CONCLUSION


L’école et la durée de l’enfance

Dans la première partie de ce livre, nous avons étudié la naissance et le développement des deux sentiments de l’enfance que nous avons distingués : le premier, répandu et populaire, le « mignotage », se limitait aux premiers âges et correspondait à l’idée d’une enfance courte ; le second, qui exprimait la prise de conscience de l’innocence et de la faiblesse de l’enfance, et par conséquent du devoir des adultes de préserver l’une et d’armer l’autre, fut longtemps réservé à une petite minorité de légistes, de prêtres ou de moralistes. Sans eux, l’enfant serait resté seulement le « poupard », le « bambin », le petit être comique et gentil dont on s’amusait avec affection, mais avec liberté, sinon avec licence, sans souci moral ou éducatif. Passé les cinq à sept premières années, l’enfant se fondait sans transition parmi les adultes : ce sentiment d’une enfance courte est demeuré encore longtemps dans les classes populaires. Les moralistes et éducateurs du XVIIe siècle, héritiers d’une tradition qui remonte à Gerson, aux réformateurs de l’université de Paris du XVe siècle, aux fondateurs de collèges de la fin du Moyen Age, réussirent à imposer leur sentiment grave d’une enfance longue grâce au succès des institutions scolaires et aux pratiques d’éducation qu’ils orientèrent et disciplinèrent. Nous retrouvons les mêmes hommes, obsédés d’éducation, à l’origine à la fois du sentiment moderne de l’enfance et de la scolarité moderne.

L’enfance a été prolongée au-delà des années où le petit homme marchait encore en « lisière » ou parlait « son jargon », lorsqu’une étape, auparavant inusuelle et désormais de plus en plus commune, fut introduite entre le temps de la robe à collet et le temps de l’adulte reconnu : l’étape de l’école, du collège. Les classes d’âge dans nos sociétés s’organisent autour d’institutions ; ainsi l’adolescence, mal aperçue sous l’Ancien Régime, s’est distinguée au XIXe siècle et déjà à la fin du XVIIIe siècle, par la conscription, puis le service militaire. L’écolier — et le mot fut jusqu’au XIXe siècle synonyme d’étudiant, et encore au début du XIXe siècle, on employait indifféremment l’un pour l’autre ; le mot de collégien n’existait pas — l’écolier du XVIe au XVIIIe siècle est à une enfance longue ce que le conscrit des XIXe et XXe siècles est à l’adolescence.

Cependant cette fonction démographique de l’école n’apparaît pas tout de suite comme une nécessité. Au contraire, pendant longtemps l’école demeura indifférente à la répartition et à la distinction des âges, parce qu’elle n’avait pas pour but essentiel l’éducation de l’enfance. Rien ne prédisposait l’école latine du Moyen Age à ce rôle de formation morale et sociale. L’école médiévale n’était pas destinée aux enfants, elle était une manière d’école technique pour l’instruction des clercs, « jeunes ou vieux » comme dit encore le Doctrinal de Michault. Aussi accueillait-elle également, et sans y prendre garde, les enfants, les jeunes gens, les adultes, précoces ou retardés, au pied des chaires magistrales.

Jusqu’au XVIIIe siècle au moins, il est resté beaucoup de cette mentalité dans la vie et les mœurs scolaires. Nous avons vu combien la division en classes séparées et régulières a été tardive, combien les âges demeuraient mélangés à l’intérieur de chaque classe que fréquentaient à la fois des enfants de dix à treize ans et des adolescents de quinze à vingt. Dans la langue commune, le fait d’être en âge d’aller à l’école ne signifiait pas nécessairement qu’il s’agissait d’un enfant, car cet âge pouvait aussi bien être considéré comme une limite au-delà de laquelle on avait peu de chances de succès. C’est ainsi qu’il faut interpréter ces conseils avisés que Thérèse Pança donne à son mari Sancho, et qu’on citera d’après une traduction du XVIIe siècle1 : « Ne nous oubliez ni moi ni vos enfants (adieux à Sancho qui part en expédition avec Don Quichotte). Faites bien attention que notre Sanchico a déjà quinze ans accomplis et qu’il est raisonnable qu’il aille à l’école s’il est convenu que son oncle l’abbé le doive faire d’Eglise. » On va à l’école quand on le peut, très tôt ou très tard. Cette manière de voir persistera tout au long du XVIIe siècle, malgré des influences contraires. Il en subsista encore assez de traces au XVIIIe siècle pour qu’après la Révolution, les plus vieux éducateurs s’en souvinssent et se réfèrent, pour la condamner, à la pratique d’Ancien Régime d’entretenir au collège de trop vieux élèves. Elle ne disparaîtra vraiment qu’au XIXe siècle.

Cette indifférence de l’école à la formation enfantine n’était pas seulement propre à des conservateurs attardés. Il est remarquable que les humanistes de la renaissance l’aient aussi partagée avec leurs ennemis, les scolastiques traditionnels. Comme les écolâtres du Moyen Age, ils ont confondu l’éducation et la culture, étendu l’éducation à la durée entière de la vie humaine, sans donner une valeur privilégiée à l’enfance ou à la jeunesse, sans spécialiser la participation des âges. Aussi n’ont-ils exercé qu’une faible influence sur la structure de l’école, et leur rôle a été exagérément grossi par les historiens de la littérature. Les vrais novateurs ont été ces réformateurs scolastiques du XVe siècle, le cardinal d’Estouteville, Gerson, les organisateurs des collèges et pédagogies, enfin et surtout les jésuites, les oratoriens, les jansénistes au XVIIe siècle. On voit apparaître chez eux le sens de la particularité enfantine, la connaissance de la psychologie enfantine, le souci d’une méthode adaptée à cette psychologie.

Le collège d’Ancien Régime a donc gardé très longtemps le souvenir de son ancêtre, l’école latine cathédrale ; il a tardé à faire figure d’une institution spécialement réservée aux enfants.

 

 

 

Tout le monde, il s’en faut, ne passait pas par le collège, ni même par les petites écoles. Chez ceux-là qui n’étaient jamais allés au collège, ou qui y étaient restés trop peu de temps (un ou deux ans) les anciennes habitudes de précocité persistaient comme au Moyen Age. On restait dans le domaine d’une enfance très courte. Là où le collège ne rallongeait pas l’enfance, rien n’était changé.

Au XVIIe siècle encore, la répartition de la scolarité ne se faisait pas nécessairement selon la naissance. Beaucoup de jeunes nobles boudaient le collège, négligeaient l’académie et joignaient sans attendre les armées en campagne. Dans son fameux récit de la mort de Turenne en 1675, Mme de Sévigné signale la présence, aux côtés du maréchal, de son neveu qui avait quatorze ans. Le colonel cite, à la fin du règne de Louis XIV, des lieutenants de quatorze ans. Chevert est entré au service à onze ans2.

Cette précocité se retrouvait chez les hommes de troupes. Mme de Sévigné qui décidément s’intéressait beaucoup aux choses militaires, comme le note E. G. Leonard, rapporte cette anecdote : « Despréaux a été avec Gourville voir M. le Prince. M. le Prince lui envoya voir son armée. Eh bien, qu’en dites-vous ? dit M. le Prince. — Monseigneur, dit Despréaux, je crois qu’elle sera bonne quand elle sera majeure. C’est que le plus âgé n’a pas dix-huit ans3. »

Commune aux officiers et aux hommes du XVIIe siècle, cette précocité demeura longtemps encore chez les hommes de troupe alors qu’elle disparut au XVIIIe siècle chez les officiers qui n’entraient au service qu’après un cycle scolaire à peu près complet et parfois prolongé par des écoles militaires spéciales.

Si la scolarisation n’était pas encore au XVIIe siècle un monopole de classe, elle restait le monopole d’un sexe. Les femmes en étaient exclues. Aussi chez elles les habitudes de précocité et d’enfance courte se retrouvent inchangées du Moyen Age au XVIIe siècle. « Depuis qu’ont sonné mes douze ans, grâces à Dieu de qui la vie est éternelle, j’ai pris mari cinq fois au porche de l’église. » Ainsi parle une femme de Chaucer au XIVe siècle. Mais à la fin du XVIe siècle, Catherine Marion épouse Antoine Arnauld à treize ans. Et elle était assez maîtresse à la maison pour donner « un soufflet à sa première femme de chambre qui était une fille de vingt ans, sage, à cause qu’elle n’avait pas résisté à une caresse qu’une personne lui faisait4 ». La même Catherine Lemaître qui écrit ces lignes s’est mariée à quatorze ans. On parlait de marier son autre sœur Anne à douze ans, et seule la vocation religieuse de la fillette fit échouer ce projet. Le prétendant n’était pas pressé et tenait à la famille car, nous dit encore Catherine Lemaître, « non seulement il a attendu à se marier que celle-ci (Anne) ait été professe, mais même il ne l’a point voulu faire qu’il n’ait vue religieuse la cadette qui, lorsqu’on traitait le mariage sur ma sœur Anne, était une enfant de six ans ». Tout au plus quatre à six ans de fiançailles… D’ailleurs, dès dix ans, les filles étaient déjà de petites femmes comme cette même Anne Arnauld, précocité due d’ailleurs à une éducation qui dressait les filles à se comporter très tôt en grandes personnes : « Dès l’âge de dix ans, cette petite avait l’esprit si avancé qu’elle conduisait toute la maison de Mme Arnauld qui la faisait agir exprès pour la former dans les exercices d’une mère de famille, puisque ce devait être son état. »

En dehors de l’apprentissage domestique, les filles ne recevaient pour ainsi dire aucune éducation. Dans les familles où les garçons allaient au collège, elles n’apprenaient rien. Fénelon se plaint de cette ignorance comme d’un fait très général. On s’occupe beaucoup des garçons, reconnaît-il, « les plus habiles gens se sont appliqués à donner des règles de cette matière. Combien voit-on de maîtres et de collèges ! Combien de dépenses pour les impressions de livres, pour des recherches de science, pour des méthodes d’apprendre les langues, pour le choix des professeurs… ils marquent la haute idée qu’on a de l’éducation des garçons ». Mais les filles ! « On se croit en droit d’abandonner aveuglément les filles à la conduite des mères ignorantes et indiscrètes5. » Aussi les femmes savaient-elles à peine lire et écrire : « Apprenez à une fille à lire et à écrire correctement. Il est honteux mais ordinaire, de voir des femmes qui ont de l’esprit et de la politesse (donc de la bonne société) ne savoir pas bien prononcer ce qu’elles lisent : ou elles hésitent ou elles chantent en lisant… Elles manquent encore plus grossièrement à l’orthographe, ou pour la manière de former ou de lier les lettres en écrivant » — de quasi-analphabètes. On prit l’habitude de confier les filles à des couvents qui n’étaient pas destinés à l’éducation, elles suivaient les exercices de piété et recevaient une instruction exclusivement religieuse.

A la fin du siècle, le Saint-Cyr de Mme de Maintenon fournira le modèle d’une institution de caractère moderne pour des filles qui y entraient entre sept et douze ans, en sortaient vers la vingtaine6. Les plaintes contre les petites écoles mixtes, l’enseignement des Ursulines, indiquent une tendance générale dans les faits en faveur de la scolarisation féminine, mais elle agira avec un retard d’environ deux siècles.

 

 

 

A partir du XVe siècle, et surtout aux XVIe et XVIIe siècles, malgré la persistance de la conception médiévale indifférente à l’âge, le collège va se consacrer essentiellement à l’éducation et à la formation de la jeunesse, en s’inspirant des éléments de psychologie qu’on découvrait, et qu’on reconnaît chez Cordier, dans la Ratio des jésuites, dans l’abondante littérature pédagogique de Port-Royal. On découvre alors la nécessité de la discipline : une discipline constante et organique, très différente de la violence d’une autorité mal respectée. Les légistes savaient que la société turbulante qu’ils commandaient réclamait une poigne sévère, mais la discipline relève d’un esprit et d’une tradition bien différents. La discipline scolaire provient de la discipline ecclésiastique ou religieuse ; elle est moins instrument de coercition que de perfectionnement moral et spirituel, et elle est recherchée pour son efficacité, parce qu’elle est la condition nécessaire du travail en commun, mais aussi pour sa valeur propre d’édification et d’ascèse. Les éducateurs l’adapteront à la surveillance permanente des enfants, au moins théorique, de jour et de nuit.

La différence essentielle entre l’école du Moyen Age et le collège des temps modernes réside dans l’introduction de la discipline. Celle-ci ne cessera de s’étendre des collèges aux pensions privées où logent les écoliers, à l’ensemble de la ville parfois, mais bien en vain dans la pratique. Les maîtres tendent à serrer l’écolier sous un contrôle toujours plus strict où les familles voient de plus en plus, à partir de la fin du XVIIe siècle, les meilleures conditions d’une éducation sérieuse. On en arrive à grossir les effectifs autrefois exceptionnels des internes, et l’institution idéale du XIXe siècle sera un internat, lycée, petit séminaire, collège religieux, école normale. Malgré la persistance des traits archaïques la discipline donnera au collège d’Ancien Régime un caractère moderne qui annonce nos établissements secondaires contemporains. Cette discipline ne se traduira pas seulement par une meilleure police intérieure, mais elle tendra à imposer aux familles le respect du cycle scolaire intégral. La scolarité sera sans doute une scolarité d’enfants et de jeunes, c’est-à-dire qu’elle ne débordera plus comme au Moyen Age ou à la Renaissance sur les âges de la maturité, mais ce sera une scolarité relativement longue (moins longue cependant que celle du Moyen Age). On ne se contentera plus de passer un an ou deux au collège comme cela était encore fréquent au début du XVIIe siècle, tant de la part de nobles pauvres ou pressés que de petites gens, d’artisans, heureux de donner à leurs enfants une teinture latine. Le cycle, à la fin du XVIIIe siècle, était assez semblable à celui du XIXe : quatre à cinq ans au moins. L’enfant se trouvait soumis tant que durait sa scolarité à une discipline de plus en plus rigoureuse et effective, et cette discipline séparait l’enfant qui la subissait de la liberté de l’adulte. Ainsi l’enfance se trouvait-elle prolongée d’à peu près toute la durée du séjour à l’école.

 

 

 

D’un côté la population scolarisée, d’un autre côté ceux qui, selon des coutumes immémoriales, entraient directement dans la grande vie des adultes, dès que leurs pas et leurs langues étaient assez affermis. Cette division ne correspondait pas aux conditions sociales. Sans doute, le noyau principal de la population scolaire était-il constitué de familles bourgeoises, d’officiers de robe et d’Eglise. Mais, nous l’avons vu, on relevait des nobles chez les non-scolaires, et des artisans, paysans dans les écoles. Les filles de qualité n’étaient pas mieux instruites que celles des classes inférieures, elles pouvaient l’être moins, car il arrivait à des filles du peuple d’apprendre l’écriture à la perfection, comme un métier. La fréquentation scolaire, à une époque où le collège réunissait à peu près la totalité des enseignements que nous numérotons aujourd’hui primaire, secondaire et supérieur, épousait beaucoup moins que de notre temps le contour des conditions sociales. L’effort d’apostolat scolaire de la fin du XVIIe siècle, qui aboutit aux frères des écoles chrétiennes, ne se limitait pas seulement aux pauvres. Les écoles populaires étaient envahies de petits bourgeois, comme les petites classes des collèges de petits artisans ou paysans.

Les choses auraient pu se passer par la suite de telle manière que notre système d’éducation eût été basé sur l’école unique : l’Ancien Régime jusqu’au XVIIIe siècle n’a guère connu que l’école unique. La fréquentation scolaire se serait étendue socialement et géographiquement ; la durée des cycles, par contre, aurait été différente selon les vocations ; les hommes de robe et d’Eglise seuls, auraient poursuivi jusqu’au terme les deux ou trois années de philosophie — correspondant à nos années de Faculté ; les autres se seraient arrêtés plus ou moins tôt, gens mécaniques ou hommes d’épée. C’est d’ailleurs ainsi que les choses se passaient vers le milieu du XVIIe siècle : les collèges ou les régences latines étendaient un réseau rayonnant autour d’un grand collège de plein exercice et sa densité diminuait vers la périphérie. Il était constitué d’une poussière de régences où on n’assurait que les classes inférieures du cycle. Cela peut étonner quand on songe à la rigueur et à la diversité de la hiérarchie sociale de l’Ancien Régime : les habitudes de scolarité différaient moins selon les conditions que selon les fonctions. En conséquence, les attitudes existentielles, comme beaucoup de traits de la vie quotidienne, ne différaient pas beaucoup plus.

Cet état de fait ne dura pas, et depuis le XVIIIe siècle, l’école unique a été remplacée par un système d’enseignement double, où chaque branche correspond, non pas à un âge, mais à une condition sociale : le lycée ou le collège pour les bourgeois (le secondaire) et l’école pour le peuple (le primaire). Le secondaire est un enseignement long. Le primaire est resté très longtemps un enseignement court, et il a fallu en France et en Angleterre, les révolutions issues des dernières grandes guerres pour le prolonger. Peut-être l’une des causes de cette spécialisation sociale réside-t-elle justement dans les nécessités techniques de l’enseignement long, au moment où il s’est définitivement imposé aux mœurs ; on ne tolérait plus la coexistence d’écoliers qui n’étaient pas dès le début décidés à aller jusqu’au bout, à accepter toutes les règles du jeu, car les règles d’une collectivité close, école ou communauté religieuse, exigent le même abandon total que le jeu. Du moment qu’on avait conscience de poser en règle le cycle long, il n’y avait plus de place pour ceux qui, par leur condition, par la profession des parents, par la fortune, ne pouvaient pas le suivre ni se proposer de le suivre jusqu’au bout.

Mais il est une autre cause de cette évolution : l’action de ces hommes d’autorité, de raison et de savoir, que nous avons déjà trouvée à l’origine des grandes transformations des mœurs entre le Moyen Age et les temps modernes. Ce sont eux, avons-nous dit, qui ont compris la particularité de l’enfance et l’importance à la fois morale et sociale de l’éducation, de la formation méthodique de l’enfance, dans des institutions spéciales, adaptées à leur but. Très tôt, certains d’entre eux se sont émus de leur propre succès — succès sociologique dont ils n’étaient pas toujours conscients. Richelieu qui prévoyait une Académie modèle dans la ville utopique qu’il voulait bâtir à Richelieu, puis Colbert, exprimèrent leurs craintes d’une inflation d’intellectuels, d’une crise du recrutement de la main-d’œuvre manuelle : vieux thème que les générations de la bourgeoisie conservatrice se sont passé jusqu’à nos jours ! Au XVIIe siècle, ces précurseurs parlaient dans le désert, malgré leur autorité : ils ne purent rien pour freiner le succès des collèges, leur pénétration partout dans les campagnes. Mais au XVIIIe siècle, leur préjugé passa à cette catégorie de gens « éclairés » qui, dans une certaine mesure, apparaissent dans beaucoup de domaines, comme leurs successeurs ; ces hommes des lumières, des sociétés de pensée, exerçaient sur l’opinion, grâce à leur nombre et à leurs relations, une influence qu’aucun groupe de légistes, de clercs, ou d’intellectuels n’aurait imaginée dans le passé. Quelques-uns d’entre eux, comme Condorcet, sont demeurés fidèles à la conception d’un enseignement universel, étendu à tous. Mais la plupart se proposèrent au contraire — et dès l’expulsion des jésuites — de limiter à une classe sociale le privilège de l’enseignement long et classique, et de refouler le peuple dans un enseignement de seconde zone, exclusivement pratique.

Nous savons aussi que le sentiment de l’enfance a trouvé son expression la plus moderne dans ces mêmes milieux de bourgeois éclairés, admirateurs de Greuze, lecteurs de l’Emile ou de Paméla. Au contraire, les anciens genres de vie ont survécu presque jusqu’à nos jours dans les classes populaires, moins longtemps soumises à l’action de l’école. On est même en droit de se demander s’il n’y a pas eu, à cet égard, une régression pendant la première moitié du XIXe siècle, sous l’influence des appels de main-d’œuvre enfantine dans l’industrie textile. Le travail des enfants a maintenu ce caractère de la société médiévale : la précocité du passage chez les adultes. C’est toute la couleur de la vie qui a été changée par les différences du traitement scolaire de l’enfant, bourgeois ou populaire.

Il existe donc un remarquable synchronisme entre la classe d’âge moderne et la classe sociale : l’une et l’autre sont nées en même temps à la fin du XVIIIe siècle, dans le même milieu : la bourgeoisie.


1.

Don Quichotte, éd. La Pléiade, IIe partie, chap. 5, p. 554.

2.

E. G. Leonard, Les Problèmes de l’armée, 1958, p. 164.

3.

L. Cognet, La Réforme de Port-Royal, 1950, p. 13, aussi p. 100.

4.

L. Cognet, op. cit.

5.

Fénelon, De l’éducation des filles, 1687.

6.

Th. Lavallée, Histoire de la maison royale de Saint-Cyr, 1862.