II
Le lendemain, l'émeute vaincue, les chefs emprisonnés, les journaux supprimés, Mme de Pahauën arrêtée, était conduite sous bonne escorte au-delà des lignes françaises.
Le général demeurait triste. Il accueillit sans satisfaction l'officier d'ordonnance qui vint lui annoncer l'exécution de ses ordres. Et malgré lui, à travers les routes défoncées, les villages occupés, le navrant paysage de ruine que l'invasion mettait autour de Paris, son esprit suivait obstinément l'élégante femme aux cheveux roux, dont la possession l'avait tant charmé. Maintenant, la colère passée, son départ le peinait. Il considérait que, volontairement, il avait amoindri son prestige et diminué sa toute-puissance. Quelque chose lui manquait qui gâtait son succès.
Jadis, mis à l'écart par les soupçons de l'Empire, boudeur, dans sa retraite irritée d'écrivain et de soldat, il avait fiellé des articles nombreux contre les turpitudes et les hontes du règne, mais cependant jamais il n'avait pu se défendre d'un mouvement d'émotion et d'une minute d'envie, quand les journaux apportaient jusqu'à lui les échos des grandes fêtes de Compiègne1, les récits des grandes débauches de Saint-Cloud2. Ses désirs de jouissance le rongeaient dans l'austérité vaniteuse de son exil. Souvent même, dans les heures troubles que connaissent les plus forts, il avait senti vaciller sa conscience, faiblir son honnêteté. Plus d'une fois, il avait songé à faire sa soumission, décidé intérieurement par ces sophistiques raisons qui déterminent les lâchetés, convaincu qu'au milieu de l'excès des platitudes ambiantes, sa platitude, à lui, passerait inaperçue. Mais il avait été soutenu par son orgueil. Son ambition aussi l'avait empêché de tomber à des complaisances et à des servilités. Il s'était dit, que ceux-là seuls sont les maîtres un jour qui se raidissent dans une attitude et savent prendre, parmi les courants des hommes et les momentanés entraînements des faits, une position immobile et méprisante. Puis, par nature, les médiocrités lui répugnaient : il n'aurait trouvé aucun plaisir dans l'accomplissement des vilenies vulgaires. Se vendre, quoi ? lui aussi ! mais tout le monde s'était vendu, et avec une science de corruption qu'il ne fallait pas espérer pouvoir dépasser. Du reste, il aurait rougi d'être un plagiaire de bassesse, et si des capitulations lui semblaient désirables, c'étaient celles qui mettent leur auteur dans une apothéose et l'immortalisent par la grandeur de leur gloire ou la profondeur de leur infamie. Il se croyait né pour les avenirs éclatants, taillé pour les immenses célébrités, musclé pour les efforts considérables et, renfonçant ses besoins de domination, luttant contre ses appétits, il avait attendu, honnête par calcul, incorruptible par volonté. Si bien que le peuple, sans rien deviner de ses impatiences et de ses fièvres sourdes, l'admirait comme un martyr et, lui soupçonnant des capacités excessives ainsi que des talents méconnus, s'apprêtait à le saluer comme une puissance3.
La chute de l'Empire, du jour au lendemain, l'avait fait sauter à une situation qui dépassait ses rêves. C'était entre ses mains que Paris, tremblant de l'approche des Prussiens, uniformément vainqueurs depuis un mois, remettait toute la puissance presque. De son obscurité lointaine, il montait bruyamment au poste de dictateur et, dès le début, les obéissances se faisaient faciles pour ce maître volontaire en qui se confiaient toutes les espérances de la patrie, désespérément. On ne lui demandait rien, sinon d'agir vite : les bonnes volontés, d'avance, souscrivaient à tout ce qu'il pourrait commander, pourvu que les ordres fussent brefs, les décisions rapides, les résultats sensibles, immédiats. Or, comme il arrive à tous les théoriciens dont la brusquerie des faits contrarie toujours la lenteur savante des combinaisons, il ne sut pas tirer le parti convenable des éléments nerveux qu'il trouvait autour de lui. Aux impatiences, aux grands élans de la foule, il opposait ses temporisations, et immobilisait par la sécheresse de ses calculs, les vibrants enthousiasmes qui ne demandaient qu'à marcher. Continuant dans son commandement militaire la pratique d'inertie à laquelle il devait la réussite de sa vie, il restait sans agir, dans Paris assiégé, attendant du hasard la chance d'une bonne fortune, comptant sur des secours du dehors, incapable de rien improviser, jugeant les situations nouvelles avec des idées préconçues et des points de vue anciens. Toute son autorité, il l'employait non pas à exciter les ardeurs ; au contraire, il la dépensait fiévreusement à maintenir les initiatives et à empêcher les audaces. Correct, précis, mais savant sans profondeur, intelligent sans élévation, et tenace jusqu'à la sottise, il se détendait seulement dans l'intimité avec Mme de Pahauën, dont les remuements, les gentillesses, les gamineries d'écureuil échappé, fouettaient ses sens lassés par la fatigue de plusieurs campagnes, contrastaient le plus avec la mathématique lourdeur de son cerveau.
Mme de Pahauën avait été mariée, plusieurs fois, à des individus dont aucun ne lui avait laissé son nom. Dans la galanterie du monde impérial, dont elle avait fait l'éclat, les mieux renseignés affirmaient que le nom qu'elle portait n'était qu'un nom de guerre, ramassé dans un roman, ou trouvé parmi les personnages secondaires d'un drame du boulevard. Ses maris n'avaient guère été que des passants, lesquels n'encombraient guère son lit, et si peu gênants qu'ils ne dérangeaient même pas son état civil de fantaisie. C'étaient ordinairement des Durand, des Bernard, des Dumont, employés de ministère aux figures louches, aux appétits voraces. Vieillards tout en vices, ou jeunes gens tout en ambitions, ils consentaient à la tirer enceinte des bras de son amant (un haut personnage qui s'engageait à les protéger), la voyaient quelque temps après la célébration du mariage, et puis une séparation à l'amiable survenait. Un jour, les deux époux s'en allaient chacun de son côté, et ne s'occupaient plus l'un de l'autre. L'employé donnait son nom à l'enfant, obtenait dans son bureau des gratifications nombreuses, des avancements rapides, et vieillissait décoré, ayant aux lèvres des phrases sur l'honnêteté, la bonne conduite, le travail qui mène à tout, le savoir qui élève et qui distingue. Pendant ce temps, Mme de Pahauën, indifférente et libre, courait les bals, les réceptions, était de tous les petits couchers, de tous les grands soupers. Amazone, les jours de chasse, elle galopait le voile au vent dans les taillis de Compiègne pleins des abois des chiens, du roulement des voitures et des fanfares des piqueurs. Dans les tableaux vivants4, son maillot de soie couleur de chair, inondé de lumières oxhydriques5, elle étalait la largeur de ses hanches, l'ampleur de sa gorge et, des talons jusqu'au sourire, la grasse et provocante impudeur de son corps de statue. Dame de charité, on avait l'occasion de la voir, les jours de vente au profit des pauvres, offrir volontiers tout ce que sa toilette laissait passer de peau aux baisers des messieurs dont ses complaisances vidaient les porte-monnaie. Puis, subitement, elle disparaissait. Ses meilleures amies disaient qu'elle s'enterrait ; d'autres prétendaient qu'elle tombait à de grandes dévotions, et qu'elle allait suivre, dans des couvents bien famés, des retraites très austères. La vérité était qu'elle s'enfermait, par caprice de débauche blasée, avec des petits jeunes gens que son plaisir était de dépraver. Alors on la rencontrait promenant dans les églises un deuil mensonger et luxueux. Toujours accompagnée d'une bonne, elle rentrait dans une petite maison des Batignolles ou de Passy, et les fruitières, les concierges, toutes les commères qui s'asseyent sur le pas de leurs portes et surveillent le va-et-vient de la rue, avaient de hautes et profondes pitiés pour une pauvre jeune femme si subitement devenue veuve. Ses générosités servaient à dissimuler les écarts secrets de sa conduite, empêchaient les soupçons, au besoin même, faisaient taire les médisances. Quelquefois, quand les doutes devenaient trop forts, les affirmations trop précises, brusquement, elle donnait congé et déménageait à temps, ce qui empêchait les inductions de s'affermir et les preuves de se contrôler. Alors, elle partait, laissant encore derrière elle une suffisante odeur de sainteté, avec une longue traînée de bonnes œuvres.
C'était son plaisir de duper le public, en cachant des vices excessifs et des raffinements qui allaient jusqu'à la bestialité, sous l'apparence d'une petite existence de bourgeoise vertueuse et tranquille, puis de reprendre, en s'affichant avec un amant, le tumulte d'une vie affolée. La cour pendant ses absences se désolait. Elle seule jetait une gaieté envahissante dans ce monde d'aventuriers, toujours inquiet, au milieu de ses fêtes, comme des escrocs qui, en mangeant le produit de leur vol, tremblent à tout moment d'entendre frapper à la porte et de voir entrer le commissaire. Toutes les folies étaient les siennes. Son vice même prenait des grandeurs tellement il s'étalait sous la flamme des lustres, sans pudeur et sans hypocrisie. Certaines de ses excentricités étaient demeurées célèbres : un soir, dans un souper, elle était sortie absolument nue d'un pâté colossal dont la croûte gigantesque s'arrondissait sur la table ; la première elle avait pris ces bains de champagne qu'imitèrent depuis les cabotines en quête de fantaisie, à court d'imagination, et la démocratie ne lui avait jamais pardonné d'avoir, au théâtre, un soir de première représentation, pour mieux passer dans le premier rang des fauteuils de balcon, jeté effrontément son paquet empesé de jupons par-dessus la balustrade et d'avoir gagné sa place, marchant, devant les spectateurs, les jambes à l'air, les cuisses à nu.
Quand Paris avait été investi, elle était restée, par curiosité. Elle n'avait pu résister au désir de voir de près ce spectacle nouveau pour elle, une ville de deux cent mille âmes, enveloppée, affamée, réduite à ses propres ressources. Volontiers, elle avait accepté les difficultés probables de la vie du siège, afin de contempler ce drame extraordinaire, espérant des situations neuves qui égayeraient un peu son ennui de belle corrompue blasée. Dans les premiers jours du mois de septembre, tandis que ses amies, profitant des dernières voies laissées libres, emballaient leurs robes et se bousculaient aux guichets des gares encombrées pour aller attendre, soit à l'étranger, soit dans une province écartée, la fin des événements, elle, payant de sa personne, était bravement entrée dans ce personnel d'ambulances recruté spécialement parmi les femmes désœuvrées, et parmi celles-là surtout qui désiraient conserver leurs chevaux ; les autres, ceux du reste de la population, étant réquisitionnés pour les canons, les transports, la boucherie. Et la jolie, et coquette, et souriante ambulancière qu'elle était ! La souffrance, la mort, tout ce qui hurle et pue, tout ce qui suinte et salit dans les salles où les combats entassaient les blessés, où la dysenterie couchait les malades, tout cela n'était pour elle qu'un prétexte à élégances. Avec quelle joie, le matin, elle se contemplait dans la glace, décolletée, avec une toilette de ville si provocante qu'elle ressemblait à une toilette de bal. Comme jadis elle s'habillait pour le spectacle d'une première représentation, elle s'habillait, se faisait désirable pour le spectacle de la mort, promenait autour des lits empuantis et criants dans l'angoisse des agonies, l'éclair de ses diamants, le froufrou de ses dentelles, et les soldats expiraient, remerciant avec des paroles confuses et des balbutiements les tendresses de cette infirmière extraordinaire qui mettait dans leurs derniers moments toute la séduction d'une femme, tous les petits soins d'une garde-malade dévouée. Elle adoucissait les agonies, encourageait les convalescences. Point bégueule, elle retrouvait au milieu de ces hommes ces familiarités que les femmes du peuple ont naturellement pour les malades. Elle les appelait « mon vieux, ma vieille », gourmandait leurs défaillances avec des mots crus, des épiphonèmes6 gras où perçaient de grosses bienveillances ; et les douleurs des pansements disparaissaient, emportées qu'elles étaient par les paroles canaillement câlines de son bagou d'ancienne modiste farceuse.
Fille des faubourgs, dans ce milieu d'ouvriers récemment enrôlés, elle respirait comme un relent de son air natal apporté là, par hasard, dans les vêtements, les habitudes, les conversations ; elle renaissait à sa vie d'ouvrière lâchée, se frottant aux hommes dans la promenade des nocturnes faubourgs ou les quadrilles des bastringues populaciers, et, très à l'aise, elle traitait d'égale à égal. Elle leur payait des liqueurs, du tabac, trinquait, fumait des cigarettes qu'ils lui offraient, volontiers. Même elle les tutoyait comme des camarades. Souvent aussi sa sympathie les suivait au-delà de l'hôpital, les accompagnait après leur guérison, dans les tranchées des ouvrages avancés, dans les grand-gardes7 qui surveillaient l'ennemi.
Plus d'une fois, les officiers supérieurs avaient eu l'occasion de voir arriver dans leurs baraquements et dans leurs bivouacs une voiture qui levait toutes les consignes. Le cocher disait un mot, et quand la sentinelle hésitait, par la portière, une petite main frémissante et bien gantée tendait un laissez-passer devant lequel tombaient les résistances et reculaient les disciplines. Mme de Pahauën descendait : un instant, entre elle et l'état-major, c'était un échange de saluts, de politesses. Elle minaudait, sans doute faisait à la faveur de son sourire des demandes impossibles, car les fronts des militaires se ridaient d'impatience, soudainement rembrunis et des mains coupaient l'air, sèchement, tandis que les képis, sur les têtes, remuaient de gauche à droite avec des insistances de refus. Mais la même petite main fouillait dans les poches de la robe, en tirait un mince portefeuille d'où un petit papier sortait et où il rentrait aussitôt. Alors les difficultés semblaient aplanies, la discussion continuait plus calme et comme indifférente, jusqu'au moment où, amené par un planton envoyé exprès, quelque simple soldat, ou chasseur à pied ou mobile, arrivait très gêné, et rougissant un peu sous la visière de son képi, saluait ses chefs. Mme de Pahauën lui sautait au cou, l'appelait son fils, l'embrassait avec un débordement de maternité, une exagération de tendresse. Un instant après, au milieu des fusillades, des crachements de mitrailleuses, du tintamarre meurtrier des avant-postes qu'on attaque, la voiture levant toujours les consignes d'un mot de son cocher, d'un geste de sa propriétaire, emportait vers Paris Mme de Pahauën, dont les jambes, sous la couverture, serraient d'une étreinte passionnée le pantalon d'ordonnance de son amant momentané. Derrière eux, dans l'état-major, des conversations s'élevaient, pleines de blâmes, lourdes de craintes.
Les officiers parlaient de Mme de Pahauën, en faisant précéder son nom du la, de cet article par lequel s'exhalent les mépris pour les filles bien en vue et les courtisanes trop célèbres. Ils l'appelaient la Pahauën, tout étonnés au-dedans d'eux par cette étrange et obscure puissance de la femme dont les sourires faisaient obéir les plus forts, et dont la grâce pouvait, au gré de son caprice, détruire les gouvernements et ruiner les villes. Dans l'accablement de leur stupéfaction, ils n'arrivaient pas à comprendre comment le général en chef avait pu s'acoquiner avec ces jupons désordonnés dont les dentelles, autour d'eux, apportaient invinciblement une menace de désastre.
Et c'était justement à cause de la frénésie de sa gaieté et de l'exubérance de sa fantaisie que le général avait choisi Mme de Pahauën. Avec ses envolées, ses gamineries sensuelles, ses bavardages de perruche lâchée, elle le délassait au milieu de la gravité de ses occupations, lui faisait oublier le poids de ses responsabilités. Et maintenant qu'elle est partie, négligeant les affaires urgentes, laissant s'accumuler devant lui les dépêches télégraphiques auxquelles il ne daigne pas faire une réponse, triste et grave, il songe. Il revoit les premiers jours de sa liaison, la douceur des premières rencontres, les attendrissements de sa lune de miel dans la ville en armes, leurs promenades dans ce Paris debout et frémissant sous les premières bordées du canon des forts.
Le hasard avait fait la présentation. Un jour, dans son cabinet, elle l'était venue trouver, brusquant les domestiques avec un bon mot, forçant les portes avec un sourire. Oh ! mon Dieu, oui, elle devenait solliciteuse. Mais ce qu'elle demandait ce n'était pas pour elle. Non, elle n'avait besoin de rien, seulement une de ses amies redoutait les extrémités d'un long investissement. Elle avait un bébé, il fallait des soins, du lait, alors elle avait songé à demander un sauf-conduit8 pour aller à la campagne, vivre paisiblement. Une femme, voyons, ce n'est pas très utile dans une ville où l'on se bat. Mais elle ne connaissait personne. Comment faire ? Mme de Pahauën s'était dévouée, et le général n'avait pas su se défendre de l'ensorcellement qui montait de cette femme.
Sur le bureau, elle avait pris une feuille de papier, l'avait poussée devant lui, et trempant une plume dans l'encre, la lui avait mise entre les doigts. Et pendant que, sous son regard, il rédigeait le précieux laissez-passer, de sa poitrine penchée qui frôlait un peu son uniforme des effluves sortaient puis l'envahissaient tout entier, il ne savait quelle chaude émanation de désir, si intense et si pénétrante que sa main tremblait, traçant sur le papier des lignes incorrectes. Avec son parfum, avec sa parole, elle entrait en lui par tous les pores. Une fascination se dégageait d'elle qui le remuait au plus profond de sa sensualité ; elle prenait possession de tout son être, s'imposait à sa chair.
Il n'ignorait point son histoire, ses aventures, en quelles grandes folies elle s'était dépensée dans la cour impériale. Alors une vanité s'éveillait qui faisait taire toutes les sagesses de l'homme : l'ambitieux paraissait, et c'était une âpre et délicieuse joie pour ce dictateur et pour ce tout-puissant, d'ajouter cette femme à sa domination, de joindre au pouvoir suprême une débauche qu'il jugeait considérable, et de compléter ses rêves en mordant à même dans ce vivant restant d'Empire.
Facilement Mme de Pahauën se rendait à ses sollicitations de vieux militaire amoureux. Par une complication savante, elle cédait, irritant encore ses désirs par des stratagèmes de fausse pudeur, et puis un beau jour devenait sa maîtresse, brusquement, comme si elle s'abandonnait.
À partir de ce moment, cet homme qui tenait dans sa main la destinée de toute une ville, qui pouvait décider du succès et changer la face de l'histoire, hautain et suprême pour tout le monde, était secrètement manié par la capricieuse et fantaisiste main d'une femme. Et il ne savait au juste quel plaisir était le plus grand, ou celui de donner des ordres à l'armée qui ne pouvait discuter ses décisions, ou d'obéir lui-même à cette déréglée petite cervelle de Mme de Pahauën, qui, dans le siège, ne voyait qu'un prétexte à amusement, et trouvait une satisfaction à faire joujou avec la guerre.
Partout elle l'accompagnait. Il était rare qu'on vît passer le général tout seul. Derrière lui, à une légère distance, un coupé discret s'avançait toujours, où ses cheveux rouges éclatant comme une énorme fleur sur les capitonnages de soie mauve, une femme sortait de l'engoncement de ses fourrures et passait, de temps en temps, à la portière une tête curieuse et des yeux interrogateurs. On la rencontrait dans tous les retranchements, partout où l'on remuait de la terre, partout où le génie essayait d'élever des redoutes et d'improviser une défense. On la connaissait, et, à la longue, des légendes se racontaient à son sujet. Du Moulin-Sacquet9 au Mont-Valérien, de Bobigny à Bagneux, les imaginations militaires déréglées par de vieux souvenirs de romans-feuilletons, s'ingéniaient à la comparer à quelque héroïne des temps passés, à quelque Jeanne d'Arc, ou Jeanne Hachette, venue au milieu des camps pour exciter les courages et assurer la victoire.
Les journaux aussi parlèrent de Mme de Pahauën. Ils évoquèrent autour de son désœuvrement les souvenirs des femmes romaines, les dévouements des épouses de Lacédémone10 ; un poète l'appela : l'Ange des avant-postes, et bien qu'au fond, les moins clairvoyants lui soupçonnassent quelque liaison amoureuse, bien que les sceptiques ne dissimulassent guère qu'elle étalait simplement une honte éclatante, son laisser-aller, sa bonhomie, sa blague avec les soldats, les rations de vin qu'elle faisait distribuer par-ci par-là, en supplément, lui gagnaient tous les cœurs. Des vivats souvent accompagnaient sa voiture au départ, et la mode de l'époque étant à l'exaltation des individus nés dans les provinces envahies, la garde nationale, se mêlant au concert de bénédictions qui montait des avant-postes et des forts, l'admirait comme une grande dame alsacienne. On en causait le long des remparts. La plupart ne doutaient pas qu'au jour de la bataille elle irait au feu, carrément, comme un homme. Du reste, il n'y avait pas à contester son tempérament guerrier et ses qualités militaires. On avait pu la voir, un jour, grimpant hardiment le long des talus des bastions, sans demander le bras de personne, et près des pièces de canon qui tendaient leur cou de bronze dans la fente gazonnée des embrasures, longuement, elle s'était fait expliquer par les servants les détails de la manœuvre, avait paru s'intéresser vivement aux ailettes de zinc des obus, à la mathématique de la trajectoire. Un jour même elle avait poussé la bonne grâce jusqu'à jouer au bouchon11. Une heure tout entière, ses jupons ramenés entre ses jambes de façon à former culotte et à ne pas gêner ses mouvements, elle fit la partie avec une escouade de gardes nationaux. Autour d'elle les postes voisins quittant leurs baraquements s'étaient groupés, la pipe à la bouche, émerveillés de la générosité avec laquelle elle jouait vingt francs contre deux sous, à tous les coups. Par diplomatie, pour accroître sa popularité elle avait eu la malice de perdre et, le soir, avec l'argent de son enjeu, tant de bouteilles furent bues dans les cantines, tant de toasts furent portés en son honneur, des voix avinées répétèrent si bruyamment les paroles de patriotique encouragement qu'elle avait prononcées tout en jetant ses palets, que Mme de Pahauën, universellement, fut reconnue comme une sorte de divinité. Les courtes intelligences populaires, toujours portées à la glorification et au symbolisme, voyaient en elle on ne savait quel personnage extraordinaire incarnant dans la ville en armes la gaieté française résistant à tous les échecs, triomphant de tous les désastres, répondant ironiquement aux éclats d'obus par des éclats de rire. Maintenant cette prostitution glorieuse contrebalançait l'influence morale du képi même de M. Victor Hugo12.
Aussi, les jours qui suivirent le départ de Mme de Pahauën, les bastions s'attristèrent. Il y avait moins d'entrain le long des remparts, et les gardes nationaux, en sentinelle, bâillaient, regardant désespérément si le chemin désert à perte de vue n'allait pas leur ramener la voiture armoriée d'où descendait autrefois l'élégante femme, au sourire de laquelle ils présentaient les armes, galamment, comme à une puissance. Seuls des caissons défilaient, le sinistre va-et-vient des ambulances. Ou bien encore c'étaient des canons, des convois cahotants, tirés avec lenteur par l'agonie trébuchante des rosses maigres, invraisemblablement.
Certains jours la tristesse désolée du chemin de ronde s'animait du brouhaha de nombreux bataillons en marche, du tumulte des sorties projetées. Les soldats passaient, bien alignés, suivis par des adieux. Il y avait dans l'air des claquements de baisers, des souhaits de victoire, et les régiments marchaient avec plus d'entrain, comme si un peu d'espérance leur revenait au cœur. Puis les mêmes efforts donnaient les mêmes résultats, toujours. Des coups de canon étaient entendus, longtemps, très loin. Des dépêches télégraphiques arrivaient, lentes, contradictoires ; l'angoisse à mesure envahissait Paris où l'ombre tombait comme une tenture de deuil. Puis aux clartés vacillantes des lampes de pétrole installées pour remplacer le gaz, les troupes rentraient, débandées, avec une défaite de plus et des canons de moins, tandis que derrière elles, à cheval, un peu en avant de son état-major, le général, pensif sous les galons de son képi, passait, désirant follement le retour de Mme de Pahauën, comme si son écervelée maîtresse pouvait, dans les plis de sa robe et les fossettes de ses joues, lui rapporter son énergie d'homme, exilée avec la gaieté de la courtisane, comme si ses baisers avaient dû consolider ce pouvoir qu'il sentait vaciller à mesure sous les sanglantes ironies de Paris quotidiennement vaincu.