Présentation
Six noms sont rassemblés sur la couverture des Soirées de Médan : ceux d'Émile Zola et de ses disciples, Guy de Maupassant, J.-K. Huysmans, Henry Céard, Léon Hennique et Paul Alexis. Publié en 1880, dix ans après la défaite de Sedan, ce recueil de nouvelles porte sur la guerre de 1870. Il s'ouvre sur « L'Attaque du moulin » de Zola, que suivent « Boule de suif » de Maupassant, « Sac au dos » de Huysmans, « La Saignée » de Céard, « L'Affaire du Grand 7 » d'Hennique et « Après la bataille » d'Alexis.
Quelle image de la guerre est proposée au lecteur ? « L'Attaque du moulin » montre l'absurdité de toute entreprise militaire : Zola décrit la reconquête d'un moulin par un détachement de l'armée française, victorieux certes, mais à l'issue d'un affrontement qui a coûté la vie à ses habitants. Les autres nouvelles offrent une vision plus noire encore. On découvre l'errance de deux soldats malades de la dysenterie dans « Sac au dos » de Huysmans ; la folie d'une garnison mutinée qui s'attaque à une maison close et massacre un groupe de prostituées, dans « L'Affaire du Grand 7 » d'Hennique ; ou encore, dans l'histoire que rapporte Alexis, la rencontre, au soir d'une bataille, entre un soldat et une jeune femme véhiculant un cercueil qui contient le corps de son mari tué au combat. Le tableau historique le plus complet figure dans la nouvelle de Céard, « La Saignée » : celle-ci a pour cadre le siège de Paris ; elle met en scène le personnage d'un général en chef, soumis à la volonté de sa maîtresse, Mme de Pahauën, et qui, pour céder à ses caprices, envoie à la mort quelques milliers de soldats. « Boule de suif », la nouvelle de Maupassant, est restée la plus célèbre de toutes. Elle raconte l'histoire d'un groupe de voyageurs qui, pendant l'occupation de Rouen, en janvier 1871, obtiennent des autorités prussiennes l'autorisation de se rendre au Havre ; mais, au milieu du trajet, leur voiture est immobilisée par un officier prussien qui exige, comme laissez-passer, que lui soient accordées les faveurs d'une des passagères, une courtisane, surnommée « Boule de suif ».
Dans un article paru en première page du Gaulois, le 17 avril 1880 – le jour de la sortie en librairie du volume –, Maupassant proposa un récit qui expliquait comment les différentes nouvelles avaient été composées. D'après ce récit, la décision de composer le recueil avait été prise à Médan, dans la maison de campagne de Zola, au cours de l'été précédent… Un soir, par une nuit de pleine lune qu'embaumaient les odeurs de feuilles, ils se trouvaient tous réunis dans une petite île située au milieu de la Seine, en face de la demeure du romancier. Séduits par ce cadre enchanteur, désireux de renouer avec l'antique tradition des conteurs, ils avaient décidé de prendre la parole à tour de rôle pour inventer des histoires. Zola avait commencé avec « L'Attaque du moulin » ; et ses compagnons l'avaient imité en conservant le même thème, chacun traitant à sa façon une « page de l'histoire sinistre des guerres1 ».
En évoquant cette genèse, l'article de Maupassant plaçait le recueil des Soirées de Médan dans la lignée du Décaméron de Boccace. Il lui attribuait la même origine énonciative : celle d'une parole collective produite par plusieurs auteurs, transmise de l'un à l'autre, et portée par une commune inspiration créatrice. Pour lancer la publicité du volume, il conférait à la demeure de Médan une dimension mythique, rappelant la villa des environs de Florence où s'étaient retirés les conteurs du Décaméron pendant l'épidémie de peste qui ravageait la cité italienne. Ce qu'il disait ne correspondait pas aux circonstances réelles qui avaient entouré la publication du recueil. Mais cela n'avait guère d'importance. Ce qui comptait, c'était cette vérité du mythe qu'il s'efforçait d'installer et à laquelle faisait écho la courte préface placée en tête du volume : les auteurs y déclaraient que leur intention était « d'affirmer publiquement » leurs « véritables amitiés », en même temps que leurs « tendances littéraires ».
Comment faut-il entendre cette déclaration qui fait de l'amitié le moteur d'un projet esthétique ? Après avoir retracé l'histoire des relations qui ont uni Zola et ses compagnons, on s'interrogera sur la signification d'un volume qui a choisi d'aborder le sujet de la défaite de 1870 à une époque où cette question était particulièrement brûlante, dans une France obsédée par le souvenir du désastre de Sedan.
La bataille naturaliste
On ne peut comprendre la publication des Soirées de Médan que si on la replace dans un contexte bien précis, celui de l'émergence du mouvement naturaliste dans la seconde moitié du XIXe siècle. Trois dates peuvent servir de points de repère : 1865, la publication de Germinie Lacerteux des frères Goncourt ; 1868, la deuxième édition de Thérèse Raquin ; 1877, la parution de L'Assommoir. Elles montrent de quelle façon, en une dizaine d'années, entre la fin du Second Empire et les débuts de la IIIe République, l'horizon de la littérature a pu se transformer d'une manière radicale.
En 1865, Zola – alors âgé de vingt-cinq ans – découvre avec enthousiasme l'histoire tragique de Germinie Lacerteux, une domestique entraînée progressivement dans la déchéance physique parce qu'elle est la victime du désir des hommes. Dans un article du Salut public de Lyon (qui sera repris ensuite dans Mes Haines), il salue cette œuvre « excessive et fiévreuse », en déclarant : « MM. de Goncourt ont écrit pour les hommes de nos jours ; leur Germinie n'aurait pu vivre à aucune époque que la nôtre ; elle est fille du siècle2. » Appliquant dans Thérèse Raquin les leçons qu'il a retenues de ses prédécesseurs, il en définit les principes en 1868, dans la préface qui accompagne la deuxième édition du roman, où il se félicite d'appartenir au « groupe » de ces « écrivains naturalistes » qui ont le courage de produire « des œuvres fortes », en accord avec la vision qu'apporte la science contemporaine. Un peu moins de dix ans plus tard, ce groupe acquiert une existence publique lorsque L'Assommoir rencontre un succès de scandale attisé par la véhémence d'une critique qui reproche à Zola sa peinture outrancière des milieux populaires et son usage de l'argot. La publication du roman en feuilleton provoque des polémiques. Proposée d'abord dans Le Bien public, du 13 avril au 7 juin 1876, elle est interrompue par les réactions scandalisées des lecteurs, et elle ne peut reprendre que grâce à l'accueil qu'offre à Zola La République des Lettres, une revue d'avant-garde dirigée par Catulle Mendès : la dernière partie du roman y trouve refuge entre le 9 juillet 1876 et le 7 janvier 1877.
Pour défendre L'Assommoir, les jeunes disciples de Zola font bloc. Ils prennent la décision de répondre aux attaques qui visent l'esthétique naturaliste. Le 23 janvier 1877 – la veille de la publication en librairie du roman –, Léon Hennique prononce une conférence retentissante dans une salle située 39, boulevard des Capucines. Devant un auditoire stupéfait, il déclare que la qualité littéraire de L'Assommoir est bien supérieure à celle du dernier roman que Victor Hugo vient de livrer au public : Quatrevingt-treize. Massés au premier rang, ses amis applaudissent, pendant qu'une partie de la salle réagit avec hostilité. « Un grand merci, écrit Zola à Hennique, trois jours plus tard, le 26 janvier. Il paraît que vous avez été superbe de calme, de dignité et de netteté. Voilà encore un pavé dans le sac du romantisme agonisant. Soyez assuré que certaines gens ne vous pardonneront jamais. Je ne vous remercie pas en mon nom seulement, mais au nom de toute la jeunesse3. »
Quelques semaines plus tard, Huysmans prend le relais en écrivant une longue étude sur l'œuvre de Zola que publie un périodique belge, L'Actualité. Il s'efforce d'écarter de la personne du romancier les légendes douteuses qui courent à son sujet et, après avoir présenté le projet des Rougon-Macquart, il souligne l'originalité de L'Assommoir :
Ce livre qui navre, comme disent les gens qui ne voient dans un roman que matière à désennui, contient au contraire des pages que soulève un rire rabelaisien, un rire énorme ! […] Ah ! criez, tempêtez, rougissez, si cela vous est possible, dites que L'Assommoir est populacier et canaille, dites que les gros mots vous désarçonnent, qu'importe ! les artistes, les lettrés voguent en plein enthousiasme, car ce livre fourmille d'incomparables chapitres1 !
Ces efforts conjugués sont couronnés par un événement que les histoires littéraires considèrent souvent comme l'acte de baptême de la nouvelle école naturaliste : le 16 avril 1877, à la brasserie Trapp, près de la gare Saint-Lazare, Flaubert, Zola et Edmond de Goncourt sont salués par leurs jeunes disciples, Maupassant, Huysmans, Hennique, Céard et Alexis, auxquels s'est joint Octave Mirbeau. Quelques jours plus tôt, La République des Lettres de Catulle Mendès a dévoilé le menu du repas : « Potage purée Bovary, truite saumonée à la fille Élisa, poularde truffée à la Saint-Antoine, artichauts au cœur simple, parfait naturaliste, vin de Coupeau, liqueur de l'Assommoir, etc. » Composé de manière parodique, ce menu imaginaire fait référence à Madame Bovary et à L'Assommoir ainsi qu'aux œuvres récentes publiées par Goncourt et Flaubert : La Fille Élisa de Goncourt, qui vient de sortir en librairie ; « Un cœur simple » de Flaubert (le premier des Trois Contes), qu'on peut lire alors en feuilleton dans Le Moniteur universel ; et La Tentation de saint Antoine, qui date d'avril 1874.
Les convives du dîner Trapp célèbrent les œuvres qui sont au centre de l'actualité littéraire de l'année 1877. Emma Bovary, Gervaise Macquart, la prostituée Élisa et Félicité, la servante d'« Un cœur simple », sont les héroïnes invitées de ces agapes masculines. Par leur présence fictive, elles rappellent que la tragédie de la condition féminine constitue un thème central de la création naturaliste.
Edmond de Goncourt a enregistré l'événement dans son Journal, à la date du 16 avril : « Ce soir, Huysmans, Céard, Hennique, Paul Alexis, Octave Mirbeau, Guy de Maupassant, la jeunesse des lettres réaliste, naturaliste, nous a sacrés, Flaubert, Zola et moi, sacrés officiellement les trois maîtres de l'heure présente, dans un dîner des plus cordiaux et des plus gais. Voici l'armée nouvelle en train de se former2. » Évoquant « l'armée nouvelle » qui se dessine, Goncourt exprime la satisfaction qu'il ressent. En quelques mots, il résume ce qui constitue la signification symbolique du dîner Trapp : au carrefour des générations, le rendez-vous historique des maîtres et des disciples.
Le groupe des Cinq
Qui sont ces cinq jeunes écrivains qui font preuve de leur enthousiasme littéraire en siégeant à la table des maîtres qu'ils admirent3 ? Il est nécessaire de revenir en arrière pour expliquer de quelle façon ils se sont rencontrés. Dans cette évocation, nous laisserons de côté Octave Mirbeau, car ce dernier n'a fait qu'un passage éclair dans le groupe, qu'il quittera bien vite, quelques mois après le dîner Trapp.
Le plus proche de Zola, celui qui restera le plus fidèle d'entre tous, est Paul Alexis. Aixois, il partage avec Zola les souvenirs d'une jeunesse vécue dans la cité provençale. Il a fait la connaissance de ce dernier en septembre 1869, lorsqu'il a débarqué à Paris, un an avant la chute du Second Empire. Appartenant à un milieu aisé, mais ayant rompu tout lien avec sa famille aixoise, Alexis évolue dans le monde littéraire sans parvenir à s'y faire un nom. Il gagne sa vie difficilement grâce au journalisme. D'un tempérament dilettante, il lui arrive souvent d'éprouver l'angoisse de la page blanche. Il trouve auprès de Zola le réconfort et les conseils dont il a besoin. L'auteur des Rougon-Macquart représente à ses yeux « une sorte de frère aîné » à qui il accorde une affection qu'il ne retirera jamais, se sentant lié avec lui pour le reste de son existence4.
Paul Alexis représente ainsi le premier pilier d'un groupe dont une série de rencontres successives va permettre la formation au cours de l'année 1876. Une étape décisive est franchie en avril 1876. C'est l'époque où les feuilletons de L'Assommoir commencent à paraître dans Le Bien public. Céard et Huysmans, qui ont lu les premiers Rougon-Macquart, s'enthousiasment pour l'histoire de Gervaise. Ils occupent des emplois modestes de fonctionnaires : Céard travaille au ministère de la Guerre, et Huysmans au ministère de l'Intérieur. Passionnés de littérature, ils aimeraient faire part de leur admiration à l'auteur de L'Assommoir. Comment pourraient-ils s'y prendre ? Céard fait preuve d'audace. Un dimanche après-midi, il décide d'aller frapper à la porte de Zola, qui habite rue Saint-Georges aux Batignolles. Surpris par sa visite, ce dernier le prend d'abord pour un courtier en vins, travaillant à Bercy, puis, le malentendu dissipé, il l'accueille avec chaleur et, à la suite de leur entretien, il l'invite à revenir le voir en compagnie de son ami Huysmans.
Au début de cette même année 1876, Huysmans a fait la connaissance de Léon Hennique qui collabore, comme lui, à La République des Lettres de Catulle Mendès. Né à la Guadeloupe, issu d'un milieu militaire, Léon Hennique a écrit quelques poèmes. En mars 1876 il publie dans La République des Lettres des extraits de son premier roman, Les Hauts Faits de M. de Ponthau, drame historique d'inspiration romantique. Huysmans, de son côté, a fait paraître à compte d'auteur, en 1874, un recueil de poèmes en prose, Le Drageoir à épices (qui sera repris plus tard sous le titre Le Drageoir aux épices). Il possède déjà une certaine stature intellectuelle. Il a réuni autour de lui un groupe de collègues ou d'amis qu'il reçoit régulièrement à son domicile. Céard et Hennique sont les plus proches. Tous rêvent de gloire littéraire. Ils se trouvent dans la position incertaine des débutants, prêts à toutes les entreprises pour tenter leur chance.
Un soir de décembre 1876, au cours d'une fête nocturne, Huysmans croise Alexis avec qui il sympathise immédiatement. Ils sont quatre désormais, « quatre jeunes » ayant « embouché la trompette du vrai », et décidés à se lancer dans la bataille naturaliste, comme l'explique Huysmans, le 13 janvier 1877, à son ami, le poète belge Théodore Hannon5. C'est le moment que choisit Maupassant pour rejoindre le groupe en gestation. Le 17 janvier, ce dernier écrit à Alexis (dont il a fait la connaissance en 1875, par l'intermédiaire de Flaubert) une longue lettre qui constitue un document essentiel. Car on peut y voir l'acte de naissance du groupe des Cinq.
Dans ce texte, Maupassant marque ses distances vis-à-vis de toute forme de dépendance esthétique, en posant l'originalité comme qualité première :
Je ne crois pas plus au naturalisme et au réalisme qu'au romantisme. Ces mots à mon sens ne signifient absolument rien et ne servent qu'à des querelles de tempéraments opposés.
Je ne crois pas que le naturel, le réel, la vie soient une condition sine qua non d'une œuvre littéraire. Des mots que tout cela. […]
Soyons des originaux, quel que soit le caractère de notre talent (ne pas confondre originaux avec bizarres), soyons l'Origine de quelque chose. Quoi ? Peu importe, pourvu que ce soit beau et que cela ne se rattache point à une tradition finie. […]
Aujourd'hui Zola est une magnifique, éclatante et nécessaire personnalité. Mais sa manière est une des manifestations de l'art et non une somme, comme la manière de Hugo était une autre manifestation du même art.
Leur vision et leur interprétation sont différentes ; mais ni l'un ni l'autre n'ouvrent des voies fatales où s'engagera la littérature ; ils le croient tous les deux parce que tous deux ont la personnalité de leur talent. Après les naturalistes viendront, j'en suis convaincu, des archi-idéalistes, parce que les réactions seules sont fatales – l'histoire est là et elle ne changera pas plus que la nature de l'homme. Parce que les romantiques y ont passé, je ne crois pas que le Moyen Âge soit plus fermé que la réalité moderne. Tout est bon à qui sait prendre ; les ridicules d'une école n'ont point clos l'entrée d'une époque historique. Il s'agit d'y voir autrement et de ne pas s'y murer.
Puis il esquisse ce que pourrait être la stratégie du groupe qui vient de se former :
Il faudra discuter sérieusement sur les moyens de parvenir. À cinq on peut bien des choses, et peut-être y a-t-il des trucs inusités jusqu'ici.
Si l'on faisait le siège d'un journal pendant six mois en le criblant d'articles, de demandes par des amis, etc., etc., jusqu'au moment où l'on y aurait fait entrer tout à fait l'un de nous ? Il faudrait trouver une chose inattendue qui frapperait un coup, forcerait l'attention du public. Peut-être une drôlerie ? Une charge bien spirituelle. Enfin, nous verrons1.
« Soyons des originaux », « soyons l'Origine de quelque chose », « à cinq on peut bien des choses »… Pragmatique, tournée vers l'action, cette lettre formule une injonction à valeur collective. Analysant le paysage littéraire de l'époque, elle définit les conditions du combat qu'il est possible de conduire.
Une aventure collective
Le programme d'action imaginé par Maupassant engage les Cinq dans une aventure collective qui trouve dans la défense de L'Assommoir de quoi nourrir son ardeur belliqueuse. À partir de janvier 1877, ils prennent l'habitude de se retrouver au domicile de Zola, le jeudi soir, comme le raconte Alexis dans ses Notes d'un ami : « Dès lors, nous fûmes cinq. Notre petit groupe se trouva indestructiblement constitué. Un beau jeudi soir, tous les cinq, en colonne serrée, nous nous rendîmes chez Zola. Depuis, chaque jeudi, nous y sommes revenus2. » L'Œuvre de Zola donnera, en 1886, une représentation transposée de ces réunions de groupe, en montrant le romancier Pierre Sandoz accueillant ses amis chez lui, le jeudi soir, avec l'aide de sa femme, Henriette.
On a déjà évoqué, plus haut, deux des épisodes les plus marquants de l'année 1877, la conférence du boulevard des Capucines et le dîner Trapp. Il faudrait décrire aussi – parmi les éléments qui vont contribuer à forger une légende littéraire – les repas réguliers qui ont réuni les membres du groupe des Cinq chez la mère Machini, un bistrot situé près de la place Clichy que les habitants du quartier avaient baptisé du nom de « l'Assommoir » à cause de la médiocre pitance que l'on y servait. Un lieu prédestiné, pour se retrouver entre adeptes de l'esthétique naturaliste ! Alexis évoquera plus tard, avec nostalgie, le souvenir du « troquet-empoisonneur de Montmartre » :
Quelle époque heureuse, lorsqu'on la revoit en pensée, que cette heure des débuts ! Plus tard, une fois dans la bataille, chacun va de son côté, songe à sa peau, et livre son combat personnel. […] Aussi le meilleur temps est-il celui des débuts, où l'on est vraiment ensemble, où l'on ne se perd pas encore de vue, parce que le rêve est plus pur, plus complet que la réalité, que l'action, et qu'on se contente encore de caresser en commun un beau rêve1.
Au-delà du plaisir que procure la chaleur des discussions amicales, il convient d'insister sur cette volonté de produire une œuvre commune qui, dès cette époque, anime Zola et ceux que la critique désigne désormais comme ses disciples – « Messieurs Zola », pour reprendre une formule employée par Montjoyeux dans Le Gaulois du 27 décembre 1878. En chef de file conscient de son rôle, l'auteur de L'Assommoir encourage ses amis à suivre son exemple. Il les invite à faire aboutir leurs projets. Quand il sent que leurs efforts se relâchent, il manifeste son inquiétude, en termes pressants. Ainsi dans cette lettre écrite à Céard, le 16 juillet 1877, alors qu'il se trouve lui-même en vacances à l'Estaque, près de Marseille :
Que me dites-vous ? Huysmans a lâché son roman sur les brocheuses ! Qu'est-ce donc ? Un simple accès de paresse, n'est-ce pas ? une fainéantise causée par la chaleur ? Mais il faut qu'il travaille, dites-le-lui bien. Il est notre espoir, il n'a pas le droit de lâcher son roman quand tout le groupe a besoin d'œuvres. Et vous, que faites-vous ? Je vois bien que vous lancez d'anciennes pièces ; cela ne suffit pas, il faut en écrire de nouvelles, et des drames, et des comédies, et des romans. Nous devons d'ici à quelques années écraser le public sous notre fécondité1.
Et il lance à Hennique, le 2 septembre 1877 : « Ce n'est qu'avec des œuvres que nous nous affirmerons ; les œuvres ferment la bouche des impuissants et décident seules des grands mouvements littéraires. Savoir où l'on veut aller, c'est très bien ; mais il faut encore montrer qu'on y va2. »
Ce projet d'une écriture de groupe peut conduire Zola à mobiliser les énergies de ses amis, lorsqu'il s'agit d'affronter la scène théâtrale. En mars 1878, quand il est sur le point de faire représenter au théâtre du Palais-Royal une comédie, Le Bouton de rose (qui n'aura d'ailleurs aucun succès), il s'adresse à Céard pour lui demander de l'aide :
Il m'arrive une tuile, je crois qu'on va jouer décidément Le Bouton de rose, et il me faut tout de suite une ronde militaire. Voici le programme : une ronde militaire, très leste, en trois couplets de huit vers chacun, et dans laquelle on introduirait les mots d'argot, par exemple rigolo, pioncer, taper dans l'œil, très chouette, se coller des petits verres dans le fusil, d'autres encore. Il faudrait que le sujet fût quelque chose dans ce genre : les amours d'un caporal et d'une marquise, ou les amours d'une vivandière (lui donner un nom surprenant) avec un duc qui la fait duchesse. On pourrait, je crois, tout en faisant quelque chose de fou, garder une odeur littéraire.
Pouvez-vous me faire cela, en vous mettant à plusieurs ? Parlez-en donc à Hennique, à Huysmans, à Maupassant et trouvez-moi quelque chose de stupéfiant de bêtise. Vous pourriez tout de suite faire la chose, à vous seul, puis jeudi, on l'épicerait, si on trouvait ensemble quelque bonne folie1.
Comme on le voit ici, les soirées du jeudi sont mises à profit : le texte écrit par Céard sera repris et transformé par le processus d'une écriture à plusieurs mains. Un travail collectif s'accomplit ainsi, dans la joyeuse animation des réunions de groupe.
Dans le courant de l'été 1878, Zola va plus loin encore. Il entraîne ses amis dans une collaboration théâtrale. Souhaitant tirer une pièce de son roman La Conquête de Plassans (sous le titre L'Abbé Faujas), il charge deux membres de la « petite bande2 », Céard et Hennique, de l'adaptation et de la récriture. Le plan est arrêté à la fin du mois de juillet. Plusieurs réunions de travail se succèdent, fréquentes pendant la période de l'été, puis un peu plus espacées, quand arrive l'automne ; mais elles n'aboutissent pas, et le projet est abandonné – il resurgira en 1886, avant d'être définitivement enterré.
Au fond, ces échecs ne comptent guère. Ils n'affectent pas les membres du groupe des Cinq qui savent combien il est difficile de s'imposer dans le monde du théâtre. Ce que montrent d'abord ces anecdotes, c'est le dynamisme dont ils font preuve, capables de passer d'un projet à l'autre sans que le découragement les gagne. De cette effervescence créatrice naîtra la publication des Soirées de Médan, en avril 1880.
Encore fallait-il un espace qui pût fournir un cadre au mythe de l'écriture collective. Ce cadre, ce sera la petite maison de campagne acquise par Zola, en mai 1878, à Médan, près de Poissy, à une quarantaine de kilomètres de Paris. Le romancier cherchait un endroit calme pour fuir la cohue qui envahissait la capitale à l'occasion de l'organisation de l'Exposition universelle. D'une bicoque achetée sur un coup de tête3, il fera bientôt son lieu de prédilection, qu'il aménagera et agrandira, et où il aura plaisir à accueillir ses amis.
« Vous savez bien que la maison vous est ouverte. Venez quand il vous plaira, et tous les jours si vous êtes libre », écrit Zola à Hennique, le 15 août 18784. Cette invitation, il l'adresse également aux autres membres du groupe. Après son domicile parisien, la maison de Médan constitue le nouveau point de ralliement de la « petite bande ». Elle devient cette thébaïde isolée du monde, favorisant l'amitié, où des projets intellectuels peuvent surgir en toute liberté. Un lieu pour la production d'une nouvelle forme de littérature – ce que symbolise la construction de la tour « Nana », accolée à l'habitation originelle, et au sommet de laquelle l'auteur de L'Assommoir a installé son cabinet de travail.
L'origine du recueil
Contrairement à ce que laisse penser le récit publié par Maupassant dans Le Gaulois du 17 avril 1880, ce n'est pas dans la demeure de Zola, sur les bords de Seine, qu'a été prise la décision de publier le recueil des Soirées de Médan. Le projet est né à Paris, au début de l'automne 1879, au cours d'un repas réunissant les membres du groupe des Cinq dans l'un des troquets de Montmartre où ils avaient leurs habitudes. « L'idée nous vint un soir, après dîner, où nous évoquâmes des souvenirs de la guerre de 1870 », rapporte Hennique, sans donner d'autres détails5.
Pour composer le recueil, on pouvait s'appuyer sur des textes déjà écrits. Huysmans avait publié « Sac au dos » dans L'Artiste de Bruxelles, en six livraisons, du 19 août au 21 octobre 1877, et Céard « La Saignée », dans le Slovo de Saint-Pétersbourg, en septembre 1879 (sous le titre : « L'Armistice »). Mis au courant du projet, Zola l'a tout de suite approuvé, en promettant de faire publier le volume chez son éditeur, Georges Charpentier. Il disposait pour sa part du texte « L'Attaque du moulin », qu'il avait publié dans Le Messager de l'Europe, une revue de Saint-Pétersbourg à laquelle il envoyait depuis 1875 des chroniques littéraires mensuelles. La nouvelle avait paru en juillet 1877 sous le titre « Un épisode de l'invasion de 1870 ». Puis elle avait été reprise, en août 1878, dans une revue française, La Réforme, sous le titre, cette fois, de « L'Attaque du moulin ».
Pour les trois autres auteurs pressentis, il ne restait donc plus qu'à se lancer dans l'écriture. Maupassant s'est mis au travail avec ardeur. Écrivant à Flaubert, le 2 décembre 1879, il lui annonce qu'il « travaille ferme » à sa « nouvelle sur les Rouennais et la guerre6 », la future « Boule de suif ». Hennique et Alexis se sont également attelés à la tâche. Soucieux de perfection, Huysmans a tenu à reprendre le texte de « Sac au dos » dont il proposera une version entièrement revue pour le recueil. En dépit du retard pris par Alexis qui a eu du mal à livrer sa copie, le manuscrit du volume est enfin terminé au début de l'année 1880, et remis à l'éditeur.
De quels « souvenirs de la guerre de 1870 » sera-t-il question ? L'indication laconique livrée par Hennique laisse entendre la part d'autobiographie présente dans les récits des Soirées de Médan. Car les Cinq appartiennent à une génération qui a été profondément marquée par les épreuves de la guerre : en tant que soldats, ils en ont fait l'expérience directe. Zola, cependant, fait exception. Plus âgé que ses compagnons, il n'a pas été mobilisé en 18707. Il se présente d'ailleurs comme un simple chroniqueur qui apporte sa contribution à la mémoire collective : lors de la publication de sa nouvelle dans Le Messager de l'Europe, il expliquait, dans une note préliminaire, qu'il rapportait « une histoire vécue », « entendue d'un témoin ».
Âgés d'une vingtaine d'années au moment du conflit, les Cinq ont servi dans la garde nationale mobile, composée de la masse des réservistes dont la fonction était de soutenir l'armée de métier. Céard et Alexis ont été incorporés dans les bataillons qui ont défendu Paris, pendant le siège de la capitale, entre septembre 1870 et janvier 1871. Maupassant a accompli son service militaire dans l'Intendance. Il s'est retrouvé à Rouen où il a été le témoin de la débandade de l'armée française, incapable de s'opposer à l'avancée prussienne. Hennique, lui, a été fait prisonnier en novembre 1870, à l'occasion du siège de la ville de La Fère, en Picardie ; et il a connu ensuite une période de captivité en Allemagne. Quant à Huysmans, incorporé dans la garde mobile de la Seine, il a rejoint le camp de Mourmelon, près de Châlons, mais, tombé malade, il a dû être évacué dans un convoi sanitaire.
Il suffit de rapprocher ces événements du contenu du recueil pour saisir la dimension autobiographique de plusieurs des nouvelles. Celle-ci est évidente dans « Sac au dos » qui se présente, d'ailleurs, sous la forme d'un récit à la première personne : la longue pérégrination d'Eugène Lejantel, le narrateur, qui fréquente les hôpitaux d'Arras, de Rouen, d'Évreux avant de revenir à Paris, s'inspire directement de l'expérience qu'a connue Huysmans. De la même façon, le souvenir direct du siège de Paris ou de la défaite de l'armée française devant Rouen nourrit le contenu des nouvelles de Céard et de Maupassant. Céard a fait partie de ces « escargots de rempart » qu'évoque avec mépris l'un des officiers présentés dans les premières pages de « La Saignée ». C'est ce qui le conduit à représenter – d'une façon tout à fait transparente pour un lecteur de l'époque – le personnage du général Trochu, le gouverneur de Paris, qui, prisonnier de ses multiples hésitations, s'est montré incapable de défendre la capitale.
L'inscription autobiographique est plus effacée dans les nouvelles d'Hennique et d'Alexis. Le début du récit d'Hennique laisse transparaître chez son auteur une connaissance intime des mœurs de la caserne, mais ce dernier n'a sans doute pas été le témoin des faits qu'il relate8. On peut toutefois supposer qu'il rapporte une anecdote recueillie au cours de ses mois de captivité en Allemagne. En revanche, le récit imaginé par Alexis – auquel la guerre de 1870 n'offre qu'un décor assez lointain – peut difficilement être perçu comme un témoignage. Un lecteur cultivé n'a aucune peine à voir dans la rencontre inattendue qui rapproche Édith de Plémoran et l'abbé Marty la récriture d'un épisode bien connu du Satiricon de Pétrone, l'histoire de la matrone d'Éphèse, qui met en scène les amours d'un soldat et d'une jeune veuve dans le secret du caveau où le mari vient d'être enterré. Alexis reprend par ailleurs un thème, celui du prêtre amoureux, qui a été abordé à plusieurs reprises par les romanciers de l'époque, notamment par Zola dans La Faute de l'abbé Mouret (1875).
Comme l'écrit Céard dans l'un de ses articles, les Cinq sont animés de ce pessimisme absolu qui marquera à jamais les hommes de leur génération. Ils sont des « enfants de la défaite » : « De cette expérience ils ont pu sortir sceptiques, mais d'un scepticisme réfléchi et avisé qui fait du pessimisme la caractéristique de la vie9. »
« L'année terrible »
Quelle vision la littérature a-t-elle donnée, jusqu'ici, de ce que Victor Hugo a appelé « l'année terrible » ? L'expression, comme on le sait, forme le titre du recueil de poèmes, publié en avril 1872, dans lequel Hugo énumère, mois après mois, la série des événements qui ont accablé la France, de la défaite de Sedan au siège de Paris, puis au drame de la Commune. Le cadre chronologique lui permet d'égrener une multitude de faits, terribles ou insignifiants, avec l'espoir de découvrir, dans une Histoire devenue folle, la signification d'un avenir qui se dérobe :
J'entreprends de conter l'année épouvantable,
Et voilà que j'hésite, accoudé sur ma table.
Faut-il aller plus loin ? dois-je continuer ?
France ! ô deuil ! voir un astre aux cieux diminuer !
Je sens l'ascension lugubre de la honte1.
Tous les poètes qui ont traité le même thème livrent un récit morcelé qui s'accorde à l'impression de chaos que les événements ont laissée dans l'esprit des contemporains. Les recueils publiés traduisent une douleur associée à un désir de revanche contre un destin qui s'est montré si cruel. Ainsi, en 1871, Leconte de Lisle qui, dans Le Sacre de Paris, montre « la horde au poil fauve » des « loups d'outre-Rhin » assiégeant la capitale2, ou bien Catulle Mendès dans La Colère d'un franc-tireur, ou encore Théodore de Banville dans ses Idylles prussiennes, plus ironiques. Recueillant ses « Impressions de la guerre », Sully Prudhomme chante son amour pour la patrie, en se reprochant son indifférence passée :
Dans nos champs défoncés encore,
Pèlerin, je recueillerai,
Ainsi qu'un monument sacré,
Le moindre lambeau tricolore :
Car je t'aime dans tes malheurs
Ô France ! depuis cette guerre,
En enfant, comme le vulgaire
Qui sait mourir pour tes couleurs1.
Au sein de cette abondante production littéraire, un nom s'impose, celui de Paul Déroulède, jeune officier blessé à la guerre, qui tire de son expérience personnelle une poésie dont les accents patriotiques rencontrent un immense succès, parce qu'ils répondent pleinement aux attentes du public. Ses Chants du soldat, publiés en 1872, connaissent de nombreuses rééditions, bientôt suivies des Nouveaux Chants du soldat, en 1875. Intitulé « Vive la France ! », le premier poème des Chants du soldat s'ouvre sur cette déclaration :
Non France, ne crois pas ceux qui te disent lâche,
Ceux qui voudraient nier ton âme et ses efforts :
Sans gloire et sans bonheur, tes fils ont fait leur tâche,
Mais ils l'ont faite, et Dieu ne compte plus tes morts1.
L'idée de la revanche est formulée, quelques strophes plus loin :
Oui, Français, c'est un sang vivace que le vôtre !
Les tombes de vos fils sont pleines de héros ;
Mais sur le sol sanglant où le vainqueur se vautre,
Tous vos fils, ô Français ! ne sont pas aux tombeaux.
Et la revanche doit venir, lente peut-être,
Mais en tout cas fatale, et terrible à coup sûr ;
La haine est déjà née, et la force va naître :
C'est au faucheur à voir si le champ n'est pas mûr1.
Ce discours poétique est complété par une abondante littérature de témoignage. En 1871, par exemple, George Sand publie son Journal d'un voyageur pendant la guerre, et Alexandre Dumas fait paraître Une lettre sur les choses du jour. Partant des « choses du jour », tous s'efforcent de traduire la diversité des expériences qu'ils ont vécues. En livrant ses « impressions et souvenirs » sur le siège de Paris, le critique dramatique Francisque Sarcey déclare qu'il ne prétend pas faire œuvre d'historien : « Nous ne dirons, nous, que ce que nous avons vu ; les tableaux qui se sont incessamment déroulés sous nos yeux, durant cette période qui a été aussi féconde en observations curieuses pour le philosophe, qu'en douleurs et en colères pour le patriote2. » Même attitude chez Théophile Gautier qui, dans ses « tableaux » du siège, se contente de dessiner quelques scènes gravées dans sa mémoire : « La Maison abandonnée », « Bouts de croquis », « Clair de lune au bastion », « Visite aux ruines » forment une galerie de miniatures visant avant tout à rendre une atmosphère3.
Du côté de la fiction, le récit fragmenté de « l'année terrible » s'inscrit naturellement dans la dimension réduite de la nouvelle à laquelle il convient parfaitement. Publiées sous forme de feuilleton dans Le Temps, puis recueillies en volume en 1872, les nouvelles qui composent L'Invasion de Ludovic Halévy constituent l'exemple même de cette littérature de la guerre qui a suscité l'intérêt du public. En publiant son ouvrage en librairie, Halévy se présente comme un simple chroniqueur qui a recueilli des récits « de la bouche de témoins honnêtes, sincères, désintéressés, détachés de toute passion politique4 ». Il ne nie pas la réalité de la défaite. Il insiste sur la désorganisation de l'armée et l'impéritie du haut commandement, comme le fera Henry Céard dans « La Saignée ». Mais, à travers de nombreuses scènes de combat, il tient à montrer le courage de valeureux officiers qui acceptent de mourir à la tête de leurs hommes, au moment où tout s'effondre autour d'eux.
Dans ce contexte, il faut accorder une place particulière aux Contes du lundi d'Alphonse Daudet, qui paraissent en 1873, après avoir fait l'objet d'une publication en feuilleton dans différents journaux. Comme Déroulède, Daudet peut s'appuyer sur son expérience militaire, car, en septembre 1870, il s'est engagé dans l'un des bataillons de la garde nationale qui ont défendu Paris. Ce qu'il nomme son « instinct patriotique » anime ses nouvelles, fondées sur des visions pathétiques propres à émouvoir le lecteur. C'est, par exemple, au début des Contes du lundi, le personnage de l'instituteur alsacien Hamel qui assure sa « dernière classe », en répétant à ses élèves son amour de la langue française, « la plus belle langue du monde », ou, quelques pages plus loin, la figure pitoyable de « l'enfant espion » qui vend des secrets militaires pour quelques pièces d'argent que son père, indigné, décide de « rendre » en allant mourir au combat ; c'est encore l'histoire de la Commune, traitée dans une forme d'ironie tragique à travers le personnage de Kadour, le petit tirailleur africain qui veut défendre Paris, mais qui se fait tuer par des soldats versaillais, sans avoir compris ce qui lui arrivait.
Tel est donc l'horizon littéraire devant lequel se trouvent les auteurs des Soirées de Médan : celui d'une littérature patriotique qui répond à l'humiliation de la défaite par l'exaltation d'une France souffrante, mais résistante, capable de se montrer héroïque, et dont les vertus restées intactes ne seront jamais détruites.
Une « élucubration antipatriotique » ?
En composant leur recueil, les Cinq ont la ferme intention de remettre en question cet horizon d'attente. La défaite de Sedan est déjà ancienne. Le public, pensent-ils, est capable d'accepter une vision plus critique que celle qui lui a été proposée jusqu'ici. Huysmans l'indique à Théo Hannon dans une lettre qu'il lui écrit le 13 décembre 1879 : lui et ses amis s'apprêtent à publier un volume « contre le patriotisme et l'armée5 ». On trouve une remarque comparable sous la plume de Céard dans une lettre au même Théo Hannon, datée du 18 janvier 1880 : « L'impression générale est que nous allons être vigoureusement empoignés : 1o pour notre groupement, 2o pour les théories peu patriotiques que nous émettons avec un parfait sang-froid. Ça ne ressemble pas à du Paul Déroulède, oh ! que non pas. C'est plus réel, par exemple6. »
En quoi consiste cette « élucubration antipatriotique » ? demande Flaubert à Maupassant, le 2 janvier, désireux de savoir ce qui se trame derrière le projet de recueil dont il a entendu parler. « Il faudrait qu'elle fût bien forte pour me révolter7 », ajouta-t-il afin de pousser son interlocuteur à s'expliquer. Dans la réponse qu'il lui adresse le 5 janvier, Maupassant analyse longuement les intentions qui ont animé les auteurs :
Nous n'avons eu, en faisant ce livre, aucune intention antipatriotique, ni aucune intention quelconque ; nous avons voulu seulement tâcher de donner à nos récits une note juste sur la guerre, de les dépouiller du chauvinisme à la Déroulède, de l'enthousiasme faux jugé jusqu'ici nécessaire dans toute narration où se trouvent une culotte rouge et un fusil. Les généraux, au lieu d'être tous des puits de mathématiques où bouillonnent les plus nobles sentiments, les grands élans généreux, sont simplement des êtres médiocres comme les autres, mais portant en plus des képis galonnés et faisant tuer des hommes sans aucune mauvaise intention, par simple stupidité. Cette bonne foi de notre part dans l'appréciation des faits militaires donne au volume entier une drôle de gueule, et notre désintéressement voulu dans ces questions où chacun apporte inconsciemment de la passion exaspérera mille fois plus les bourgeois que des attaques à fond de train. Ce ne sera pas antipatriotique, mais simplement vrai : ce que je dis des Rouennais est encore beaucoup au-dessous de la vérité1.
Comme Céard, Maupassant désigne le type de littérature qui est visé : celle qu'incarne Paul Déroulède. Mais il précise que l'objectif du recueil n'est pas, à proprement parler, « antipatriotique ». Certes, les nouvelles sont antimilitaristes, mais elles ne souhaitent pas remettre en question l'idée même de patrie. Une telle perspective est d'ailleurs quasiment impossible pour des intellectuels de cette époque (seul le courant anarchiste, quelques années plus tard, ira dans cette direction). En montrant la réalité de l'occupation, en insistant sur la défaillance des chefs militaires, il s'agit d'envisager autrement la question de la patrie et de lui appliquer les règles d'une pensée scientifique exigeante, telle que la prône la méthode naturaliste défendue par Zola dans ses articles critiques.
Zola plaide pour une analyse lucide, capable d'affronter les raisons de la défaite. À ses yeux, il est illusoire de répondre à la tragédie de Sedan par une exaltation démesurée des vertus françaises, comme le font Déroulède et ses imitateurs. Il l'a dit avec force dans sa « Lettre à la jeunesse », publiée dans Le Voltaire en mai 1879. Il refuse le « patriotisme de parade qui s'enveloppe dans un drapeau, qui rime des odes et des cantates ». Il souhaite au contraire promouvoir le « patriotisme des hommes d'étude et de science qui veulent la grandeur de la nation par des moyens pratiques2 » :
C'est nous qui sommes les vrais patriotes, nous qui voulons la France savante, débarrassée des déclamations lyriques, grandie par la culture du vrai, appliquant la formule scientifique en toute chose, en politique comme en littérature, dans l'économie sociale comme dans l'art de la guerre1.
Le choix du titre
Les Cinq ne manquaient pas de devanciers. Quel titre pouvaient-ils choisir pour faire connaître un recueil qui abordait, après tant d'autres, le thème de la défaite ? En 1877, Zola avait intitulé sa nouvelle « Un épisode de l'invasion de 1870 ». Reprenant l'idée, les auteurs, sur une suggestion de Huysmans, ont d'abord pensé à une formule saisissante : « L'Invasion comique ». Celle-ci avait l'avantage de souligner l'intention ironique qui les animait et de répondre au titre de l'ouvrage publié par Ludovic Halévy, L'Invasion, dont elle offrait une déclinaison parodique. L'allusion indirecte à la pièce de Corneille, L'Illusion comique, accentuait l'impression de dérision : le personnage de Matamore, avec ses fanfaronnades guerrières, correspondait bien à l'image de la guerre qu'ils voulaient transmettre.
Mais un tel choix risquait d'apparaître comme une provocation gratuite. Était-il vraiment nécessaire d'affronter d'une manière aussi visible l'idéologie patriotique ? On a donc préféré un titre qui n'affichait pas le thème de la guerre, mais l'effaçait au profit d'une vision intimiste liée au cadre de Médan. Comme l'explique Henry Céard, c'est finalement une « appellation bourgeoise » qui a été retenue : « Après beaucoup d'essais et de paroles, sentimentalement, on choisit à l'unanimité cette appellation bourgeoise, Les Soirées de Médan, parce qu'elle rendait hommage à la chère maison où Mme Zola nous traitait maternellement et s'égayait à faire de nous des enfants gâtés2. » L'image apaisante du lieu propice à l'écriture est venue recouvrir le souvenir amer de la défaite militaire.
De plus, le titre Les Soirées de Médan présentait l'intérêt de rattacher le recueil à une forme littéraire originale, propre au genre de la nouvelle. Rappelant la tradition orale du conte, illustrée, comme on l'a noté, par le Décaméron de Boccace, l'expression « Soirées de… » s'inscrit dans un paradigme. Elle fait écho à l'ouvrage de Joseph de Maistre, Les Soirées de Saint-Pétersbourg, publié en 1821. Elle évoque, par un amusant effet de paronomase, Les Soirées de Meudon, un recueil de nouvelles d'Émile Souvestre datant de 1857. Elle renvoie encore au volume publié en 1827 par Adolphe Dittmer et Auguste Cavé, Les Soirées de Neuilly, un ensemble de courtes pièces de théâtre qui traitait d'une manière satirique le thème de la guerre et de l'invasion, dans le contexte historique de la première moitié du XIXe siècle3. Par une association paradigmatique impliquant le nom du lieu, elle peut faire penser à La Croix de Berny, roman par lettres écrit par Delphine de Girardin, Théophile Gautier, Jules Sandeau et Joseph Méry : paru en feuilleton dans La Presse, en 1845, l'ouvrage se présente comme un « roman steeple-chase » où les auteurs se livrent à une sorte de course d'obstacles pour résoudre les problèmes posés par le récit qu'ils ont imaginé. Autre source encore, les volumes des Soirées parisiennes publiés, depuis 1875, par Arnold Mortier, le « Monsieur de l'Orchestre » du Figaro, dans lesquels ce dernier recueillait, chaque année, ses chroniques théâtrales : à l'élégance mondaine des « soirées parisiennes » offertes par les théâtres s'opposait ainsi la simplicité rustique des « soirées médanaises », plus intimes et propices à la création…4.
En faisant référence à la tradition des recueils de nouvelles et des ouvrages collectifs, le titre Les Soirées de Médan conférait donc au volume une légitimité littéraire. Il impliquait, en outre, que le petit village de Seine-et-Oise où Zola avait élu domicile était un lieu célèbre et que les écrivains qui s'y réunissaient étaient connus de tous. Dans Le Figaro du 19 avril 1880 (deux jours après la publication en librairie du volume), le critique Albert Wolff s'est moqué d'une telle prétention, qu'il jugeait ridicule :
Le bourgeois de Médan a quelquefois du bon sens. Pas toujours. Voici qu'il vient de prendre sous la protection de son nom une série de nouvelles sans importance que les jeunes gens de son entourage ont intitulées Les Soirées de Médan. Titre prétentieux et qui semble vouloir indiquer que le joli village entre Poissy et Triel est aussi connu que les capitales européennes. […] Ces jeunes gens se figurent sincèrement que la seule présence de Zola à Médan place désormais ce village parmi les points historiques de la France et qu'il faut visiter la maison de Zola avec le même intérêt que le Palais de Versailles et le château de Blois ; peut-être bien sont-ils en instance auprès du ministre pour obtenir que la direction des Beaux-Arts délivre aux touristes des billets d'entrée pour la maisonnette de Zola en même temps que pour les Gobelins, le Musée de Cluny et la manufacture de Sèvres1.
Comme Albert Wolff, Flaubert n'a pas aimé le titre, qu'il a trouvé « stupide2 »… Il est vrai que la formule choisie brouille le contenu narratif qui fait l'unité des six nouvelles. Sur la trame historique de la guerre de 1870, elle plaque une histoire seconde, celle d'un groupe d'écrivains. Quel message, finalement, délivre le recueil ? Le souvenir désillusionné d'une défaite passée, ou le témoignage présent d'une écriture collective dont on vante la réussite ?
L'accueil de la critique
Entre ces deux leçons, la critique contemporaine avait le choix. Elle les a retenues l'une et l'autre, mais en privilégiant l'histoire du groupe formé par Zola et ses disciples.
Certes, on s'est offusqué de la façon dont était abordée la question de la défense de la patrie. Dans la Revue politique et littéraire du 24 avril 1880, Maxime Gaucher, par exemple, reproche aux nouvelles d'aller à l'encontre des « sentiments chevaleresques » et des « idées de sacrifice et de dévouement3 ». Mais l'essentiel du débat ne s'est pas porté sur le terrain de l'armée et du patriotisme. La critique a d'abord réagi au manifeste naturaliste que lui proposait le volume. N'était-elle pas sommée de le faire ? La préface lui lançait un défi : « Nous nous attendons à toutes les attaques, à la mauvaise foi et à l'ignorance dont la critique courante nous a déjà donné tant de preuves. »
Dans Le Voltaire du 20 avril 1880, Édouard Rod (qui, l'année précédente, avait publié une brochure sur L'Assommoir) prend la défense du groupe naturaliste :
MM. Maupassant, Huysmans, Céard, Hennique et Alexis ne sont pas des caudataires du grand romancier, essayant de fondre ensemble cinq médiocrités, pour produire l'effet d'un talent. Au contraire, chacun d'eux possède un tempérament qui l'entraîne, et souvent fort loin de ses amis. […] Ce n'est pas, comme on a essayé de le dire, le fanatisme bête du succès qui groupe ces jeunes écrivains autour de Zola : un volume comme les Soirées de Médan suffit à le prouver ; c'est l'admiration sincère et le respect pour l'homme qui représente le plus les aspirations du siècle et qui les défend. Leur union montre leur force : sans aucun doute, elle inquiétera les adversaires passionnés du Naturalisme, ceux qui font de l'esprit au lieu de comprendre, qui rient au lieu d'étudier. Ceux qui, au contraire, s'intéressent au mouvement moderne salueront avec plaisir leur œuvre collective, toute pleine de promesses et déjà de réalisations1.
Au même moment, l'attaque vient de Jean Richepin, qui a publié La Chanson des gueux en 1876. Il réagit en poète, que les prétentions de l'école naturaliste insupportent. Et il choisit de se livrer à un portrait-charge contre les auteurs, qualifiés d'« extrême gauche de l'encrier ». Ces derniers font l'objet d'une série de remarques blessantes, à la limite de l'insulte : Zola est un « patron-charcutier », le corps « râblé, courtaud, épais », qui appartient à « la race des assis » ; Huysmans apparaît comme un individu ridicule qui, « le ventre en limande », « se dandine, furetant du nez et piquant les choses avec les gluaux de ses yeux, dans un sautillement de chat qui joue » ; Céard est présenté sous les traits d'« un être maigriot, malingre, d'apparence souffreteuse et de mine aigre », tandis qu'Hennique, « élégant, à la figure en lame, avec un lorgnon sur un long nez », se caractérise par son air revêche2. Seuls Alexis et Maupassant sont relativement épargnés par cette volée de bois vert.
Certains critiques s'insurgent contre la violence des propos, les images choquantes ou la langue dénaturée. Dans L'Union du 29 juin 1880, Daniel Bernard s'en prend vivement au style des nouvelles, en faisant écho à la critique de Richepin :
Et, à ce propos, voulez-vous savoir ce qui me choque le plus ? C'est le parti pris de grossièreté qui éclate à chaque page, c'est la surabondance de vulgaires blasphèmes, d'expressions triviales, qui fourmille là-dedans. Sans doute, vous ne pouvez pas attribuer à un charcutier l'élégance de style d'un homme habitué à vivre dans les cercles parlementaires ; mais enfin, n'y a-t-il que des charcutiers ici-bas ? Les amis de M. Zola, – qui sont, j'en suis sûr, des jeunes gens d'une distinction rare, – donnent au public une singulière idée de la société qu'ils fréquentent et des mœurs auxquelles ils s'acoquinent volontairement1.
Refusant la facilité des effets polémiques, le romancier belge Camille Lemonnier préfère engager la discussion avec ses confrères. Il s'interroge sur la technique de la description et s'efforce de dresser un tableau d'ensemble des qualités littéraires offertes par les différentes nouvelles :
Huysmans est plus vif, plus emporté, d'un jet plus large, avec une couleur rutilante qui lui appartient en propre ; Céard est plus châtié, plus ordonné, étonnamment clair et rythmé ; Guy de Maupassant (superbe, sa Boule de suif) a le tour français, point trop surchargé, une belle tenue de prosateur, un récit preste et coupé de courtes descriptions ; Émile Zola, dans L'Attaque du moulin, montre un côté neuf de son étonnante organisation littéraire, la tranquillité d'une phrase simple et sobre appliquée aux violences d'une tragédie semi-paysanne et militaire1.
Quelles que soient les attaques dont ils font l'objet, les Cinq ont gagné la partie qu'ils avaient engagée : ils ont réussi à faire parler d'eux. Leur groupe existe, bien visible. Même s'ils donnent ainsi de quoi nourrir la verve des caricaturistes qui ne se privent pas de jouer sur une image métaphorique illustrée à satiété par la presse de l'époque, celle de la « queue de Zola2 »…
Un récit naturaliste
Les réactions des critiques du XIXe siècle en témoignent : le recueil des Soirées de Médan offre un condensé du récit naturaliste. De fait, il se trouve, par son contenu, à l'intersection de deux séries narratives que le naturalisme a privilégiées : le roman des « filles », illustré par L'Assommoir (1877) et Nana (1880) de Zola, par La Fille Élisa d'Edmond de Goncourt (1877), ou Marthe de Huysmans (1876) ; et le roman militaire qui met en scène des personnages de soldats confrontés à la guerre (Le Calvaire d'Octave Mirbeau, 1886 ; La Débâcle de Zola, 1892) ou soumis aux servitudes de la caserne (Le Cavalier Miserey d'Abel Hermant, 1887 ; Sous-Offs de Lucien Descaves, 1889). Il s'inscrit dans la première série, dont il exploite des thèmes déjà bien installés. Et il se trouve à l'origine de la seconde, dont il annonce le développement futur.
De la guerre, les auteurs ne peuvent livrer qu'une vision fragmentaire, correspondant à la multiplicité des points de vue qu'autorise la forme du recueil. Sur cette question il faudra attendre plusieurs années encore pour qu'une synthèse romanesque d'une véritable ampleur soit possible : elle sera proposée par La Débâcle, en 1892, ou encore par le cycle romanesque que les frères Margueritte publieront à partir de 1897, sous le titre Une époque (Le Désastre, 1897 ; Les Tronçons du glaive, 1901 ; Les Braves Gens, 1901 ; La Commune, 1904). On notera que la nouvelle de Zola, « L'Attaque du moulin », est la seule qui décrive véritablement un engagement militaire. La sortie au-delà des remparts, évoquée à la fin de « La Saignée », est traitée de façon elliptique, en quelques lignes à peine, où sont notées seulement les conséquences tragiques de l'événement, « les morts et les blessés de la garde nationale écharpée, qui là-haut, dans les bois, saignait à pleines veines ». Les autres nouvelles, qui situent leur action avant ou « après la bataille » (pour reprendre le titre choisi par Alexis), ne livrent qu'une vision parodique de la guerre. « L'Affaire du Grand 7 » montre un affrontement militaire réduit au cadre misérable d'une maison close. Le seul combat auquel se livre Eugène Lejantel, dans « Sac au dos », est celui qui le met aux prises avec un aliéné à qui il lance « un vigoureux coup de pied dans l'estomac », après l'avoir frappé à l'œil gauche à l'aide d'une serviette. Et dans « Boule de suif », l'intelligence de la stratégie militaire n'est envisagée que lorsqu'il s'agit de forcer, par toutes sortes de « manœuvres » savantes, la résistance qu'offre la courtisane convoitée par l'officier allemand.
Bien qu'ils aient pris part au conflit en tant que soldats, Maupassant, Huysmans, Hennique, Céard et Alexis se montrent incapables de représenter la guerre d'une manière directe. À l'instar de leurs personnages, ils se tiennent à la périphérie du combat. La seule image qu'ils livrent est celle d'une invasion arrivée par surprise, où la France s'est trouvée vaincue avec le sentiment de n'avoir pu livrer bataille. Leur récit est celui d'une débandade, physique et morale, sous toutes ses formes : « lambeaux d'armée en déroute » et lâcheté des Rouennais, dans « Boule de suif » ; relâchement des corps minés par la dysenterie, dans « Sac au dos » ; abandon de toute discipline, dans « L'Affaire du Grand 7 » ; perte du sens du commandement, dans « La Saignée » ; levée de tous les interdits, dans « Après la bataille ».
Situation paradoxale : dans ces récits qui, en principe, ne devraient faire intervenir que des hommes, les figures féminines surgissent en grand nombre – de l'amoureuse innocente de « L'Attaque du moulin » aux passagères de la diligence dans « Boule de suif », de la maîtresse envahissante de « La Saignée » à l'épouse égarée d'« Après la bataille », des filles terrorisées de « L'Affaire du Grand 7 » à la religieuse angélique de « Sac au dos ». Toutes saisies à différents âges, sur un laps de temps limité, elles voient leur existence bouleversée par la guerre. Certaines d'entre elles transgressent les limites qui leur sont imposées en choisissant d'occuper un territoire original. Elles se manifestent là où on ne les attendait pas – qu'il s'agisse de la bataille elle-même (« L'Attaque du moulin » à laquelle est mêlée Françoise), ou des routes périlleuses qu'emprunte l'héroïne d'« Après la bataille ». Le personnage de Mme de Pahauën, passant du camp prussien au camp français en traversant la Seine, est à cet égard emblématique :
Pendant que la France et la Prusse, enragées dans la destruction et inventives dans la mort, suspendent leurs colères et font faire silence à leur haine, Mme de Pahauën, debout, dans un bateau, avec une apothéotique allure, traverse la Seine ensanglantée. Elle sourit aux rameurs pliés sur les avirons. Des officiers, sur la rive devenue allemande, lui font avec la main des signes d'adieu amicaux ; des officiers sur la rive française l'appellent avec des gestes d'intime familiarité, et dans l'immense désastre des rives ruinées, elle passe, affirmant ainsi au milieu des tueries la toute-puissance invincible de sa chair, le triomphe insolent de son sexe.
Liée à la figure de la femme, l'idée de la transgression peut prendre la forme de l'adultère : en témoigne la nouvelle de Paul Alexis qui prend soin, cependant, de renouveler les données du problème en offrant un cadre inattendu à une situation tant de fois traitée. Mais elle est surtout développée à travers l'importance qui est accordée au personnage de la prostituée. Illustrant la place éminente qu'a décidé de leur accorder le récit naturaliste, les « filles » sont partout dans le recueil des Soirées de Médan. Elles sont représentées à tous les stades d'une condition professionnelle dont les formes d'exercice sont extrêmement variées dans la seconde moitié du XIXe siècle1. Ce sont les pensionnaires de la maison close que décrit « L'Affaire du Grand 7 », ou les deux filles en carte, travaillant en indépendantes, que l'on aperçoit fugitivement dans « Sac au dos ». Ce sont surtout les courtisanes aux destins parallèles que mettent en scène Maupassant et Céard : Élisabeth Rousset, la provinciale, et Huberte de Pahauën, la Parisienne. L'une et l'autre couchent avec un officier prussien, mais leur acte ne possède pas la même signification dans les deux nouvelles. Dans la relation qu'elles entretiennent avec l'occupant, elles incarnent deux choix opposés. Si Boule de suif peut apparaître comme une « résistante » courageuse dont on contraint la volonté2, Mme de Pahauën, en revanche, se présente comme un personnage ambigu, patriote enflammée, mais vite transformée, par son inconscience, en « collaboratrice » manipulée par l'ennemi.
Ce sont ainsi des tranches de vie saisissantes que nous offrent les nouvelles des Soirées de Médan. Leur force tient dans l'efficacité de leurs intrigues comme dans la vérité des tableaux sociologiques qu'elles livrent. Les visions les plus désespérées se trouvent chez Huysmans et Hennique, tandis que Zola et Alexis font preuve de plus d'optimisme en choisissant de célébrer, en dépit des obstacles, la force de l'élan amoureux. Le projet le plus ambitieux est porté par Céard qui a voulu peindre, sur une longue période, la situation de la population parisienne pendant le siège de Paris. La nouvelle la plus fouillée est sans doute celle de Maupassant, car elle parvient à rassembler, dans l'espace restreint d'une diligence, des personnages qui symbolisent toutes les couches de la société – du « grand monde » de l'aristocratie au « monde à part » de la religion et de la prostitution3.
Le langage de l'ironie
Bien qu'elle n'ait pas été affichée dans le titre finalement retenu, l'idée d'une « invasion » traitée sur le mode « comique » constitue bien le fil directeur du recueil. De ce point de vue, l'écriture des Soirées de Médan illustre parfaitement la diversité des modes de l'ironie qui forment une composante essentielle du récit naturaliste4. Le discours ironique consiste à montrer la distance qui existe entre les représentations imaginaires et la réalité des faits ; il repose sur la mise en évidence d'un écart.
Dans Les Soirées de Médan, ce discours vise d'abord à détacher les valeurs de l'héroïsme de ceux qui devraient en être, en principe, les porteurs. Il passe par la dévalorisation de la figure des chefs dont il décline les échecs successifs. Héroïsme inutile du capitaine de « L'Attaque du moulin » qui, à l'issue du combat, n'a réussi à reprendre que des ruines. Héroïsme refusé au jeune lieutenant « imberbe » de « L'Affaire du Grand 7 », tué d'une manière stupide et privé ainsi, comme l'indique le texte, d'une mort glorieuse devant l'ennemi (à quoi s'oppose le cynisme de son commandant qui refuse de sévir contre les mutins, parce qu'il a « besoin du troupier »). Héroïsme proclamé, limité au domaine de la parole, chez le général de « La Saignée » qui ne souhaite l'emporter sur les Prussiens que pour dominer sa maîtresse, et dont les rêves ridicules sont soulignés (« Déjà, il se voit vainqueur, dictant aux Prussiens les conditions de la paix, au pinacle de ses rêves et de ses désirs, acclamé, planant au milieu des admirations humaines et, par-dessus tout, couchant avec Mme de Pahauën »). À l'inverse, dans « Boule de suif », c'est à une prostituée, c'est-à-dire à une marginale dans l'ordre social, qu'est confiée la fonction d'incarner les valeurs de la résistance patriotique.
Une deuxième forme de l'ironie est produite par la structure des nouvelles et par les leçons qu'elles impliquent. Elle se manifeste à travers l'effet de surprise qui accompagne les dénouements : destruction finale dans « L'Attaque du moulin » ; renversement de la situation initiale dans « Boule de suif », montrant la courtisane privée du repas qu'elle avait généreusement offert à ses compagnons de voyage ; impunité des soldats rebelles dans « L'Affaire du Grand 7 » ; vision scatologique de « Sac au dos », célébrant « la solitude des endroits où l'on met culotte bas, à l'aise » ; retour à la banalité de l'existence pour les amants d'« Après la bataille » (bien qu'il ait violé ses vœux de chasteté, l'abbé Marty est récompensé par son évêque, tandis qu'Édith de Plémoran, renonçant à tout prestige nobiliaire, choisit le confort d'un mariage bourgeois avec un agent de change). L'ironie s'entend dans les paroles mêmes qui marquent la chute de certaines nouvelles : dans les déclarations militaires, absurdes ou cyniques, de la fin de « L'Attaque du moulin » et de « L'Affaire du Grand 7 » (« Victoire ! victoire ! » – « Plus bêtes que des enfants tous ces clampins-là !… Ils ont brisé leur joujou ») ; ou dans les couplets de La Marseillaise associés aux pleurs de la courtisane, à la clôture de « Boule de suif ».
La troisième forme d'ironie consiste à montrer comment la référence héroïque peut se transformer en une légende nourrissant les fantasmes populaires. Observateur attentif du discours collectif, Céard insiste sur cette idée quand il analyse le mythe qui se construit autour de la figure de Mme de Pahauën :
Du Moulin-Sacquet au Mont-Valérien, de Bobigny à Bagneux, les imaginations militaires déréglées par de vieux souvenirs de romans-feuilletons, s'ingéniaient à la comparer à quelque héroïne des temps passés, à quelque Jeanne d'Arc, ou Jeanne Hachette, venue au milieu des camps pour exciter les courages et assurer la victoire.
Les journaux aussi parlèrent de Mme de Pahauën. Ils évoquèrent autour de son désœuvrement les souvenirs des femmes romaines, les dévouements des épouses de Lacédémone ; un poète l'appela : l'Ange des avant-postes […].
Maupassant lui fait écho lorsqu'il montre, dans la même perspective, les voyageurs retenus dans l'auberge multiplier les références à l'histoire antique pour tenter de convaincre la malheureuse Boule de suif :
On cita des exemples anciens : Judith et Holopherne, puis, sans aucune raison, Lucrèce avec Sextus, Cléopâtre faisant passer par sa couche tous les généraux ennemis, et les y réduisant à des servilités d'esclave. Alors se déroula une histoire fantaisiste, éclose dans l'imagination de ces millionnaires ignorants, où les citoyennes de Rome allaient endormir à Capoue Annibal entre leurs bras, et, avec lui, ses lieutenants, et les phalanges des mercenaires. On cita toutes les femmes qui ont arrêté des conquérants, fait de leur corps un champ de bataille, un moyen de dominer, une arme, qui ont vaincu par leurs caresses héroïques des êtres hideux ou détestés, et sacrifié leur chasteté à la vengeance et au dévouement.
Ajoutons enfin que le terme « ironie » prend une valeur métalinguistique particulière dans la nouvelle de Céard où il est répété à plusieurs reprises, comme un leitmotiv. La qualification ironique se diffuse dans l'ensemble du texte, s'appliquant au général (dont on note le « léger sourire d'ironie » qui « plisse sa lèvre moustachue »), à Mme de Pahauën (« cédant à un intime besoin d'ironie » ou riant « avec une insistance d'ironie »), à la foule protestataire (qui lance un « hurrah ironique ») et, d'une manière plus globale, à la situation que vivent les habitants de la capitale : « sanglantes ironies de Paris quotidiennement vaincu », « ironie finement cruelle » des obus touchant la population, et non les soldats…
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Il faut lire le recueil des Soirées de Médan non seulement à cause de l'exemple qu'il offre, en quelques pages, d'un abrégé de l'écriture naturaliste, mais aussi pour la réflexion si moderne qu'il propose, au-delà du thème de la guerre, sur la question de l'occupation et de la résistance, annonçant certaines des représentations littéraires ou cinématographiques que fera surgir la Seconde Guerre mondiale. Il faut le lire pour mesurer, sur le plan moral, le pouvoir subversif de nouvelles qui montrent l'impuissance des pères, incapables de dire la loi et d'affirmer leur autorité, dans un monde où tous les repères ont disparu1. Il faut le lire, évidemment, comme le témoignage de l'aventure collective exceptionnelle qui a réuni Zola et ses amis aux alentours de l'année 1880.
Les Soirées de Médan sont loin d'être ce « pique-nique d'histoires plus ou moins militaires » dont parlait plaisamment Edmond Lepelletier dans un article du Temps en 18932. Les liens thématiques et narratifs qui unissent les différentes nouvelles montrent, au contraire, la cohérence de la vision politique et sociale qui est proposée. Mais cela n'empêche pas que s'expriment différentes manières d'appréhender le monde, qui vont de la sobriété stylistique pratiquée par Zola, Maupassant ou Alexis à l'impressionnisme descriptif préféré par Huysmans, Hennique ou Céard. « Le naturalisme, déclare Zola, est purement une formule, la méthode analytique et expérimentale. […] Il ne s'enferme pas dans la rhétorique d'un homme ni dans le coup de folie d'un groupe. Il est la littérature ouverte à tous les efforts personnels, il réside dans l'évolution de l'intelligence humaine à notre époque3. »
Alain PAGÈS