On dit que l’arbre cache la forêt, mais le temps merveilleux de la recherche reste celui où l’historien commence juste à imaginer la vue d’ensemble, quand la brume n’a pas fini de se déchirer qui voile les horizons lointains, tant qu’il n’a pas pris trop de distance avec le détail des documents bruts, et que ceux-ci conservent encore toute leur fraîcheur. Son meilleur mérite est peut-être moins de défendre une thèse que de communiquer aux lecteurs la joie de sa découverte, de les rendre sensibles, comme il l’a été lui-même, aux couleurs et aux senteurs des choses inconnues. Mais il a aussi l’ambition d’organiser tous ces détails concrets en une structure abstraite, et il a toujours du mal (heureusement !) à se dégager du fouillis des impressions qui l’ont sollicité dans sa quête aventureuse, il reste malhabile à les plier tout de suite à l’algèbre pourtant nécessaire d’une théorie. Longtemps après, au moment de la réédition, le temps a passé emportant avec lui l’émotion de ce premier contact, mais apportant en revanche une compensation : on voit mieux la forêt. Aujourd’hui, à la suite des débats contemporains sur l’enfant, la famille, la jeunesse, et de l’usage qui a été fait de mon livre, je vois mieux, c’est-à-dire de manière plus tranchée et plus simplifiée, les thèses que m’a inspirées un long dialogue avec les choses.
Je les résumerai ici, en les ramenant à deux.
La première concerne d’abord notre vieille société traditionnelle. J’ai soutenu que celle-ci se représentait mal l’enfant, et encore plus mal l’adolescent. La durée de l’enfance était réduite à sa période la plus fragile, quand le petit d’homme ne parvenait pas à se suffire ; l’enfant alors, à peine physiquement débrouillé, était au plus tôt mêlé aux adultes, partageait leurs travaux et leurs jeux. De très petit enfant, il devenait tout de suite un homme jeune, sans passer par les étapes de la jeunesse, qui étaient peut-être pratiquées avant le Moyen Age et qui sont devenues des aspects essentiels des sociétés évoluées d’aujourd’hui.
La transmission des valeurs et des savoirs, et plus généralement la socialisation de l’enfant, n’étaient donc pas assurées par la famille, ni contrôlées par elle. L’enfant s’éloignait vite de ses parents, et on peut dire que, pendant des siècles, l’éducation a été assurée par l’apprentissage grâce à la coexistence de l’enfant ou du jeune homme et des adultes. Il apprenait les choses qu’il fallait savoir en aidant les adultes à les faire.
Le passage de l’enfant dans la famille et dans la société était trop bref et trop insignifiant pour qu’il ait eu le temps et une raison de forcer la mémoire et de toucher la sensibilité.
Cependant, un sentiment superficiel de l’enfant — que j’ai appelé le « mignotage » — était réservé aux toutes premières années, quand l’enfant était une petite chose drôle. On s’amusait avec lui comme avec un animal, un petit singe impudique. S’il mourait alors, comme cela arrivait souvent, quelques-uns pouvaient s’en désoler, mais la règle générale était qu’on n’y prît pas trop garde, un autre le remplacerait bientôt. Il ne sortait pas d’une sorte d’anonymat.
Venait-il à surmonter les premiers périls, à survivre au temps du mignotage, il arrivait souvent qu’il vivait ailleurs que dans sa famille. Cette famille était composée du couple et des enfants qui restaient avec lui : je ne pense pas que la famille étendue (à plusieurs générations ou à plusieurs groupes collatéraux) ait jamais existé ailleurs que dans l’imagination des moralistes comme Alberti dans la Florence du XVe siècle, ou comme les sociologues traditionalistes français du XIXe siècle, sauf à certaines époques d’insécurité quand le lignage devait se substituer à la puissance publique défaillante, et dans certaines conditions économico-juridiques. (Par exemple dans des régions méditerranéennes, peut-être là où le droit d’avantager complètement l’un des enfants favorisait la cohabitation.)
Cette famille ancienne avait pour mission très ressentie la conservation des biens, la pratique commune d’un métier, l’entraide quotidienne dans un monde où un homme et plus encore une femme isolés ne pouvaient pas survivre, et dans les cas de crise, la protection de l’honneur et des vies. Elle n’avait pas de fonction affective. Cela ne veut pas dire que l’amour était toujours absent : il est au contraire souvent reconnaissable, parfois dès les fiançailles, plus généralement après le mariage, créé et entretenu par la vie commune, comme dans le cas du ménage du duc de Saint-Simon. Mais (et c’est cela qui importe) le sentiment entre les époux, entre parents et enfants, n’était pas nécessaire à l’existence ni à l’équilibre de la famille : tant mieux s’il venait par surcroît.
Les échanges affectifs et les communications sociales étaient donc assurés en dehors de la famille, par un « milieu » très dense et très chaud, composé de voisins, d’amis, de maîtres et serviteurs, d’enfants et de vieillards, de femmes et d’hommes, où l’inclination jouait sans trop de contrainte. Les familles conjugales y étaient diluées. Les historiens français appellent aujourd’hui « sociabilité » cette propension des communautés traditionnelles aux rencontres, aux fréquentations, aux fêtes. Voilà comment je vois nos vieilles sociétés, différentes à la fois de celles que nous décrivent aujourd’hui les ethnologues et de nos sociétés industrielles.
Ma première thèse est un essai d’interprétation des sociétés traditionnelles, la seconde veut montrer la place nouvelle prise par l’enfant et la famille dans nos sociétés industrielles.
A partir d’une certaine période (problème obsédant d’origine sur lequel je reviendrai), en tout cas d’une manière définitive et impérative à partir de la fin du XVIIe siècle, un changement considérable est intervenu dans l’état de mœurs que je viens d’analyser. On peut le saisir à partir de deux approches distinctes. L’école s’est substituée à l’apprentissage comme moyen d’éducation. Cela veut dire que l’enfant a cessé d’être mélangé aux adultes et d’apprendre la vie directement à leur contact. Malgré beaucoup de réticences et de retards, il a été séparé des adultes, et maintenu à l’écart dans une manière de quarantaine, avant d’être lâché dans le monde. Cette quarantaine, c’est l’école, le collège. Commence alors un long processus d’enfermement des enfants (comme des fous, des pauvres et des prostituées) qui ne cessera plus de s’étendre jusqu’à nos jours et qu’on appelle la scolarisation.
Cette mise à part — et à la raison — des enfants doit être interprétée comme l’une des faces de la grande moralisation des hommes par les réformateurs catholiques ou protestants, d’Eglise, de robe ou d’Etat. Mais elle n’aurait pas été possible dans les faits sans la complicité sentimentale des familles, et c’est la seconde approche du phénomène que je voudrais souligner. La famille est devenue un lieu d’affection nécessaire entre les époux et entre parents et enfants, ce qu’elle n’était pas auparavant. Cette affection s’exprime surtout par la chance désormais reconnue à l’éducation. Il ne s’agit plus seulement d’établir ses enfants en fonction du bien et de l’honneur. Sentiment tout à fait nouveau : les parents s’intéressent aux études de leurs enfants et les suivent avec une sollicitude habituelle aux XIXe et XXe siècles, mais inconnue autrefois. Jean Racine écrit à son fils Louis à propos de ses professeurs comme un père d’aujourd’hui (ou d’hier, d’un hier très proche).
La famille commence alors à s’organiser autour de l’enfant, à lui donner une importance telle qu’il sort de son ancien anonymat, qu’on ne peut pas sans grande peine le perdre et le remplacer, qu’on ne peut pas non plus le répéter trop souvent, et qu’il convient de limiter son nombre pour mieux s’en occuper. Rien d’étonnant à ce que cette révolution scolaire et sentimentale s’accompagnât à la longue d’un malthusianisme démographique, d’une réduction volontaire des naissances, observable dès le XVIIIe siècle. Tout ceci se tient (peut-être trop bien pour l’œil méfiant d’un P. Veyne !).
La conséquence, qui déborde la période envisagée dans ce livre, mais que j’ai développée ailleurs, est la polarisation de la vie sociale au XIXe siècle autour de la famille et de la profession, et la disparition (sauf exception comme la Provence de M. Agulhon et M. Vovelle) de l’ancienne sociabilité.
Un livre a sa vie propre, il échappe vite à son auteur pour appartenir à un public qui n’est pas toujours celui que l’auteur a prévu.
Tout s’est passé comme si les deux thèses que je viens d’exposer ne s’adressaient pas exactement au même public.
La seconde, qui paraissait regarder vers l’explication immédiate du présent, a été tout de suite exploitée par des psychologues et des sociologues, en particulier aux Etats-Unis où les sciences de l’homme se préoccupèrent plus tôt qu’ailleurs des crises de la jeunesse. Ces crises mettaient en évidence la difficulté, voire la répugnance, des jeunes à passer à l’état adulte. Or mes analyses suggéraient que cette situation pouvait être la conséquence de l’isolement prolongé des jeunes dans la famille et à l’école. Elles montraient aussi que le sentiment de la famille, et la scolarisation intense de la jeunesse, étaient un même phénomène et un phénomène récent, relativement datable, et qu’auparavant la famille se distinguait mal à l’intérieur d’un espace social beaucoup plus dense et chaud.
Les sociologues, les psychologues, les pédiatres même ont ainsi orienté mon livre, m’entraînant à leur suite : aux Etats-Unis les journalistes m’appelaient un French sociologist et je suis devenu un jour pour un grand hebdomadaire parisien un sociologue américain !
Sur le moment, cet accueil a eu pour moi un goût de paradoxe, car c’est au nom de la psychologie moderne qu’en France on m’avait fait quelques reproches : « négligence des curiosités de la psychologie moderne », a dit A. Besançon, « trop de concession au fixisme de la psychologie traditionnelle », a dit J. L. Flandrin1, et c’est bien vrai que j’ai toujours eu du mal à éviter les vieux mots équivoques et aujourd’hui désuets jusqu’au ridicule, mais toujours si vivants dans la culture moraliste et humaniste qui fut la mienne.
Ces critiques anciennes sur le bon usage de la psychologie méritent réflexion et voici ce que je serais tenté de dire aujourd’hui.
On peut s’essayer à l’histoire du comportement, c’est-à-dire à une histoire psychologique, sans être soi-même ni psychologue ni psychanalyste et en se tenant à distance des théories du vocabulaire et même des méthodes de la psychologie moderne, et cependant intéresser ces mêmes psychologues sur leur terrain. Si on naît historien, on devient psychologue à sa manière, qui n’est sans doute pas celle des psychologues modernes, mais qui la rejoint et la complète. Alors l’historien et le psychologue se rencontrent, non pas toujours au niveau des méthodes qui peuvent être différentes, mais au niveau du sujet, de la façon de poser le sujet, ou, comme on dit aujourd’hui, de la problématique.
L’approche inverse, qui va de la psychologie à l’histoire, est aussi possible comme le prouve la réussite d’A. Besançon. Cet itinéraire présente toutefois quelques dangers auxquels M. Soriano n’a pas toujours échappé, malgré tant de trouvailles savoureuses et de rapprochements heureux. Dans la note critique qu’il me consacrait, A. Besançon précisait bien que « l’enfant, ce n’est pas seulement le costume, les jeux, l’école, ni même le sentiment de l’enfance [c’est-à-dire des modalités historiques, empiriquement saisissables], c’est une personne, un développement, une histoire, que les psychologues essaient de reconstituer », c’est-à-dire « un terme de comparaison ». Ce terme de comparaison, un excellent historien du XVIe siècle, N. Z. Davis2, l’a cherché dans le modèle construit par des psychosociologues d’après leur expérience du monde contemporain. Certes, la tentation de s’évader hors de leur monde pour éprouver leurs théories est grande chez les psychologues, et sans aucun doute enrichissante, qu’elle les conduise dans nos sociétés traditionnelles, du côté de Luther, ou chez les derniers « sauvages ». Si la méthode a bien réussi aux ethnologues, les sociétés traditionnelles me paraissent plus récalcitrantes. Elle aboutit trop facilement à traduire les relations de Charles Perrault et de son fils dans le langage moderne au père abusif et de l’enfant gâté, ce qui n’ajoute à rien à l’intelligence de notre monde d’aujourd’hui, parce qu’il n’y a pas de données nouvelles, ni à celle du monde ancien, parce qu’il y a anachronisme, et l’anachronisme fausse la comparaison. Toutefois, la phobie de l’anachronisme (le travers des historiens ?) n’est ni refus de la comparaison, ni indifférence au monde contemporain : nous savons bien que nous saisissons dans un passé d’abord les différences, ensuite les ressemblances avec le temps où nous vivons.
Si ma seconde thèse a rencontré une quasi-unanimité, la première (l’absence de sentiment de l’enfance au Moyen Age) a été accueillie avec plus de réserve par les historiens.
Cependant on peut dire aujourd’hui que les grandes lignes ont été admises. Les historiens démographes ont reconnu l’indifférence tardive à l’égard des enfants, les historiens des mentalités ont noté la rareté des allusions aux enfants et à leurs morts dans des journaux de famille comme celui du sayetier de Lille, édité par A. Lottin. Ils ont été frappés, comme J. Bouchard, par l’absence de fonction socialisatrice de la famille3. Les travaux de M. Agulhon ont souligné l’importance de la « sociabilité » dans les communautés rurales et urbaines d’Ancien Régime.
Mais les critiques sont plus instructives que les approbations ou les concordances. J’en retiendrai deux, l’une de J. L. Flandrin, l’autre de N. Z. Davis.
J. L. Flandrin4 m’a reproché un souci trop grand, « obsessionnel », de l’origine, qui m’entraîne à dénoncer innovation absolue là où il y a plutôt changement de nature. Le reproche est justifié. C’est un défaut qu’on peut difficilement éviter quand on procède par voie régressive, comme je le fais toujours dans mes recherches. Il introduit trop naïvement le sens du changement qui, en réalité, n’est pas innovation absolue mais le plus souvent recodage. L’exemple que donne J. L. Flandrin est bon : si l’art médiéval représentait l’enfant comme un homme réduit, à petite échelle « cela intéresse, écrit-il, non pas l’existence, mais la nature du sentiment de l’enfance ». L’enfant était donc différent de l’homme, mais seulement par la taille et de par la force alors que les autres caractères restaient semblables. Il serait alors intéressant de comparer l’enfant au nain, qui tient une place importante dans la typologie médiévale. L’enfant est un nain, mais un nain qui était assuré de ne pas rester nain, sauf cas de sortilège. Le nain ne serait-il pas en revanche un enfant condamné à ne pas grandir, et même à devenir tout de suite un vieillard ratatiné ?
L’autre critique est celle de N. Z. Davis dans une remarquable étude intitulée : « The reason of misrule ; youth groups and charivaris in sixteenth century France5. »
Son argument est à peu près le suivant : comment ai-je pu soutenir que la société traditionnelle confondait les enfants et les jeunes avec les adultes, ignorant le concept de jeunesse, alors que la jeunesse tenait dans les communautés rurales et aussi urbaines un rôle permanent d’organisation des fêtes et des jeux, de contrôle des mariages et des relations sexuelles, sanctionnés par les charivaris ? M. Agulhon de son côté dans son beau livre sur pénitents et francs-maçons, a consacré un chapitre aux sociétés de jeunesse qui intéressent de plus en plus les historiens d’aujourd’hui dans la mesure où ceux-ci sont attirés par les cultures populaires.
Le problème posé par N. Z. Davis ne m’a pas échappé. Dans ce livre-ci, je l’avoue, je l’ai paresseusement écarté en réduisant à l’état de « traces » des usages folkloriques dont N. Z. Davis, M. Agulhon et d’autres ont montré l’étendue et l’importance.
A vrai dire je ne devais pas avoir la conscience tranquille, car je suis revenu à ce problème dans les premières pages d’une histoire cavalière de l’éducation en France6. J’ai admis, dans les époques antérieures au Moyen Age, dans les aires de civilisation rurale et orale, une organisation des communautés en classes d’âge, avec rites de passage, selon le modèle des ethnologues. Dans ces sociétés, chaque âge aurait sa fonction, et l’éducation serait alors transmise par l’initiation, et à l’intérieur de la classe d’âge, par la participation aux services assurés par celle-ci.
On me permettra d’ouvrir une parenthèse et de rapporter le mot d’un jeune ami archéologue. Nous visitions les fouilles crétoises de Malia, en Crête, nous parlions à bâtons rompus de Janroy, d’Homère, de Duby, des structures par classes d’âge des ethnologues, de leur réapparition au Haut Moyen Age, et il m’a dit à peu près ceci : dans nos anciennes civilisations, ces structures ethnographiques, nous ne les apercevons jamais en place, en pleine maturité, mais toujours à l’état de survivances, que ce soit dans la Grèce homérique ou dans le Moyen Age des chansons de geste. Il avait raison. On ne peut se défendre de l’idée que nous projetons trop exactement dans nos sociétés traditionnelles les structures aujourd’hui repérées par les ethnologues chez les « sauvages » contemporains.
Mais fermons la parenthèse et acceptons l’hypothèse d’une société-origine, dans le très haut Moyen Age, qui présenterait les caractères ethnographiques ou folkloriques couramment admis.
Un grand changement intervient alors dans cette société, peut-être à l’époque de la féodalité et du renforcement des vieilles chefferies. Il concerne l’éducation, c’est-à-dire la transmission du savoir et des valeurs. Celle-ci est désormais, dès le Moyen Age, assurée par l’apprentissage. Or la pratique de l’apprentissage est incompatible avec le système des classes d’âge, ou tout au moins, il tend en se généralisant à le détruire. Je ne saurais trop insister sur l’importance qu’il convient d’attribuer à l’apprentissage. Il force les enfants à vivre au milieu des adultes, qui leur communiquent ainsi le savoir-faire et le savoir-vivre. Le mélange des âges qu’il entraîne me paraît un des traits dominants de notre société, du milieu du Moyen Age au XVIIIe siècle. Dans ces conditions les classements traditionnels par âge ne pouvaient que se brouiller et perdre de leur nécessité.
Or, cela est certain, ils ont persisté pour la surveillance sexuelle et l’organisation des fêtes, et on sait l’importance des fêtes dans la vie quotidienne de nos anciennes sociétés.
Comment concilier la persistance de ce qui était certainement beaucoup plus que des « traces », et l’exportation précoce des enfants chez les adultes ?
Ne sommes-nous pas dupes, malgré tous les arguments contraires de N. Davis, de l’ambiguïté de ce mot de jeunesse ? Même le latin, encore si proche, ne facilitait pas la discrimination. Néron avait vingt-cinq ans quand Tacite dit de lui : certe finitam Neronis pueritiam et robur juventae adesse. Robur juventae : c’est la force de l’homme jeune ce n’est pas l’adolescence.
Quel était l’âge des abbés de la jeunesse et de leurs compagnons ? L’âge de Néron à la mort de Burrus, l’âge de Condé à Rocroy, l’âge de la guerre ou de la simulation — la bravade7. En fait ces sociétés de jeunesse étaient des sociétés de célibataires, à des époques où, dans les classes populaires, on se mariait souvent tard. L’opposition était donc entre le marié et le non-marié, entre celui qui avait une maison à lui et celui qui n’en avait pas et couchait chez les autres, entre le moins instable et le moins stable.
Il faut donc bien admettre l’existence de sociétés de jeunes, mais au sens de célibataires. La « jeunesse » des célibataires, d’Ancien Régime n’impliquait ni les caractères qui, dans l’Antiquité comme dans les sociétés ethnographiques, distinguaient l’éphèbe de l’homme mûr. Aristogiton d’Harmodius8, ni ceux qui opposent aujourd’hui les adolescents aux adultes.
S’il me fallait concevoir ce livre aujourd’hui, je me garderais mieux de la tentation de l’origine absolue, du point zéro, mais les grandes lignes demeureraient les mêmes. Je tiendrais seulement compte de données nouvelles, et insisterais plus sur le Moyen Age et son si riche automne.
En premier lieu j’attirerais l’attention sur un phénomène très important et qui commence à être mieux connu : la persistance jusqu’à la fin du XVIIe siècle de l’infanticide toléré. Il ne s’agit pas d’une pratique admise comme l’exposition à Rome. L’infanticide était un crime sévèrement puni. Il était cependant pratiqué en secret, peut-être assez couramment, camouflé sous la forme d’accident : les enfants mouraient étouffés naturellement dans le lit des parents où ils couchaient. On ne faisait rien pour les garder ni pour les sauver.
J. L. Flandrin a analysé cette pratique cachée dans une conférence de la société du XVIIe siècle (cycle 1972-1973, à paraître dans la revue XVIIe siècle). Il a montré comment la diminution de la mortalité enfantine qu’on observe au XVIIIe siècle ne peut pas s’expliquer par des raisons médicales et hygiéniques ; on a seulement cessé de laisser mourir ou d’aider à mourir les enfants qu’on ne souhaitait pas garder.
Dans la même série de conférences de la société du XVIIe siècle le P. Gy a confirmé l’interprétation de J. L. Flandrin en citant des passages des Rituels post-tridentins où les évêques défendent, avec une véhémence qui laisse à penser, de coucher les enfants dans le lit de leurs parents, où il leur arrivait trop souvent de périr étouffés.
Le fait d’aider la nature à faire disparaître des sujets aussi peu doués d’un être suffisant, n’était pas avoué, mais n’était pas non plus considéré avec honte. Il faisait partie des choses moralement neutres, condamnées par les éthiques de l’Eglise, de l’Etat, mais pratiquées en secret, dans une demi-conscience, à la limite de la volonté, de l’oubli, de la maladresse.
La vie de l’enfant était alors considérée avec la même ambiguïté que celle du fœtus aujourd’hui, avec la différence que l’infanticide était enfoui dans le silence et que l’avortement est revendiqué tout haut, mais c’est toute la différence entre une civilisation du secret et une civilisation de l’exhibition. Un temps viendra, au XVIIe siècle, où la sage-femme, cette sorcière blanche récupérée par les Pouvoirs, aura mission de protéger l’enfant, où les parents, mieux informés par les réformateurs, rendus plus sensibles à la mort, deviendront plus vigilants et souhaiteront conserver leurs enfants coûte que coûte.
C’est exactement l’inverse de l’évolution qui se déroule sous nos yeux vers la liberté de l’avortement. On est alors passé d’un infanticide secrètement admis à un respect de plus en plus exigeant de la vie de l’enfant.
Si la vie physique de l’enfant comptait encore si peu, on devrait s’attendre, dans une société unanimement chrétienne, à plus de vigilance pour sa vie future, après la mort. Et nous voici amenés à l’histoire passionnante du baptême, de l’âge du baptême, du mode d’administration, que je regrette de n’avoir pas abordé dans mon livre. Je souhaite qu’elle tente quelque jeune chercheur. Elle permettrait de saisir l’attitude devant la vie et l’enfance à hautes époques, pauvres en documents, mais pas pour confirmer ou modifier la date du début d’un cycle, mais pour montrer comment, au cours d’un polymorphisme continu, les mentalités anciennes se sont transformées par à-coups, par une série de petits changements. L’histoire du baptême me paraît un bon exemple de ce type d’évolution en spirale.
Je proposerai à la réflexion des chercheurs l’hypothèse suivante.
Dans une société unanimement chrétienne, comme les sociétés médiévales, chaque homme, chaque femme devait être baptisé, et il l’était en effet, mais quand et comment ? Vers le milieu du Moyen Age on a l’impression (à confirmer) que les adultes ne manifestaient pas toujours beaucoup d’empressement à faire baptiser vite leurs enfants, oubliaient de le faire dans les cas graves. Dans une société unanimement chrétienne ils ne se comportaient guère autrement que les indifférents de nos sociétés laïques ! J’imagine assez que les choses devaient se passer ainsi : les baptêmes étaient administrés à dates fixes, deux fois par an, la veille de Pâques et la veille de la Pentecôte. Il n’y avait pas encore de registre de catholicité ni de certificats ; rien ne contraignait les individus sinon leur propre conscience, la pression de l’opinion et la peur d’une autorité lointaine, négligente, désarmée. On amenait alors les enfants au baptême quand on le voulait bien, et des retards de plusieurs années pouvaient être fréquents. Les baptistères du XIe, XIIe siècle, sont d’ailleurs de grandes cuves, semblables à des baignoires où un enfant qui ne devait plus être très petit était encore immergé : cuves profondes où les peintres-verriers plongent Clovis pour son baptême ou saint Jean pour son supplice — petites baignoires rectangulaires en forme de sarcophage.
Si dans l’intervalle des baptêmes collectifs l’enfant venait à mourir, on ne s’en émouvait pas outre mesure.
Il est certain que les pasteurs médiévaux se sont inquiétés de cet état d’esprit, ont multiplié les lieux de culte afin de permettre aux prêtres de se rendre plus vite au chevet d’une accouchée. Une pression de plus en plus forte, en particulier par les Mendiants, s’est exercée sur les familles pour les forcer à administrer le baptême le plus tôt possible après la naissance. On a alors renoncé aux baptêmes collectifs qui imposaient un délai trop long, et la règle, suivie par l’usage, est devenue le baptême du tout petit enfant. L’immersion a été abandonnée au profit du rite actuel d’aspersion. (Il y aurait eu un rite intermédiaire combinant l’immersion et l’aspersion.) Enfin il appartenait aux sages-femmes de baptiser les enfants malvenus, usque in utero.
Plus tard, à partir du XVIe siècle, les registres de catholicité ont permis le contrôle, par les visiteurs diocésains par exemple, de l’administration du baptême (contrôle qui n’existait pas avant). Mais dans les sensibilités, la partie devait être déjà gagnée, et probablement dès le XIVe siècle. Le XIVe siècle me paraît le moment fort de cette histoire. C’est alors que les enfants devinrent plus nombreux dans le nouveau folklore des Miracles Notre Dame, dont je me suis servi dans le chapitre : « La découverte de l’enfance ».
Dans ce domaine du merveilleux, il faut attribuer une mention spéciale à un type de miracles qui, je suppose, doit apparaître alors, sinon plus tard : la résurrection des enfants morts sans baptême, juste le temps de recevoir le sacrement. J. Toussaert9 raconte un miracle de ce genre à Poperinghe, 11 mars 1479. Mais c’est un miracle original, inattendu, extraordinaire, comme on n’en connaissait pas encore beaucoup. Aux XVIe et XVIIe siècles, ces miracles sont devenus banals, il existe des sanctuaires spécialisés dans ce genre de prodiges qui n’étonnent plus personne. On les appelait joliment des sanctuaires « à répit ». M. Bernos a analysé ce phénomène avec finesse à propos d’un miracle à l’Annonciade d’Aix-en-Provence, le premier dimanche de Carême 1558. Le miracle n’était pas le répit, phénomène commun dans cette église où on avait l’habitude de déposer les petits cadavres sur l’autel et d’attendre pour les baptiser les signes fréquents d’une réanimation. Ce qui surprenait et bouleversait était l’allumage surnaturel d’un cierge pendant le répit : cela était vraiment extraordinaire, et pas le répit10.
En 1479 l’accoutumance n’avait pas encore émoussé l’émerveillement : on n’était sans doute pas loin de l’origine de la dévotion.
Tout se passe donc comme si on commençait à découvrir l’âme des enfants avant leur corps, sous la pression des tendances réformatrices de l’Eglise. Mais la volonté des litterati, quand elle a été acceptée, a été aussitôt folklorisée, et l’enfant a commencé sa carrière populaire comme héros d’un nouveau folklore religieux.
Un autre fait va nous retenir dans ce XIVe siècle dont l’importance n’a pas été assez soulignée dans mon livre. Il s’agit des tombeaux. J’ai bien dit quelques mots à ce sujet dans le chapitre : « Découverte de l’enfance. » Des recherches récentes sur l’attitude devant la mort me permettent d’être aujourd’hui plus précis.
Parmi les innombrables inscriptions funéraires des quatre premiers siècles de notre ère qui sollicitent partout le visiteur romain, beaucoup parlent d’enfants, de petits enfants de quelques mois : des parents très affligés ont déposé ce monument à la mémoire de leur enfant bien-aimé mort à quelques mois ou à quelques années (tant d’années, tant de mois, tant de jours). A Rome, en Gaule, en Rhénanie, de nombreuses tombes sculptées réunissent sur le même monument des images du couple et des enfants. Ensuite, à partir du Ve-VIe siècle environ la famille et l’enfant disparaissent des représentations et des inscriptions funéraires. Quand l’usage du portrait reviendra, aux XIe-XIIe siècles, les tombes seront individuelles, le mari et la femme séparés, et bien entendu il n’y aura pas de tombe sculptée d’enfant. A Fontevrault, les tombes des deux rois Plantagenet sont bien séparées.
L’habitude de réunir les deux, quelquefois les trois époux (le mari et ses deux femmes successives), devient plus fréquente au XIVe siècle, époque où apparaissent aussi, quoique encore rares, les tombeaux à figures de petits enfants. Le rapprochement n’est pas fortuit. J’ai cité, dans le chapitre « La découverte de l’enfance », les portraits de 1378 des petits princes d’Amiens, mais ceux-ci étaient des enfants royaux.
On peut voir à l’église de Taverny deux dalles murales à figures et inscriptions, tombeaux d’enfants de la famille Montmorency. La mieux conservée est celle de Charles de Montmorency qui mourut en 1369. L’enfant est représenté emmailloté, enroulé dans ses langes, ce qui n’est pas fréquent à cette époque. Voici l’inscription, assez prétentieuse : Hic Manet inclusus adolescens et puerulus / de Montmorenci Karolus tomba jacet ista / anno mille C. ter paradisii sensiit iter / ac sexagesimo novem simul addas in illo / gaudeat in christo tempore perpetuo. Charles avait un demi-frère Jean, mort en 1352. Sa tombe subsiste mais les reliefs d’albâtre, trop fragiles, ont disparu, si bien qu’on ne sait pas comment l’enfant était représenté — peut-être aussi enveloppé dans ses langes. Son épitaphe française est plus simple : « Icy gist Jehan de Montmorenci iadis fils de noble home et puissant Challes mon Seignieur de Montmorenci, qui trépassa l’an de grâce mille trois cent cinquante deux le 29e jour de juillet. »
Dans les deux cas, où il y a portrait, l’épitaphe dit le nom du père, la date de la mort, mais elle ne donne ni le nom de la mère ni l’âge du petit enfant, et on sait qu’au XIVe siècle l’âge du défunt était en général précisé.
Au XVe siècle, les tombes d’enfants et parents réunis ensemble, ou les tombes d’enfants seuls, deviennent plus fréquentes, et au XVIe siècle elles sont banales, comme je l’ai montré d’après le répertoire de Gaignères. Mais ces tombes sculptées ou gravées étaient réservées à des familles d’une certaine importance sociale (quoique les dalles plates fussent devenues l’objet d’une fabrication artisanale en série). Plus fréquents étaient les petits « tableaux » muraux, réduits à une inscription, avec parfois une petite illustration pieuse. Or certaines de ces simples épitaphes concernent des enfants et leur style est directement inspiré de l’épigraphie latine antique. On reprend le thème du regret de l’enfant parti trop tôt, par ses parents.
En voici une de 1471, à S. Maria in Campitelli à Rome11. Petro Albertonio adolescentulo / cujus annos ingenium excedebat (l’enfant remarquable par sa précocité, le petit prodige) Gregorius et Alteria parentes / unico et dulcissimo (particulièrement regretté parce qu’il était un fils unique : en 1471) posuere / qui vixit annos iv M. III / obitt MCCCCLXXI.
Revenons au thème de l’enfant roulé dans ses langes.
C’est seulement au XVIIe siècle qu’on s’est plu à représenter l’enfant réel dans la nudité du putto. Il était auparavant en maillot ou en habit. On sait d’autre part que l’âme était figurée depuis le Moyen Age sous les traits d’un enfant nu.
Or il existe quelques cas rares et curieux où l’âme est elle aussi emmaillotée. A Rome, à S. Maria in Transtevere, une assomption de la Vierge du début du XVe siècle : l’âme de la Vierge est un enfant emmailloté que le Christ tient dans ses bras.
Au musée de Luxembourg, un tombeau de 1590 où un enfant emmailloté est enlevé au ciel par deux anges. Ce n’est pas le portrait d’un petit enfant mort. La notice nous apprend que le défunt est un homme de dix-neuf ans, l’enfant emmailloté est donc son âme.
Cette représentation n’est pas fréquente, mais on connaît au moins un cas plus ancien, et il se pourrait qu’il y ait une tradition iconographique. Le musée de Vienne (Autriche) conserve un ivoire byzantin de la fin du Xe siècle où l’âme de la Vierge est aussi figurée sous la forme d’un enfant emmailloté. Cette représentation de l’âme bienheureuse sous la forme d’un enfant, le plus souvent idéalisé et nu, quelquefois réaliste et emmailloté, doit être rapprochée de ce qui a été dit plus haut de l’infanticide et du baptême.
En effet, chez les spiritualistes médiévaux qui sont à l’origine de cette imagerie, l’âme de l’élu jouit de la même innocence enviable que l’enfant baptisé, à une époque où pourtant, dans la pratique commune, l’enfant était une chose amusante, mais peu attachante.
Il est curieux de constater que l’âme cessera d’être figurée par un enfant au XVIIe siècle quand l’enfant sera désormais représenté pour lui-même, quand les portraits d’enfants vivants et morts deviendront plus fréquents.
Un curieux monument funéraire, conservé au Musée archéologique de Senlis, montre comment la situation s’est inversée à la fin du XVIIe siècle : il est consacré à la mémoire de l’épouse de Pierre Puget, morte à Senlis en 1673, d’une opération césarienne. Elle est enlevée au ciel au milieu des nuées dans la pose de l’orante qui est aussi l’expression du renoncement, et l’enfant qu’elle a voulu sauver est nu et lui tend d’une main la palme du martyre tandis que de l’autre il brandit une banderole où est inscrit : Meruisti. L’enfant est ici sorti de l’anonymat. Il est trop personnalisé pour signifier un mode d’être dans l’au-delà et d’autre part l’âme est trop liée aux caractères originaux de l’individu pour être évoquée sous les traits impersonnels d’une allégorie. Désormais les rapports entre les défunts et les survivants sont tels qu’à la maison, et non plus seulement à l’église et sur le tombeau, on veut les rappeler et les conserver.
Il existe au musée Magnien de Dijon une peinture attribuée à Hyacinthe Rigaud. Elle représente un jeune garçon et une petite fille qui ont l’air vivants, et à côté de ce groupe, le portrait, encadré dans un médaillon, d’une femme mûre, en deuil, qui paraît comme une morte. Or, tout porte à croire que la femme du médaillon était, elle, bien vivante, mais qu’elle se considérait comme une morte dont un portrait quasi funéraire rappelait le souvenir, et, en revanche, elle avait fait peindre ses enfants, réellement morts, avec toutes les apparences de la vie.
C’est à la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe que j’ai situé, en partant de sources surtout françaises, la retraite de la famille loin de la rue, de la place, de la vie collective, et son repli à l’intérieur d’une maison mieux défendue contre les intrus, mieux préparée pour l’intimité. Cette nouvelle organisation de l’espace privé avait été obtenue par l’indépendance des pièces qui communiquaient entre elles par un couloir (au lieu d’ouvrir l’une sur l’autre en enfilade) et par leur spécialisation fonctionnelle (salon, salle à manger, chambre à coucher…). Un très intéressant article de R. A. Goldthwaite montre qu’à Florence on observe dès le XVe siècle une privatisation de la vie familiale assez analogue, malgré certaines différences12. L’auteur appuie son argumentation sur une analyse des palais florentins, de leur apparence extérieure et de ce qu’on peut savoir de leur organisation intérieure. Il s’agit donc de familles patriciennes.
Le palais du XIIIe-XIVe siècle était caractérisé principalement par la tour, pour la défense, et par la loggia ouverte sur la rue au rez-de-chaussée, où parents, amis et clients se réunissaient pour assister et participer à la vie publique du quartier et de la cité. Il n’y avait pas alors de solution de continuité entre la vie publique et la vie familiale, l’une prolongeant l’autre, sauf en cas de crise où le groupe menacé se réfugiait dans la tour.
Hors de la tour et de la loggia, le palais se distinguait mal du voisinage urbain. Sur la rue, le rez-de-chaussée était composé d’arcades qui se continuaient d’une maison à l’autre : entrée de boutiques et aussi accès au palais et à ses escaliers. A l’intérieur, il manquait autant d’unité, et son espace ne coïncidait pas avec celui de la famille : les pièces attribuées à la famille principale se prolongeaient dans la maison d’à côté et, en revanche, des locataires occupaient des parties centrales.
Au XVe siècle, le palais a changé de plan, d’aspect et de sens. D’abord il est devenu une unité monumentale, un massif détaché de son voisinage. Les boutiques ont disparu ainsi que les occupants étrangers. L’espace ainsi distingué a été réservé à la famille, une famille peu étendue. Les Loggia sur la rue ont été fermées ou supprimées. Si le palais témoignait mieux qu’auparavant de la puissance d’une famille, il avait cessé d’être ouvert sur l’extérieur. La vie quotidienne se concentrait à l’intérieur d’un rude quadrilatère, autour du cortile, à l’abri des bruits et des indiscrétions de la rue.
« Le palais, écrit R. Goldthwaite, appartenait à un monde nouveau de “privacy” à l’usage d’un groupe relativement petit. » En effet, le nombre des pièces n’était pas élevé : dans le palais Strozzi, un seul étage était habité et il n’y avait guère plus qu’une douzaine de pièces. Il est vrai que toutes ces pièces étaient en enfilade, sans couloir ou espace central de communication, ce qui ne permettait donc pas de s’isoler et de faire respecter une véritable intimité, comme l’architecture du XVIIIe siècle la rendra possible.
Nous savons d’autre part que la famille florentine du quatrocento n’était pas nombreuse13. Le palais florentin n’abritait pas le monde de serviteurs et de domestiques, familiers des grandes maisons de France et d’Angleterre du XVe-XVIe siècle, et aussi de l’Italie baroque du XVIIe siècle, pas plus de deux ou trois serviteurs qu’on ne gardait pas toujours longtemps.
Le modèle florentin est donc différent de celui que j’ai présenté. On le rapprocherait de notre XVIIIe siècle, par la taille de la famille, l’exclusion des domestiques, si la privatisation ne s’accompagnait pas d’une recherche d’espace encore peu compatible avec l’intimité.
L’originalité florentine réside donc dans un mélange d’intimité et de vastitude, bien analysé par R. Goldthwaite : ces palais « étaient évidemment conçus pour attribuer à une famille de petite taille un monde privé, un monde à elle, mais extraordinairement vaste, qui s’étendait bien au-delà des quelques chambres où on vivait. En réalité, la meilleure manière de souligner la nouveauté de ce palais est de la décrire comme une expansion de l’espace privé à partir du noyau constitué par un appartement de dimensions moyennes ».
Sans doute ne connaît-on pas la destination des pièces d’habitation, si tant est qu’elles en avaient déjà une. Peut-être le studiolo, ancêtre de notre cabinet, a-t-il été dans cette société humaniste, la première forme de spécialisation de l’espace privé. Et cependant, on a commencé alors à orner de petits objets, à la manière de nos bibelots, ces pièces sans fonction précise, mais vouées à la vie privée. C’est bien la même impression de goût du bien-être privé que nous éprouvons devant les naissances de la Vierge, qu’elles soient flamandes, françaises, allemandes ou italiennes, devant toutes les représentations d’intérieur du XVe siècle, où le peintre se complaît à enfermer les objets précieux ou familiers.
Il est normal qu’en un espace aussi privatisé, un sentiment nouveau se soit développé entre les membres de la famille, et plus particulièrement entre la mère et l’enfant : le sentiment de famille, « cette culture, dit R. Goldthwaite, est centrée sur les femmes et les enfants, avec un intérêt renouvelé pour l’éducation des enfants et une remarquable élévation du statut de la femme… Comment expliquer autrement la fascination, presque l’obsession, des enfants et de la relation mère-enfants, qui est peut-être le seul thème vraiment essentiel de la Renaissance, avec ses putti, ses enfants et ses adolescents, ses madones sécularisées, ses portraits de femmes ».
Si le palais de la Renaissance était ainsi malgré ses vastes dimensions, réservé à la famille nucléaire, repliée derrière ses murs massifs, le palais baroque est, comme le remarque R. Goldthwaite, plus ouvert au mouvement de la domesticité et de la grande clientèle, et il se rapproche du modèle classique de la grande maison (château, manoir, hôtel ou grande ferme) du XVIe-XVIIe siècle, avant le découpage en appartements indépendants du XVIIIe siècle.
L’épisode florentin du XVe siècle est important et suggestif, J’avais bien remarqué, et commenté dans mon livre, la fréquence dès le XVe et au XVIe siècle des signes d’une reconnaissance de l’enfance, aussi bien dans l’imagerie que dans l’éducation, avec le collège, mais R. Goldthwaite a repéré dans le palais florentin une relation très précise entre le début du sentiment de la famille et de l’enfant, et une organisation particulière de l’espace. Nous sommes amenés à étendre ses conclusions et à supposer une relation analogue entre la recherche de l’intimité familiale et personnelle, et toutes les représentations d’intérieurs, depuis la miniature du XIVe siècle, jusqu’aux peintures de l’école hollandaise.
Le dossier n’est pas près d’être fermé. L’histoire de la famille est à ses débuts, elle commence juste maintenant à provoquer la recherche. Après un long silence, la voici qui chemine dans plusieurs directions. Ses voies ont été préparées par l’histoire démographique. Plaise au ciel qu’elle ne subisse pas la même inflation ! La période aujourd’hui la plus fréquentée va du XVIe au XVIIIe siècle. L’école de Cambridge, avec P. Laslett et E. A. Wrigley, veut avoir le cœur net de la composition de la famille, étendue ou conjugale14, et elle a provoqué quelques réactions en France : approbation en ce qui concerne la France du Nord, réserves en ce qui concerne la France du Midi. Les jeunes historiens français paraissent plutôt préoccupés par la formation (J. M. Gouesse) ou la dissolution (A. Lottin) du couple. D’autres, encore, comme l’historien américain Ed. Shorter, s’intéressent aux signes annonciateurs, à la fin du XVIIIe siècle, d’une plus grande liberté des mœurs. La bibliographie commence à s’allonger : on la trouvera, ainsi que la position actuelle des problèmes, dans trois numéros des Annales ESC15.
Souhaitons seulement que l’histoire de la famille ne s’enfouisse pas sous l’abondance des publications, due à son succès, comme cela est arrivé à son jeune ancêtre, l’histoire démographique.
La multiplication des recherches sur la période du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle, facilitée par l’existence d’une documentation plus riche qu’on ne l’a cru, confirmera ou infirmera certaines hypothèses. Cependant dans un avenir qui s’annonce déjà, nous risquons de répéter à satiété les mêmes sujets, avec de petits progrès, qui justifieraient mal l’ampleur des investissements intellectuels et informatiques.
En revanche, c’est du côté du Moyen Age et de l’Antiquité que devraient venir les informations les plus décisives. On attend avec impatience les premiers résultats des recherches de M. Manson sur les jouets, les poupées, et en définitive l’enfance, pendant l’Antiquité. Il faudrait aussi interroger mieux que je ne l’ai tenté les sources médiévales, les inépuisables XIVe et XVe siècles si importants pour l’avenir de notre civilisation, et en deçà, la charnière capitale du XIe-XIIe siècle et plus haut encore !
L’histoire des mentalités est toujours, qu’elle l’avoue ou non, une histoire comparative et régressive. Nous partons nécessairement de ce que nous savons du comportement de l’homme d’aujourd’hui, comme d’un modèle auquel nous comparons les données du passé — quitte ensuite à considérer le modèle nouveau, ainsi construit à l’aide des données du passé, comme une seconde origine, et à redescendre vers le présent et à modifier l’image naïve que nous avions au début.
Au point où nous en sommes aujourd’hui, les relations entre le XVIIe-XVIIIe siècle et le XIXe-XXe siècle ne sont pas épuisées, mais les quelques progrès réels seront obtenus au prix d’un piétinement lassant. En revanche le déchiffrement des siècles — des millénaires ! — qui ont précédé le XVIe siècle pourrait nous apporter une dimension nouvelle. C’est de là qu’il faut attendre les progrès décisifs16.
Maisons-Laffitte
1973
Les Editions du Seuil ont repris en 1973 dans la collection « Univers historique » l’Enfant et la Vie familiale sous l’Ancien Régime publié en 1960 aux Editions Pion. Cette deuxième édition, intégrale, était enrichie d’une préface dans laquelle Philippe Ariès faisait le point sur l’historiographie du sujet.
La version que nous présentons ici est abrégée. Les 1re et 3e parties, ainsi que la préface de 1973, ont été entièrement reproduites. De la 2e partie, nous n’avons donné que l’essentiel, notamment les conclusions complètes de 7 chapitres.
A. Besançon, « Histoire et psychanalyse », Annales ESC 19, 1964, p. 242, no 2. — J. L. Flandrin, « Enfance et société », Annales ESC 19, 1964, p. 322-329.
N. Z. Davis, « The reasons of misrule : youth groups and charivaris on sixteenth century France », Past and Present 50, fév. 1971, p. 41-75.
J. Bouchard, Un village immobile, 1972.
J. L. Flandrin, « Enfance et société », op. cit.
Op. cit.
Ecrite entre 1967 et 1970 quoique publiée en 1972 : La France et les Français, 1972, p. 872.
Un neveu de Mazarin, Paolo Mancini, avait tout juste quinze ans quand il se fit tuer bravement sous les murs de Paris, à la fin de la Fronde. Cf. G. Dethant, Mazarin et ses amis, Paris, 1968.
Je pense au fameux groupe du musée de Naples.
J. Toussaert, Le Sentiment religieux en Flandre à la fin du Moyen Age, Paris, 1963.
M. Bernos, « Réflexion sur un miracle », Annales du Midi 82, 1970.
Forcella, XIII, 788.
Richard A. Goldthwaite, « The florentine palace as domestic architecture », Amer Hist. Rev., 77, oct. 1972, p. 977-1012.
D. Herlihy, « Vieillir à Florence au Quattrocento », Annales ESC, 24 nov.-déc. 1969, p. 1340.
Colloque de 1969 à Cambridge : « Household and Family in past time ». Je compléterai la bibliographie avec les ouvrages suivants : I. Pinchbeck et M. Hewitt, Children in English Society, t. I, Londres, Toronto 1969 ; K. A. Lokridge, A New England Town, New York 1970 : J. Demos, A Little Commonwealth, New York 1970 ; D. Hunt, Parents and Children in History, New York 1970 ; articles des Annales ESC, cités plus bas.
Annales ESC, 24. no 6. 1969, p. 1275-1430 ; 27. nos 4-5. 1972, p. 799-1233 ; 27. no 6, 1972, p. 1351-1388.
Dans ces quelques pages, je me suis limité aux thèmes de l’enfance et de la famille, laissant de côté les problèmes particuliers de l’éducation et de l’école. Ceux-ci ont fait l’objet depuis 1960 de travaux nombreux, par exemple : P. Riché, Education et Culture dans l’Occident barbare, Paris, 1962 ; G. Snyders, La Pédagogie en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, 1963 ; H. Derreal, Un missionnaire de la Contre-Réforme. Saint Pierre Fourier, Paris, 1965 ; Ph. Ariès, « Problèmes de l’éducation » dans La France et les Français, enc. La Pléiade, 1972, p. 869-961. Un panorama a été donné au Colloque de Marseille, organisé par R. Duchene et paru sous le titre « Le XVIIe siècle et l’éducation », dans la revue Marseille, no 88 (abondantes bibliographies).