heqet intervient au papyrus Westcar pour accélérer les naissances, un fait qui trouve un écho similaire dans les incantations magiques du papyrus Leyde I 348.
La naissance constitue le tout premier rite de passage auquel l’enfant est confronté – puisque cet événement le fait passer de sa vie intra-utérine à la vie terrestre – tout en étant également un rite de passage pour sa mère, surtout s’il s’agit de son premier accouchement puisqu’elle passe du seul statut d’épouse à celui de mère. Les deux protagonistes de cette aventure si particulière risquent leur vie durant le temps de la grossesse mais plus encore lors de l’accouchement. Ce moment est donc un passage périlleux pour la mère et son enfant et, en raison de sa dangerosité, il est accompagné d’une multitude d’étapes rituelles censées permettre la venue au monde sous les meilleurs auspices. Certaines d’entre elles ont vocation à protéger les deux protagonistes au moyen d’accessoires tels que les briques de naissance ou les ivoires magiques quand d’autres sont destinées à intégrer le nouveau-né au sein de la société et à réintégrer sa mère dans la communauté. D’autres cérémonies, enfin, se préoccupent des devenirs du placenta et du cordon ombilical. Il est fort possible qu’il y en ait eu d’autres dont les données actuelles ne font pas état.
Les briques de naissance sur lesquelles la parturiente prend place au moment de l’accouchement sont considérées comme magiques et prophylactiques. Elles sont d’ailleurs personnifiées par Meskhenet qui intervient spécifiquement au moment de la naissance de l’enfant. Certaines, comme la brique de naissance découverte à Ouah-Sout, peuvent être décorées sur toutes les faces de figurations apotropaïques fort similaires à celles que l’on rencontre sur les ivoires magiques (voir partie suivante).
Ces briques, qu’on les emploie par paire ou double paire, jouent un rôle fondamental à trois moments précis de l’accouchement. L’une des multiples incantations du papyrus Berlin 3027 mentionne une formule à réciter spécifiquement « au-dessus d’une paire de briques », juste avant l’accouchement. Au moment de l’enfantement, les briques constituent un support prophylactique sur lequel la femme met son enfant au monde. Enfin, elles reçoivent le corps du nouveau-né dans le cadre d’un rituel post-accouchement, ainsi que le papyrus Westcar nous le fait savoir : « Elles le lavèrent alors, après avoir coupé son cordon ombilical et l’avoir placé sur une brique ».
En l’état actuel de nos connaissances, il est impossible de savoir si ces briques de naissance revêtent d’autres fonctions, si leur rôle est toujours le même lors de la mise au monde de l’enfant, ou même quel est leur devenir après l’accouchement. Ont-elles droit à un traitement particulier ? Peuvent-elles être remployées ?
Les ivoires magiques sont des objets à vocation apotropaïque, réalisés à partir d’une défense d’hippopotame157. Celle-ci est retravaillée pour obtenir une lame plate sur laquelle sont gravés des personnages et des objets relevant d’un répertoire magico-religieux bien défini (pl. 29 et 30).
Les premières attestations d’ivoires magiques remontent au Moyen Empire et se rencontrent toujours au début du Nouvel Empire158. Étant donné la période couverte et le nombre finalement limité d’objets connus, il est impossible d’évaluer la popularité de leur utilisation à la fois durant les accouchements et en période post-natale durant laquelle leur pouvoir magique est également sollicité.
Les ivoires magiques se caractérisent par un profil bombé et par la figuration d’une succession de personnages et objets apotropaïques. À partir du Nouvel Empire, on rencontre des ivoires ornés d’une tête de chacal ou de renard à l’une de leurs extrémités, et/ou d’une tête de panthère à l’autre.
Les éléments de la figure 6 représentent des divinités (n° 1-4), des animaux fantastiques (n° 5), des animaux dangereux (n° 6), un génie protecteur (n° 7), ou bien des éléments ou personnages appartenant au répertoire solaire (présentés dans un cadre rectangulaire). Quant aux couteaux (entourés en pointillé), figurés à de multiples reprises sur l’ivoire, ils sont systématiquement en rapport avec un génie coutelier ou un animal.
Les deux divinités les plus fréquemment rencontrées sur les ivoires magiques sont Aha (n° 1) et l’hippopotame femelle (n° 2). Le premier est un dieu stylistiquement proche de Bès. Ils seront d’ailleurs assimilés par la suite. On reconnaît Aha à son attitude traditionnelle : debout, en vue frontale, tenant deux reptiles dans les mains. Plusieurs divinités, parmi lesquelles Thouéris, Reret et Ipet, prennent l’aspect d’un hippopotame femelle, si bien qu’en l’absence de légende, il est impossible de les identifier avec certitude.
L’hippopotame femelle est généralement figurée tirant la langue, la main posée sur le signe sa (sA) « protection », avec un crocodile stylisé sur le dos.
Ces deux divinités sont accompagnées, comme c’est le cas sur la figure 6, d’Heqet, la déesse-grenouille chargée de veiller au bien-être des enfants (n° 3), et de Khnoum (n° 4), le dieu-bélier auquel était attribuée la création du corps de l’enfant159.
Parfois, on rencontre également l’image du dieu Horus sous la forme d’un faucon et celle de la déesse Mout sous l’apparence d’un vautour.
Les animaux fantastiques sont présents dans l’imagerie égyptienne dès les temps les plus reculés. Les plus anciennes figurations les associent clairement à des chasseurs, au même titre que les chiens ou les lions160. Or l’acte même de la chasse a, au début de la civilisation égyptienne, une forte connotation religieuse : tuer ou capturer des animaux sauvages au-delà de la vallée civilisée revient symboliquement à éradiquer des forces hostiles et menaçantes pour les hommes. Les animaux fantastiques sont devenus acteurs dans cette chasse. Leur symbolique n’a pas évolué au fil des siècles et, sur les ivoires magiques du Moyen Empire, ils sont toujours considérés comme des animaux protecteurs aux pouvoirs bénéfiques pour les mères et les enfants. Les quelques inscriptions qui accompagnent leur image les qualifient d’ailleurs de « protecteurs », voire même de « dieux ».
Sur l’ivoire magique de la figure 6, on peut voir sept animaux fantastiques (n° 5) : six possèdent un cou démesurément allongé (la figuration de cinq d’entre eux se cantonne d’ailleurs à la représentation de la tête et du cou) tandis qu’une dernière créature, apparentée au sphinx, combine deux têtes humaines associées à deux avant-trains animaliers.
S’il peut paraître de prime abord étonnant de retrouver, sur les ivoires magiques, des animaux dangereux comme les crocodiles et les serpents (n° 6), c’est en réalité un fait très courant dans la magie égyptienne. Les spécialistes font appel à ces animaux, pourtant mortels pour l’homme, afin qu’ils combattent des forces surnaturelles plus hostiles encore. Sur cet ivoire magique, le crocodile est figuré à deux reprises. Quant au serpent, c’est l’animal le plus fréquemment figuré sur l’ivoire : il est représenté seul à trois reprises ou montré à deux occasions sous la coupe de divinités qui le tiennent en main. Il convient de distinguer les reptiles seuls, qui évoquent une divinité primordiale des serpents, et ceux qui doivent être maîtrisés et sont emblématiques du danger qu’ils représentent pour les hommes161.
Un seul génie est figuré sur cet ivoire (n° 7), ce qui n’est pas toujours le cas. Au contraire, on rencontre souvent plusieurs génies sur ce type d’objet magique. Celui qui nous intéresse se présente comme un homme à tête de serpent tenant deux reptiles dans ses mains. On rencontre parfois ce type de génie sur les parois des demeures d’éternité royales thébaines en tant que gardiens de portes de l’au-delà.
Les éléments de ce répertoire (indiqués sur la figure 6 par un rectangle) comprennent la représentation hiéroglyphique du soleil duquel partent quatre rayons et la figuration d’animaux solaires. Il s’agit du scarabée, l’emblème par excellence de l’astre solaire, et de deux lions. Dans le cas des félins toutefois, je serais portée à voir dans leur représentation et leur position par rapport aux autres personnages l’évocation d’Aker, généralement montré dans l’iconographie égyptienne sous la forme de deux lions, dos à dos, et accolés au hiéroglyphe du soleil encadré par deux collines. Bien que nous n’ayons pas ici la représentation traditionnelle d’Aker, il est fort probable que ce soit toutefois le cas. En effet, les Égyptiens pensent qu’Aker est le dieu de la terre dans l’au-delà et le gardien des portes du matin et du soir. Les deux lions sont censés surveiller, l’un, l’entrée est et l’autre, l’entrée ouest du royaume d’Osiris. Il paraît évident qu’il ne s’agit pas d’un simple hasard si deux lions sont ainsi placés aux extrémités de l’ivoire magique, tous deux regardant vers l’extérieur et non l’intérieur. Ils doivent intervenir conjointement dans le rituel magique à la fois comme protecteurs diurnes et nocturnes et probablement pour empêcher tout esprit malfaisant du monde des morts d’intervenir contre la mère ou son enfant.
Même s’il est absent de la figure 6, le babouin se rencontre parfois sur les ivoires magiques. Il est, en Égypte ancienne, associé au soleil dont il célèbre le lever en poussant des cris.
Des dieux à tête de chacal et des images de feu peuvent également figurer sur ces artefacts162 en tant que divinités ou éléments associés au passage du soleil à travers l’au-delà durant la nuit.
Hartwig Altenmüller, auteur d’une étude complète sur le sujet163, indique que ses recherches l’ont conduit à penser que les divinités et génies figurés sur les ivoires magiques sont chargés de veiller à la naissance de l’enfant solaire et qu’ils sont réunis pour le protéger dès son arrivée dans le monde. Le procédé magique serait alors l’assimilation de l’enfant ou de sa mère au dieu solaire, une méthode que l’on retrouve fréquemment dans les formules magiques.
Si les couteaux (entourés dans un ovale en pointillé) sont particulièrement présents sur la figure 6 (on en dénombre pas moins de dix), ils ne sont pourtant pas systématiquement figurés sur les ivoires magiques. Tous sont en rapport avec un personnage qui peut être une divinité (par exemple la déesse Ipet), un animal dangereux (comme le cobra) ou fantastique (tel que le lion double à tête humaine). Parfois, les couteaux sont représentés entre les mains de génies que l’on surnomme alors « génie coutelier ».
La figuration de ces armes sur un tel objet est bien évidemment à mettre en rapport avec une protection magique permettant de défendre l’enfant et sa mère, et de neutraliser, sinon tuer, la menace qui plane sur eux.
Dieux, déesses, génies, animaux ou encore symboles, tous sont sollicités afin de veiller au mieux sur l’enfant et/ou sa mère durant la journée et également la nuitée.
Dans certains cas, les ivoires magiques sont gravés d’inscriptions qui permettent de mieux définir leur utilité. Certains sont clairement destinés à protéger une femme (pl. 30), souvent qualifiée par l’épithète « maîtresse de maison », comme suit :
« J’apporte la protection de vie à la maîtresse Mersenebes. »164
« Paroles dites : "Je suis venu afin de protéger la maîtresse de maison Senebet". »165
« Apporte la protection pour la maîtresse de maison Peret. »166
L’état de la femme n’est jamais mentionné mais, étant donné l’utilisation de ces objets, elle est soit enceinte, soit déjà mère. On peut penser que c’est plutôt la première option qui prévaut car on ne rencontre pas de formules apotropaïques soulignant une protection étendue à la fois à la mère et à son enfant. C’est l’un ou l’autre. Il faut donc en conclure qu’avant l’accouchement, l’apotropaion a vocation à protéger la future mère et qu’ensuite, une fois la naissance survenue, sa puissance magique se focalise sur le nouveau-né.
La forme naturellement bombée des ivoires magiques a également son importance. Elle rappelle, d’une part, le ventre arrondi de la femme enceinte, et d’autre part, la courbure des boomerangs utilisés dans la vie quotidienne pour chasser et employés dans l’au-delà par le défunt pour se défendre contre toutes sortes de démons, et éventuellement en venir à bout. Geraldine Pinch avance l’hypothèse que les ivoires magiques puissent être considérés comme des modèles de bâton de jet167. C’est une interprétation qui va peut-être un peu loin dans la symbolique, notamment parce que les bâtons de jet n’ont pas vraiment la forme des boomerangs ; toutefois, l’association magique de ces artefacts à l’aspect de boomerang ne peut être écartée. En effet, l’inscription suivante retrouvée sur un ivoire magique laisse supposer une utilisation physique et défensive de l’objet :
« Coupe la tête de l’ennemi mâle et de l’ennemi femelle qui pénètrent dans la chambre des enfants nés de NN. »168
Cette allusion aux revenants malveillants désireux de s’en prendre aux jeunes enfants fait écho à des craintes exprimées à maintes reprises dans les papyrus iatromagiques.
On ignore absolument tout de la façon dont ces ivoires magiques sont utilisés : sont-ils brandis rituellement dans les airs de manière à menacer les revenants, esprits et autres démons ? Les utilise-t-on pour tracer un cercle prophylactique autour de la scène d’accouchement ou des briques de naissance ?
En l’état actuel des données, seules des hypothèses peuvent être formulées. Parce que la brique de naissance découverte à Abydos (Ouah-Sout) a été localisée à proximité de fragments d’ivoires magiques et que les apotropaia de ce type cassés voire brisés sont légion, il convient de s’interroger sur de possibles rituels ayant abouti, dans certains cas, à la destruction volontaire de ces objets. Étant donné que l’on ignore le contexte archéologique précis de la majorité des ivoires aujourd’hui exposés dans les musées et le fait que certains d’entre eux portent des traces de réparation antique169, il n’est pas impossible qu’ils aient été brisés dans d’autres circonstances ou à certaines occasions particulières, comme par exemple le décès prématuré de la mère ou du nouveau-né.
La naissance, période transitoire à la fois pour la mère et pour son enfant, est un événement perturbateur dans la plupart, voire dans toutes les civilisations passées antiques et, encore aujourd’hui, dans bien des sociétés : non seulement l’accouchement engendre maintes souillures par les pertes de sang, l’expulsion du placenta et autres déjections fécales de la mère et du nouveau-né, mais il constitue un moment particulièrement dangereux au sein de la communauté dans la mesure où les deux protagonistes peuvent perdre la vie. La nouvelle mère est donc, dans de nombreuses sociétés antiques ou modernes, mise en marge de sa communauté et ne peut réintégrer sa (nouvelle) place qu’après avoir accompli un rite de passage. De durée fort variable d’une civilisation à une autre, il peut être sanctionné par une ou plusieurs étapes ou encore s’assortir de traitements spécifiques envers la femme récemment accouchée qui contribuent à la marginaliser.
De l’Égypte ancienne, nous connaissons deux temps forts de ce rite de passage : l’offrande à la mère d’une nourriture particulière et le temps de purification.
Le seul témoignage explicite à ce sujet provient d’une scène figurée dans le mammisi d’Edfou. Le roi, figuré en train de présenter une galette et un vase à Hathor, l’interpelle en ces termes :
« Je t’offre la galette-cheser jointe au miel pour remettre en état son (= ton) ventre après l’accouchement ; tu manges les pains que tu as faits de tes mains, adoucie par les humeurs de Ta Majesté. »170
Dans une autre scène, le pharaon procède à une offrande similaire où, cette fois, la légende évoque le « pain (de) l’accouchement » te mes (t ms)171.
Si ce rituel est effectif à l’époque gréco-romaine, il est, en revanche, impossible d’être assuré qu’il ait été en vigueur dans les classes non royales, ni même qu’il ait été connu des Égyptiens aux périodes antérieures. Seul un ostracon du Nouvel Empire, retrouvé dans le village de Deir el-Médineh, tend à suggérer l’instauration d’une pratique consistant à répondre aux besoins de la nouvelle mère, en lui offrant notamment de l’eau, du pain, de la viande, des gâteaux, du miel, des oignons…172 Difficile toutefois de déterminer si cet approvisionnement alimentaire fourni par les membres de la communauté correspond à une libre coutume festive ou si elle s’ancre, comme l’offrande du pain de l’accouchement, dans un cérémoniel lié au rite de passage de l’accouchée. En tous les cas, cet apport d’aliments variés et riches ne peut avoir qu’une influence bénéfique sur la santé de la mère qui n’a peut-être pas toujours les moyens de se rassasier avec des plats variés.
Au début du XIXe siècle en Égypte, une croyance populaire veut que l’accouchée soit considérée comme morte173. Afin de la faire revenir dans le monde des vivants, il faut procéder à un rituel consistant en des offrandes diverses, dont un pain vraisemblablement réalisé spécifiquement à l’occasion d’une naissance. Il y a manifestement là une survivance culturelle d’un rite ancestral.
C’est une coutume courante dans de nombreuses sociétés, passées ou modernes, que de permettre à la femme venant de donner la vie de se remettre, durant quelques jours, de l’épreuve de l’accouchement, surtout lorsque celui-ci s’est révélé difficile ou a été suivi de complications. Dans certaines civilisations, ce temps de repos où la nouvelle mère se tient à l’écart de la société peut être assorti d’une période de purification destinée à lui permettre de réintégrer pleinement la communauté avec son nouveau statut de mère. C’est ce que l’on appelle la période des « relevailles ».
À ma connaissance, aucun document témoignant d’un temps de purification pour une personne physique n’a encore été découvert. Lorsque ce rituel de passage est évoqué dans les sources égyptiennes, il est en rapport avec une déesse. Mais les hommes ont pour habitude de copier les dieux puisqu’ils sont à l’origine des mythes qu’ils créent. Il n’y a donc pas de raison de douter que ce rituel ait eu cours dans la population. Une première allusion en est faite dans le papyrus Berlin 3027 :
« J’étais enceinte dans l’ouryt. Je t’ai mis au monde dans le netcher. Je me suis purifiée pendant que tu étais au lac des rois de Basse-Égypte. »174
Une autre se rencontre sur l’une des parois du mammisi d’Edfou où une brève mention est faite à propos d’Hathor en tant que « Maîtresse de Dendérah qui paraît avec ses deux enfants pour purifier ses membres après l’accouchement »175. En réalité, la déesse a donné naissance à un seul enfant, Harsomtous, qu’elle a conçu de son époux Horus. Le second dont il est question est le ka de son fils. Cet extrait mentionne explicitement un rite de purification en rapport direct avec la naissance puisqu’il suit son accouchement. Une fête, appelée « Purification d’Hathor », est d’ailleurs célébrée tous les ans dans le mammisi et dure 21 jours après la naissance supposée d’Harsomtous176. Une célébration similaire a lieu au mammisi de Dendérah, à la différence près qu’elle est, elle, fêtée 23 jours après la mise au monde du dieu-enfant.
Il existe donc bien, en Égypte ancienne, un temps post-partum durant lequel la femme doit accomplir un ou plusieurs rituels de purification qui lui permettront de s’affranchir de son statut intermédiaire et de retrouver pleinement sa place dans la société. La nature de ces rituels, la façon dont ils sont conduits ou encore la fréquence à laquelle ils sont pratiqués dans l’Antiquité ne peuvent toutefois pas être déduits de ces rares sources.
En ce qui concerne le temps qui s’écoule entre l’accouchement et ce rite de passage, le papyrus Westcar nous apporte peut-être un élément de réponse. Le conte relatant l’accouchement de Reddjedet parle en effet d’une période particulière de quatorze jours après l’accouchement. Comme il n’est pas fait explicitement mention d’un temps de purification, cette indication ne peut être associée avec certitude au rituel de purification ; peut-être n’existait-il pas encore à l’époque où le conte fut rédigé. Quoi qu’il en soit, cette période post-partum de quatorze jours ne peut, en l’absence d’informations plus étayées, être généralisée, que ce soit dans le temps ou à toutes les couches sociales de la population. En outre, les contraintes de la vie active des femmes égyptiennes, qui doivent s’occuper de leur demeure et de leur progéniture, pèsent très certainement sur cette période de deux semaines. Si dans l’idéal mythique et littéraire, une période de quatorze jours est évoquée, elle doit être plus malléable dans la réalité. Ce ne serait pas là un fait isolé : à titre d’exemple, la momification est censée durer 70 jours, or elle se déroule rarement sur une période aussi longue.
La nouvelle mère n’est pas la seule à être marginalisée et à devoir suivre un rite de passage décliné en plusieurs rituels. Le nouveau-né égyptien doit également subir un cérémonial transitoire consistant en plusieurs rituels de séparation et de protection comme l’ouverture de sa bouche, le traitement du cordon ombilical et de son enveloppe placentaire, sa purification ou encore sa nomination.
À la naissance, la bouche du nouveau-né est emplie de mucus qu’il faut rapidement retirer de manière à ce qu’il puisse respirer correctement. Si l’enfant avale cette substance visqueuse, des complications peuvent survenir et même entraîner son décès prématuré. Le mucus est ôté simplement avec les doigts que l’on peut également insérer à l’intérieur de la bouche du nouveau-né afin de vérifier s’il existe une quelconque anomalie du palais.
Dans la partie consacrée au statut social du fœtus, nous avons vu que le défunt égyptien est considéré comme un fœtus en gestation et en attente de sa renaissance au royaume d’Osiris. Il n’est, de ce fait, pas étonnant de rencontrer parfois dans les textes funéraires des évocations de rituels ou d’actes accomplis sur des nouveau-nés, mais pour l’occasion, mis en scène pour un défunt adulte. Il semblerait que la cérémonie de l’Ouverture de la Bouche, parfois illustrée dans certains Livres des Morts ou sur les parois des tombes, soit la transposition symbolique d’une action bien réelle. Ce rituel a vocation à rendre au défunt toutes ses facultés physiques. À l’aide d’un outil appelé l’herminette, les prêtres touchent des points rituels précis : la bouche, pour permettre au mort de pouvoir à nouveau manger et parler, le nez, pour qu’il puisse respirer le souffle de vie, les oreilles, pour qu’il puisse entendre, et les yeux, pour qu’il puisse à nouveau voir. Parfois, les prêtres utilisent leur index et leur auriculaire à la place de l’herminette177. D’ailleurs, un extrait des Textes des Pyramides, traitant du devenir céleste des pharaons défunts, souligne l’importance de ce geste :
« … Ta bouche a été ouverte par Horus à l’aide de [c]e d[oigt qui est sien].
Formule à réciter : "Ce petit doigt qui est sien avec lequel il avait ouvert la bouche de son père (et) avec lequel il avait ou<vert> la bouche d’Osiris". »178
Ce passage souligne bien l’importance du doigt introduit dans la bouche du défunt et désigne un doigt en particulier : l’auriculaire, c’est-à-dire le plus petit doigt de la main, sûrement choisi par la sage-femme pour pénétrer à l’intérieur de la minuscule bouche du nouveau-né pour le débarrasser du mucus.
Il est donc fort probable que ce rituel funéraire soit le miroir du nettoyage de la bouche de l’enfant tout juste mis au monde. S’il est impossible d’affirmer qu’un cérémonial constitutif du rite de passage du nouveau-né sanctionne cet acte important sinon vital pour l’enfant, le fait qu’il soit ancré dans les rituels de renaissance du défunt permet toutefois d’envisager cette théorie.
La coupe du cordon ombilical, unique lien physique rattachant l’enfant à son existence intra-utérine, constitue l’un des principaux rituels de séparation. Il n’est donc guère surprenant de le voir figurer parmi les trois étapes primordiales retenues dans le conte du papyrus Westcar.
Les textes et le matériel archéologique nous apprennent que, pour trancher le cordon ombilical, les sages-femmes peuvent utiliser un couteau particulier, le pesech-kef (psS-kf) dont le nom signifie « silex (ou type de silex) qui divise ». La déesse Meskhenet l’arbore parfois sur sa tête179, attestant de son importance dans le rituel qui permet de détacher physiquement et symboliquement l’enfant de son ancienne existence. Cet instrument est aussi utilisé lors du rituel de l’Ouverture de la Bouche180. Ce n’est pas une surprise puisque ce cérémonial se fait l’écho de rites accomplis le jour de la naissance de l’enfant.
Une fois le cordon tranché (après avoir été clampé ou après quelques minutes d’attente permettant l’arrêt de la circulation sanguine), il peut être recueilli et rituellement enterré. Il est impossible de savoir dans quelle mesure cette pratique est généralisée dans le pays, ni même à partir de quelle période elle a été instaurée, car les données à ce sujet sont trop peu nombreuses. Un texte particulièrement intéressant évoque le devenir du cordon ombilical d’Osiris sur l’une des parois du temple d’Edfou :
« Alors vint Horus à la recherche du cordon ombilical d’Osiris. On lui dit qu’il le trouverait en présence du scribe du nilomètre (?) à Oxyrhynque. Alors Horus partit pour Oxyrhynque et le trouva en possession de Seth. Alors Seth prit la forme d’un hippopotame quand il vit Horus au loin, tandis qu’Horus avait l’aspect d’un jeune d’une grande force. Ils se battirent. Quelque temps après, Horus le renversa en lui coupant la jambe. Il l’expédia (?) à Hérakléopolis Magna et la donna au scribe qui était au-dessus du nilomètre (?) […] Puis Horus prit le cordon ombilical d’Osiris qui fut retrouvé en sa présence et (ensuite) enterré dans sa place à Hérakléopolis Magna. L’endroit où il repose est appelé Neref jusqu’à aujourd’hui. »181
Ce passage est fondamental car il témoigne non seulement de l’importance que les Égyptiens accordent au cordon ombilical, soigneusement recueilli et enterré, mais également du pouvoir magique qu’il détient. Sinon, pour quelle autre raison Seth aurait-il recherché le cordon de son frère ? Pourquoi aurait-il pris des précautions infimes pour le cacher et se serait ensuite opposé avec une telle violence à son neveu Horus, au risque d’être mutilé, voire même tué ? Certes, le texte évoque le cordon ombilical du dieu Osiris en personne et non celui de quelque quidam. Mais l’imagerie mythologique ne fait qu’accentuer une croyance bien établie selon laquelle le cordon est intrinsèquement lié au nouveau-né, et dans une certaine mesure, à son devenir. D’ailleurs, cette coutume a traversé les siècles : aujourd’hui encore, dans les campagnes égyptiennes, certaines familles enferment le cordon ombilical dans un sachet contenant des graines et l’enfouissent dans un champ, généralement celui du père182.
Dans le conte du papyrus Westcar, il n’est fait aucune allusion au placenta et à son devenir, ce qui est assez étrange puisque lui aussi est intrinsèquement lié au nouveau-né qu’il a nourri durant sa gestation intra-utérine.
Son nom même mout remetch (mw.t rmT) signifie littéralement « mère des hommes » et atteste de l’importance que lui témoignent les Égyptiens. D’ailleurs, le placenta est considéré comme ayant un grand pouvoir magique associé à l’individu royal183 ou non184. À l’instar du cordon ombilical, il peut être conservé et pieusement inhumé. En attestent la découverte de placenta momifié185 et la possible identification à du placenta de résidus et déchets organiques, découverts dans des fosses du cimetière de Gournet Mourraï, l’une des nécropoles du village de Deir el-Médineh186. En contrebas de la colline, Bernard Bruyère mit au jour des sépultures d’enfants en bas âge et de périnatals, ainsi que des déchets qu’il identifia à des résidus de momification (linges souillés de sang, restes de viscères). Il n’est pas impossible que certains correspondent à des résidus d’accouchement. En effet, les linges peuvent tout aussi bien avoir été ensanglantés au moment de la mise au monde de l’enfant. En outre, les matières organiques non identifiées par Bernard Bruyère ont pu être, dans certains cas, des restes de placenta. Si, un jour, des découvertes confirment cette hypothèse, nous aurions là un lien significatif avec une pratique qui perdure encore aujourd’hui dans les campagnes égyptiennes, où le placenta du nouveau-né est enterré précautionneusement sous le sol de la maison, dans un champ, dans un cimetière, ou bien confié au Nil ou à un canal187. Selon une croyance populaire, une femme craignant de devenir stérile à la suite d’un accouchement doit enterrer le placenta du nouveau-né sous le seuil de sa porte et passer au-dessus un nombre de fois impair (3, 5 ou 7 fois)188. L’origine de cette pratique semble s’être perdue dans la nuit des temps. Certains parlent du pouvoir magique du placenta lié au devenir de l’enfant quand d’autres croient qu’il assurera une nouvelle grossesse favorable. C’est en tout cas le témoignage que livra, dans les années 80, un obstétricien américain qui eut l’occasion de séjourner dans un village proche de Médinet Habou :
« Une des femmes fit un trou à côté du lit de Fatimah et y enterra son placenta, avec une mixture de sucre brut et d’épices "pour assurer une bonne grossesse la prochaine fois". » 189
Aujourd’hui encore, le placenta revêt une importance très forte dans la société égyptienne. On l’appelle d’ailleurs al-walad al-tani, une expression qui signifie « le second enfant ».
Comme nous l’avons vu à l’occasion du rite de passage nécessaire à l’Égyptienne pour prendre ou retrouver pleinement ses prérogatives de mère, la femme nouvellement accouchée doit subir un rituel de purification destiné à ôter toute trace de souillure causée par l’accouchement. Une cérémonie similaire est organisée pour le nouveau-né dans le même but, ainsi que nous l’apprend un passage du Livre des Morts :
« Qu’est-ce donc ? C’est une purification le jour de sa naissance : j’ai [été] baigné dans mes deux grands et imposants marais qui sont dans Héracléopolis, ce jour de l’offrande des sujets pour ce grand dieu qui s’y trouve. »190
C’est bien évidemment le défunt et non le nouveau-né qui parle, mais comme je l’ai fait remarquer à plusieurs reprises, de multiples actes et rituels mentionnés dans les textes funéraires ne sont rien d’autre que les échos de pratiques ayant eu cours en période post-natale. Le défunt évoque certes un lieu de purification mythique, mais il mentionne que cette purification passe par une toilette du nouveau-né à l’eau.
Le dernier rituel de séparation dont les sources antiques font état consiste à donner un nom au nouveau-né. Celui-ci passe alors de l’anonymat à une reconnaissance sociale, un statut, un nom qui l’identifie et, par là même, lui permet d’exister et d’être reconnu aux yeux de tous. Là encore, on ignore comment et quand se déroule cette étape. Certains égyptologues ont avancé le fait que l’enfant soit nommé dès sa naissance afin que son nom le protège et surtout parce que, sans nom, l’individu n’est rien. D’autres ont avancé l’hypothèse qu’au contraire, on attend que passent les premiers jours de l’enfant, particulièrement cruciaux dans l’Antiquité, avant de lui donner un nom. À l’heure actuelle, il est bien difficile de trancher car les sources traitant de ce sujet sont rares ; par ailleurs, un document tend à suggérer que l’enfant puisse être nommé avant même sa naissance. Il s’agit d’un chapitre du papyrus Berlin 3027 :
« […] Ce créateur s’en est allé, sachant à ton sujet qu’en ton nom, Meskhenet, tu créeras le ka de cet enfant qui est dans le ventre de cette femme. Pour lui, j’ai édicté un ordre royal à Geb pour qu’il crée le ka. […]
Nout accueille tous les dieux, ses étoiles sont une armée d’étoiles et ne s’éloignent pas comme ses étoiles. Que leur protection vienne pour NN. et qu’elle protège P.
Prononcer ces mots au-dessus d’une paire de briques… […]. »191
L’enfant dont il est question est encore dans le ventre de sa mère, mais il ne peut être considéré comme un embryon. En effet, Meskhenet s’apprête à créer son ka et le rituel évoqué précède visiblement l’accouchement puisqu’il doit être récité sur la paire de briques de naissance. Pourtant la conjuration doit être récitée avec le nom de la mère (NN.) et celui de son enfant (P.).
En l’absence d’autres éléments concrets, il est impossible d’évaluer le crédit à apporter à ce témoignage, ni même d’être assuré que la nomination de l’enfant intervienne toujours au même moment (pré-accouchement, naissance ou quelques jours après). Dans l’Égypte moderne, une cérémonie, organisée le septième jour192 suivant la naissance de l’enfant, officialise le nom qui lui est donné. Celui-ci est choisi à l’avance par les parents193 ou déterminé par le rituel du « pot de la semaine ». Ce récipient est pourvu sur son pourtour d’alvéoles destinées à recevoir sept bougies (correspondant aux jours de la semaine et au pouvoir magique de ce chiffre). Le rituel du pot consiste à allumer les bougies que l’on place dans les alvéoles. À chaque bougie est attribué un nom. On doit attendre que les bougies se consument et la dernière à s’éteindre sera celle qui confirmera le nom de l’enfant194. Il est fort possible que, dans l’Antiquité, le nom ait été déterminé par des événements ou rituels particuliers et qu’il ait été officieusement donné à l’enfant avant d’être proclamé officiellement. Le fait de le rencontrer dans une formule magique est peut-être à mettre en rapport avec le souci de veiller sur la vie de l’enfant lorsque l’accouchement s’annonce difficile.
Nous ignorons tout ou presque de la façon dont se conduit le déroulement précis de la naissance d’un enfant en Égypte ancienne ; il doit sans aucun doute dépendre d’un grand nombre de facteurs tels que le statut social de la femme, son état de santé, celui de son enfant, l’époque, le lieu et probablement une différence est-elle faite entre une première naissance et les suivantes.
Les témoignages que l’on conserve attestent cependant de la mise en œuvre d’un certain nombre de rituels au moment de l’accouchement et après la venue au monde de l’enfant, concourant à placer les deux protagonistes dans des rites de passage destinés à les (ré)intégrer pleinement dans leur communauté. Il est possible que d’autres éléments, actes ou rituels, soient intervenus lors de la naissance mais les sources actuellement à notre disposition ne permettent pas de les connaître ou de les identifier avec certitude.