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De la famille médiévale à la famille moderne


L’étude iconographique du chapitre précédent nous a montré la place nouvelle prise par la famille dans la vie sentimentale aux XVIe et XVIIe siècles. Il est remarquable qu’à ces mêmes époques on relève des changements importants de l’attitude de la famille à l’égard de l’enfant. La famille se transforme profondément dans la mesure où elle modifie ses relations internes avec l’enfant.

Un texte italien de la fin du XVe siècle nous donne une idée très suggestive de la famille médiévale, au moins en Angleterre, il est extrait par l’historien anglais Furnival1 d’une Relation de l’île d’Angleterre d’un Italien : « Le manque de cœur des Anglais se manifeste particulièrement dans leur attitude à l’égard de leurs enfants. Après les avoir gardés à la maison jusqu’à l’âge de sept ans, neuf ans (chez nos anciens auteurs, sept ans est l’âge où les garçons quittent les femmes pour joindre l’école ou le monde des adultes), ils les placent, aussi bien les garçons que les filles, pour le gros service dans les maisons d’autres personnes, auxquelles ces enfants sont liés pour une durée de sept à neuf ans (donc jusqu’à l’âge de quatorze à dix-huit ans environ). On les appelle alors des apprentis. Pendant ce temps, ils accomplissent tous les offices domestiques. Il en est peu qui évitent ce traitement, car chacun, quelle que soit sa fortune, envoie ainsi ses enfants dans les maisons d’autrui, tandis qu’il reçoit chez lui des enfants étrangers. » L’Italien trouve cette coutume cruelle, ce qui laisse entendre qu’elle était inconnue ou oubliée dans son pays. Il insinue que les Anglais recouraient aux enfants des autres, parce qu’ils pensaient être ainsi mieux servis que par leurs propres rejetons. En fait l’explication que les Anglais eux-mêmes donnaient à l’observateur italien devait être la bonne : « Pour que leurs enfants apprennent les bonnes manières. »

Ce genre de vie fut probablement commun à l’Occident médiéval. Dès le XIIe siècle, G. Duby décrit la famille d’un chevalier mâconnais Guigonet, d’après son testament2. Guigonet avait confié ses deux fils mineurs à l’aîné de ses trois frères. Plus tard, de nombreux contrats de louage d’enfants à maîtres prouvent combien l’apprentissage dans les familles étrangères était un usage répandu. Il est parfois spécifié que le maître doit « apprendre » à l’enfant et lui « montrer le fait de sa marchandise » ou qu’il doit le « fere aller et suivre l’escolle3 ». Ce sont cas particuliers. D’une manière plus générale, la principale obligation de l’enfant ainsi confié à un maître est de « servir bien et dûment » celui-ci. Quand on parcourt ces contrats sans se défaire de nos habitudes d’esprit contemporaines, on hésite à décider si l’enfant a été placé comme apprenti (au sens moderne du mot), ou comme pensionnaire, ou comme serviteur. Nous aurions bien tort d’insister : nos distinctions sont anachroniques et l’homme du Moyen Age n’y voyait que les nuances d’une notion essentielle, celle de service. Le seul service qu’on pût longtemps concevoir, le service domestique, n’entraînait aucune déchéance n’éveillait aucune répugnance. Il existait au XVe siècle toute une littérature en langue vulgaire, française ou anglaise, qui énumérait sous une forme mnémotechnique versifiée, les commandements d’un bon serviteur. L’un de ces poèmes4 s’intitule en français : « Régime pour tous serviteurs. » L’équivalent anglais est wayting servant — qui est demeuré dans l’anglais moderne avec le mot waiter, notre « garçon » (de café). Certes ce serviteur doit savoir servir à table, préparer les lits, accompagner son maître, etc. Mais ce service domestique s’accompagne de ce que nous appellerions aujourd’hui une fonction de secrétaire, d’employé. Nous nous apercevons qu’il n’est pas considéré comme un état définitif, mais comme un stage, une période d’apprentissage :

(Suivent les règles de bonne présentation.)

(Un clerc pouvait servir dans la maison d’un autre clerc.)

Ainsi le service domestique se confond-il avec l’apprentissage, forme très générale de l’éducation. L’enfant apprenait par la pratique, et cette pratique ne s’arrêtait pas aux limites d’une profession, d’autant qu’il n’y avait pas alors, et pour bien longtemps encore, de limites entre la profession et la vie privée ; le partage de la vie professionnelle — expression bien anachronique d’ailleurs — entraînait le partage de la vie privée avec laquelle elle se confondait. Aussi est-ce par le service domestique que le maître transmettra à un enfant, et pas au sien, à l’enfant d’un autre, le bagage de connaissances, l’expérience pratique, et la valeur humaine qu’il est censé posséder.

Ainsi toute éducation se faisait par apprentissage, on donnait à cette notion un sens beaucoup plus étendu que celui qu’il a pris plus tard. On ne gardait pas ses enfants chez soi, on les envoyait dans une autre famille, avec ou sans contrat, pour y demeurer et commencer leur vie, ou pour y apprendre les manières d’un chevalier, ou un métier, ou même pour suivre l’école et s’instruire dans les lettres latines. Il faut voir dans cet apprentissage un usage répandu dans toutes les conditions. Nous avons relevé tout à l’heure une ambiguïté entre le valet subalterne et le collaborateur plus relevé, à l’intérieur de la même notion de service domestique. Une pareille ambiguïté existait entre l’enfant — ou le très jeune homme — et le serviteur. Les recueils anglais de poèmes didactiques qui enseignaient la courtoisie aux serviteurs s’intitulent des Babees Books. Le mot valet signifiait un jeune garçon et Louis XIII enfant dira encore dans un élan d’affection qu’il voudrait bien être « le petit valet à papa ». Le mot garçon désignait à la fois un très jeune homme et un jeune domestique dans la langue du XVIe et au XVIIe siècle : nous l’avons conservé pour interpeller les serveurs de café. Même lorsqu’à partir du XVe-XVIe siècle on distinguera mieux, à l’intérieur du service domestique, les services subalternes et les offices plus nobles, il reviendra toujours aux fils de famille — et non aux domestiques mercenaires — de servir à table. Il ne suffit pas, pour paraître bien élevé, de savoir se tenir à table, comme aujourd’hui : il fallait encore savoir servir à table. Le service à table occupe jusqu’au XVIIIe siècle une place considérable dans les manuels de civilité, les traités de bonnes manières, tout un chapitre de la civilité chrétienne de J.-B. de La Salle, l’un des livres les plus populaires du XVIIIe siècle. C’est une survivance du temps où tous les services domestiques étaient assurés indifféremment par des enfants que nous appellerons des apprentis, et par des mercenaires probablement ausi très jeunes, la distinction entre les deux catégories se faisant très progressivement. Le serviteur est un enfant, un grand enfant, qu’il soit placé là pour une période limitée afin de partager la vie de la famille et de s’initier ainsi à la vie d’homme, ou sans espoir de jamais devenir « de valet maistre », par suite de l’obscurité de son origine.

Il n’y avait pas de place pour l’école dans cette transmission par apprentissage direct d’une génération à l’autre. En fait l’école, l’école latine, qui s’adressait seulement aux clercs, aux latinophones, apparaît comme un cas isolé, réservé à une catégorie très particulière. L’école était en réalité une exception, et on aurait tort, parce que plus tard elle a fait tache d’huile et s’est étendue à toute la société, de décrire à travers elle l’éducation médiévale : c’est faire de l’exception la règle. La règle commune à tous était l’apprentissage. Même les clercs qu’on envoyait à l’école étaient souvent confiés, en pension comme les autres apprentis, à un clerc, à un prêtre, parfois à un prélat, qu’ils servaient. Le service du clerc était aussi éducatif que l’école. Il fut remplacé pour les étudiants trop pauvres par les bourses d’un collège : nous avons vu que ces fondations sont à l’origine des collèges d’Ancien Régime.

Il put y avoir des cas où l’apprentissage sortit de son empirisme et prit une forme plus pédagogique. Un exemple curieux d’enseignement technique issu de l’apprentissage traditionnel est donné par le Manuel du Veneur. On y décrit de véritables écoles de vénerie, à la cour de Gaston Phœbus, où on enseignait « des manières et condicions que doit avoir celuy qu’on veult apprendre à estre bon veneur5 ». Ce manuscrit du XVe siècle est illustré de très belles miniatures. L’une d’elles représente une vraie classe : le maître, un noble si on en juge par le costume, a la main droite levée, l’index tendu : le geste qui ponctue le discours. De sa main gauche, il agite un bâton, le signe indubitable de l’autorité enseignante, l’instrument de correction. Trois élèves, des garçons de taille encore petite, ânonnent les grands rouleaux qu’ils tiennent entre leurs mains et qu’ils doivent apprendre par cœur : une école comme une autre. Dans le fond, de vieux chasseurs regardent. Une autre scène analogue représente la leçon de cor : « Comment on doit huer et corner. » C’étaient choses qu’on apprenait par l’usage comme l’équitation, les armes, les manières chevaleresques. Il se peut que certains enseignements techniques comme celui de l’écriture soient sortis d’un apprentissage déjà organisé et scolarisé.

Toutefois ces cas restèrent exceptionnels. D’une manière générale la transmission d’une génération à l’autre était assurée par la participation familière des enfants à la vie des adultes. Ainsi s’explique ce mélange des enfants et des adultes que nous avons si souvent remarqué au cours de cette étude, et jusque dans les classes des collèges, là où on s’attendait à trouver au contraire une répartition plus homogène des âges. Mais on n’avait pas l’idée de cette ségrégation des enfants à laquelle nous sommes pourtant si habitués ! Les scènes de la vie quotidienne réunissaient constamment les enfants aux adultes, dans les métiers : ainsi le petit apprenti qui prépare les couleurs du peintre6 ; la série gravée des métiers de Stradan nous montre cette présence des enfants dans les ateliers, avec des compagnons plus vieux. Il en était de même aux armées. Nous connaissons des soldats de quatorze ans ! Mais le petit page qui porte le gantelet du duc de Lesdiguières7, ceux qui portent le casque d’Adolf de Wignacourt, sur le Caravage du Louvre, ou du général del Vastone sur le grand Titien du Prado, ne sont pas bien vieux : leur tête reste au-dessous de l’épaule de leurs maîtres. En somme, partout où on travaillait, partout aussi où on s’amusait, même dans des tavernes mal famées, les enfants étaient mêlés aux adultes. Ainsi apprenaient-ils à vivre par le contact de chaque jour. Les groupements sociaux correspondaient à des cloisonnements verticaux, qui réunissaient des classes d’âge différent, comme les joueurs de ces concerts de chambre qui servent aussi bien de portraits de famille ou d’allégorie des âges de la vie, parce qu’ils réunissent des enfants, des adultes, des vieillards.

Dans ces conditions, l’enfant échappait très tôt à sa propre famille, même s’il devait y revenir plus tard, devenu adulte, et ce n’était pas toujours le cas. La famille ne pouvait donc alors alimenter un sentiment existentiel profond entre les parents et les enfants. Cela ne signifiait pas que les parents n’aimaient pas leurs enfants, mais ils s’en occupaient moins pour eux-mêmes, pour l’attachement qu’ils leur portaient, que pour le concours de ces enfants à l’œuvre commune, à l’établissement de la famille. La famille était une réalité morale et sociale, plutôt que sentimentale. Ou bien, dans les familles très pauvres, elle ne correspondait à rien de plus qu’à l’installation matérielle du couple au sein d’un milieu plus vaste, le village, la ferme, la « cour », la « maison » des maîtres et des seigneurs où ces pauvres vivaient plus longtemps et plus souvent que chez eux, à moins qu’ils n’aient même pas de chez eux, les vagabonds sans feu ni lieu, les gueux. Ou bien la famille se confondait avec la prospérité du patrimoine, l’honneur du nom. La famille n’existait presque pas sentimentalement chez les pauvres, et quand il y avait du bien et de l’ambition, le sentiment s’inspirait de celui qu’avaient provoqué les anciennes relations lignagères.

 

 

 

A partir du XVe siècle, les réalités et les sentiments de la famille vont se transformer : révolution profonde et lente, mal aperçue des contemporains comme des historiens, difficile à reconnaître. L’événement essentiel est pourtant bien apparent : l’extension de la fréquentation scolaire. Nous avons vu qu’au Moyen Age l’éducation des enfants était assurée par l’apprentissage auprès des adultes, que les enfants, à partir de sept ans, vivaient dans d’autres familles que la leur. Désormais au contraire l’éducation se fit de plus en plus par l’école. L’école cessa d’être réservée aux clercs pour devenir l’instrument normal d’initiation sociale, de passage de l’état d’enfance à celui d’adulte. Nous avons déjà vu comment. Cela correspondait à un besoin nouveau de rigueur morale, de la part des éducateurs : le souci d’isoler cette jeunesse du monde souillé des adultes, pour la maintenir dans l’innocence primitive, le dessein de la dresser pour mieux résister aux tentations des adultes. Mais cela correspondait aussi à un souci des parents de veiller de plus près sur leurs enfants, de rester plus proches d’eux, de ne plus les abandonner même temporairement aux soins d’une autre famille. La substitution de l’école à l’apprentissage exprime également un rapprochement de la famille et des enfants, du sentiment de la famille et du sentiment de l’enfance, autrefois séparés. La famille se concentre sur l’enfant. Celui-ci ne demeure pas encore dès le début parmi ses parents, il les quitte pour l’école lointaine, quoique au XVIIe siècle, on discute de l’opportunité de l’envoyer au collège et de la meilleure efficacité d’une éducation à la maison, avec un gouverneur. Mais l’éloignement de l’écolier n’a pas le même caractère et ne dure pas autant que la séparation de l’apprenti. L’enfant n’est généralement pas interne au collège. Il vit en pension chez un logeur, chez un régent. On lui apporte de l’argent et du ravitaillement les jours de marché. Le lien s’est resserré entre l’écolier et sa famille : il faut même, d’après les dialogues de Cordier, l’intervention des maîtres pour éviter de trop fréquentes visites à la famille, visites projetées grâce à la complicité des mères. Certains, plus fortunés, ne partent pas seuls ; ils sont accompagnés d’un précepteur, écolier plus âgé, ou d’un valet, souvent leur frère de lait. Les livres d’éducation du XVIIe siècle insistent sur les devoirs des parents concernant le choix du collège, du précepteur… la surveillance des études, la répétition des leçons, quand l’enfant rentre chez lui coucher. Le climat sentimental est désormais tout à fait différent et se rapproche du nôtre, comme si la famille moderne naissait en même temps que l’école, ou tout au moins que l’habitude générale d’élever les enfants à l’école.

D’ailleurs l’éloignement que le petit nombre des collèges ne permettait pas d’éviter ne sera plus longtemps supporté par les parents. C’est un signe remarquable que l’effort des parents, aidés des magistrats urbains, pour multiplier les écoles afin de les rapprocher des familles. Au début du XVIIe siècle, il s’est créé, comme l’a montré le P. de Dainville8, un réseau très dense d’institutions scolaires d’importance diverse. Autour d’un collège de plein exercice, qui comprenait toutes les classes, s’établissait un système concentrique de quelques collèges d’Humanités (sans philosophie), de plus nombreuses régences latines (quelques classes de grammaire). Les régences alimentaient les classes supérieures des collèges d’humanités et de plein exercice. Les contemporains se sont inquiétés de cette prolifération scolaire. Elle répondait à la fois à ce besoin d’éducation théorique, qui remplaçait les anciennes formes pratiques d’apprentissage, et aussi au besoin de ne pas éloigner trop les enfants, de les garder le plus près le plus longtemps possible. Phénomène qui témoigne d’une transformation considérable de la famille : celle-ci se replie sur l’enfant, sa vie se confond avec les relations plus sentimentales des parents et des enfants. On ne s’étonnera pas si ce phénomène se situe pendant la même période où nous avons vu émerger et se développer une iconographie de la famille autour du couple et des enfants.

Certes, cette scolarisation, si lourde de conséquences pour la formation du sentiment familial, n’a pas été tout de suite générale, il s’en faut. Elle n’a pas affecté une vaste partie de la population enfantine, qui a continué à s’élever selon les anciennes pratiques d’apprentissage. Il y a d’abord toutes les filles. A part quelques-unes, qu’on envoyait aux « petites écoles » ou dans des couvents, la plupart étaient élevées à la maison, ou aussi dans la maison des autres, d’une parente ou d’une voisine. L’extension de la scolarité aux filles ne se répandra pas avant le XVIIIe siècle, et le début du XIXe siècle. Des efforts comme ceux de Mme de Maintenon et de Fénelon auront une valeur exemplaire. Pendant longtemps les filles seront élevées par la pratique et l’usage plutôt que par l’école, et bien souvent dans les maisons des autres.

Pour les garçons, la scolarisation s’étendit d’abord à la partie médiane de la hiérarchie des conditions, la très grande noblesse et l’artisanat mécanique restèrent l’un et l’autre fidèles à l’ancien apprentissage : les pages des grands seigneurs et les apprentis des gens de métier. Dans le monde artisanal et ouvrier, l’apprentissage subsistera jusqu’à nos jours. Les voyages en Italie et en Allemagne des jeunes nobles à la fin de leurs études provenaient aussi de ce même état d’esprit : ils allaient dans des cours ou des maisons étrangères y apprendre les langues, les bonnes manières, les sports chevaleresques ; l’usage tomba en désuétude au XVIIe siècle, remplacé par les Académies : autre exemple de cette substitution à l’élevage par la pratique d’une instruction plus spécialisée et plus théorique.

Les survivances de l’ancien apprentissage aux deux extrémités de l’échelle sociale n’empêchèrent pas son déclin : c’est l’école qui gagne, par le gonflement des effectifs, l’augmentation des unités scolaires, l’autorité morale. Notre civilisation moderne, à base scolaire, est alors définitivement fondée et le temps la consolidera sans cesse, en prolongeant et en étendant la scolarité.

 

 

 

Les problèmes moraux de la famille apparaissent alors sous un jour très nouveau. Cela apparaît d’une manière précise à propos de l’ancienne coutume qui permettait d’avantager l’un des enfants aux dépens de ses frères, en général le fils aîné. Il semble bien9 que cet usage s’est répandu au XIIIe siècle, pour éviter le morcellement dangereux d’un patrimoine dont l’unité n’était plus protégée par les indivisions, les solidarités lignagères désormais en régression, et était au contraire menacée par une plus grande mobilité de la richesse. Le privilège de l’enfant avantagé par sa primogéniture ou par le choix des parents, se trouve à la base de la société familiale de la fin du Moyen Age au XVIIe siècle, mais au XVIIIe siècle exclu. En effet, dès la seconde moitié du XVIIe siècle, les moralistes éducateurs contestent la légitimité de cette pratique, parce qu’elle nuit à l’équité, parce qu’elle répugne à un sentiment nouveau d’égalité du droit à l’affection familiale et aussi parce qu’elle s’accompagne d’un usage profane des bénéfices ecclésiastiques, et que ces moralistes sont aussi des réformateurs religieux. Un chapitre du traité de Varet De l’éducation des enfants, publié en 1666, est consacré à « l’égalité qu’il faut garder entre les enfants10 ». « Il y a un autre désordre qui s’est glissé parmi les fidèles et qui ne blesse pas moins l’égalité que les pères et les mères doivent à leurs enfants, qui est de ne penser qu’à l’établissement de ceux qui par le rang de leur naissance ou par les qualités de leur personne, leur plaisent davantage. » (Ils leurs « plaisent » parce qu’ils servent mieux l’avenir de la famille. C’est bien la conception d’une famille comme d’une société indépendante du sentiment personnel, d’une « maison ».) « On craint qu’en partageant ses biens également entre tous ses enfants, on ne puisse relever comme on voudrait l’éclat et la gloire de sa famille. L’aîné ne pourrait pas posséder ni soutenir les charges et les emplois qu’on s’efforce de Iuy procurer, si ses frères et sœurs avaient les mêmes avantages que lui. Il faut donc les mettre en état de ne lui pouvoir disputer ce droit. Il faut les envoyer dans les cloîtres malgré eux et les sacrifier de bonne heure aux intérêts de celui qu’on destine au monde et à la vanité. » Il est curieux de remarquer en passant que l’indignation soulevée par les fausses vocations et les avantages consentis à l’aîné ne se retrouve plus quand il est question du mariage : il ne s’agit pas de contester dans ce domaine le pouvoir des parents.

Le texte ci-dessus exprime une opinion catégorique. Dans ses Règles de l’éducation des enfants11, Coustel traduit au contraire un certain embarras, et il croit utile de s’entourer de précautions pour condamner une pratique ancienne, répandue, et qui paraissait liée à la permanence de la société familiale. Il admet que les parents aient des préférences : « Ce n’est pas que les parents fassent mal d’aimer davantage ceux de leurs enfants qui sont les plus vertueux et qui ont plus d’excellentes qualités que les autres. Mais je dis qu’il peut être dangereux de trop témoigner au-dehors cette distinction et cette préférence. »

L’abbé Goussault dans le Portrait d’un honnête homme de 169212 est plus véhément : « Il y a non seulement de la vanité à substituer la meilleure partie de son bien à l’aîné de sa famille, pour le tenir toujours dans l’éclat et pour en éterniser le nom (on sent parfaitement ici l’opposition entre la famille-maison et la famille sentimentale moderne) ; il y a même de l’injustice. Qu’ont fait les cadets pour être ainsi traités ? » « Il y en a qui, pour en établir quelques-uns au-delà de ce qu’ils peuvent, sacrifient les autres et les renferment dans des monastères sans les consulter là-dessus et sans examiner s’ils y sont appelés… Les pères ne les aiment pas également et mettent de la différence où la nature n’en a pas voulu mettre. » Malgré sa conviction, Goussault admet encore, comme une concession à l’opinion commune, que les parents « peuvent avoir en effet plus d’amour pour quelques-uns de leurs enfants », mais « cet amour est un feu qu’ils doivent tenir caché sous les cendres ».

Nous sommes ici à l’origine d’un sentiment qui aboutira à l’égalité du code civil et qui, on le sait, était déjà entré dans les mœurs à la fin du XVIIIe siècle. Les efforts pour rétablir les privilèges de l’aîné au début du XIXe siècle se sont heurtés à une invincible répugnance de l’opinion : très peu de chefs de famille même nobles ont usé du droit que leur reconnaissait la loi d’avantager l’un de leurs enfants. Fourcassié publie une lettre de Villèle où celui-ci se lamente de cet insuccès de sa politique, et prophétise la fin de la famille13. En réalité ce respect de l’égalité entre les enfants témoigne du glissement de la famille-maison vers la famille sentimentale moderne. On tend à donner à l’affection des parents et des enfants, sans doute aussi vieille que le monde, une valeur nouvelle, puisqu’on fait reposer sur elle toute la réalité familiale. Les théoriciens du début du XIXe siècle, auxquels se rattache Villèle, trouvaient cette base sentimentale trop fragile ; ils lui préféraient la conception d’une maison familiale, véritable raison sociale, indépendante des sentiments particuliers ; ils avaient aussi compris que le sentiment de l’enfance se trouvait à l’origine de ce nouvel esprit familial, qu’ils suspectaient. C’est pourquoi ils tentèrent de restaurer le droit d’aînesse, renversant ainsi toute la tradition des moralistes religieux de l’Ancien Régime.

Nous retiendrons ici que le sentiment d’égalité entre les enfants a pu se développer dans un climat affectif et moral nouveau, grâce à une plus grande intimité entre parents et enfants.

 

 

 

Il semble bien qu’on doive rapprocher de ces observations un phénomène dont un procès de 1677 souligne la nouveauté et aussi le sens moral14. On tolérait alors le mariage des régents, mais on persistait à refuser aux régents mariés l’exercice des charges universitaires. Ainsi en 1677 un professeur marié est élu doyen de la Tribu de Paris. Le candidat battu, le greffier du Boulay, fait opposition et l’affaire est déférée au Conseil privé. L’avocat de du Boulay donne dans un mémoire les raisons qu’on avait de maintenir le célibat des professeurs. Les régents ont l’habitude de recevoir chez eux des pensionnaires et la vertu de ces garçons peut être exposée à bien des dangers : « Inconvéniens qui n’arrivent que trop souvent par la fréquentation que des régents mariés sont obligés de souffrir des jeunes gens qu’ils instruisent avec leurs femmes, leurs filles et leurs servantes. Il est impossible qu’ils la puissent empêcher, et bien moins des pensionnaires qu’ils tiennent chez eux que des externes. MM. les commissaires y feront s’il leur plaît leurs réflexions : ensemble sur l’indécence qu’il y a pour les écoliers à voir d’un côté les habits des femmes et des filles, et de l’autre leurs livres et leurs écritoires, et bien souvent tout pêle-mêle ; à voir des femmes et des filles se peigner, s’habiller, s’ajuster, des enfans dans le berceau et en maillot et tout le reste qui est de l’apanage du mariage. »

A ce dernier argument, particulièrement intéressant pour notre propos, le régent marié répond ainsi : « Ledit du Boulay parle comme s’il sortait du village où il est né… Car on sait qu’où les femmes demeurent il y a des chambres pour elles où elles s’habillent en leur particulier (particulier sans doute assez récent, et limité à de grandes villes), et d’autres pour les écoliers. » Quant aux enfants au berceau, on n’en voit pas dans ces logis parisiens, car ils sont tous en nourrice : « On sait qu’on envoie les enfans en nourrice dans quelque village voisin de sorte qu’on voit chez les mariés aussi peu de berceaux et de maillots que dans le greffe dudit du Boulay. »

Ces textes semblent indiquer que la coutume d’envoyer les enfants en nourrice « dans un village voisin » était répandue dans les milieux sociaux urbains comme ceux des régents, mais qu’elle n’était pas très ancienne, puisque l’un des plaignants pouvait faire semblant de l’ignorer. Cette coutume se serait développée pendant le XVIIe siècle, alors qu’elle était dénoncée par les éducateurs moralistes, qui, bien avant Rousseau, recommandaient aux mères de nourrir elles-mêmes leurs enfants. Mais leur opinion, souvent si efficace, s’appuyait seulement sur des traditions conventionnelles remontant à Quintilien. Elle ne put venir à bout d’un usage qui s’appuyait sans doute sur une expérience et qui correspondait au meilleur traitement pour l’époque. Qu’on imagine en effet les difficultés que soulevaient l’alimentation et l’élevage des nourrissons si la mère venait à manquer de lait. Recourir au lait de vache ? C’était le lot des pauvres. L’humaniste Thomas Platter, pour décrire toute la misère de son enfance au début du XVIe siècle, ne trouve rien de plus expressif que d’avouer qu’il fut élevé au. lait de vache. Les conditions d’hygiène de la récolte du lait permettent de comprendre cette répugnance. D’ailleurs il n’était pas facile de le faire absorber aux enfants : les récipients étranges qui sont exposés dans les vitrines du musée de la faculté de pharmacie de Paris, et qui servaient de biberons, devaient demander beaucoup d’adresse et de patience. On conçoit très bien le recours aux nourrices. Quelles nourrices ? On peut penser qu’elles furent d’abord recrutées le plus souvent dans une domesticité proche — le frère de lait demeurant à la maison où il était élevé avec les autres enfants. Il semble bien que dans les familles riches du XVIe et du début du XVIIe siècle, les nourrissons avaient leur place à la maison. Pourquoi, en particulier dans des familles de petite bourgeoisie, comme celle des régents, de bas officiers, a-t-on pris l’habitude de les placer à la campagne ? Ne faut-il pas interpréter cet usage relativement nouveau, comme une mesure de protection, je n’oserai dire encore d’hygiène, qui serait à rapprocher des autres phénomènes où nous avons reconnu une attention particulière à l’égard des enfants ?

En fait, malgré la propagande des philosophes, les milieux aisés, nobles et bourgeois, ne cessèrent pas de mettre leurs enfants en nourrice jusqu’à la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire jusqu’au moment où les progrès de l’hygiène, de l’asepsie, permettront d’utiliser sans risque le lait animal. Toutefois un changement notable interviendra : on déplacera la nourrice plutôt que l’enfant, la nourrice restera à la maison et la famille répugnera à se séparer des petits enfants. Phénomène assez comparable à celui de la substitution de l’externat à l’internat, étudié dans un chapitre précédent de ce livre.

 

 

 

L’histoire esquissée ici apparaît, d’un certain point de vue, comme celle de l’émersion de la famille moderne au-dessus d’autres formes de relations humaines qui nuisaient à son développement. Plus l’homme vit dans la rue ou au milieu de communautés de travail, de réjouissances, de prières, plus ces communautés accaparent non seulement son temps, mais son esprit, moins il y a de place pour la famille dans sa sensibilité. Au contraire si les relations de travail, de voisinage, de parenté, pèsent moins sur sa conscience, si elles cessent de l’aliéner, le sentiment familial se substitue aux autres sentiments de fidélité, de service, et devient prépondérant, parfois exclusif. Les progrès du sentiment de la famille suivent les progrès de la vie privée, de l’intimité domestique. Le sentiment de la famille ne se développe pas lorsque la maison est trop ouverte sur l’extérieur ; il exige un minimum de secret. Longtemps les conditions de la vie quotidienne ne permirent pas ce retranchement nécessaire du ménage à l’écart du monde extérieur. L’un des obstacles essentiels a sans doute été l’éloignement des enfants, envoyés en apprentissage, et leur remplacement au foyer par de petits étrangers. Mais le retour des enfants, grâce à l’école, et les conséquences sentimentales de ce resserrement du ménage ne suffisent pas : nous sommes encore très loin de la famille moderne et de sa forte vie intérieure ; la sociabilité ancienne, qui lui est incompatible, subsiste presque intégralement. Il s’est constitué au XVIIe siècle un équilibre entre les forces centrifuges — ou sociales — et centripètes — ou familiales — qui ne devait pas survivre aux progrès de l’intimité, conséquence peut-être des progrès techniques. Nous avons vu dans les pages précédentes l’éveil de ces forces centripètes. Observons maintenant la résistance des forces centrifuges, la survivance d’une épaisse sociabilité.

Déjà les historiens ont insisté sur le maintien tard dans le XVIIe siècle de relations de dépendance qu’on avait autrefois négligées. La centralisation monarchique de Richelieu et de Louis XIV a été plus politique que sociale. Si elle a réussi à réduire les pouvoirs politiques rivaux de la couronne, elle a laissé intactes les influences sociales. La société du XVIIe siècle est en France une société de clientèles hiérarchisées, où les petits, les « particuliers » s’unissent aux plus grands15. La formation de ces groupes nécessitait tout un réseau de relations quotidiennes, sensorielles, de bouche à oreille. Cela doit se traduire concrètement pour nous par une quantité inimaginable de visites, de conversations, de rencontres et d’échanges. La réussite matérielle, les conventions sociales, les divertissements toujours collectifs, ne se distinguaient pas comme aujourd’hui en activités séparées, pas plus qu’il n’existait de séparation entre la vie professionnelle, la vie privée, la vie mondaine ou sociale. L’essentiel était de maintenir les rapports sociaux avec l’ensemble du groupe où on était né, et d’élever sa position par un habile usage de ce réseau de relations. Réussir, ce n’est pas gagner la fortune ou la situation, ou du moins cela est secondaire ; c’est avant tout obtenir un rang plus honorable dans une société dont tous les membres se voient, s’entendent, se rencontrent presque chaque jour. Lorsque le traducteur français de Laurens Gracian16 (1645) propose que le futur « Héros » choisisse un « emploi plausible » il n’entend pas ce que nous appellerions aujourd’hui une bonne situation, mais « celuy qui s’exécute à la vue de tout le monde et avec la satisfaction d’un chacun, toujours avec fondement de la réputation ». L’art de réussir sera l’art d’être agréable, « aimable » en société. Ainsi le concevait au XVIe siècle le Courtisan de Balthazar Castiglione17 : « Quelle est à mon avis la manière de courtiser la plus convenable au gentilhomme, vivant en la cour des princes, par laquelle il puisse et sache parfaitement faire service en toutes choses raisonnables, pour acquérir la faveur d’iceux et louanges des autres. » L’avenir dépend uniquement de la « réputation ». « Il me semble qu’il y a une autre chose qui donne et ôte la réputation, c’est l’élection des amis avec lesquels on doit avoir une intime fréquentation et pratique. » Grande place prescrite à l’amitié dans toute la littérature du XVIIe siècle, une amitié qui est une relation sociale plus poussée que les autres. D’où l’importance de la conversation, toujours d’après le Courtisan : « Ai-je désir d’entendre encore particulièrement parler de la manière de vivre et s’entretenir avec les hommes et les femmes : chose qui me semble de grande importance veu qu’ès Cours, la plus grande partie du temps s’en va en cela » — et pas seulement ès Cours. Toute la littérature dite de civilité du XVIIe siècle ne cessera d’insister sur l’importance de la conversation, sur la nécessité de connaître l’art de la conversation, sur le maintien pendant les conversations, etc. Les avis de ces manuels descendent dans un détail incroyable18. « On pêche aussi au parler en plusieurs et diverses manières et premièrement en la matière que l’on traite. » La conversation doit respecter la bienséance. On évitera les sujets domestiques, ménagers, ou trop personnels : « Ceux-là faillent aussi grandement qui n’ont jamais autre chose en la bouche que leur femme, leurs petits enfans et leur nourrice. Mon petit me fit hier tant rire. Vous ne vîtes jamais un si gentil enfant qu’est mon petit homme. Ma femme a ceci et cela… » On évitera le mensonge glorieux (nous sommes à l’époque du Menteur de Corneille). Ou encore d’après la Civilité nouvelle (1671)19. « Vous observerez pour premier enseignement de ne mettre en argument ou avant-propos choses frivoles entre des personnes grandes et doctes, ny question ou sujet beaucoup difficiles entre gens qui n’y entendent rien… N’entretenez votre compagnie de choses mélancoliques comme de plaies, infirmités, prisons, procès, guerre et mort (que restait-il ?). « Ne racontez pas vos songes. » « Ne dites votre avis que quand on vous le demande, n’était que vous fussiez le plus raisonnable. » « Ne vous ingérez à corriger les imperfections des autres, d’autant que c’est le fait des pères, mères et seigneurs. » « Ne parlez pas avant que d’avoir pensé à ce que vous voulez dire. »

Comprenons bien que cet art de la conversation n’est pas mineur comme la danse ou le chant. Ce livre de chevet du XVIIe siècle, dont Sorel disait20 : « Chez quelques nations, quand on voit un homme qui commet quelque incivilité, on dit qu’il n’a pas lu le Galatée », le Galatée21 précise bien qu’il s’agit d’une vertu : « Je commencerai… par ce que j’estime nécessaire d’apprendre pour être tenu bien appris et d’un tel et agréable entregent en communiquant et conversant avec les personnes, ce qui toutefois est vertu, ou chose fort approchante de vertu. » Le Galatée avait cours dans les collèges de jésuites. Du côté de Port-Royal, plus tard, Nicole s’exprimera de la même manière dans son traité De la civilité chrétienne22 : « L’amour des hommes étant donc si nécessaire pour nous soutenir, nous sommes portés naturellement à le rechercher et à nous le procurer. » « Nous aimons ou nous feignons d’aimer les autres, afin d’attirer leur attention. C’est le fondement de la civilité humaine, qui n’est qu’une espèce de commerce d’amour-propre, dans lequel on tâche d’attirer l’amour des autres en leur témoignant soi-même de l’affection. » Les bonnes manières sont à la charité ce que les gestes pieux sont à la dévotion. « La fermeté de leur union (des gens de bien) ne dépend pas seulement de ces liens spirituels mais aussi de ces autres cordes humaines qui la conservent », la bienséance, l’art de vivre en société. Si on vit dans le monde, on doit « ménager les occasions » et « se faire aimer d’eux » (des hommes).

Cet état d’esprit n’est pas nouveau ; il remonte à une très ancienne conception de la société où les communications étaient assurées moins par l’école que par la pratique, l’apprentissage, où l’écriture ne tenait pas encore une grande place dans la vie quotidienne. Il est remarquable que cet état d’esprit subsistât dans une société où le développement de l’école indiquait les progrès d’une mentalité très différente. Cette ambiguïté de la sociabilité traditionnelle et de la scolarisation moderne a été très bien sentie par les contemporains, et surtout par ces éducateurs moralistes dont plusieurs se situaient aux environs de Port-Royal. Presque tous se sont posé le problème de savoir si l’éducation privée à la maison valait mieux que l’éducation publique à l’école. A vrai dire, le problème était moins actuel qu’il ne paraît puisqu’on le trouve déjà chez Quintilien : Quintilien lui donnait la noblesse d’un précédent ; en fait cependant, on le discutait bien en fonction des circonstances et de l’époque. Dans l’Honneste Garçon, M. de Grenaille23 expose ainsi la question : « Pour moi, je ne veux point offenser l’antiquité par des opinions modernes, ni désapprouver l’ordre des Collèges, que tant de sages ont approuvé. J’oserai dire néanmoins que les Collèges sont plutôt des Académies avantageuses au public que nécessaires pour des particuliers » (les nobles « particuliers » c’est-à-dire la petite noblesse, par opposition aux grands seigneurs). On donne le « moyen aux pauvres aussi bien qu’aux riches d’acquérir ces trésors de l’esprit qu’on n’eut sceu jadis posséder qu’en possédant de grands biens. Il y a plusieurs enfans qui, ne pouvant pas entretenir de maîtres dans la maison, s’estiment fort obligés de se voir entretenus aux dépens du public et de ce qu’on leur donne gratuitement la science qu’on voulait vendre autrefois. Mais pour ceux à qui la fortune a départi toutes ses faveurs aussi bien que la nature, j’estime que l’institution privée est plus avantageuse que la publique. Cette opinion n’est point nouvelle, quoiqu’elle paraisse hardie ». Parce que les écoles sont entre les mains des pédants : cette opinion était très répandue dans la littérature, au moins depuis Montaigne, et très certainement aussi dans les croyances communes, dans les idées reçues. Le grand essort de l’école ne diminua pas le mépris qu’on vouait au régent.

Il y a d’autres raisons : la discipline y est trop sévère. Que dirait M. de Grenaille des collèges religieux ou des lycées du XIXe siècle ! « Comme (à la maison) on n’y donne point une liberté vicieuse aux enfants (parce qu’ils ne quittent pas la compagnie des adultes), on ne les tient point dans une contrainte injurieuse à leur suffisance. » Et cette phrase qui laisse percer la nostalgie d’un temps où les enfants n’étaient pas mis à part : « On ne les traite pas de la même façon que les autres. » L’école ou bien risque de dissiper l’enfant par de mauvaises fréquentations, ou bien elle retarde sa maturité en l’écartant des adultes, et ce prolongement de l’enfance, M. de Grenaille le considère comme un mal : « Posé le cas qu’un enfant ne fût point scandalisé par ses compagnons d’école, toujours il y apprendrait mille puérilités qu’il aurait auprès de la peine à désapprendre, et qu’on n’aurait pas moins de difficultés à le purifier des ordures du collège qu’à le préserver des vices. » Enfin, le principal défaut du collège est l’isolement des enfants, qui les sépare de leur milieu social naturel. « Il a besoin de savoir de bonne heure comme il faut agir dans le commerce, aussi bien que dans le cabinet, ce qu’il ne peut apprendre en un lieu où l’on songe plus à vivre avec les morts qu’avec les vivants, c’est-à-dire avec les livres qu’avec les hommes. » Voilà le grand mot lâché : la répugnance à l’égard de l’école de ceux qui restaient plus ou moins attachés à l’ancienne éducation par l’apprentissage, le mode d’éducation qui plongeait tout de suite l’enfant dans la société, et chargeait la société de l’entraîner directement à jouer son personnage sans passer par l’étape intermédiaire de l’initiation dans les sociétés à classes d’âge, ou de l’école dans les sociétés techniciennes modernes.

Telle sera encore une vingtaine d’années plus tard l’opinion du maréchal de Caillière dans la Fortune des gens de qualité et des gentilshommes particuliers (1661)24. « Ce n’est pas assez d’être savant de la science du collège : il y en a une autre qui nous enseigne comme il s’en faut servir… qui ne parle ni grec ni latin, mais qui nous montre l’usage de tous les deux. On la trouve dans les palais… chez les princes et les grands seigneurs, elle se fourre dans les ruelles des dames, elle se plaît parmi les gens de guerre, et ne méprise pas les marchands, les laboureurs ni les artisans. C’est elle qui a pour guide la prudence et pour doctrines les conversations et l’expérience des choses. » Les conversations, l’habitude de la société, ont « souvent fait d’honnêtes gens sans le secours des Lettres. Le monde est un grand livre qui nous instruit à tout moment, les conversations sont des études vivantes qui ne cèdent en rien à celles des livres… La fréquentation ordinaire de deux ou trois beaux esprits nous peut être plus utile que tous les pédans des universités ensemble… Ils débitent plus de matière en une heure que nous n’en lirions dans une bibliothèque en trois jours. L’action et l’air du visage ont je ne sais quoi de charmant qui imprime fortement ce que le discours veut persuader. »

A la fin du XVIIe siècle, l’abbé Bordelon25 (1692) reste du même avis : « Instruisez-les plus (les enfants) pour le monde que par l’école. » Que le fruit de la Belle Éducation, c’est le titre de son livre, ne ressemble pas à ce pédant :

Cet homme est un original

Et sa doctrine est sans seconde ;

Il a de Perse et Juvénal

De Catulle et de Martial

Une intelligence profonde.

Il entend tout hormi le monde.

On voit qu’il existait tout au long du XVIIe siècle un courant d’opinion hostile à l’école. On le comprend mieux quand on se rappelle combien l’école était en somme nouvelle dans les mœurs. Ces moralistes, qui avaient compris l’importance de l’éducation longtemps méconnue, et encore mal aperçue de leurs contemporains, n’ont pas bien saisi le rôle que l’école pouvait jouer, et avait déjà joué, dans le dressage des enfants.

Certains, en particulier dans l’entourage de Port-Royal, ont essayé de concilier les bienfaits de l’école, qu’ils reconnaissaient, et ceux de l’éducation domestique. Dans ses Règles de l’éducation des enfans26 (1687) Coustel analyse le problème de plus près, et pèse le pour et le contre. Si l’on élève des enfants à la maison, les parents veillent mieux sur leur santé (voilà aussi un souci nouveau), « ils apprennent plus aisément la civilité », par les fréquentations sociales. « Ils se forment insensiblement dans les devoirs de la vie civile et dans la manière d’agir des honnêtes gens. » Mais il y a des inconvénients : « Il est difficile que le temps des études y soit réglé, parce que celui des repas dont elles dépendent ne le peut être à cause des affaires, et des visites qui surviennent et qu’on ne peut souvent ni prévoir ni éviter. » Notons en passant la fréquence de ces visites, à la fois amicales et professionnelles. Les enfants risquent aussi d’être trop gâtés par les parents. Enfin ils sont exposés aux « complaisances et flatteries des domestiques, aux discours licencieux et aux sottises des laquais étrangers qu’on ne saurait quelquefois éloigner d’eux ». Ah ! la redoutable promiscuité des serviteurs ; même les pires adversaires de l’école reconnaissaient que c’était un puissant argument en sa faveur. Ainsi de Grenaille admet-il que des parents « sont contraints d’envoyer (leurs enfants) dans les collèges, aimant mieux qu’ils soient dans une classe que non pas dans une cuisine27 ».

Coustel reconnaît d’ailleurs que la discussion a un caractère théorique puisque, de son temps, on envoyait tous les garçons au collège. « La coutume qu’on garde le plus ordinairement pour l’éducation des enfants est de les mettre en des collèges. » Ceux-ci ont leurs avantages ; les enfants « y font des connaissances et des amitiés avantageuses qui durent souvent jusqu’à la fin de leur vie ». Ils récoltent les bienfaits de l’émulation : « Les enfants y acquièrent une louable hardiesse de parler en public sans pâlir à la vue des hommes, ce qui est tout à fait nécessaire à ceux qui ont à entrer dans les grandes charges. » « L’éducation privée » accentue la timidité. On remarquera que les avantages reconnus aux collèges ne se rapportent guère au niveau de l’instruction ; ils demeurent sociaux, « civils », eût-on dit à l’époque.

Mais les collèges ont aussi des inconvénients. On sait que les classes étaient très nombreuses, dépassant souvent la centaine. Pour Coustel « la trop grande multitude d’écoliers n’est pas un moindre obstacle pour leur avancement dans les études que pour leurs bonnes mœurs ». Ce que nous savons des classes, surpeuplées et de la turbulence des écoliers nous permet de mieux comprendre les inquiétudes de Coustel. « Dès que les jeunes enfans mettent le pied dans ces sortes de lieux, ils ne tardent guère à perdre cette innocence, cette simplicité et cette modestie qui les rendaient auparavant si aimables à Dieu et aux hommes. »

Il y a une solution : elle avait déjà été entrevue par Erasme, « mettre cinq ou six enfans avec un honnête homme ou deux dans une maison particulière ». Nous avons remarqué que cette formule a été adoptée par Port-Royal : les célèbres petites écoles, célèbres quoique éphémères. On la retrouve aussi dans les nombreuses pensions privées qui se créeront à la fin du XVIIe siècle et au cours du XVIIIe.

A quelques réserves près, les éducateurs moralistes sont plutôt réticents à l’égard du collège. Un historien qui se contenterait de leur témoignage pourrait légitimement en déduire que l’opinion était hostile aux formes scolaires de l’éducation, alors que, nous l’avons vu d’autre part, on se ruait vers des collèges surpeuplés. Les théoriciens ne donnent pas toujours le meilleur reflet de leur époque.

Toutefois, cette opposition n’était pas aberrante ; elle s’explique par l’importance que l’apprentissage social, la fréquentation sociale conservaient toujours dans les mœurs, malgré les progrès de la scolarisation. Dans la vie de tous les jours on sut mieux que dans les écrits des éducateurs moralistes concilier l’école et la civilité. L’une ne chassa pas l’autre. A côté de l’éducation par l’école, il subsista une éducation par le monde qui se perfectionna aussi pendant le XVIIe siècle. Nous nous y arrêterons un moment.

 

 

 

Le mot civil était à peu près synonyme de notre « social » moderne, un être civil est un être social. Le mot civilité serait à peu près ce qu’on entendrait aujourd’hui par connaissance de la société, mais la différence est déjà beaucoup plus grande. En fait, aux XVIe et XVIIe siècles, la civilité est la somme des connaissances pratiques qui sont nécessaires pour vivre en société et qui ne s’apprennent pas à l’école. Sous un plus vieux nom de « courtoisie », la civilité existait déjà alors que l’école était réservée aux seuls clercs.

Les origines de la littérature de civilité telle qu’elle existe du XVIe au XVIIe siècle sans grands changements, sont assez complexes. Elles se ramènent à trois genres très anciens. D’abord les traités de courtoisie proprement dite. Beaucoup ont été rédigés aux XIVe et XVe siècles en français, anglais, italien et même latin. Ils s’adressaient à tous, aux clercs comme aux laïcs, à ceux qui parlaient le latin ou les langues vulgaires. En italien dans Zinquanta Cortesie da Tavola28 : « La prima è questa ; le Benedicite. La cortesia secunda : tu te laves les mains. La terzia cortesia : attends pour t’asseoir qu’on t’y convie. La treizième : que celui qui sert à table soit propre, qu’il ne fasse devant ses hôtes aucun crachat ni saleté. »

En français, dans Comment se tenir à table, en latin : Stans puer ad mensam. Car il s’agit d’enfants ou de jeunes gens : ces recueils sont désignés en anglais sous le nom de Babees Books29 : comment parler honnêtement, comment saluer, fléchir les genoux devant son maître, ne pas s’asseoir sans en avoir été prié, comment répondre aux questions. « Assez souvent les ongles roignes, lave tes mains avant dîner. Le morceau mis hors de la bouche, A ton vaissel plus ne l’atouche… Ne purge tes dents de la pointe du costel… Ne frotes tes mains ne tes bras… Puis à table ne craches point… De la toille ne fais corde… Tiens devant toi ton tailleoir net. Garde-toi bien de sommeiller à table… Garde-toi bien que tu ne rotes… » Ces conseils pratiques étaient en général rythmés en vers de mirliton. Au Moyen Age, ils s’adressaient aussi aux femmes. Le Roman de la Rose est en partie un traité de courtoisie : il recommande aux femmes l’usage d’une sorte de corset (sans baleine ni corps métallique), leur donne des conseils sur leur toilette, leurs soins intimes, la propreté de la « maison de Vénus » qu’il fallait tenir bien rasée. Plus tard, les civilités ne parleront plus des femmes, comme si leur rôle s’était affaibli à la fin du Moyen Age et au début des temps modernes.

La deuxième origine des civilités : les règles de morale commune contenues dans un recueil d’adages de la basse latinité attribué au Moyen Age à Caton l’Ancien, les distiques de Caton. Le Roman de la Rose les cite comme une référence : « C’est aussi l’avis de Caton si tu te rappelles son livre. » Le Caton fut pratiqué pendant des siècles : on le rééditait encore au XVIIIe siècle30. On y dit comment il faut vivre honnêtement, savoir retenir sa langue, se méfier des femmes, y compris la sienne, ne pas compter sur les héritages, ne pas craindre la mort, ne pas s’inquiéter si quelqu’un de la compagnie parle à voix basse, et dans ce cas, ne pas toujours imaginer qu’on parle de soi, donner un métier à ses enfants, modérer sa colère contre ses servicteurs, cacher ses fautes, car la dissimulation vaut mieux que la mauvaise réputation, ne pas pratiquer la divination et la sorcellerie, ne pas parler de ses songes ni s’en inquiéter, bien choisir son épouse, redouter la gourmandise, surtout quand elle accompagne le « honteux désir d’amour », ne pas se moquer des vieillards, éviter d’être un mari complaisant, etc. Ces conseils tiennent à la fois de ce qu’aujourd’hui nous tiendrions pour une morale très banale, un conformisme social et un gros bon sens familier : ce qui se fait et ne se fait pas dans tous les domaines, dans ses relations avec sa femme, ses serviteurs, ses amis, comme dans la conversation ou la conduite à table, tout cela pêle-mêle, et sur le même plan. Cela ne paraît pas aller bien loin, selon notre optique moderne. Mais là où nous voyons la pression de conventions sociales sans grande portée, nos ancêtres reconnaissaient les commandements de la vie en commun, gardiens de véritables valeurs.

La troisième origine des civilités : les arts de plaire ou art d’aimer, celui d’Ovide, De amore d’André le Chapelain, Documenti d’amore de Francesco de Barberini, les manuels d’amour du XVIe siècle. Le Roman de la Rose est un modèle du genre. On y apprend qu’il faut éviter la jalousie, que le mari n’est pas seigneur de sa femme (cela changera plus tard), qu’il faut s’instruire dans les sciences et les arts pour plaire à son amie, ne pas la gourmander, ne pas chercher à lire ses lettres, à surprendre ses secrets. D’une manière générale, comment il faut fuir vilenie, ne pas médire, donner et rendre les saluts, ne pas dire de grossièretés, éviter l’orgueil, être bien tenu et élégant, gai et joyeux, généreux, mettre son cœur en un seul lieu… Ce sont des recettes pour gagner la sympathie des femmes et de tous les compagnons d’une vie où l’on est jamais seul, mais toujours au milieu d’une société nombreuse et exigeante.

Traités de courtoisie, règles de morale, art d’aimer concourent au même résultat : initier le jeune homme (et parfois la dame) à la vie en société, la seule concevable en dehors des cloîtres, où tout se passait en contacts humains, en conversations, les choses sérieuses comme les jeux.

Cette littérature médiévale assez complexe et touffue, allait se transformer au XVIe siècle, se simplifier. Il allait en sortir deux genres, voisins par le fond mais différents par la forme : les civilités, et les arts de réussir ou les « courtisans ».

Le premier manuel de civilité est celui d’Erasme qui a fondé le genre. Toutes les civilités postérieures et il y en eut beaucoup, s’inspirent de celle d’Erasme ou l’imitent servilement. Les noms peut-être les plus notables sont ceux de Cordier, d’Antoine de Courtin et enfin de Jean-Baptiste de La Salle dont les Règles de la bienséance et de la civilité chrétienne seront rééditées un nombre infini de fois au XVIIIe et encore au début du XIXe siècle.

Le traité de civilité n’est pas un livre de classe, mais il répond à un besoin d’éducation plus rigoureuse que les fatras des anciens recueils de courtoisie ou du pseudo-Caton. Les circonstances — les progrès de la scolarisation — veulent que, bien qu’étranger à l’école, et transmettant des règles de conduite non scolaires, et mal scolarisables, il soit associé aux débuts des petits enfants, à leurs premières leçons de lecture et d’écriture. On apprenait à lire et à écrire dans des livres de civilité. Aussi étaient-ils imprimés en plusieurs caractères, autant qu’en connaissait un usage typographique assez compliqué : il y avait du romain, de l’italique, du gothique, mais aussi les caractères de l’écriture à la main, qui n’étaient jamais imprimés que dans ces genres de livres, aussi les appelait-on des caractères de civilité. Cette destination pédagogique donne aux livres de civilité une présentation typographique pittoresque. Il arrivait aussi que le texte fût imprimé en plusieurs langues, en colonnes verticales, chacun dans une écriture différente. Le français, le latin, mais aussi l’italien, l’espagnol, l’allemand (jamais l’anglais, langue alors de très petite audience et sans valeur culturelle). On y apprenait les langues vivantes qu’on n’enseignait pas au collège.

Il s’en faut pourtant que ces livres soient destinés seulement aux enfants. La civilité d’Antoine de Courtin s’adresse « non seulement aux personnes qui ont des enfans, mais aussi à ceux qui, bien qu’avancés en âge, ne sont pas pourtant aussi instruits de la politesse et de l’honnêteté qu’on doit observer dans le monde31 ». C’est déjà une jeune fille, cette liseuse de Grimoux du musée des Augustins à Toulouse : on distingue très bien les caractères de civilité du livre qu’elle tient à la main. Les sujets qui sont traités n’appartiennent pas toujours à la littérature enfantine ; ce sont souvent choses d’adultes, comment traiter sa femme et ses serviteurs, comment vieillir sagement. Nous y trouvons à la fois des éléments de conduite enfantine et des conseils moraux, que nous jugerions aujourd’hui inaccessibles à des enfants. Cela s’explique par les origines des civilités, qui sont, en somme, des rédactions de coutumes d’apprentisage, encore très influencées par les habitudes d’une époque où on ne dosait pas la matière qu’on transmettait aux enfants, mais où ceux-ci étaient d’emblée plongés complètement dans la société ; ils avaient le temps d’assimiler : tout leur était donné au départ. Ils entraient tout de suite parmi les adultes. Nous avons souvent fait allusion à ces livres de civilité.

L’un d’eux, le Galatée a joui d’une audience extraordinaire pendant la première moitié du XVIIe siècle. Les jésuites l’avaient adopté : une édition de 1617 est spécialement destinée aux pensionnaires de la Compagnie de Jésus à La Flèche, aux pensionnaires du collège de la même Compagnie à Pont-à-Mousson32. Aux pensionnaires : parce qu’il n’était pas un livre scolaire, il ne s’adressait pas aux élèves forains.

Le Galatée : « Premièrement composé en italien, par J. de La Case et depuis mis en français, en latin, allemand et espagnol. » « Traité très nécessaire pour bien dresser une jeunesse en toutes manières et façons de faire louables, bien reçues et approuvées par hautes gens d’honneur et de vertu, et propres pour ceux qui, non seulement prennent plaisir en la langue latine, mais aussi aux vulgaires qui, pour le jourd’hui, sont les plus prisées. » Le Galatée, comme les autres civilités, apprend la bienséance, comment il faut se conduire en société. C’est, nous l’avons dit, un manuel de conversation. On y apprend que « mettre publiquement la main en quelque partie de leur corps n’est point louable », de même les puer stans ad mensam du XVe siècle prescrivaient de ne pas se gratter en société. Ne pas s’habiller ou se déshabiller en public pour ses nécessités naturelles, ni se laver ostensiblement aussitôt après, ne pas montrer les ordures sur la route ni faire sentir « choses puantes ». Eviter d’offenser les sens des autres, de « grincer les dents, de siffler, glottir, frotter des pierres et du fer l’un contre l’autre ». Une autre civilité recommandera de ne pas faire craquer ses os, ne pas faire trop de bruit en toussant ou éternuant. Eviter de bâiller, de garder la bouche ouverte. Ne pas regarder dans son mouchoir. On retrouve les préceptes de la conduite à table qui conservèrent toute leur importance jusqu’à la fin du XVIIIe siècle ; le repas restait un rite social — ce qu’il a presque cessé d’être aujourd’hui —, où le rôle de chacun était minutieusement défini, où il fallait faire particulièrement attention à se bien tenir : ne pas manger trop vite, ne pas mettre les coudes sur la table, ne pas se curer les dents, ne pas « cracher autant qu’il sera possible, et, s’il lui en faut venir là, qu’il le fasse par quelque gentille façon ». On y apprend comment il convient de s’habiller : « L’homme se doit encore estudier d’approcher le plus qu’il peut de la façon d’habits des autres citadins et se laisser emporter par la coutume. » Une singularité, dans ce domaine comme dans les autres, est un péché de lèse-société. Il faut toujours céder au désir de la compagnie, sans jamais imposer le sien propre : ne pas demander à écrire ou réclamer le pot de chambre quand les viandes sont prêtes et les mains lavées. On ne sera ni sauvage, ni familier, ni mélancolique. Dignité qu’il convient de garder avec les serviteurs (certains « superbes » « ne cessent de gronder à leurs domestiques et de les tancer et tiennent en continuelle tribulation toute leur famille »), dans la rue où la démarche ne doit être ni précipitée, ni trop lente, où il ne faut pas fixer les passants.

Les éditions de civilités se succèdent du XVIe au XVIIIe siècle, assez semblables à elles-mêmes. Celle de J.-B. de La Salle eut autant de succès au XVIIIe siècle que celles d’Erasme, de Cordier ou le Galatée aux XVIe et XVIIe : Règles de la bienséance et de la civilité chrétienne. Qu’un pieux éducateur, fondateur d’un Institut enseignant chargé de responsabilités et de tracas, se soit donné la peine de rédiger un traité où, comme dans les précédentes civilités, il est question de bonnes manières, de l’habit, de la coiffure, de la conduite à table, etc., prouve l’importance qu’on accordait à des sujets devenus aujourd’hui mineurs. Sans doute avait-on affaire à une population rustique et brutale et la discipline des bonnes manières y était plus nécessaire que dans nos sociétés plus soumises à toutes sortes d’autorités publiques et de contrôles policiers : l’Etat a pris la place des bonnes manières dans le dressage de l’individu, depuis l’école, la circulation dans la rue, le service militaire… On avait aussi le sentiment qu’il n’existait pas de petites choses dans la vie en société, tant le fait même de la communication sociale était en soi essentiel. C’est pourquoi il n’y avait rien d’étonnant à ce que J.-B. de La Salle, le chanoine de Reims, rédigeât soigneusement à son tour les conseils traditionnels des civilités : « Qu’on ait surtout égard qu’il n’y ait point de vermines ni de sentes ; cette précaution et ce soin sont de conséquences à l’égard des enfants. » De longs développements sur la manière de cracher. « Il est honteux de paraître avoir des mains noires et crasseuses ; cela ne peut être supportable qu’à des manouvriers et à des paisans. » « Lorsqu’on a besoin d’uriner, il faut toujours se retirer en quelque lieu bien écarté, et quelques autres besoins naturels qu’on puisse avoir, il est de la bienséance (aux enfants même) de ne les faire que des lieux où on ne soit pas aperçu. » « Il n’est pas honnête de donner des coups avec les mains en badinant avec quelqu’un », « ne pas les branler (les pieds), ni remuer en badinant (cela ne doit même pas être souffert dans les enfants), ne pas les croiser l’un sur l’autre ». Comment s’habiller aussi : « Il n’est pas de la bienséance qu’un enfant soit vêtu comme un homme, ni que l’habit d’un jeune homme ne soit plus orné que celui d’un vieillard. » Et bien entendu, le long chapitre sur « la manière de couper et de servir les viandes », de préparer les table, de servir et de desservir, fonction spécialement réservée aux enfants et jeunes gens.

Le grand nombre des civilités, leurs rééditions et adaptations d’Erasme à J.-B. de La Salle et au-delà, nous prouvent que l’école n’avait pas encore accaparé toutes les fonctions de transmission. On faisait encore grand cas de ces bonnes manières qui constituaient, quelques siècles plus tôt, l’essentiel de l’apprentissage. « La douce et harmonieuse contenance des enfants, écrira un pédagogue anglais du XVIIe siècle33, donne plus de crédit à une école qu’une instruction solide, parce qu’elle montre à tous que l’enfant est instruit, alors que peut-être il n’a appris que peu de choses, tandis que les bonnes manières sont la part principale de la bonne éducation. »

 

 

 

 

On disait encore au début du XVIIe siècle « savoir le Courtisan », comme on disait d’un homme qu’il avait lu le Galatée34. Le Courtisan de Balthazar Castiglione créa un genre comme Erasme a fixé le type des traités de Civilités : le genre des arts de plaire et de réussir. Il se distingue des civilités parce qu’il ne s’arrête pas aux éléments premiers de la bienséance : « Les bons pédagogues enseignent non seulement les lettres aux petits enfans, mais aussi les bonnes mœurs et les manières honnêtes, à manger, boire, parler et cheminer avec certains gestes qui soient convenables. » Cela est supposé connu. Il y a toutefois une partie commune aux civilités et aux « courtisans », c’est-à-dire à la littérature qui en est issue : la manière de plaire à la société et de réussir et de progresser grâce à un usage opportun des cours et du monde. Mais cela devient le sujet essentiel du Courtisan ou de livres comme le Héros, de l’Espagnol Laurens Gracien, traduit en français, de l’Honnête Homme de Faret, de Bardin, de toute une littérature qui a été étudiée par D. Mornet35.

On peut ramener cette matière à deux notions essentielles : l’ambition et la réputation. L’ambition est une valeur. Personne ne doit se contenter de sa condition, on doit au contraire penser sans cesse à la relever. Ce souci d’ascension ne se présente pas comme un appétit de jouissance et de bien-être, mais comme un idéal qui exige une discipline sévère, une volonté sans défaillance, un idéal héroïque où on reconnaît l’esprit de la Renaissance. Il durera jusqu’au milieu du XVIIe siècle. Il s’exprime naïvement dans un texte de l’Honneste Garçon36. L’auteur, M. de Grenaille, sait l’importance de la noblesse : « Je voudrais que l’honnête garçon naquît dans quelque maison noble… N’est-il pas vrai que les gentilshommes ont naturellement je ne say quel air de majesté qui les fait respecter, même dans leur abaissement ? Les enfants semblent commander jusques dans la sujétion, au lieu que des roturiers qui commandent quelquefois semblent recevoir des ordres en les donnant. » Et cependant cette conception d’un ordre dû à la naissance s’accompagne d’une autre conception sociale, aussi importante dans la pensée de l’auteur, où la noblesse est une « divine qualité qui entretient le courage et la vertu et non pas un vain caractère d’honneur ». Et cette qualité s’acquiert par la vertu ou la renommée, et aussi s’accroît grâce à une « ambition généreuse ». L’honnête garçon élèvera les titres de sa maison : « S’il est né simple gentilhomme, il voudra être baron, s’il est marquis, il tâchera d’être comte. Enfin il poussera les droits que la nature lui a donnés aussi avant que la Fortune lui permettra. » « Ceux donc qui venus d’une famille honorable ne se trouvent que dans une fortune fort basse ou fort médiocre, doivent s’efforcer de se mettre par art dans l’élévation et de vaincre la nature par l’industrie. » « Nous voyons plus de gens de petite extraction qui deviennent grands que des grands qui se maintiennent dans le même état. C’est que les uns négligent quelquefois tout où les autres ne négligent rien. » Et Grenaille admire ces promotions courageuses : que l’honnête garçon « sache que la noblesse lui sera plus honorable s’il l’acquiert par le mérite que s’il la tenait par héritage ». Texte curieux, significatif de la valeur morale reconnue à l’ambition.

Comment réaliser cette « élévation » ? Un seul moyen : la renommée, la réputation. La compétence intellectuelle, technique, la valeur morale ne sont pas envisagées, non pas tant qu’elles soient négligées, mais elles sont incluses dans l’assentiment qui consacre un homme « célèbre » et « aimable ». Encore cet assentiment doit-il être toujours entretenu par de nouveaux exploits et de nouvelles habiletés : « Renouveler la grandeur, faire renaître la réputation et ressusciter l’applaudissement37 » Le succès s’obtient seulement grâce à la faveur des grands et à l’amitié des pairs. Pour se les assurer, on osera se servir même des richesses d’iniquités, on n’hésitera pas à dissimuler les défauts et à simuler des qualités. La dissimulation est permise : « O homme dont la passion ne travaille que pour la renommée, toi qui aspires à la grandeur, que tout homme te connaisse, mais que personne ne te comprenne. Avec cette adresse, le médiocre paraîtra beaucoup, le beaucoup infini, et l’infini davantage. »

« La vertu38 (Faret dans l’Honnête Homme) est si essentiellement le but de tous ceux qui veulent se faire considérer de la cour qu’encore qu’on ne s’y voie qu’avec des déguisements et des souillures, si est-ce que chacun veut faire croire qu’il la possède toute pure. » Cela se comprend : « Un homme qui ne lui parlera par aventure (au courtisan) qu’une fois en sa vie, s’en ira satisfait d’eux et en publiera ce qu’il n’en dirait jamais s’il avait vu le fond de son âme39. »

Pour « s’acquérir l’amour des peuples » il faut de « l’entregent » « âme de toute belle qualité, la vie de toute perfection ». Nous voici ramenés à la civilité, à la bienséance, à l’art de vivre en société, au bel air : « Sans lui la meilleure exécution est morte, la plus grande perfection est dégoûtante40. »

 

 

 

Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, les genres issus de la Civilité d’Erasme et du Courtisan de Castiglione subiront quelques modifications significatives.

L’idéal renaissant d’ambition et d’élévation disparaît, en même temps que le courtisan est remplacé par l’honnête homme, et la Cour par le monde. Il n’est plus de bon ton de trop ouvertement aspirer à la fortune, au prestige. Un idéal nouveau se fait jour, que le chevalier Méré a cultivé dans toute son œuvre : la recherche du juste milieu, d’une médiocrité distinguée. Cette conception ne diminue pas le poids des influences sociales, mais elle ne leur accorde plus tout à fait la même valeur morale. La bienséance demeure aussi nécessaire, mais elle se vide peu à peu de son contenu moral, elle cesse d’être une vertu. Début à peine indiqué d’une évolution qui se précipitera aux XVIIIe et XIXe siècles : la sociabilité cohérente de l’Ancien Régime se réduira à une mondanité plus fragile et moins riche. Toutefois, pendant la seconde moitié du XVIIe siècle, il s’agit seulement encore d’une indication, et la sociabilité, pour être moins héroïque et moins exemplaire, reste toujours très dense et très contraignante.

Les civilités, avons-nous dit, sont longtemps restées des descriptions des bonnes manières qui s’adressent aux enfants comme aux adultes dans la mesure où les uns ou les autres ne les ont pas encore apprises. Comme leurs lointains modèles du Moyen Age, elles disent comment un honnête homme doit se conduire, elles rappellent des usages établis, qui autrefois n’étaient pas rédigés, mais n’en étaient pas moins respectés et sincères. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, les civilités conservent leur aspect traditionnel, mais elles réservent de plus en plus de place à des conseils éducatifs et à des recommandations qui s’adressent seulement aux enfants, à l’exclusion des adultes, comme le comportement de l’écolier. Dans une civilité « puérile et honneste pour l’instruction des enfants », de 176141, un chapitre entier traite « de la manière avec laquelle l’enfans doit se comporter à l’école ». C’est une civilité inspirée de celle de Cordier, qui était régent, et de ses dialogues scolaires. L’enfant doit se découvrir en entrant, soit pour la révérence au maître, soit pour saluer ses compagnons. Ne changez pas de place, restez à celle indiquée par le maître. « Ne soyez pas incommode à vos compagnons, en poussant l’un et heurtant l’autre. » « Ne soyez point si malhonneste et si peu obligeant que de refuser à vos compagnons dans le besoin de l’encre, des plumes ou tout autre chose, s’il arrivait qu’ils eussent oublié d’en apporter. » « Ne causez point dans l’école. » « C’est une marque d’esprit malin de témoigner de la joie quand on reprend ou qu’on châtie quelqu’un. » Il ne s’agit plus seulement d’initier l’enfant aux usages des adultes, qu’ils apprenaient autrefois par la seule expérience de l’apprentissage ; la civilité tient plus compte de la vie scolaire, s’y adapte et la prolonge. C’est une conséquence du développement de l’école, et de la particularisation de l’enfance : celle-ci prend de plus en plus d’importance dans les civilités, au détriment des adultes.

La Civilité nouvelle de 167142 ressemble déjà à un traité d’éducation pour les parents, ce qui n’était pas le cas des civilités traditionnelles, conçues comme des rédactions d’usages, au sens de rédactions de coutumes : comment s’y prendre pour corriger les enfants, à quel âge commencer à leur apprendre les lettres. « L’enfant répétera à la maison ce qu’il aura appris à l’école ou au collège, ou bien il apprendra au logis ce qu’il doit réciter directement devant son maître. » Le soir, les parents procéderont à un examen de conscience : « Si l’enfant a vécu en homme », on le lave on le caresse. S’il a commis quelques fautes légères « on le corrigera en raillant, en se moquant de lui, ou par quelque peine douce et aisée à supporter ». « S’il s’est laissé aller à quelque action de celles qui approchent du crime, comme le blasphème, le larcin, la menterie, ou avoir proféré ou mot outrageux ou injure sale contre une servante ou un valet, ou avoir été désobéissant avec opiniâtreté et mépris, on lui donnera les verges. » « Ensuite l’enfant dira le bonsoir à ses parents et maîtres, ira à ses nécessités. » « Enfin étant déshabillé, il se couchera en repos dans le lit pour dormir, sans s’amuser à causer et raconter des fables et bagatelles (on ne couchait jamais seul). Se couchera de telle façon qu’il soit bien et honnêtement de sa personne et tout couvert ; ne dormira ni sur le dos ni sur le ventre, mais sur le côté (conseil de l’hygiène médiévale), ne dormira sans chemise tant pour la bienséance que pour retrouver promptement ses habits en tout cas et occurences qui pourraient arriver. »

Le cadre, même élargi, des civilités traditionnelles paraîtra trop étroit pour répondre aux nouvelles préoccupations éducatives. Il parut alors, en particulier dans l’entourage de Port-Royal, de véritables traités pratiques d’éducation, présentés comme des conseils aux parents : De l’éducation chrétienne des enfans de Varet43 (1666), Règles de l’éducation des enfans, de Coustel44 (1687). Quoique ces ouvrages comportent des chapitres sur les bonnes manières (dans la conversation, à table), qui paraissent extraits des civilités traditionnelles, ils sont écrits dans un autre esprit d’avertissement des parents. Ils traitent aussi du choix du métier, des problèmes délicats du choix de l’école, des maîtres, des lectures (proscrire les romans : ces poisons de l’âme), des jeux, des méthodes pédagogiques : « Proportionnez-vous toujours autant que vous le pourrez à leur faiblesse, et à leur petite partie, bégayant, s’il faut ainsi dire, avec eux, pour leur faire apprendre leurs petites leçons. » A côté donc de conseils aux parents, des avis aux maîtres. Ils invitent les parents à bien se tenir devant leurs enfants, à leur donner le bon exemple, à veiller sur leurs fréquentations, à « leur donner quelque emploi conforme au dessein qu’ils ont sur eux, pour ne point les laisser vivre dans une fénéantise honteuse » en évitant de « s’incommoder pour mettre leurs enfans à leur aise45 ».

Nous sommes loin, on le voit, des civilités traditionnelles, car il ne s’agit plus de rédiger les usages des adultes pour les enfants ou d’autres adultes ignorants, mais d’instruire la famille elle-même de ses devoirs, de ses responsabilités, de la conseiller dans sa conduite à l’égard des enfants. La différence entre la civilité d’Erasme et les traités d’éducation de Coustel et de Varet mesure la distance entre la famille de la fin du XVe siècle où persistaient les habitudes médiévales d’apprentissage dans des maisons étrangères, et la famille de la seconde moitié du XVIIe siècle déjà organisée autour des enfants.

Toutefois ces traits quasi modernes d’éducation familiale ne nuisaient pas au succès des civilités traditionnelles, car le resserrement familial sur l’enfance ne s’opposait pas encore aux anciennes habitudes de sociabilité : les éducateurs eux-mêmes reconnaissaient que le « commerce » du monde restait essentiel.

 

 

 

Puisque tout dépendait des relations sociales, on doit se demander où les hommes se rencontraient-ils ? Bien des traits anciens demeuraient : ils se rencontraient encore souvent dehors, dans la rue. Non seulement au hasard, parce que les villes étaient petites, peu étendues, mais aussi parce que quelques rues ou places étaient des promenades où, à certaines heures, on retrouvait ses amis, comme aujourd’hui dans les villes méditerranéennes. Le grouillement du Corso, de la Piazza Major, agitait des places aujourd’hui désertes, ou traversées de piétons étrangers les uns aux autres, même quand ils flânent. Le touriste d’aujourd’hui a de la peine à reconnaître la place Bellecour à Lyon, dans la description qu’en donne un voyageur italien de 1664, l’abbé Locatelli46 : « Hommes et femmes se promenaient bras dessus bras dessous, se tenant les uns aux autres, comme on tient un enfant… Une femme donne le bras à deux hommes, un homme à deux femmes. Peu accoutumé à ces manières (l’abbé vient de Bologne où on devait être alors plus réservé qu’à Lyon !) nous pensions entrer dans un bordel… J’observai leur gaieté, et à l’entrée de la promenade, je les voyais se prendre par le bras qu’ils tenaient plié comme l’anse d’un panier, et ils se promenaient ainsi. » La surprise de ce Bolonais du XVIIe siècle devant cette population rieuse, bras dessus bras dessous, c’est aujourd’hui la nôtre quand nous nous mêlons aux foules italiennes.

On se rencontrait dans la rue ; où se réunissait-on ? Au XIXe siècle, aujourd’hui encore, les hommes au moins se réunissent souvent au café. Notre civilisation contemporaine demeure inintelligible si on ne reconnaît pas au café sa place, il est le seul lieu de rencontre accessible à tout moment, régulier comme une habitude. En anglais, la maison publique, le pub. La société du XVIe et du XVIIe siècle était une société sans café : la taverne, le cabaret étaient des mauvais lieux réservés aux méchants garçons, aux filles, aux soldats, aux écoliers en vadrouille, aux gueux, aux aventuriers de tout poil : les gens de bien ne les fréquentaient pas, quelles que fussent leurs conditions. Il n’y avait pas d’autres lieux publics que les maisons particulières, ou du moins certaines d’entre elles : les grandes maisons, qu’elles fussent rurales ou urbaines47.

Qu’entendons-nous par grande maison ? Quelque chose de très différent du sens que nous donnerions aujourd’hui à la même expression : très exactement le contraire. Un logement, aujourd’hui, est dit grand par rapport à son peuplement. Une grande maison est toujours une maison peu habitée. Dès que la densité s’élève, on dira qu’on commence à se sentir à l’étroit, et relativement, la maison n’est plus aussi grande. Au XVIIe siècle, et aussi aux XVe et XVIe siècles, une grande maison était toujours très peuplée, plus dense que les petites maisons. C’est une observation très importante qui ressort de tous les travaux sur la densité par feux des historiens démographes.

On a étudié la population d’Aix-en-Provence à la fin du XVIIe siècle48, en s’appuyant sur le registre de capitation de 1695. A la lumière de ces analyses, on aperçoit un contraste très net entre les quartiers pauvres et denses et les quartiers riches et moins peuplés : les premiers ont des maisons petites et peu habitées, les seconds, de grandes maisons pleines de monde. Certaines maisons abritent 3 ou moins de 3 habitants, tandis que d’autres contiennent 31 personnes (2 maîtres, 6 enfants, 17 domestiques), 17 personnes (2 maîtres, 8 enfants, 7 domestiques).

Cette opposition n’est pas particulière au XVIIe siècle ou à la Provence. Un article récent sur Carpentras au milieu du XVe siècle, donne la même impression49. Vingt-trois familles de notables, réunissent 177 personnes, soit 7,7 personnes par feu ; 17,4 % de la population sont répartis dans des feux de plus de 8 personnes. Un noble a 25 personnes à son foyer. L’architecte de la cathédrale vit au milieu de 14 commensaux. Il est délicat de tirer de ces chiffres des conclusions sur l’état de la natalité. Par contre, il en ressort très clairement que les maisons des riches abritaient, outre la famille proprement dite, tout un peuple de serviteurs, d’employés, de clercs, de commis, garçons de boutique, apprentis et compagnons, etc. Cela est vrai du XVe au XVIIe siècle et un peu partout en Europe occidentale. C’étaient de grandes maisons, même si elles ne portaient pas le nom d’hôtel, à plusieurs pièces par étage, à plusieurs fenêtres sur rue, cour ou jardin. Elles formaient à elles seules un véritable groupe social. A côté de ces grandes maisons, très peuplées, il y avait de très petites maisons qui n’abritaient que les ménages et sans doute quelques-uns seulement de leurs enfants, les plus jeunes. A la ville, ce sont des maisons comme il en existe encore quelques-unes dans nos vieux quartiers, qui n’ont qu’une ou deux fenêtres par étage. Il semble, d’après Paul Masson50 que la maison à deux fenêtres soit apparue à Marseille comme une amélioration sur la maison à une fenêtre : « Les appartements à chaque étage sont formés de deux pièces, l’une donnant sur la rue, l’autre donnant sur un espace resserré séparant la dernière de ces maisons de celles de la rue voisine. » Souvent d’ailleurs les deux fenêtres n’éclairaient qu’une seule pièce. Donc une ou deux pièces pour ces logements urbains. Dans les campagnes, les maisons élémentaires n’en comptaient pas plus et quand il y avait deux pièces, l’une était réservée aux bêtes. Evidemment il s’agissait de gîtes pour le repos et parfois (pas toujours) le repas. Ces petites maisons pauvres ne remplissaient aucune fonction sociale. Elles ne pouvaient même pas servir de foyer de famille. La gravité de la crise du logement dans les années cinquante de ce siècle nous a appris les incidences du logement sur la famille. Certes on était moins sensible aux promiscuités sous l’Ancien Régime. Mais il doit y avoir un espace minimal en deçà duquel la vie familiale est impossible, où le sentiment de la famille, décrit au long de cette étude, ne peut se former ni se développer. On a le droit de conclure que ces pauvres gens mal logés éprouvaient l’amour banal des petits enfants — cette forme élémentaire du sentiment de l’enfance — mais ignoraient les formes plus compliquées et plus modernes du sentiment de la famille. C’étaient toujours, comme au Moyen Age, des familles « taisibles », silencieuses parce qu’élémentaires. Il est certain que les jeunes devaient quitter très tôt ces pièces uniques que nous appellerions des taudis, soit pour émigrer dans d’autres taudis, deux frères ensemble, ou mari et femme, soit pour vivre dans la maison des autres, apprentis, serviteurs, commis, dans les grandes maisons des notables.

Dans ces grandes maisons, ni palais, ni toujours hôtels, fermes, ou demeures urbaines occupant un étage seulement d’une maison, nous trouvons le milieu de culture du sentiment de l’enfance et de la famille. Nous y avons ramassé toutes les observations qui forment la matière de ce livre. La première famille moderne est celle de ces notables. C’est elle que représentent cette riche iconographie familiale du milieu du XVIIe siècle, les gravures d’Abraham Bosse, les portraits de Ph. de Champaigne, les scènes des peintres hollandais. C’est pour elles qu’ont écrit les moralistes éducateurs, que se sont multipliés les collèges. Pour elles, c’est-à-dire pour le groupe tout entier qu’elles formaient et qui comprenait outre la famille conjugale, non pas d’autres parents (ce type de famille patriarcale devait être très rare), tout au plus quelque frère célibataire, mais une clientèle de serviteurs, d’amis, de protégés.

Cette grande maison jouait un rôle public. Dans cette société sans café, sans public house, elle était le seul lieu où amis, clients, parents, protégés pouvaient se rencontrer, s’entretenir. Aux serviteurs, clercs, commis, qui y résidaient en permanence, il faut ajouter le flot incessant des visiteurs. Ceux-ci ne devaient guère se soucier de l’heure et n’étaient jamais éconduits, car les éducateurs du XVIIe siècle considéraient que la fréquence et l’heure des visites interdisaient un horaire régulier en particulier pour les repas, et ils estimaient cette irrégularité assez funeste à la formation des enfants pour légitimer leur envoi au collège, malgré les inconvénients moraux de la promiscuité scolaire. Le passage constant des visiteurs distrayait les enfants de leur travail. Bref, les visites apparaissaient comme une véritable occupation, qui commandait la vie de la maison, dont dépendaient même les heures de repas.

Ces visites n’étaient pas seulement amicales ou mondaines, elles étaient aussi professionnelles, mais on distinguait mal les unes des autres. Les clients de l’étude sont restés longtemps les amis du notaire, les uns et les autres étaient ses débiteurs. Il n’existait pas de locaux professionnels, ni pour le juge, ni pour le marchand, ni pour le banquier ni pour l’homme d’affaires. Tout se passait dans les mêmes pièces où il vivait avec sa famille.

Or ces pièces ne présentaient pas plus de spécialisation domestique que professionnelle. Elles communiquaient entre elles, les plus riches demeures étaient formées à l’étage noble de galeries et de salles en enfilade. Aux autres étages les pièces étaient plus petites, mais aussi dépendantes les unes des autres. Aucune n’avait de destination précise, sauf la cuisine ; encore est-il que dans bien des cas on devait faire la cuisine dans l’âtre de la plus grande salle. Les installations de cuisine, à la ville et dans les maisons moyennes, ne permettaient guère de raffinements, et quand on avait des invités, on achetait des plats tout préparés chez le rôtisseur voisin. Lorsque Hortensius, le « précepteur » ou régent de Francion, voulut festoyer quelque compagnie, il dit à son « cuistre », son homme de confiance : « Va t’en mettre ordre que mon compère le cabaretier m’en envoie du meilleur (vin muscat) avec quelque pièce de rôti. Or il disait cela parce qu’étant déjà fort tard, et voyant que les derniers venus avaient amené un vielleux, il s’imaginait bien qu’il fallait qu’il donnât à souper à tout ce qu’il y avait de personnes dedans sa chambre. » Francion sort avec le cuistre. Chez le cabaretier, « nous n’y trouvâmes rien qui nous duisit, et nous ne prîmes que du vin. Nous fûmes d’avis d’aller jusqu’à la rôtisserie du Petit Pont. Le cuistre acheta un chapon, et voulant encore avoir un aloyau, il alla voir chez tous les rôtisseurs s’il n’en trouverait point quelque bon. »

On vivait dans des salles à tout faire. On y mangeait, non pas sur des tables spéciales : la fameuse « table de salle à manger » n’existait pas ; mais on dressait pour le repas des tréteaux pliants, qu’on recouvrait d’une nappe, comme on peut voir sur des gravures d’Abraham Bosse. Au milieu du XVe siècle l’architecte humaniste Alberti51, très laudator temporis acti, se rappelait les mœurs de sa jeunesse : « Quand nous étions jeunes… la femme envoyait à son mari un petit broc de vin et quelque chose à manger avec son pain ; elle dînait à la maison et les hommes à l’atelier. » Il ne faut pas le prendre au mot, et cette habitude était encore fréquente dans bien des ménages d’artisans, de paysans. Mais il oppose ces simples coutume à l’usage urbain de son temps : « La table dressée deux fois par jour comme pour un banquet solennel. » En fait une table démontable, comme restait démontable une grande partie du mobilier au début du XVIIe52.

Dans ces mêmes salles où on mangeait, on couchait aussi, on dansait, on travaillait, on recevait les visiteurs. Les gravures nous montrent le lit à côté d’une desserte où est exposée la vaisselle d’orfèvrerie, le lit dans le coin de la salle où on est en train de prendre son repas. Un tableau de P. Codde en 163653 représente un bal ; au fond de la salle où dansent les masques, un lit clos, les rideaux tirés. Longtemps les lits furent aussi démontables. Il revenait aux pages ou apprentis de les dresser pour la société. L’auteur du Chastel de joyeuse destinée félicite les jeunes gens « habitués à la guise de France54 ».

Ces gens français servaient tout promptement

Et dreçaient litz tant bien proprement

Que ce m’était grant esbaïssement.

Encore au début du XVIIe siècle Héroard55 note pour le 12 mars 1606 : « Vêtu, il (le futur Louis XIII) aide lui-même à démonter son lit. » Le 14 mars 1606 : « Amené chez la reine, il est logé à la chambre de roi (absent en campagne), aide à porter son bois de lit à la vue de la reine ; Mme de Montglat y fait mettre son lit pour y coucher. » 8 septembre 1608, au moment de partir pour Saint-Germain : « Il s’amuse lui-même à démonter son lit, impatient pour partir. » Déjà, cependant, les lits étaient devenus moins mobiles. Alberti, dans ses gémissements sur le bon temps passé, notait déjà : « Je me rappelle… avoir vu nos plus notables citoyens, quand ils allaient à la campagne y faire transporter leurs lits et leurs ustensiles de cuisine, qu’ils ramenaient avec eux à leur retour. Maintenant l’appareil d’une seule chambre est plus grand et plus coûteux qu’autrefois celui de toute la maison un jour de noces56. » Sans doute cette transformation du lit démontable en meuble permanent marque-t-elle un progrès de l’intimité. Toute de suite le lit orné, enveloppé de rideaux, est utilisé par les artistes pour illustrer les thèmes de la vie privée : la chambre où se réunissent les mariés, où accouche la mère, où meurent les vieillards, et aussi où méditent les solitaires. Toutefois la pièce qui contenait le lit n’en était pas pour autant une chambre à coucher. La chambre demeurait un lieu public. Aussi fallait-il clore le lit de rideaux qu’on ouvrait ou fermait à volonté, afin de défendre l’intimité de ses occupants. Car on couchait rarement seul, mais avec sa femme sans doute, et aussi avec d’autres personnes de son sexe.

Comme le lit était indépendant de la chambre et constituait un petit réduit à lui tout seul, il pouvait y en avoir plusieurs dans une même pièce, souvent un aux quatre coins. Bussy-Rabutin raconte57 qu’un jour, pendant une campagne, une jeune fille épouvantée par les soldats lui demande protection et hospitalité : « Enfin je dis à mes gens qu’on lui donnât un des quatre lits qui étaient dans ma chambre. »

Imagine-t-on la promiscuité où on vivait dans ces salles où on ne pouvait s’isoler, qu’il fallait traverser pour joindre les autres pièces de l’enfilade, où on couchait à plusieurs ménages, à plusieurs séries de garçons ou de filles (sans compter les serviteurs qui devaient, du moins certains d’entre eux, coucher près de leurs maîtres, et dresser des lits encore démontables dans la chambre, ou derrière sa porte), où on se réunissait pour prendre ses repas, recevoir ses amis ou ses clients, parfois pour distribuer l’aumône aux mendiants. On comprend alors pourquoi dans les dénombrements, les hôtels, les maisons de notables sont toujours plus peuplés que les petits appartements à une ou deux pièces du commun. On doit se figurer ces familles où pourtant naissait le sentiment déjà moderne de la famille, non pas comme des refuges contre l’invasion du monde, mais comme les centres d’une société, les foyers d’une vie sociale très dense. Autour d’eux s’établissaient des cercles concentriques de relations, de plus en plus lâches vers la périphérie : cercles de parents, d’amis, de clients, de protégés, de débiteurs, etc.

Au cœur de ce réseau complexe, le groupe résidant des enfants et des serviteurs. Les progrès du sentiment de l’enfance à travers le XVIe et le XVIIe siècle, la méfiance des moralistes à l’égard des serviteurs ne l’ont pas encore dissocié. Il est comme l’âme vivante et bruyante de la grande maison. De nombreuses gravures nous montrent les enfants mêlés aux serviteurs, eux-mêmes le plus souvent très jeunes. Par exemple, cette illustration de proverbes de Lagnet où un petit « garçon » s’amuse avec l’enfant de la maison qui commence juste à marcher58. Cette même familiarité devait se rencontrer dans les ménages d’artisans, de laboureurs avec leurs apprentis ou leurs jeunes valets. Il n’y avait pas une grande différence d’âge entre les enfants de la maison et les serviteurs qu’on engageait très jeunes, dont certains étaient des frères de lait des membres de la famille. Le Book of Common Prayer de 1549 fait une obligation aux chefs de famille de veiller à l’instruction religieuse de tous les enfants de la maison, c’est-à-dire aux children, servants and prentices. Les serviteurs et apprentis sont assimilés aux enfants de la famille. Ils s’amusaient entre eux à des jeux de gamins. « Voilà tout présentement le laquais de l’abbé qui, se jouant comme un jeune chien avec l’aimable Jacquine, l’a jetée par terre, lui a rompu le bras et démis le poignet. Les cris qu’elle fait sont épouvantables », dit Mme de Sévigné qui trouve cela assez amusant59.

Les fils de famille persistaient encore au XVIIe siècle à remplir des fonctions domestiques qui les rapprochaient du monde des serviteurs, en particulier le service à table. Ils tranchaient les viandes, portaient les plats nombreux dans le service à la française, qui a aujourd’hui disparu, et qui consistait à présenter plusieurs plats à la fois, comme sur un buffet, versaient à boire, portaient les verres ou les remplissaient. Les manuels de civilité consacrent jusqu’à la fin du XVIIIe siècle un important chapitre à la manière de servir à table. Les scènes de service à table des enfants sont souvent représentées dans la scène de genre60. La notion de service ne s’était pas encore dégradée. Le fait d’être « dans la dépendance » d’autrui n’avait pas encore pris le caractère humiliant qu’on lui reconnaît désormais. On « appartenait » presque toujours à quelqu’un. Les arts de plaire des XVIe et XVIIe siècles du type du Courtisan conseillent au « gentilhomme particulier », c’est-à-dire subalterne, de bien choisir son maître et de réussir à gagner sa faveur. La société se présentait encore comme des réseaux de « dépendances ». D’où une certaine difficulté à séparer les services honorables des services mercenaires, réservés à une basse domesticité : cette difficulté persistait encore au XVIIe siècle, quoique les serviteurs fussent désormais assimilés aux méprisables conditions mécaniques. Il demeurait toujours entre maîtres et serviteurs, quelque chose qui ne se réduisait ni à l’observation d’un contrat ni à l’exploitation d’un patron : un lien existentiel qui n’excluait pas la brutalité des uns, la ruse des autres, mais qui résultait d’une communauté de vie de presque tous les instants. Remarquons les termes employés par les moralistes pour désigner les devoirs du père de famille : « La conduite d’un sage père de famille se réduit à trois chefs principaux : le premier est d’apprendre à bien ménager sa femme. Le second à bien élever ses enfants, le dernier à bien régler ses domestiques61. » « Salomon nous donne là-dessus un avis très judicieux, qui renferme tous les devoirs d’un Maître à l’égard de ses serviteurs. Il y a trois choses, dit-il, dont ils ne doivent pas manquer : de pain, de travail et de remontrances. De pain… parce que c’est leur droit : de travail, parce que c’est leur condition ; de remontrances et de châtiments, parce que c’est notre intérêt. » « On ne trouverait que fort peu de serviteurs d’une conduite irrégulière, s’ils étaient nourris honnêtement et paiés de leurs gages avec exactitude. » Mais on ne donnait pas de gages comme on paie aujourd’hui un salaire. Voyez comme parle Coustel62 : les parents prodigues « se mettent dans l’impuissance de récompenser leurs domestiques, de satisfaire leurs créanciers, ou d’assister les pauvres, comme ils y sont obligés ». Ou encore Bordelon63 : « Il y a entre les domestiques et les maîtres des devoirs réciproques. Donnez-leur pour leurs services et pour leur soumission respective de la compassion et des récompenses. » On ne payait pas un serviteur, on le récompensait, les relations n’étaient pas tant de justice que de protection et de pitié, le même sentiment qu’on éprouvait pour les enfants. Nul ne l’a mieux exprimé que Don Quichotte, quand à son réveil il considérait Sancho encore endormi : « Dors, lui disait-il, tu n’as pas de souci. Pour le soin de ta personne, tu l’as commis à mes épaules, c’est un fardeau que la nature et la coutume ont imposé à ceux qui ont des serviteurs. Le valet dort pendant que le maître veille, pensant comment le nourrir, l’améliorer et lui faire du bien. L’angoisse (de la mauvaise saison, etc.)… n’afflige nullement le serviteur, mais bien le maître qui doit sustenter, durant la stérilité et la famine, celui qui l’a servi pendant la fertilité et l’abondance64. » La familiarité qu’entraînait cette relation personnelle de dépendance apparaît encore dans les comédies de Molière, dans le langage des servantes et valets, quand ils parlent à leurs maîtres. Dans ces salles sans affectation particulière où on mangeait, couchait, recevait, les serviteurs ne se séparaient pas des maîtres : dans les Caquets de l’accouchée, la servante se mêlait à la conversation tout naturellement. Cela se passait dans les maisons bourgeoises, mais aussi dans la grande noblesse. « Mme la princesse (de Condé), rapporte Mme de Sévigné65, ayant pris il y a quelque temps de l’affection pour un de ses valets de pied nommé Duval, celui-ci fut assez fou pour souffrir impatiemment la bonne volonté qu’elle témoignait aussi pour le jeune Rabutin, qui avait été son page. » Ils se prirent de querelle devant la princesse. « Rabutin mit l’épée à la main pour l’en châtier, Duval tira aussi la sienne, et la princesse se mettant entre eux pour les séparer, elle fut blessée légèrement à la gorge. »

Cette familiarité tendait certainement à disparaître chez les adultes, et les moralistes les plus soucieux des bons traitements envers les serviteurs, conseillaient aussi la plus grande réserve à leur égard : « Parlez peu à vos domestiques66. » Elle subsistait cependant chez les enfants et les jeunes gens. Ils s’étaient amusés dès leurs premières années avec les petits laquais, dont certains leur étaient plus personnellement attachés et parfois les servaient au collège ; il pouvait se former entre eux une vraie camaraderie. On connaît les valets de Molière, celui du Menteur de Corneille. Mais un valet de comédie oublié, celui des Ecoliers de Larivey, exprime le sentiment qu’il porte à son maître avec une émotion plus vraie : « J’ai été nourri avec lui et l’aime plus qu’autre qui vive. »

Les historiens nous ont appris depuis longtemps que le roi ne restait jamais seul. Mais en fait, jusqu’à la fin du XVIIe siècle, personne n’était seul. La densité sociale interdisait l’isolement et on vantait comme des performances rares ceux qui avaient réussi à s’enfermer dans un « poele » ou une « étude » assez longtemps : relations entre pairs, relations entre personnes de même condition mais dépendant les unes des autres, relations entre maîtres et serviteurs, ces relations de tous les jours et de toutes les heures ne laissaient jamais l’homme seul. Cette sociabilité s’était longtemps opposée à la formation du sentiment familial, faute d’intimité. Le développement, aux XVIe et XVIIe siècles, d’une relation affective nouvelle, ou tout au moins autrement consciente, entre les parents et les enfants, ne l’a pas détruite. Cette conscience de l’enfance et de la famille — au sens où on parle de conscience de classe — postulait des zones d’intimité physique et morale qui n’existaient pas auparavant. Elle s’est toutefois accommodée à cette époque d’une promiscuité de tous les instants. La conjonction d’une sociabilité traditionnelle et d’une conscience nouvelle de la famille s’est faite seulement dans certaines familles, des familles de notables ruraux ou urbains, nobles ou roturiers, paysans ou artisans. Les maisons de ces notables sont devenues des foyers de vie sociale autour desquels gravitait tout un petit monde complexe et nombreux. Cet équilibre entre la famille et la société ne devait pas résister à l’évolution des mœurs et aux nouveaux progrès de l’intimité.

 

 

 

Dès le XVIIIe siècle, la famille commence à prendre ses distances à l’égard de la société, à la refouler au-delà d’une zone de vie privée toujours plus étendue. L’organisation de la maison répond à ce souci nouveau de défense contre le monde. C’est déjà la maison moderne qui assure de l’indépendance aux pièces en les ouvrant sur un couloir d’accès. Si elles communiquent entre elles, on n’est plus obligé de les traverser toutes pour passer de l’une à l’autre. On a dit que le confort date de cette époque ; il est né en même temps que l’intimité, la discrétion, l’isolement, il en est l’une des manifestations. Il n’y a plus de lits n’importe où. Les lits sont réservés à la chambre à coucher, équipée de chaque côté de l’alcôve de placards et de réduits où apparaît un outillage nouveau de toilette et d’hygiène. En France et en Italie le mot chambre a tendu à s’opposer au mot salle — ils étaient autrefois plutôt synonymes —, la chambre désignant la pièce où l’on couche, la salle, celle où l’on reçoit, celle où l’on mange : le salon, la salle (à manger) — la caméra et la sala da pranza. En Angleterre le mot room est resté dans tous les usages, mais on l’a précisé par un préfixe : la salle à dîner, la salle au lit…

Cette spécialisation des pièces de l’habitat, dans la bourgeoisie et la noblesse d’abord, est certainement un des plus grands changements de la vie quotidienne. Il répond à un besoin nouveau d’isolement. Dans ces intérieurs plus fermés, les serviteurs ne quittent plus les lieux écartés qui leur sont assignés — sinon chez les princes du sang, où les anciennes mœurs persistent. Sébastien Mercier note comme une habitude récente, que les dames sonnent leurs servantes. Les sonnettes sont alors montées de telle sorte qu’on puisse les commander à distance, alors qu’autrefois elles étaient juste capables d’éveiller l’attention dans la pièce même où on les agitait. Rien n’est plus caractéristique de ce nouveau besoin d’écarter les serviteurs, et aussi de se défendre des intrus. Il n’est plus d’usage, à la fin du XVIIIe siècle, de se rendre chez un ami ou un associé à n’importe quelle heure et sans prévenir. Ou bien on a des jours de réception, ou encore « on s’envoie réciproquement des cartes par domestiques ». « La petite poste se charge aussi des visites67. » « Le porte claquette » dépose les cartes, « rien n’est plus aisé, personne n’est visible, chacun a l’honnêteté de fermer sa porte. » Les nouvelles manières proposent de tourner ce qui était autrefois la plus naturelle occupation, le moyen de faire avancer ses affaires, de garder sa place et ses amis. On vivait jadis en public et en représentation, et tout se faisait oralement, par conversation. Désormais on sépare mieux la vie mondaine, la vie professionnelle et la vie privée : à chacune sera affecté un local approprié, la chambre, le cabinet, le salon.

L’usage de la carte ou du jour n’est pas isolé. Il appartient à tout un code nouveau des manières qui s’est substitué à l’ancienne bienséance qui porte désormais le nom moderne de politesse, et qui est dirigé dans le même sens de protection de la liberté et de l’intimité individuelle ou familiale, contre la pression sociale. L’ancienne bienséance était un art de vivre en commun et en représentation. La nouvelle politesse oblige à la discrétion et au respect de l’intimité d’autrui. L’accent moral s’est déplacé. Sébastien Mercier l’a très bien observé : « Le ton du siècle a fort abrégé les cérémonies et il n’y a guère qu’un provincial qui soit un homme cérémonieux. » On n’allonge plus le repas : « Il est plus court et ce n’est pas à table que l’on discourt en liberté, ni que l’on fait des contes amusants », c’est au salon, la salle où on se retire : drawing room. « On ne se presse plus de boire, on ne tourmente pas ses convives pour leur prouver qu’on sait recevoir son monde. On ne vous prie plus de chanter (les concerts autour de la table encore chargée de fruits du XVIe-XVIIe siècle !) » « On a renoncé à ces usages sots et ridicules si familiers à nos ancêtres, malheureux prosélytes d’une coutume gênante et contrariante qu’ils appelaient honnête. » « Pas une minute de repos ; on se bataillait (en cérémonie) avant le repas et pendant le repas avec une opiniâtreté pédantesque, et les experts en cérémonie applaudissaient à ces puérils combats. » « De toutes les coutumes antiques et triviales, celle de saluer lorsqu’on éternue est la seule qui subsiste encore de nos jours. » « On laisse le cordonnier et le tailleur se donner l’accolade vraie ou fausse qui était encore familière au beau monde il y a quarante ans. » « Ce n’est plus que chez le petit bourgeois (amusant, l’emploi de ce mot) que l’on emploie des cérémonies fastidieuses et ces façons inutiles et éternelles qu’il prend encore pour des civilités et qui fatiguent à l’excès les gens qui ont l’usage du monde. »

L’arrangement de la maison, la réforme des mœurs laissent une plus grande place à l’intimité : celle-ci est remplie par une famille réduite aux parents et aux enfants, d’où sont écartés les serviteurs, clients, amis. Les lettres du général de Martange, écrites à sa femme entre 1760 et 1780, permettent de mesurer les progrès d’un sentiment de la famille, dépouillé de tout archaïsme, devenu identique à celui du XIXe et du début du XXe siècle. La famille a cessé d’être « taisible » ; elle est devenue très bavarde et envahit la correspondance et sans doute les conversations et les soucis68.

Les anciennes appellations, comme « Madame » ont disparu Martange écrit à sa femme : « Ma chère maman » ou « ma chère amie », « mon cher enfant », « ma chère petite ». Le mari aime donner à sa femme le même nom que lui donnent leurs enfants, maman. Les lettres sont pleines de détails sur les enfants, leur santé, leur conduite. On les désigne par des diminutifs familiers : Minette. Coco. L’usage plus répandu du diminutif correspond à une plus grande familiarité, et surtout à un besoin de s’appeler autrement que les étrangers, à souligner ainsi par une sorte de langage initiatique la solidarité des parents et des enfants et la distance qui les sépare de tous les autres.

Le père éloigné se fait tenir au courant des petits détails de la vie quotidienne qu’il prend très au sérieux. Il attend les lettres avec impatience : « Je te prie, ma bonne petite, d’écrire à tout hasard deux mots seulement. » « Gronde un peu, je te prie, Mlle Minette sur le peu d’attention qu’elle a eu jusqu’à présent à m’écrire. » Il parle de la joie de la réunion prochaine en famille : « Je me fais une grande fête de me retrouver avec toi dans notre pauvre petit domaine, et n’aurais point de souci plus cher que celui d’arranger ta chambre et de rendre notre séjour commode et agréable. » C’est déjà le goût moderne de l’intimité qui oppose la maison, objet d’un bricolage fervent, au monde extérieur.

Dans cette correspondance, les questions de santé et d’hygiène occupent une grande place. On se préoccupait autrefois des graves maladies, mais on ne témoignait pas cette sollicitude de chaque instant, on ne s’inquiétait pas d’un rhume, d’une petite affection passagère ; la vie physique n’avait pas cette importance : « Je serais trop à plaindre si je n’avais pas des nouvelles de ta santé et de celle de mes petites filles. » … « Quoique ce que tu me marques du peu de santé dont tu jouis ainsi que mes pauvres petites ne soit pas aussi consolant que le désirerait le cœur d’un père… » « Je ne suis pas très tranquille sur ce que tu me marques de la disparition de l’appétit et des douleurs de notre petit. Je ne saurai trop te recommander, ma chère enfant, d’avoir tant pour lui que pour Xavière, du miel de Narbonne, et de ne pas manquer de leur en frotter les gencives quand ils sentent des douleurs. » Ce sont les émotions de parents lors des premières dents. Elles auraient pu intéresser un moment quelques commères ou quelques « mies », au temps de Mme de Sévigné, mais elles n’avaient pas les honneurs de la correspondance d’un officier général. « Le rhume de mes deux filles m’inquiète… Il me semble que le temps s’est enfin mis au beau ce matin. » On discutait du vaccin antivariolique comme aujourd’hui du B.C.G. « Je te laisse absolument la maîtresse de l’inoculation de Xavière, et le plus tôt sera le mieux, puisque tout le monde est content de l’inoculation. » Il conseille à sa femme de boire de « l’eau de Sedlitz » et « les sels de même nom », de la limonade, de couper l’eau de vinaigre ou d’eau-de-vie, pour lutter contre la contagion des épidémies.

L’une des filles s’est mariée en Allemagne. Dans une lettre à sa « chère et tendre maman » du 14 janvier 1781, elle explique son long silence : « Les deux cadets ont d’abord eu pendant deux mois la coqueluche à un point si violent que toutes les fois qu’ils toussaient ils demeuraient violets et le sanc (sic) sortait des deux narines à gros bouillon. Après cette maladie, ma petite (la dernière) et Xavier prirent les plus furieuses fièvres chaudes possible. » Les médecins avaient condamné Xavier : « Ce pauvre enfant a souffert tout ce qu’il est possible de souffrir. » On réussit pourtant à le sauver : « Grâce à l’Etre Suprême, ils me sont rendus tous trois. » On n’oserait plus alors se consoler de la perte d’un enfant par l’espoir d’en faire un autre, comme on pouvait encore l’avouer un siècle plus tôt. Ce petit être est irremplaçable, sa perte irréparable. Et la mère trouve sa joie au milieu de ses enfants, qui n’appartiennent plus à un milieu intermédiaire entre le non-être et l’être : « La compagnie de mes petits fait aussi mes seules délices. » On observe ici sur le vif le rapport entre les progrès du sentiment de l’enfance et les progrès de l’hygiène, entre le souci de l’enfant et celui de sa santé, autre forme des liens qui unissent les attitudes devant la vie aux attitudes devant la mort.

On traite aussi beaucoup de l’éducation des enfants, on en reconnaît l’importance : « Surtout je te recommande de ne pas perdre une minute pour l’éducation des enfans ; double ou triple les leçons par jour, surtout pour leur apprendre à se tenir, à marcher et à manger » (persistance de l’ancienne civilité). Les trois enfants ont un précepteur : « Que les trois enfans en profitent et que les deux filles surtout apprennent à se tenir et à marcher. Si M. H. leur donne de la grâce, il pourra se vanter d’être un habile maître. »

Martange a des difficultés d’argent. Il redoute leurs conséquences : « La douleur de ne pouvoir leur donner l’éducation que j’aurais désirée m’a fait passer de cruels quarts d’heure de réflexion. » Quelles que soient les circonstances, il ne faut pas épargner « le cachet des maîtres ». Nous sommes loin des doléances des moralistes des années 1660 qui se plaignaient qu’on ne payait pas les maîtres parce qu’on ne se rendait pas assez compte de l’importance de leur mission. « Je vendrais, si je n’avais rien autre chose, ma dernière chemise pour voir mes enfants au niveau de tous les autres de leur âge et de leur état. Ils ne doivent pas être nés pour nous humilier par leur ignorance et leur maintien. Je ne pense, ma chère amie, qu’à réparer ma fortune pour assurer et faire leur bonheur, mais s’ils veulent faire le mien, il faut qu’ils s’appliquent et profitent du temps. » Martange s’inquiète, au moment de la vaccination, que « le temps de l’inoculation sera perdu pour les maîtres ». « Profitez du séjour de la ville pour leur donner un peu d’éducation que mes malheurs (de fortune) nous ont jusqu’à présent empêchés de leur procurer. »

La santé et l’éducation : les deux principaux soucis des parents désormais. On ne peut pas ne pas être frappé par l’accent très moderne de cette correspondance. Malgré les deux siècles qui nous séparent, elle est plus proche de nous que de Mme de Sévigné, un siècle seulement plus tôt. Chez Mme de Sévigné, à côté de la sollicitude naturelle d’une bonne grand-mère, apparaît surtout, dans les moments quelconques de la vie, une curiosité amusée des fantaisies de l’enfance, ce que j’ai appelé plus haut le premier sentiment de l’enfance, le mignotage. Ce sentiment est presque absent chez Martange. Il prend tout beaucoup plus au sérieux. C’est déjà la gravité du XIXe siècle, appliquée aux petites choses comme aux grandes, la gravité victorienne. Au XVIIe siècle, quand il n’était pas sujet de divertissement, l’enfant était l’instrument d’une spéculation matrimoniale et professionnelle, qui devait amener un avancement de la famille dans la société. Ce souci passe au second plan chez Martange : la recherche de l’éducation apparaît beaucoup plus désintéressée. Les enfants tels qu’ils sont, la famille telle qu’elle est, avec ses peines et ses joies quotidiennes, ont émergé d’une routine élémentaire pour atteindre les zones les plus lumineuses de la conscience. Ce groupe de parents et d’enfants, heureux de leur solitude, étrangers au reste de la société, ce n’est plus la famille du XVIIe siècle, ouverte au monde envahissant des amis, clients, serviteurs, c’est la famille moderne.

L’une des marques les plus caractéristiques de cette famille est le souci d’égalité entre les enfants. On a vu que les moralistes de la seconde moitié du XVIIe siècle les défendaient très timidement, surtout parce que la faveur des privilégiés faisait courir aux cadets négligés le risque de fausses vocations religieuses, mais aussi parce qu’ils étaient en avance sur leur époque et pressentaient les conditions futures de la vie familiale. On a bien vu à les lire combien ils avaient le sentiment de contrarier l’opinion commune. Désormais, à la fin du XVIIIe siècle, l’inégalité entre les enfants apparaîtra comme une injustice intolérable. Ce sont les mœurs, et non le code civil ni la Révolution, qui ont supprimé le droit d’aînesse. Les familles le refuseront quand les ultras de la Restauration le rendront possible, inspirés par une conception nouvelle de la famille, qu’ils attribuaient faussement à l’Ancien Régime : « Sur vingt familles aisées, écrit Villèle à Polignac le 31 octobre 182469, il n’y en a à peine une où l’on use de la faculté d’avantager l’aîné ou tout autre de ses enfants. Les liens de la subordination sont tellement relâchés partout que dans la famille, le père se croit obligé de ménager ses enfants. »

 

 

 

 

Depuis la fin du Moyen Age jusqu’aux XVIe-XVIIe siècles, l’enfant avait conquis une place auprès de ses parents, à laquelle il ne pouvait prétendre au temps où l’usage voulait qu’on le confiât à des étrangers. Ce retour des enfants au foyer est un grand événement : il donne à la famille du XVIIe siècle son principal caractère, qui la distingue des familles médiévales. L’enfant devient un élément indispensable de la vie quotidienne, on se préoccupe de son éducation, de son placement, de son avenir. Il n’est pas encore le pivot de tout le système, mais il devient un personnage beaucoup plus consistant. Cette famille du XVIIe siècle n’est pourtant pas la famille moderne : elle s’en distingue par l’énorme masse de sociabilité qu’elle conserve. Elle est, là où elle existe, c’est-à-dire dans de grandes maisons, un centre de relations sociales, la capitale d’une petite société complexe et hiérarchisée que commande le chef de famille.

Au contraire, la famille moderne se retranche du monde, et oppose à la société le groupe solitaire des parents et des enfants. Toute l’énergie du groupe est dépensée pour la promotion des enfants, chacun en particulier, sans aucune ambition collective : les enfants, plutôt que la famille.

Cette évolution de la famille médiévale à la famille du XVIIe siècle et à la famille moderne, fut longtemps limitée aux nobles, aux bourgeois, aux riches artisans, aux riches laboureurs. Encore au début du XIXe siècle, une grande partie de la population, la plus pauvre et la plus nombreuse, vivait comme les familles médiévales, les enfants ne restaient pas chez leurs parents. Le sentiment de la maison, du « chez soi », du home, n’existait pas pour eux. Le sentiment de la maison est une autre face du sentiment de la famille. A partir du XVIIIe siècle et pour longtemps, jusqu’à nos jours, le sentiment de la famille se modifia très peu. Il resta tel qu’on l’observe dans les bourgeoisies rurales ou urbaines du XVIIIe siècle. Par contre, il s’étendra de plus en plus à d’autres couches sociales. Dans l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle, Ashton constate les progrès du genre de vie familiale : « Des ouvriers agricoles tendaient à s’installer un foyer à eux, au lieu de prendre pension chez leurs employeurs, et un déclin de l’apprentissage dans l’industrie permettait des mariages plus précoces et des familles plus nombreuses70. » Le retard de l’âge du mariage, la précarité du travail, les difficultés du logement, la mobilité du compagnonnage, la persistance des traditions d’apprentissage, autant d’obstacles au mode idéal de la vie de famille bourgeoise, autant d’obstacles que l’évolution des mœurs grignotera peu à peu. La vie familiale s’est désormais étendue à presque toute la société, au point qu’on a oublié son origine aristocratique et bourgeoise71.


1.

A relation of the Island of England, Camden Society 1897, p. XIV, cité dans The Babees Books, publiés par F. J. Furnival, Londres, 1868.

2.

G. Duby, op. cit., p. 425.

3.

Ch. de Robillard de Beaurepaire, Instruction publique en Normandie, 1872, 3 vol. Ch. Clerval, Les Ecoles de Chartres au Moyen Age, 1895.

4.

Babees Books, op. cit.

5.

L’école des veneurs, Ms. Bibliothèque nationale.

6.

Conrad Manuel, musée de Berne.

7.

Musée de Grenoble.

8.

P. de Dainville, Effectif des collèges, Populations, 1955, p. 455-483.

9.

G. Duby, op. cit.

10.

Varet, De l’éducation des enfants, 1661.

11.

Coustel, Règles de l’éducation des enfants, 1687.

12.

Goussault, Portrait d’un honnête homme, 1962.

13.

J. Fourcassié, Villèle, 1954.

14.

H. Ferté, Les Grades universitaires dans l’ancienne faculté des Arts, 1868.

15.

A. Adam, Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, t. I (1948), II (1951). R. Mousnier « Soulèvements populaires avant la Fronde », Rev. hist. mod. et cont., 1958, p. 81-113.

16.

L’Héros de Laurens Gracian, gentilhomme aragonais, 1645.

17.

Balthazar Castiglione, Le Courtisan, trad. française G. Chappuys, 1585.

18.

G. Della Casa, Galatée, trad. de Hamel, 1666.

19.

La Civilité nouvelle, 1671.

20.

Cité par M. Magendie, La Politesse mondaine au XVIIe siècle, 1925.

21.

Cf. n. 1, p. 269.

22.

Nicole, « De la civilité chrétienne » dans Essais de morale, 1773, t. II, p. 116.

23.

De Grenaille, L’Honneste Garçon, 1642.

24.

Maréchal de Caillière, La Fortune des gens de qualité…, 1661.

25.

Bordelon, La Belle Education, 1694.

26.

Ch. Coustel, Règles de l’éducation des enfans, 1687.

27.

De Grenaille, op. cit.

28.

Fra Bonvenisco da Ripa, Zinquanta Cortesie da Tavola, vers 1292.

29.

Babees Books, op. cit.

30.

Pseudo Caton, Disticha de moribus.

31.

A. de Courtin, Nouveau Traité de la civilité qui se pratique en France, 1671.

32.

Bienséance de la conversation entre les hommes, Pont-à-Mousson, 1617.

33.

F. Watson, The English Grammar schools to 1606, 1907.

34.

Charles Sorel.

35.

D. Mornet, Histoire de la littérature classique, 1940, et M. Magendie, op. cit.

36.

De Grenaille, op. cit.

37.

Laurens Gracian, op. cit.

38.

N. Faret, L’Honnête Homme.

39.

Bardin, Le Lycée, 1632-1634, 2 vol.

40.

Laurens Gracian, op. cit.

41.

La Civilité puérile et honneste pour l’instruction des enfants. En laquelle est mise au commencement la manière d’apprendre à bien lire, prononcer et écrire, corrigée de nouveau, et augmentée à la fin d’un beau traité pour leur apprendre l’orthographe…, 1761.

42.

Cf. n. 2, p. 269.

43.

Varet, De l’éducation chrétienne des enfans, 1666.

44.

Coustel, op. cit.

45.

Ibid.

46.

Locatelli, Relation de voyage en 1664, publié par W. Blunt. The adventures of an italian priest, Londres, 1956.

47.

Lagniet dans Proverbes, représente une taverne où la présence d’un enfant ne paraît pourtant pas déplacée.

48.

J. Carrière, La Population d’Aix-en-Provence à la fin du XVIIe siècle. Annales de la faculté des lettres d’Aix-en-Provence, 1958.

49.

R. H. Bautier, Feux. Population et Structure sociale au milieu du XVe siècle, Annales E. S. 1959, p. 255-268.

50.

Paul Masson, cité par J. Carrière, op. cit.

51.

P. H. Michel, La Pensée de L. B. Alberti, 1930.

52.

P. du Colombier, Style Henri IV et Louis XIII, 1941, p. 49.

53.

P. Codde, reproduit dans Berndt, 187.

54.

Jardin de Plaisance, éd. Droz et Piaget, p. 93.

55.

Héroard, Journal de l’enfance de Louis XIII, op. cit.

56.

P. H. Michel, op. cit.

57.

Bussy-Rabutin, Mémoires, 1704, 3 vol.

58.

Lagniet dans Proverbes.

59.

Mme de Sévigné, Lettres, 19 août 1671.

60.

Helmont (1623-1679), L’enfant servant à table, dans Berndt no 365.

61.

De Gérard, Entretiens, I, p. 153.

62.

Coustel, op. cit.

63.

Bordelon, op. cit.

64.

Don Quichotte, éd. La Pléiade, IIe partie, chap. 20, p. 661.

65.

Mme de Sévigné, Lettres, 23 janvier 1671.

66.

Bordelon, op. cit.

67.

Sébastien Mercier, Les Tableaux de Paris, éd. Desnoiteres, p. 194.

68.

Correspondance inédite du général de Marlange, 1576-1782, éd. Bréard, 1898.

69.

J. Fourcassié, Villèle, 1954.

70.

J. Ashton, La Révolution industrielle, p. 173.

71.

H. Bergues, Ph. Ariès, E. Hélin, L. Henry, M. Riquet. A. Sauvy, J. Sutter, La Prévention des naissances dans la famille, ses origines dans les temps modernes. Institut national d’Etudes démographiques, Cahier no 35, 1960. Cf. aussi R. Prigent, Renouveau des idées sur la famille. Institut national d’Etudes démographiques, no 18, 1954.