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La découverte de l’enfance


L’art médiéval, jusqu’au XIIe siècle environ, ne connaissait pas l’enfance ou ne tentait pas de la représenter ; on a peine à croire que cette absence était due à la gaucherie ou à l’impuissance. On pensera plutôt qu’il n’y avait pas de place pour l’enfance dans ce monde. Une miniature ottonienne du XIe siècle1, nous donne une idée impressionnante de la déformation que l’artiste faisait alors subir aux corps d’enfants dans un sens qui nous paraît s’éloigner de notre sentiment et de notre vision. Le sujet est la scène de l’Evangile où Jésus demande qu’on laisse venir à lui les petits enfants, le texte latin est clair : parvuli. Or le miniaturiste groupe autour de Jésus huit véritables hommes sans aucun des traits de l’enfance : ils sont simplement reproduits à une échelle plus petite. Seule, leur taille les distingue des adultes. Sur une miniature française de la fin du XIe siècle2 les trois enfants que saint Nicolas ressuscite sont aussi ramenés à une échelle plus réduite que les adultes, sans autre différence d’expression ni de traits. Le peintre n’hésitera pas à donner à la nudité de l’enfant, dans les très rares cas où elle est exposée, la musculature de l’adulte : ainsi, dans le psautier de saint Louis de Leyde3, daté de la fin du XIIe ou du début du XIIIe siècle, Ismaël, peu après sa naissance a les abdominaux et les pectoraux d’un homme. Malgré plus de sentiment dans la mise en scène de l’enfance4, le XIIIe siècle restera fidèle à ce procédé. Dans la Bible moralisée de saint Louis, les représentations d’enfants deviennent plus fréquentes, mais ceux-ci ne sont toujours pas caractérisés autrement que par leur taille. Un épisode de la vie de Jacob : Isaac est assis entouré de ses deux femmes et d’une quinzaine de petits hommes qui arrivent à la taille des grandes personnes, ce sont leurs enfants5. Job est récompensé pour sa foi, il redevient riche et l’enlumineur évoque sa fortune en plaçant Job entre un bétail à gauche, et des enfants à droite, également nombreux : image traditionnelle de la fécondité inséparable de la richesse. Sur une autre illustration du livre de Job, des enfants sont échelonnés, par ordre de taille.

Ailleurs encore, dans l’Evangéliaire de la Sainte-Chapelle du XIIIe siècle6 au moment de la multiplication des pains, le Christ et un apôtre encadrent un petit homme qui leur arrive à la taille : sans doute l’enfant qui portait les poissons. Dans le monde des formules romanes, et jusqu’à la fin du XIIIe siècle, il n’y a pas d’enfants, caractérisés par une expression particulière, mais des hommes de taille plus réduite. Ce refus d’accepter dans l’art la morphologie enfantine se retrouve d’ailleurs dans la plupart des civilisations archaïques. Un beau bronze sarde du IXe siècle avant Jésus-Christ7 représente une sorte de Piéta : une mère tenant dans ses bras le corps assez grand de son fils. Mais il s’agit peut-être d’un enfant, remarque la notice du catalogue : « La petite figure masculine pourrait être aussi bien un enfant qui, selon la formule adoptée à l’époque archaïque par d’autres peuples, serait représentée comme un adulte. » Tout se passe en effet comme si la représentation réaliste de l’enfant, ou l’idéalisation de l’enfance, de sa grâce, de sa rondeur, étaient propres à l’art grec. Les petits Eros prolifèrent avec exubérance à l’époque hellénistique. L’enfance disparaît de l’iconographie avec les autres thèmes hellénistiques, et le roman revint à ce refus des traits spécifiques de l’enfance qui caractérisait déjà les époques archaïques, antérieures à l’hellénisme. Il y a là autre chose qu’une simple coïncidence. Nous partons d’un monde de représentation où l’enfance est inconnue : les historiens de la littérature (Mgr Calvé) ont fait la même remarque à propos de l’épopée, où des enfants prodiges se conduisent avec la bravoure et la force physique des preux. Cela signifie sans aucun doute que les hommes des Xe-XIe siècles ne s’attardaient pas à l’image de l’enfance, que celle-ci n’avait pour eux ni intérêt, ni même réalité. Cela laisse à penser aussi que dans le domaine des mœurs vécues, et non plus seulement dans celui d’une transposition esthétique, l’enfance était un temps de transition, vite passé, et dont on perdait aussi vite le souvenir.

Tel est notre point de départ. Comment de là, arrive-t-on aux marmousets de Versailles, aux photos d’enfants de tous âges de nos albums de famille ?

Vers le XIIIe siècle, plusieurs types d’enfants apparaissent un peu plus proches du sentiment moderne.

Il y a l’ange, représenté sous l’apparence d’un très jeune homme, d’un jeune adolescent : un clergeon, comme dit P. du Colombier8. Mais quel est l’âge du clergeon ? Des enfants plus ou moins grands qui étaient élevés pour répondre à l’office, et qui étaient destinés aux ordres, des sortes de séminaristes, à une époque où il n’y avait pas de séminaires, et où l’école latine, la seule, était réservée à la formation des clercs. « Ceans, dit un Miracle Notre-Dame9, avait des enfants de petit eaige qui savoyent pou de lettres, ains plus volontiers eussent alaittié leurs mères (mais on sevrait très tard : la Juliette de Shakespeare était encore nourrie au sein à trois ans) que faire le service divin. » L’ange de Reims, par exemple, sera un garçon déjà grand, plutôt qu’un enfant, mais les artistes marqueront avec une affectation certaine les traits ronds et gracieux, à la limite, un peu efféminés, des très jeunes gens. Nous sommes loin déjà des adultes à petite échelle de la miniature ottonienne. Ce type d’anges adolescents deviendra très fréquent au XIVe siècle et durera encore jusqu’à la fin du quattrocento italien : les anges de Fra Angelico, de Botticelli, de Ghirlandajo lui appartiennent.

Le second type d’enfant sera le modèle et l’ancêtre de tous les petits enfants de l’histoire de l’art : l’enfant Jésus, ou l’enfant Notre-Dame, car l’enfance est ici liée au mystère de sa maternité et au culte marial. Au début Jésus reste, comme les autres enfants une réduction d’adulte : un petit prêtre-Dieu en majesté, présenté par la Theotokos. L’évolution vers une représentation plus réaliste et plus sentimentale de l’enfance commencera très tôt dans la peinture : sur une miniature de la seconde moitié du XIIe siècle10, Jésus debout porte une chemise légère, presque transparente, il s’accroche des deux bras au cou de sa mère et se blottit contre elle, joue contre joue. Avec la maternité de la Vierge, la petite enfance pénètre dans le monde des représentations. Au XIIIe siècle, elle inspire d’autres scènes familiales. Dans la Bible moralisée de saint Louis11, on découvre des scènes de famille où les parents sont entourés de leurs enfants, avec le même accent de tendresse qu’au jubé de Chartres ; ainsi la famille de Moïse : le mari et la femme se tiennent par la main, et les enfants (petits hommes) qui les entourent tendent leurs mains vers leur mère. Ces cas restent rares : le sentiment charmant de la petite enfance demeure limité à l’enfant Jésus jusqu’au XIVe siècle, où, on le sait, l’art italien contribuera à le développer et à l’étendre, il est lié à la tendresse de la mère.

Un troisième type d’enfant apparaît à l’époque gothique : l’enfant nu. L’enfant Jésus n’est presque jamais représenté nu. Le plus souvent, il est, comme d’autres enfants de son âge, chastement emmailloté, ou vêtu d’une chemise ou d’une robe. Il ne se dénudera qu’à la fin du Moyen Age. Les quelques miniatures des Bibles moralisées qui mettent en scène des enfants, les habillent, sauf s’il s’agit des Innocents ou des enfants morts dont Salomon jugera les mères. C’est l’allégorie de la mort et de l’âme qui introduira dans le monde des formes l’image de cette jeune nudité. Déjà dans l’iconographie pré-byzantine du Ve siècle où apparaissent bien des traits du futur art roman, on réduisait les dimensions du corps des morts. Les cadavres étaient plus petits que les corps. Dans l’Iliade de l’Ambrosienne12 les morts des scènes de bataille ont la moitié de la taille des vivants. Dans notre art médiéval l’âme est représentée par un petit enfant nu et en général asexué. Les jugements derniers conduisent sous cette forme les âmes des justes dans le sein d’Abraham13. Le moribond l’exhale de sa bouche : image du départ de l’âme. On figure ainsi l’entrée de l’âme dans le monde, que ce soit une conception miraculeuse et sacrée : l’ange de l’Annonciation remet à la Vierge un enfant nu, l’âme de Jésus14, que ce soit une conception très naturelle — un couple repose au lit, en apparence bien sagement, mais il a dû se passer quelque chose, car un petit enfant nu arrive par les airs et pénètre dans la bouche de la femme15 : « la création de l’âme humaine par nature ».

Au cours du XIVe et surtout du XVe siècle, ces types médiévaux évolueront, mais dans le sens déjà indiqué au XIIIe siècle. Nous avons dit que l’ange-clergeon animera encore la peinture religieuse du XVe siècle, sans grand changement. Par contre le thème de la sainte enfance ne cessera, à partir du XIVe siècle, de s’amplifier et de se diversifier : sa fortune et sa fécondité témoignent du progrès, dans la conscience collective, de ce sentiment de l’enfance que, seule, une attention spéciale peut isoler au XIIIe siècle, et qui n’existait pas du tout au XIe siècle. Dans le groupe de Jésus et de sa mère, l’artiste soulignera les aspects gracieux, tendres, naïfs, de la petite enfance : l’enfant cherchant le sein de sa mère, ou s’apprêtant à l’embrasser, à la caresser ; l’enfant jouant aux jeux connus de l’enfance avec un oiseau qu’il tient attaché, avec un fruit ; l’enfant mangeant sa bouillie ; l’enfant qu’on emmaillote. Tous les gestes observables sont désormais évoqués, observables du moins à qui veut bien y faire attention. Ces traits de réalisme sentimental tardent à s’étendre au-delà de l’iconographie religieuse, on ne s’en étonnera pas : on sait qu’il en est ainsi du paysage, de la scène de genre. Il n’en demeure pas moins que le groupe de la Vierge à l’enfant se transforme et devient de plus en plus profane : l’image d’une scène de la vie quotidienne.

Timidement d’abord, de plus en plus souvent ensuite, l’enfance religieuse ne se limite plus à celle de Jésus ; s’y ajoute d’abord l’enfance de la Vierge qui inspire au moins deux thèmes nouveaux et fréquents : le thème de la naissance de la Vierge, on s’affaire dans la chambre de l’accouchée, autour du nouveau-né qu’on baigne et qu’on enveloppe, qu’on présente à sa mère ; le thème de l’éducation de la Vierge, de la leçon de lecture — la Vierge suit sa leçon sur un livre que tient sainte Anne. Puis, les autres saintes enfances : celles de saint Jean, le compagnon de jeu de l’enfant Jésus, de saint Jacques, les enfants de saintes femmes : Marie-Zébédée, Marie Salomé. Une iconographie entièrement nouvelle se forme ainsi, multipliant des scènes d’enfants et s’attachant à réunir en de mêmes ensembles le groupe de ces saints enfants, avec ou sans leurs mères.

Cette iconographie qui remonte en général au XIVe siècle coïncide avec un foisonnement d’histoires d’enfants dans les légendes et contes pieux, comme ceux des Miracles Notre-Dame. Elle s’est maintenue jusqu’au XVIIe siècle, et on la suit dans la peinture, la tapisserie, la sculpture. Nous aurons d’ailleurs l’occasion d’y revenir à propos des dévotions de l’enfance.

De cette iconographie religieuse de l’enfance, va enfin se détacher une iconographie laïque, aux XVe et XVIe siècles. Ce n’est pas encore la représentation de l’enfant seul. La scène de genre se développe alors par transformation d’une iconographie allégorique conventionnelle, inspirée de la conception antique-médiévale de la nature : âges de la vie, saisons, sens, éléments. Des scènes de genre, des anecdotes se substituent à des représentations statiques de personnages symboliques. Nous aurons à revenir plus longuement sur cette évolution16. Retenons ici que l’enfant devient l’un des personnages les plus fréquents de ces petites histoires, l’enfant dans la famille, l’enfant et ses compagnons de jeux, qui sont souvent des adultes, enfants dans la foule, mais bien « mis en page », sur les bras de leur mère, ou tenus par la main, ou jouant, ou encore, pissant, l’enfant dans les foules assistant aux miracles, aux martyrs, écoutant les prédications, suivant les rites liturgiques comme les présentations ou les circoncisions ; l’enfant apprenti de l’artisan orfèvre, peintre, etc., l’enfant à l’école, thème fréquent et ancien, qui remonte au XIVe siècle et ne cessera d’inspirer les scènes de genre jusqu’au XIXe siècle.

Encore une fois, ne nous abusons pas : ces scènes de genre ne se consacrent pas en général à la description exclusive de l’enfance, mais elles comptent très souvent des enfants parmi leurs protagonistes, principaux ou secondaires. Ce qui nous suggère les deux idées suivantes : d’abord les enfants étaient dans la vie quotidienne mêlés aux adultes, et tout rassemblement pour le travail ou la flânerie ou le jeu réunissait à la fois des enfants et des adultes ; ensuite, on s’attachait particulièrement à la représentation de l’enfance pour sa grâce ou pour son pittoresque (le goût du pittoresque anecdotique s’est développé aux XVe et XVIe siècles et a coïncidé avec le sentiment de l’enfance mignonne), et on se plaisait à souligner l’enfant dans le groupe et dans la foule. Deux idées dont l’une nous paraît archaïque : nous avons aujourd’hui, et on avait vers la fin du XIXe siècle, tendance à séparer le monde des enfants de celui des adultes — tandis que l’autre annonce le sentiment moderne de l’enfance.

 

 

 

 

Si l’origine des thèmes de l’ange, des saintes enfances, et de leurs développements iconographiques postérieurs remontent bien au XIIIe siècle, il apparaît au XVe siècle deux types nouveaux de représentation de l’enfance : le portrait et le putto. L’enfant, nous l’avons vu, n’est pas absent du Moyen Age, du moins à partir du XIIIe siècle, mais il n’est jamais un portrait, le portrait d’un enfant réel, tel qu’il était à un moment de sa vie.

Dans les effigies funéraires dont la collection Gaignières17 nous a conservé la description, l’enfant n’apparaît que très tard, au XVIe siècle. Chose curieuse, il apparaît d’abord non pas sur le tombeau de l’enfant ou de ses parents, mais sur celui de ses professeurs. Sur les sépultures des maîtres de Bologne, on a évoqué la leçon du professeur au milieu de ses élèves18. Dès 1378, le cardinal de La Grange, évêque d’Amiens, faisait représenter les deux princes dont il avait été le tuteur, à dix et sept ans, sur un « beau pilier » de sa cathédrale19. On n’avait pas l’idée de conserver l’image d’un enfant que celui-ci ait vécu et soit devenu homme, ou qu’il soit mort en bas âge. Dans le premier cas, l’enfance n’était qu’un passage sans importance, qu’il n’y avait pas lieu de fixer dans le souvenir ; dans le second cas, celui de l’enfant mort, on ne pensait pas que cette petite chose disparue trop tôt fût digne de mémoire : il y en avait trop, dont la survie était si problématique ! Le sentiment était et est resté longtemps très fort qu’on faisait plusieurs enfants pour en conserver seulement quelques-uns. Encore au XVIIe siècle, dans la ruelle des caquets de l’accouchée, une voisine, femme d’un maître des requêtes, calme ainsi l’inquiétude de l’accouchée, mère de cinq « petites canailles » : « Auparavant qu’ils soient en état de te donner beaucoup de peine, tu en auras perdu la moitié, ou peut-être tout. » Etrange consolation20 ! On ne pouvait s’attacher trop à ce qu’on considérait comme un éventuel déchet. Cela explique des mots qui étonnent notre sensibilité contemporaine, tel celui de Montaigne : « J’ai perdu deux ou trois enfants en nourrice, non sans regrets, mais sans fascherie21 », ou celui de Molière, à propos de la Louison du Malade imaginaire : « La petite ne compte pas. » L’opinion commune devait, comme Montaigne, « ne leur reconnaître ni mouvement en l’âme, ni forme reconnaissable au corps ». Mme de Sévigné rapporte sans surprise22 un mot semblable de Mme de Coetquen, quand celle-ci s’évanouit à la nouvelle de la mort de sa petite fille : « Elle est très affligée et dit que jamais elle n’en aura une si jolie. »

On ne pensait pas que cet enfant contenait déjà toute une personne d’homme, comme nous croyons communément aujourd’hui. Il en mourait trop : « Ils me meurent tous en mourrice », disait encore Montaigne. Cette indifférence était une conséquence directe et inévitable de la démographie de l’époque. Elle a persisté jusqu’au XIXe siècle, au fond des campagnes, dans la mesure où elle était compatible avec le christianisme qui respectait chez l’enfant baptisé l’âme immortelle. On rapporte qu’on a très longtemps conservé en pays basque l’habitude d’enterrer dans la maison, sur le seuil, dans le jardin, l’enfant mort sans baptême. Il y a peut-être là survivance de très antiques rites, d’offrandes sacrificielles. Ou plutôt n’enterrait-on pas l’enfant mort trop tôt n’importe où, comme on ensevelit aujourd’hui un animal domestique, un chat ou un chien ? Il était si peu de chose, si mal engagé dans la vie, qu’on ne craignait pas qu’après sa mort il revienne importuner les vivants. Notons que dans la gravure liminaire de la Tabula Cebetis23, Mérian a placé les petits enfants dans une sorte de zone marginale, entre la terre d’où ils sortent et la vie où ils n’ont pas encore pénétré et dont les sépare un portique avec cette inscription : Introitus ad vitam. Ne parlons-nous pas encore aujourd’hui d’entrer dans la vie au sens de sortir de l’enfance ? Ce sentiment d’indifférence à l’égard d’une enfance trop fragile, où le déchet est trop grand n’est pas si loin, au fond, de l’insensibilité des sociétés romaines ou chinoises qui pratiquaient l’exposition des enfants. On comprend dès lors l’abîme qui sépare notre conception de l’enfance de celle antérieure à la révolution démographique ou à ses prodromes. Nous ne devons pas nous étonner de cette insensibilité, elle n’est que trop naturelle dans les conditions démographiques de l’époque. Par contre, nous devons être surpris par la précocité du sentiment de l’enfance, alors que les conditions démographiques lui demeuraient encore aussi peu favorables. Statistiquement, objectivement, ce sentiment aurait dû apparaître beaucoup plus tard. Passe encore pour le goût du pittoresque et de la gentillesse de ce petit être, pour le sentiment de l’enfance mignonne, qui s’amuse des drôleries et des naïvetés du bas âge : « niaiseries puériles » dont nous, adultes, nous amusons « pour notre passe-temps, ainsi que des guenons24 ». Ce sentiment pouvait bien s’accommoder de l’indifférence à l’égard de la personnalité essentielle et définitive de l’enfant : l’âme immortelle. Le goût nouveau du portrait indique que les enfants sortent de l’anonymat où les maintenait leur faible chance de survivre. Il est très remarquable en effet qu’on ait éprouvé à cette époque de gaspillage démographique le désir de fixer pour en conserver le souvenir les traits d’un enfant qui vivra ou d’un enfant mort. Le portrait de l’enfant mort, en particulier, prouve que cet enfant n’est plus considéré aussi généralement comme un déchet inévitable. Cette attitude mentale n’élimine pas le sentiment contraire, celui de Montaigne, des caquets de l’accouchée, de Molière : jusqu’au XVIIIe siècle, ils coexisteront. C’est seulement au XVIIIe siècle, avec la naissance du malthusianisme et l’extension des pratiques contraceptives, que l’idée de gaspillage nécessaire disparaîtra.

L’apparition du portrait de l’enfant mort au XVIe siècle marque donc un moment très important dans l’histoire des sentiments. Ce portrait sera d’abord une effigie funéraire. L’enfant ne sera d’abord pas représenté seul, mais sur la tombe de ses parents. Des relevés de Gaignières25 montrent l’enfant à côté de sa mère et très petit, ou encore aux pieds des gisants. Ces tombes sont toutes du XVIe siècle : 1503, 1530, 1560. Parmi les tombes si curieuses de l’abbaye de Westminster, on remarquera celle de la marquise de Winchester, morte en 158626. La marquise est en gisante de grandeur naturelle. Sur le devant de sa tombe, figurent à petite échelle la statue agenouillée du marquis son époux, et la minuscule tombe d’un enfant mort. Toujours à Westminster, le comte et la comtesse de Shrewsbury sont représentés sur une tombe de 1615-1620, en gisants : leur petite fille est agenouillée à leurs pieds, les mains jointes. Notons que les enfants qui entourent les défunts ne sont pas toujours morts : c’est toute la famille qui se réunit autour de ses chefs, comme si c’était au moment de recueillir leur dernier soupir. Mais à côté des enfants encore vivants alors, on a représenté ceux qui étaient déjà morts ; un signe les distingue, ils sont plus petits et tiennent une croix à la main (tombeau de John Coke à Halkham, 1639), ou bien une tête de mort : sur le tombeau de Cope d’Ayley à Hambledone (1633), quatre garçons et trois filles entourent les défunts, un garçon et une fille tiennent une tête de mort.

Il existe à Toulouse, au musée des Augustins, un triptyque très curieux qui provient du cabinet de Du Mège27. Les volets sont datés de 1610. De chaque côté d’une descente de croix, les donateurs sont agenouillés, le mari et la femme, avec leur âge. Ils ont l’un et l’autre soixante-trois ans. A côté de l’homme, on voit un enfant, qui porte le costume alors en usage chez les plus petits, avant cinq ans : la robe et le tablier des filles28 et un grand bonnet empanaché de plumes. L’enfant est habillé de couleurs vives et riches, vert broché d’or, qui accentuent la sévérité des costumes noirs des donateurs. Cette femme de soixante-trois ans ne peut avoir un enfant de cinq ans. Il s’agit d’un enfant mort, sans doute un fils unique dont le vieux ménage gardait le souvenir : ils ont voulu qu’il soit à leurs côtés dans ses plus beaux atours.

C’était une habitude pieuse de donner aux églises un tableau — ou un vitrail : au XVIe siècle le donateur se faisait représenter avec toute sa famille. Dans les églises allemandes on peut voir encore, accrochés aux piliers ou aux murs, de nombreux tableaux de ce genre qui sont des portraits de famille. Sur l’un d’eux, de la seconde moitié du XVIe siècle, dans l’église Saint-Sébastien de Nuremberg, on voit le père, avec derrière lui deux fils, déjà grands, et une masse mal différenciée de six garçons entassés, se cachant les uns derrière les autres, si bien que certains sont à peine visibles. Ne sont-ils pas des enfants morts ?

Un tableau semblable, daté de 1560 conservé au musée de Bregenz porte, sur les banderoles, les âges des enfants : trois garçons, un, deux, trois ans, cinq filles, un, deux, trois, quatre, cinq ans. Or, l’aînée de cinq ans a la taille et le costume de la benjamine de un an. On lui a laissé sa place dans la scène familiale, comme si elle avait vécu, mais on la représente à l’âge où elle est morte.

Ces familles ainsi alignées sont des œuvres naïves, gauches, monotones, sans style : leurs auteurs comme leurs modèles demeurent inconnus ou obscurs. Il en est autrement lorsque le donateur s’est adressé à un peintre renommé : les historiens de l’art ont alors fait les recherches nécessaires à l’identification des personnages d’une toile célèbre. C’est le cas de la famille de Meyer qu’Holbein a représentée en 1526 au pied de la Vierge. Nous savons que sur les six personnages de la composition, trois étaient morts en 1526 : la première femme de Jacob Meyer, et ses deux garçons, l’un mort à dix ans, l’autre plus jeune, ce dernier est nu.

Il s’agit bien d’une coutume qui est devenue commune au XVIe siècle jusqu’au milieu du XVIIe : le musée de Versailles conserve un tableau de Nocret représentant les familles de Louis XIV et de son frère : la toile est célèbre parce que le roi et les princes sont à demi nus — au moins les hommes — comme les dieux de l’Olympe. Nous retiendrons ici un détail : au pied de Louis XIV sur le devant de la scène, Nocret a dressé un tableau qui enferme dans son cadre deux petits enfants, morts en bas âge. L’enfant apparaît donc d’abord à côté de ses parents, dans des portraits de famille.

Les relevés de Gaignières signalent dès la fin du XVIe siècle des tombeaux à effigies d’enfants isolés : l’un est de 1584, l’autre de 1608. L’enfant est représenté dans le costume particulier à son âge, en robe et en bonnet, comme celui de la descente de croix de Toulouse. Quand Jacques Ier perdit en deux ans, en 1606 et 1607, deux filles l’une à trois jours, l’autre à deux ans, il les fit représenter sur leurs tombeaux de Westminster, dans leurs parures, et il voulut que la plus petite reposât dans un berceau d’albâtre où tous les accessoires seraient fidèlement reproduits pour donner l’illusion du réel : dentelles des lingeries et du bonnet. Une inscription indique bien le sentiment pieux qui donnait à cet enfant de trois jours une personnalité définitive : Rosula Regia prae-propera Fato decerpta, parentibus erepta, ut in Christi Rosario reflorescat.

En dehors des effigies funéraires, les portraits d’enfants isolés de leurs parents, sont rares jusqu’à la fin du XVIe siècle : le dauphin Charles Orlando du Maître de Moulins (autre témoignage de la piété à l’égard des enfants disparus très tôt). Par contre, au début du XVIIe siècle, ils devinrent très nombreux, on sent que l’habitude était prise de conserver par l’art du peintre l’aspect fugace de l’enfance. Dans les portraits l’enfant se sépare de la famille, comme un siècle plus tôt, au début du XVIe siècle, la famille s’était séparée de la partie religieuse du tableau à donateurs. Il est désormais représenté seul et pour lui-même : c’est la grande nouveauté du XVIIe siècle. L’enfant sera l’un de ses modèles favoris. Les exemples abondent ; parmi les peintres renommés Rubens, Van Dyck, Franz Hals, Le Nain, Ph. de Champaigne. Les uns représentent des petits princes, comme les enfants de Charles Ier de Van Dyck, ou ceux de Jacques II de Largillière, d’autres des enfants de grands seigneurs comme ces trois enfants de Van Dyck dont l’aîné porte l’épée, d’autres des bourgeois aisés comme ceux de Le Nain ou de Ph. de Champaigne. Il arrive qu’une inscription donne le nom et l’âge comme c’était l’ancienne coutume pour les grandes personnes. Tantôt l’enfant est seul (Grenoble, Ph. de Champaigne), tantôt le peintre groupe plusieurs enfants d’une même famille. Il s’agit d’un style de portrait banal, répété par beaucoup de peintres anonymes, qu’on rencontre souvent dans les musées de province ou chez les antiquaires. Chaque famille veut désormais posséder les portraits de ses enfants, et dès l’âge où ils sont encore enfants. Cette coutume naît au XVIIe siècle, elle ne cessera jamais, la photographie a relayé la peinture au XIXe siècle : le sentiment n’a pas changé.

Avant d’en finir avec le portrait, il importe de signaler les représentations d’enfants sur ex-voto, qu’on commence à relever ici et là : il en existe au musée de la cathédrale du Puy, et l’exposition du XVIIe siècle de 1958 a fait connaître un étonnant enfant malade, qui doit être aussi un ex-voto.

Ainsi, quoique les conditions démographiques n’aient pas beaucoup changé du XIIIe au XVIIe siècle, que la mortalité des enfants se soit maintenue à un niveau très élevé, une sensibilité nouvelle accorde à ces êtres fragiles et menacés une particularité qu’on négligeait auparavant de leur reconnaître : comme si la conscience commune découvrait alors seulement que l’âme de l’enfant était aussi immortelle. Il est certain que cette importance donnée à la personnalité de l’enfant se rattache à une christianisation des mœurs plus profonde.

Cet intérêt porté à l’enfant précède de plus d’un siècle le changement des conditions démographiques, qu’on peut à peu près dater de la découverte de Jenner : des correspondances comme celle du général de Martange29 montrent que des familles ont alors tenu à faire vacciner leurs enfants ; ce soin contre la variole implique un état d’esprit qui devait en même temps favoriser d’autres pratiques d’hygiène, et permettre un recul de la mortalité, compensé d’ailleurs en partie par un contrôle de plus en plus étendu de la natalité.

 

 

 

Une autre représentation de l’enfant inconnue du Moyen Age est le putto, le petit enfant nu. Il apparaît à la fin du XVIe siècle, et, de toute évidence, il faut y reconnaître l’Eros hellénistique retrouvé. Le thème de l’enfant nu a tout de suite été accueilli avec une faveur extraordinaire, même en France où l’italianisme rencontrait certaines résistances indigènes. Le duc de Berry30 possédait d’après ses inventaires, une « chambre aux enfants », c’est-à-dire une pièce décorée de tapisseries qu’animaient des putti. Van Marie se demande « si parfois les scribes des inventaires n’ont pas appelé enfants ces angelots à demi païens : ces “putti” qui ornent si souvent le feuillage des tapisseries de la deuxième moitié du XVe siècle ».

Au XVIe siècle, le fait est bien connu, les putti vont envahir la peinture, et devenir un motif décoratif répété à satiété. Titien en particulier en a usé, sinon abusé : qu’on songe au triomphe de Vénus du Prado.

Le XVIIe siècle n’en paraît pas fatigué, que ce soit à Rome, à Naples, ou à Versailles où les putti conservent encore le vieux nom de marmousets. La peinture religieuse ne leur échappera pas, grâce à la transformation en putto de l’ange-clergeon médiéval. Désormais l’ange ne sera plus (sauf l’ange gardien) cet éphèbe qu’on voit encore sur les toiles de Botticelli, il est devenu lui aussi un petit amour nu, même si, pour satisfaire la pudeur post-tridentine, sa nudité est voilée par des nuages, vapeurs, étoffes. La nudité du putto gagne même l’enfant Jésus et les autres enfants sacrés. Quand on répugne à cette nudité complète on se contente de la rendre plus discrète ; on évite de trop habiller Jésus ou de l’emmailloter : on le montre au moment où sa mère défait les bandes du maillot31, où on dévoile ses épaules et ses jambes. P. du Colombier a déjà remarqué à propos des Lucca della Robbia de l’hôpital des Innocents, qu’il n’est pas possible de représenter l’enfance sans évoquer sa nudité32. Ce goût de la nudité de l’enfant se rattache évidemment au goût général de la nudité à l’antique, qui gagnait même le portrait. Mais il a duré plus longtemps, et il a gagné toute la décoration : qu’on songe à Versailles, ou au plafond de la villa Borghèse à Rome. Le goût du putto correspondait à quelque chose de plus profond que celui de la nudité à l’antique, et qu’il faut rapporter à un large mouvement d’intérêt en faveur de l’enfance.

Comme l’enfant médiéval, enfant sacré ou allégorie de l’âme, ou créature angélique, le putto ne fut ni au XVe siècle ni au XVIe siècle un enfant réel, historique. Cela est d’autant plus remarquable que le thème du putto est né et s’est développé en même temps que le portrait d’enfant. Mais les enfants des portraits du XVe et du XVIe siècle ne sont jamais, ou presque jamais, des enfants nus. Ou bien ils sont emmaillotés même si on les représente à genoux33, ou bien ils portent l’habit de leur âge et de leur condition. On n’imaginait pas l’enfant historique, même très petit, dans la nudité de l’enfant mythologique et décoratif, et cette distinction a persisté longtemps.

Le dernier épisode de l’iconographie enfantine sera l’application de la nudité décorative du putto au portrait d’enfant : c’est aussi au XVIIe siècle qu’il faut le situer. On relève bien au XVIe siècle quelques portraits d’enfants nus. Ils sont plutôt rares : l’un des plus anciens est peut-être l’enfant mort en bas âge de la famille Meyer de Holbein (1521) : on ne peut s’empêcher de penser à l’âme médiévale ; il existe dans une salle du palais d’Innsbruck une fresque où Marie-Thérèse voulut réunir tous ses enfants : à côté des vivants, une princesse morte est représentée dans une nudité très pudiquement drapée.

Dans une toile du Titien de 1571 ou 157534, Philippe II, dans un geste d’offrande, tend à la Victoire son fils, l’infant Ferdinand, complètement nu : il ressemble au putto familier de Titien, il a l’air de trouver la situation très drôle : les putti sont souvent représentés pendant leurs jeux.

En 1560 Véronèse peignait, selon la coutume, devant la Vierge à l’enfant, la famille Cucina-Fiacco, réunie : trois hommes, dont le père, une femme — la mère, six enfants. A l’extrême droite une femme est à demi coupée par le tableau : elle tient dans ses bras un enfant nu, comme la Vierge tient l’enfant, ressemblance accentuée par le fait que la femme ne porte pas le costume réel de son temps. Elle n’est pas la mère pour être ainsi à moitié écartée de la scène. La nourrice du dernier-né35 ? Une peinture du Hollandais P. Ærtsen du milieu du XVIe siècle représente une famille : le père, un garçon de cinq ans environ, une fille de quatre ans ; la mère est assise et tient sur ses genoux un petit garçon nu36.

Il existe certainement d’autres cas qu’une enquête plus approfondie révélerait : ils ne sont pas assez nombreux pour créer un goût commun et banal.

Au XVIIe siècle, les exemples deviennent plus nombreux et plus caractéristiques du sentiment : l’Hélène Fourment de Munich portant dans ses bras son fils tout nu, distingué du putto banal, par la ressemblance sans doute, mais aussi par un bonnet à plume, comme en portaient alors les enfants. Le dernier des enfants de Charles Ier de Van Dyck, de 1637 est à côté de ses frères et sœurs, nu, à demi enveloppé dans le linge sur lequel il est étendu.

« Lorsque Le Brun représente en 1647 le banquier et collectionneur Jabach dans sa maison de la rue Saint-Merri, écrit L. Hautecœur37, il nous montre cet homme puissant, vêtu sans apparat, les bas mal tirés, qui commente à sa femme et à son fils sa dernière acquisition… ses autres enfants sont là : le dernier-né, nu comme un Jésus repose sur un coussin — l’une de ses sœurs joue avec lui. » Le petit Jabach, mieux que les enfants nus d’Holbein, de Véronèse, de Titien, de Van Dyck, même de Rubens, a exactement la pose du bébé moderne devant l’objectif des photographes d’art. Désormais la nudité du petit enfant devient une convention du genre et tous les petits enfants qu’on habillait toujours cérémonieusement au temps de Le Nain et de Ph. de Champaigne, seront figurés nus. On trouve cette convention aussi bien chez Largillière, peintre de grands bourgeois que chez Mignard, peintre de cour : le dernier-né du grand-dauphin de Mignard (Louvre) est nu sur un coussin près de sa mère, tel le petit Jabach.

Ou bien l’enfant est tout à fait nu, comme ce portrait du comte de Toulouse de Mignard38, sa nudité à peine voilée par la bouche d’un ruban, déroulé pour les besoins de la cause, comme cet enfant de Largillière39 qui tient une serpe ; ou bien il est vêtu, non pas d’un costume véritable semblable aux habits en usage, mais d’un déshabillé qui ne couvre pas toute la nudité, et la laisse volontairement apparaître : ainsi ces portraits d’enfants de Belle où les jambes et les pieds sont nus, le duc de Bourgogne de Mignard, simplement vêtu d’une chemise légère. Il n’est plus nécessaire de suivre le thème, devenu conventionnel. On le retrouvera à son terme dans les albums de famille, aux devantures des « photographes d’art » d’hier : bébés montrant leurs petits fesses juste pour la pose, car ils étaient soigneusement recouverts, langés, culottés ; petits garçons, petites filles qu’on habillait pour la circonstance juste d’une jolie chemise transparente. Il n’y avait pas d’enfant dont on ne conservait l’image dans une nudité, directement héritée des putti de la Renaissance : singulière persistance dans le goût collectif, bourgeois autant que populaire, d’un thème qui fut à l’origine décoratif ; l’Eros antique, retrouvé au XVe siècle, sert toujours de modèle aux « portraits d’art » du XIXe et du XXe siècle.

 

 

 

Le lecteur de ces pages n’aura pas manqué de noter l’importance du XVIIe siècle dans l’évolution des thèmes de la petite enfance. C’est au XVIIe siècle que les portraits d’enfants seuls deviennent nombreux et banals. C’est aussi au XVIIe siècle que les portraits de famille bien plus anciens tendent à s’organiser autour de l’enfant qui devient le centre de la composition. Cette concentration autour de l’enfant est particulièrement frappante dans cette famille de Rubens40 où la mère tient l’enfant par l’épaule, tandis que le père lui prend la main, chez Frans Hals, chez Van Dyck, chez Lebrun où les enfants s’embrassent, s’enlacent, animent le groupe des adultes graves par leurs jeux ou leur tendresse. Le peintre baroque compte sur eux pour donner au portrait de groupe le dynamisme qui lui manquait. Au XVIIe siècle encore, la scène de genre réservera à l’enfance une place privilégiée : innombrables scènes d’enfance à caractère conventionnel, leçon de lecture, où se survit laïcisé, le thème de la leçon de la Vierge de l’iconographie religieuse des XIVe et XVe siècles, leçon de musique, garçons ou filles lisant, dessinant, jouant. On n’en finirait pas d’énumérer tous ces thèmes qui abondent dans la peinture, surtout dans la première moitié du siècle, dans la gravure ensuite. Enfin, nous l’avons vu, c’est dans la seconde moitié du XVIIe siècle que la nudité devient une convention rigoureuse du portrait d’enfant. La découverte de l’enfance commence sans doute au XIIIe siècle, et on suit ses jalons dans l’histoire de l’art et dans l’iconographie aux XVe et XVIe siècles. Mais les témoignages deviennent particulièrement nombreux et significatifs à partir de la fin du XVIe et au XVIIe siècle.

Opinion que confirme le goût manifesté alors pour les petits enfants, leurs manières, leur « jargon ». Nous avons déjà signalé, au chapitre précédent, qu’on leur donna alors des noms nouveaux : bambins, pitchoun, fanfans. On s’amusa aussi à relever leurs expressions, à employer leur vocabulaire, c’est-à-dire celui qu’employaient les nourrices quand elles leur parlaient. Il est bien rare que la littérature, même familière, conserve des traces du jargon de l’enfant. S’étonnera-t-on de les trouver dans la Divine Comédie41 ? « Quelle gloire auras-tu de plus si tu quittes une chair vieillie, que si tu étais mort avant d’avoir cessé de dire pappo et dindi, avant qu’il ne soit passé mille ans. » Pappo, c’est le pain. Le mot existait dans le français contemporain de Dante : le papin. On le trouve dans l’un des Miracles Notre-Dame ; celui du « petit enfant qui donne à manger à l’image de Jésus que Notre-Dame tenait ». « Si lui a mis le papin sur la bouche en disant : papez, beau doulz enfes, s’il vous plaist. Lors papa il ung petit de ce papin : papez enfes, dist le clergeon, si Dieu t’ayde. Je voys que tu meurs de faim. Papine un peu de mon gastel ou de ma fouace. » Mais ce mot de papin est-il vraiment réservé à l’enfance, ou n’appartient-il pas plutôt à la langue familière de chaque jour ? Quoi qu’il en soit, les Miracles Notre-Dame, comme d’autres textes du XIVe siècle témoignent d’un goût certain pour l’enfance prise sur le vif. Il n’empêche que les allusions au jargon de l’enfance restent exceptionnelles avant le XVIIe siècle. Au XVIIe siècle, elles abondent. Quelques exemples. Les légendes d’un recueil de gravures de Bouzonnet et Stella, daté de 165742. Ce recueil contient une série de planches gravées représentant les jeux des putti. Les dessins n’ont aucune originalité, mais les légendes en affreux vers de mirliton parlent le jargon de la petite enfance, et aussi l’argot de la jeunesse scolaire, car les limites de la première enfance restent toujours bien imprécises. Des putti jouent avec des chevaux de bois : le titre de la planche : le Dada.

Le papin des XIVe-XVe siècles a dû sortir de l’usage, au moins du français enfantin bourgeois, peut-être parce qu’il n’était pas spécifique de la petite enfance. D’autres mots bêtifiant sont apparus qui demeurent vivants aujourd’hui : le toutou, le dada.

Outre ce jargon de nourrice, les putti parlent aussi l’argot scolastique, ou celui des académies militaires. Le jeu de traîneau :

Populo : latin d’école. Dans le même sens enfantin, Mme de Sévigné dira en parlant des enfants de Mme de Grignan : « Ce petit peuple. »

Un petit joueur se fait remarquer par son astuce : « Ce cadet paraît hasardeux. » Cadet : terme d’Académie, où les gentilshommes apprenaient au début du XVIIe siècle les armes, l’équitation et les arts de la guerre. Le mot est resté dans l’expression : école des cadets.

Au jeu de paume :

Avoir campos ; expression d’académie, terme militaire, qui signifie : avoir une permission. Elle est usuelle dans la langue familière, on la rencontre chez Mme de Sévigné.

Au bain : pendant que les uns nagent :

Camarades : le terme, lui aussi nouveau, ou de la fin du XVIe siècle, devait être d’origine militaire (venait-elle des Allemands, des mercenaires de langue allemande ?) et passa par les académies. Il demeurera d’ailleurs réservé plutôt à la langue familière bourgeoise. Encore aujourd’hui, la langue populaire ne l’utilise pas ; elle lui préfère le plus vieux mot copain, le compaing médiéval.

Mais revenons au jargon de la petite enfance. Dans le Pédant joué de Cyrano de Bergerac, Granger appelle son fils son toutou : « Viens m’embrasser, viens mon toutou. » Le mot bonbon, que je suppose appartenir au jargon des nourrices, entre dans l’usage, ainsi que l’expression « beau comme un ange », ou « pas plus grand que cela », qu’emploie Mme de Sévigné.

Jusqu’aux onomatopées de l’enfant qui ne sait pas encore parler, que Mme de Sévigné s’ingénie à noter chez sa petite-fille qu’elle garde auprès d’elle, pour en rendre compte à Mme de Grignan alors en Provence : « Elle parle plaisamment : et titota, tetita, y totata43. »

Déjà au début du siècle, Heroard, le médecin de Louis XIII relève soigneusement dans son journal les naïvetés de son pupille, et son bégaiement, sa manière de dire « vela », « équivez » …

Quand elle décrit sa petite fille, « sa petite mie », « ses petites entrailles », Mme de Sévigné peint des scènes de genre proches de celles de Le Nain, de Bosse, avec en plus la mignardise des graveurs de la fin du siècle et des artistes du XVIIIe. « Notre fille est une petite beauté brune, fort jolie, la voilà, elle me baise fort malproprement, mais elle ne crie jamais. » « On m’embrasse, on me connaît, on me rit, on m’appelle maman tout court » (et non pas bonne maman). « Je l’aime tout à fait. Je lui ai fait couper les cheveux : elle est coiffée hurluberlu, cette coiffure est faite pour elle. Son teint, sa gorge et son petit corps sont admirables. Elle fait cent petites choses, elle caresse, elle bat, elle fait le signe de la croix, elle demande pardon, elle fait la révérence, elle baise la main, elle hausse les épaules, elle danse, elle flatte, elle prend le menton : enfin elle est jolie de tout point. Je m’y amuse des heures entières44. » Beaucoup de mères et de nourrices avaient déjà senti ainsi. Aucune n’avait admis que ces sentiments fussent dignes d’une expression aussi ambitieuse. Ces scènes d’enfance littéraires correspondent à celles de la peinture et de la gravure de genre contemporaines : découvertes de la petite enfance, de son corps, de ses manières, de son bredouillage.


1.

Evangéliaire d’Otton III, Munich.

2.

Vie et miracle de saint Nicolas, B. N.

3.

Psautier de saint Louis de Leyde.

4.

On comparera la scène : « Laissez venir à moi les petits enfants » dans l’évangéliaire d’Otton et dans la Bible moralisée de saint Louis, f° 505.

5.

Bible moralisée de saint Louis, f° 5. A de Laborde, Bibles moralisées illustrées, 1911-1921, 4 vol. de planches.

6.

Evangéliaire de la Sainte-Chapelle : scène reproduite dans H. Martin, la Miniature française, pl. VII.

7.

Exposition des bronzes sardes, Bibliothèque nationale, 1954, no 25, pl. XI.

8.

P. du Colombier, L’Enfant au Moyen Age. 1951.

9.

Miracles Notre-Dame, Westminster, éd. A. F. Warner, 1885.

10.

Manuscrits à peinture du XVIIe au XIIe siècle. Exposition Bibliothèque nationale, 1954, no 330, pl. XXX.

11.

Voir n. 1, p. 54.

12.

Iliade, de l’Ambrosienne de Milan.

13.

Rampilly.

14.

Voir n. 1, p. 54.

15.

Miroir d’humilité, Valenciennes, f° 18, début du XVe siècle.

16.

Infra, IIIe partie, chap. 2.

17.

Gaignières, Les Tombeaux.

18.

G. Zaccagnini, La Vita dei maestri e degli scolari nella studio di Bologna, Genève, 1926, pl. IX, X…

19.

Auparavant les représentations d’enfants sur les tombeaux étaient exceptionnelles.

20.

Le Caquet de l’accouchée, 1622.

21.

Montaigne, Essais, II, 8.

22.

Mme de Sévigné, Lettres, 19 août 1671.

23.

Merian, Tabula Cebetis, 1655. Cf. R. Lebègue, Le Peintre Varin et le Tableau de Cehes, dans Arts, 1952, p. 167-171.

24.

Montaigne, Essais, II, 8.

25.

Gaignières, Tombeaux.

26.

Fr. Bond, Westminster Abbey, Londres, 1909.

27.

Musée des Augustins, no 465 du catalogue. Les volets sont datés de 1610.

28.

Van Dyck. K. der K., pla. CCXIV.

29.

Correspondance inédite du général de Martange, éd. Breard, 1893.

30.

Van Marle, op. cit., I, p. 71.

31.

Baldovinetti, Vierge à l’enfant du Louvre.

32.

P. du Colombier, op. cit.

33.

Vierge au Trône, portrait présumé de Béatrice d’Este, 1496.

34.

Prado, Glorification de la victoire de Lépante.

35.

Pinacothèque de Dresde.

36.

Reproduit dans H. Gerson, De nederlandse Shilderkunst, 2 vol., 1952, tome I, p. 145.

37.

L. Hautecœur, Les Peintres de la vie familiale, 1945, p. 40.

38.

Musée de Versailles.

39.

Rouches. Largillière, peintre d’enfants. Revue de l’Art ancien et moderne, 1923, p. 253.

40.

Vers 1609. Karlsruhe, Rubens, éd. Verlags, p. 34.

41.

Purgatoire, XI, 103-105.

42.

Cl. Bouzonnet, Jeux de l’enfance, 1657 (d’après Stella).

43.

Mme de Sévigné, Lettres, 8 janvier 1672.

44.

18 septembre 1671, 22 décembre 1671, 20 mai 1672.