Le discours de Charles Baker fut interrompu au moment précis où le clocher de l’église de la colline sonnait les douze coups de midi. Dans la petite, mais coquette salle de conférences de l’hôtel Central Park, le micro était presque superflu. Tout le monde se connaissait et chacun se montrait attentif aux présentations de ses collègues. Les soixante-huit invités tournèrent la tête à l’unisson quand les portes de la salle s’ouvrirent violemment sur un groupe d’hommes en uniforme et veste en cuir. Les intellectuels ne sont pas très habitués au comportement grossier des policiers, surtout dans des pays où leur récente démilitarisation ne leur a pas encore laissé le temps d’apprendre à se tenir. Au pupitre, Charles Baker tenta une plaisanterie au sujet d’une invasion ostrogothe. Tandis que les autres restaient sur le seuil, l’un de ces invités non invités s’approcha et chuchota quelque chose à l’oreille du professeur Baker qui, par réflexe, avait couvert le micro avec sa main. Après l’avoir écouté attentivement, le professeur demanda :
— Il y en a pour longtemps ?
Le policier haussa les épaules. Son anglais était plus qu’approximatif.
— I hope no. My chief tell you1.
Charles se demanda ce qu’il avait à voir avec les événements de cette minuscule ville au cœur de la Transylvanie.
Il avait écrit des livres vaguement en lien avec cette région, et il était précisément là pour un colloque d’histoire médiévale. Les policiers se tenaient toujours figés à la porte, plantés avec autorité dans l’épaisse moquette. On distinguait parmi eux une femme aux cheveux très courts qui promenait son regard à travers la salle et s’était arrêtée pour lire l’affiche annonçant : Conférence extraordinaire d’histoire médiévale, avec la participation du célèbre professeur de Princeton, Charles S. Baker. Ce dernier supposa que sa renommée l’avait devancé, et que l’on sollicitait son aide pour résoudre une enquête. Un tel déploiement de force lui parut cependant exagéré.
— Les autorités locales ont besoin de moi pendant quelques heures. Je propose que nous fassions une pause avant de reprendre à 16 heures, comme prévu. Je voudrais moi aussi entendre les exposés de mes collègues Johansson et Briot, des universités d’Uppsala et de la Sorbonne. Je vous prie de m’excuser. Mon second métier m’appelle.
Il avait accentué ces derniers mots avec ironie. Depuis ses deux coups de maître – il avait découvert et révélé au monde entier le secret le mieux conservé sur Abraham Lincoln et le mystère de « la bosse perdue », comme il disait, de Richard III –, il était devenu une sorte de Sherlock Holmes culturel.
Comme il avait l’habitude de répondre à tous ceux qui l’abordaient et parce qu’il était une personnalité éminente, les autorités locales avaient insisté pour le mettre sous protection. Il détestait être chaperonné comme un dignitaire ou comme un mafieux d’un pays de l’Est. L’insistance du maire avait cependant été si forte qu’il s’était résolu à supporter un policier pendant les quarante-huit heures de son séjour en Transylvanie, sous réserve que le garde du corps improvisé se retire sans commentaire s’il avait besoin de rester seul.
La veille, lors du dîner de bienvenue au bar-restaurant de l’hôtel, un type avait tenté de l’approcher pour lui remettre quelque chose. Il tenait à la main un dossier marron qui semblait rempli de documents. Son garde du corps l’avait écarté. Ce matin encore, devant l’appétissant buffet du petit déjeuner, une femme entre deux âges s’était faufilée jusqu’à sa table pour lui glisser une note manuscrite. Elle était repartie aussitôt, sans que Baker ait eu le temps de réagir. Il n’avait pas jugé nécessaire d’appeler le policier obèse censé le protéger, et par ailleurs trop occupé à se goinfrer des douceurs exposées sur six tables au rez-de-chaussée du restaurant. Charles avait fourré le billet dans sa poche et l’avait aussitôt oublié.
Pour lui, le petit déjeuner était le repas le plus important de la journée. Dans sa jeunesse, il sautait souvent cette étape, mais avec le temps, il avait commencé à grossir. Alors il avait changé de rythme : ne sachant jamais où ses activités le conduiraient, il avait appris à caler son estomac dès le matin. Le soir, en revanche, il se couchait presque sans manger. Cette habitude compensait les petits excès. Comme ces derniers jours, avec l’avalanche de plats traditionnels préparés selon des recettes médiévales.
Charles Baker n’était pas prétentieux, il n’était pas difficile non plus, sauf que, ces derniers temps, des personnes de tout genre l’accostaient pour un rien, sur des sujets concrets ou parfaitement farfelus. Il aurait choisi de devenir une rock star, s’il avait vraiment voulu devenir célèbre !
Flanqué de la petite escorte armée, il descendit donc l’escalier en direction des voitures. On l’invita à entrer dans la plus luxueuse. La seule Volkswagen détenue par les services de police de ce bourg. La femme aux cheveux courts monta à côté de lui. Elle lui tendit la main de manière très rigide et se présenta tout aussi sèchement :
— Christa Wolf.
— Charles Baker, répondit le professeur. Vous m’informerez peut-être en chemin ? On gagnera du temps en arrivant au commissariat. Et peut-être même résoudrai-je l’énigme pendant le trajet !
À sa grande surprise, la femme lui répondit dans un anglais parfait, assorti d’un fort accent britannique :
— Nous n’allons pas au commissariat, et il n’y a pas d’énigme à résoudre.
Le message fut transmis sans chichis et sans arrogance. Baker détailla la femme plus attentivement. Il décida qu’elle lui plaisait. C’était toujours comme ça avec les femmes. La première impression était souvent définitive. En toutes choses, il avait pourtant l’esprit ouvert. Si son interlocuteur était persuasif, il était toujours prêt à accepter une opinion contraire à la sienne, mais, en ce qui concernait les femmes, la première impression faisait tout. Chez Christa Wolf, les grands yeux, le teint olivâtre, la coupe à la Gavroche l’intéressaient, et il était intrigué par la cicatrice qui descendait de derrière son oreille et se prolongeait sous le col strict de la chemise boutonnée jusqu’en haut.
— Mais alors que fais-je ici ?
— Je ne peux pas vous le dire maintenant, mais vous le saurez dans quelques minutes, c’est certain.
La femme semblait avoir mis un point final à la conversation. Charles constata alors que la voiture entrait dans la ville médiévale de Sighişoara. C’était son quatrième séjour ici, et il était toujours sous le charme des maisons de guingois qui semblaient s’épauler comme des personnes âgées obligées de s’entraider. La première fois, il était venu pour le livre qui l’avait fait connaître du grand public. La reconnaissance des milieux académiques, il l’avait conquise bien avant, et à de multiples occasions. Tout comme celle du monde politique, en qualité de chef de campagne pour six sénateurs et un président des États-Unis. Des campagnes toutes couronnées de succès. Au cours des dix dernières années, son livre sur la propagande et la manipulation au fil des siècles était devenu la deuxième source la plus citée au monde, dans les publications et les thèses de doctorat portant sur les sciences de la communication.
La voiture passa sous le porche menant à la place centrale de la ville, prit un virage serré à droite, dans la côte aux pavés irréguliers, et s’arrêta non loin d’un grand escalier. Plusieurs voitures de police étaient stationnées au bas des marches, gyrophare allumé, et un cordon de police tentait de retenir la foule des curieux. C’était le début de l’été, et en cette saison Sighişoara était pleine de touristes. Surtout des étrangers voulant visiter un bourg médiéval du bout du monde, parfaitement conservé, et voir la maison où, selon la rumeur, serait né le prince des ténèbres, Vlad III l’Empaleur, dit Dracula.