IV

C'est le cent douzième jour du siège1. Le matin, des affiches ont été posées encore : le rationnement de la viande a été réduit de nouveau, et le pain tout noir, quand on le coupe, met sous le couteau des hérissements de brosse, quand on le mange, sous la dent, des craquements de caillou. Maintenant, les boulangers sont remplacés par des chimistes : d'empiriques préparations suppléent à la farine qui manque. Dans les greniers vides, on balaye avec soin les épluchures de céréales, les débris d'avoine, les grains de blé fermentés et salis, et cette pâte-là se vend très cher qui contient encore quelques vestiges des matières avec lesquelles le pain se confectionne ordinairement. La viande de cheval est devenue mauvaise. On la prend où l'on peut, dans les écuries de plus en plus désertes : l'équarrisseur aujourd'hui fournit la boucherie, et sur la table, la viande échauffée, coupée sur la carcasse des rosses maladives et affamées, fait monter au nez des convives un âcre et pestilentiel fumet qui lève le cœur, empêche l'appétit.

De grandes dépenses se font. À prix d'or on se dispute chez les marchands les dernières boîtes de viandes conservées, on s'arrache les comestibles très rares qu'improvise l'ingéniosité des estomacs affamés. Les chiens, les chats, les rats sont achetés avec répugnance, apprêtés sans beurre, mangés avec dégoût, et les gastrites, de tous les côtés, s'aggravent. Plus de lait. Les nouveau-nés sucent péniblement des biberons rapidement séchés. De temps en temps, dans les rues, un bataillon qui passe, sur un commandement, se met au port d'armes, et des bières d'enfants défilent, couvertes d'un drap blanc. Et le même honneur se rend souvent, sur le même boulevard, pendant une marche d'une demi-heure. Les statistiques constatent que les maladies augmentent, et avec elles le nombre des décès, incessamment : les rues sont pleines de femmes en deuil, de gardes nationaux un crêpe au képi. Guère de famille qui n'ait son mort : toutes ont leurs angoisses.

La nuit, le bombardement jette sur des coins entiers de la ville le déchirement de ses obus, l'épouvante de sa tuerie anonyme ; le jour, on guette en vain dans les profondeurs neigeuses du ciel le vol espéré d'un pigeon voyageur apportant sous ses ailes l'annonce, au moins, d'une victoire lointaine, un renseignement, même vague, sur ce que deviennent les parents là-bas, dans la province qu'on imagine dévastée, en proie à toutes les horreurs. Mais les ballons s'en vont emportant de jour en jour des lettres éternellement sans réponse. Le froid, le givre, les balles prussiennes terriblement adroites rendent toujours plus rares les rentrées des ramiers au colombier, et la soif de nouvelles est si grande, l'anxiété telle, qu'on achète des journaux, trois, quatre même, en vingt-quatre heures. Tous se répètent, et pourtant, quand un marchand passe criant : « Demandez les dernières nouvelles, les détails précis sur la sortie », des têtes apparaissent aux fenêtres des maisons ensuairées de brume, des appels retentissent, des femmes, des enfants descendent, donnent leur sou, et, debout dans la rue, lisent la feuille imprimée, fiévreusement. La feuille redit ce qu'a conté la feuille précédente, reproduit les mêmes renseignements, copie les mêmes dépêches et, cependant, tout à l'heure encore, on se pressera à la porte des mairies, quêtant sous le grillage en fer où l'on colle les placards administratifs, l'aumône d'on ne sait quoi d'officiel qui serait une nouvelle. L'espoir a tellement abandonné les cœurs qu'on ne compte plus sur l'annonce d'un succès : on demande seulement un changement d'ennui.

L'enthousiasme s'abat, les élans faiblissent, la ville apathique fait machinalement son métier militaire. À la longue la garde nationale s'est lassée de cette dépense de bonne volonté et d'efforts qui toujours ont été inutiles. Paris cependant continue à résister par la toute-puissance de la force d'inertie. Une agitation quasi somnambulesque emplit les rues : les clairons sonnent, les gardes se montent, on relève les sentinelles, les canons tonnent, mais sans résultat, sans intérêt, automatiquement et par habitude.

L'abandon, la courbature morale de la ville ont gagné jusqu'au général en chef. Ses proclamations jadis si nombreuses sont devenues plus rares ; jadis si verbeuses, si dogmatiquement prolixes, elles sont devenues brèves et concises, extraordinairement. Sa stratégie, du reste, n'agit pas plus que sa plume. Il ne tente plus rien, il attend. La misère de ses dernières sorties a aiguillonné contre lui l'ironie de la population et il s'en venge. Il impute à tout le monde, à toutes choses, la fréquence de ses insuccès. Des fureurs hiérarchiques le secouent, hantent son cerveau, mènent sa main ; sa colère s'exhale contre ces boutiquiers et ces citadins qui se permettent d'apprécier les actes d'un militaire, d'un général. Il vient de signer le rapport quotidien, le renseignement officiel qui sera communiqué à tous les journaux ; il y est dit ; « Des obus sont tombés au Point-du-Jour, des civils seulement ont été atteints », et il s'applaudit, il trouve l'ironie finement cruelle.

De temps en temps, dans la déroute de ses stratagèmes, convaincu de son impuissance, un vieux reste de dévotion lui revient. Il éprouve le besoin de croire en Dieu : il voudrait qu'elles fussent encore possibles ces grandes victoires des Gédéons2 intervenant avec des poteries qui repoussaient l'ennemi, ces grands renforts de Samsons3 faisant, d'un coup de poing, crouler les villes sur les assiégeants, et vaguement, se laissant aller à d'invraisemblables légendes, il rêve de triomphants libérateurs, comme ceux-là qui apparaissent soudainement dans les batailles des époques bibliques. Il espère la vision de Constantin4, le labarum sacré5 entrevu dans les nuages promettant la victoire, et se souvenant d'Attila6 que les histoires représentent comme s'éloignant de Paris sur les prières d'une bergère, à tout hasard il a recours à sainte Geneviève7 et vient de songer à faire une neuvaine. Autour de lui, les dépêches télégraphiques s'accumulent, toujours mauvaises, il en manie distraitement le papier bleu, il se demande si vraiment il serait prudent d'en donner communication au public. Déjà la veille, par un jeune homme qui a réussi à traverser les lignes prussiennes, des détails lui sont arrivés, lamentables. Il ne les a pas divulgués. Et il reste là, abattu, ployant sous le chagrin de ses propres défaites, accablé aussi sous les désastres de province.

Maintenant le doute même n'est plus permis : c'est la capitulation à courte échéance. Longtemps il se défend, le mot seul effarouche tout son passé de dignité militaire ; et cependant les vivres sont épuisés, les troupes diminuées de tous les morts et de tous les blessés de cinq mois de combats. Il y a bien la garde nationale. Involontairement, il sourit, plein du dédain des soldats de profession contre les soldats improvisés. Alors l'idée de capitulation réapparaît dans son esprit, et à mesure, le mot, insensiblement, se fait accepter. Après tout, il a fait tout ce qu'il était possible de faire : il n'a pas contrevenu aux lois qui déterminent la conduite d'un officier général commandant une place forte. Non, n'est-ce pas ? Il n'aura pas la gloire, soit ! mais au moins, son honneur est sauf. Il délibère en lui-même, s'accuse mollement, et, s'absolvant, décide qu'il a fait son devoir. Alors il se résigne.

Pourtant, par un suprême excès de conscience, il veut s'assurer si une sortie héroïque, désordonnée, est véritablement impraticable. Qui sait ? peut-être par une attaque à l'improviste pourrait-on forcer cette ligne d'investissement trop vaste pour n'avoir pas de points faibles. Alors il fait seller son cheval. Escorté d'un piquet de cavaliers qui mettent derrière lui la silhouette maigre de leurs chevaux, comme le vivant spectre de la famine et du désastre, lentement il monte l'avenue des Champs-Élysées. Déjà le rond-point est dépassé. Le chemin, devant eux, jusqu'à l'Arc de Triomphe, s'étend boueux et morne. Des deux côtés, des maisons fermées, des hôtels abandonnés, par-ci par-là la tache blanche d'une enseigne de calicot sur lequel on lit le mot Ambulance. Le général se retourne et, derrière lui, jusqu'aux Tuileries, l'avenue, toujours aussi déserte, s'allonge dans la monotonie et la boue, serrée entre les arbres dépouillés, comme un sentier de forêt creusé de fondrières et raviné de trous. Sur le macadam défoncé, sur la chaussée mal entretenue où défilait jadis, dans les belles après-dînées mondaines, tout ce que Paris luxueux avait de galanterie, d'amour et de sourire, seul, un fourgon d'ambulance est aperçu. Des blessés y sont étendus gémissant à chaque cahot des roues, et le général, qui continue sa marche, les salue avec le geste classique de Napoléon Ier disant dans les vieilles estampes : « Honneur au courage malheureux ! » Soudainement, à mesure qu'il approche de l'Arc de Triomphe, qui là-haut ouvre au bout de l'avenue son arche gigantesque, l'idée de l'ambulance qu'il vient de rencontrer se mêle à son vague souvenir des femmes élégantes que l'heure du bois lui avait si souvent montrées dans leurs voitures, en cet endroit, sous l'Empire. Peu à peu, les formes indécises flottant dans son esprit deviennent plus certaines, elles prennent un corps, et devant ses yeux Mme de Pahauën, mondaine et ambulancière, se lève avec toutes ses grâces et ravit son souvenir avec l'étalage de toutes ses séductions. Ah ! maintenant, comme il regrette sa colère d'il y a trois mois, l'excès de son emportement, la brusquerie rancunière avec laquelle il l'a poussée à l'exil, sans réflexion ! À cette heure désespérée où ses dernières ambitions de gloire agonisent, où tout ce qu'il avait souhaité se dérobe à l'étreinte de sa main rêveuse, où dans l'écrasement de la patrie il ne considère plus que la misérable déconfiture de sa vanité, au moins si Mme de Pahauën était là, sa présence lui tiendrait lieu de consolation. Avec elle dans les bras, il oublierait la pauvreté de ses entreprises, l'éternelle médiocrité du nom qu'il va laisser à l'histoire. Eh ! qu'importe, que tout échappe et que tout croule, si au milieu de l'effondrement universel et du deuil de tout un peuple, fuyant dans les débauches et l'enivrement sensuel le mépris qui s'accroît et la honte qui vient, il pouvait s'abîmer dans la jouissance d'un désir charnel réalisé, et si cette nudité de Mme de Pahauën il lui était permis aujourd'hui de la voir et d'y toucher encore !

En chemise, la chair à la fois disparue et montrée sous les découpures fines des dentelles, dans les déshabillés sans cesse provocants des anciennes nuits galantes, la désirée image de sa maîtresse le poursuit. Elle est auprès de lui, quand il pose le pied à terre, remettant à un dragon la bride de son cheval ; elle monte avec lui, pas à pas dans l'obscurité de l'escalier pratiqué dans l'Arc de Triomphe, avec lui, elle est sur le sommet, auprès du poste télégraphique, dont la sonnette d'appel, à tout instant, retentit. Et Paris tout entier, sous leurs pieds se déploie emprisonné dans un incessant cercle de fumée. Les canons des forts tonnent sans discontinuer, et là-bas, plus loin encore que la ceinture des bastions, plus loin que l'enceinte reculée des ouvrages avancés, sur les collines, les canons prussiens qui répondent furieusement, arrondissent jusqu'à l'horizon un cercle de fumée où l'autre est enveloppé.

Une lunette à la main, le général regarde avec nonchalance ce spectacle monotone pour son œil de soldat. Il va, vient, de long en large, sur la vaste plate-forme, braquant sa vue une fois sur Gennevilliers, une fois sur Meudon, au hasard, puis revient au mont Valérien dont les pièces de marine, plus près, emplissent l'air d'un tintamarre plus fort, et tout ce grand remue-ménage l'excède comme une chose inutile. Même il s'en désintéresse et, machinal, regarde l'employé du télégraphe transmettre les ordres qu'il envoie, par habitude. L'appareil Morse fonctionne : il s'amuse au claquement sec du manipulateur, aux rouages d'horlogerie mettant en marche la bande de papier bleu où s'inscrivent les dépêches. Tout à coup, tout s'arrête, ses ordres sont transmis, collationnés, et il reste là surpris de la prompte fin de son plaisir. Mais la sonnette tinte à nouveau : une vis est levée, le papier se déroule et, sans savoir pourquoi, comme s'il se doutait qu'un bonheur est là, annoncé dans ces traits irrégulièrement longs et courts irrégulièrement, il essaye de lire, le cou tendu, ne comprend rien à ces signes qui l'irritent par leurs hiéroglyphes, interroge l'employé.

« Eh bien ?

– Du pont de Sèvres, un parlementaire vient d'arriver aux avant-postes demandant une suspension d'armes d'une demi-heure pour faciliter la rentrée à Paris de Mme de P… »

L'homme se penche,… épelle, hésite : « Madame… madame de Panavan, de Ponarvon.

– Madame de Pahauën ! » s'écrie le général, et il répète à plusieurs reprises « Pahauën, Pahauën », comme pour se convaincre lui-même de la réalité de ce qu'il dit.

« Accordé, oui, oui ; je sais ce dont il s'agit. Donnez en même temps l'ordre de conduire cette dame à l'hôtel de l'état-major. »

Et comme s'il craignait d'en avoir trop dit, et d'avoir, par sa vivacité de parole, trahi la chaleur de sa passion, il ajoute cette phrase hypocrite :

« C'est là que je l'interrogerai », donnant ainsi à croire qu'il s'agit des intérêts de la patrie, et qu'il s'en préoccupe.

Tac, tac, tac, le manipulateur fonctionne ; s'il osait cependant, il forcerait l'employé à travailler plus vite. Tac, tac, tac, la dépêche s'en va peu à peu avec un petit bruit saccadé, et le général s'impatiente : jamais le télégraphe ne lui a paru si lent. Au loin le canon tonne toujours. Soudain les grondements diminuent à droite, diminuent à gauche. Les fumées qui s'envolent découvrent les collines, Meudon, Clamart, Sèvres, et dans le ciel un moment rasséréné le clocher de Saint-Cloud, seul, debout au milieu des ruines du village, lève sa pyramide blanche. Au-dessus du mont Valérien quelques rares flocons se traînent encore, tandis que le bruit des détonations décroît et meurt au loin dans les profondeurs des échos, en sourdine.

Alors pendant que les deux peuples qui, depuis six mois, s'acharnent l'un sur l'autre, et se mitraillent, et se battent, et s'écharpent, dans un effrayant spectacle qui tient l'Europe attentive, s'arrêtent un moment ; pendant que la France et la Prusse, enragées dans la destruction et inventives dans la mort, suspendent leurs colères et font faire silence à leur haine, Mme de Pahauën, debout, dans un bateau, avec une apothéotique allure, traverse la Seine ensanglantée. Elle sourit aux rameurs pliés sur les avirons. Des officiers, sur la rive devenue allemande, lui font avec la main des signes d'adieu amicaux ; des officiers sur la rive française l'appellent avec des gestes d'intime familiarité, et dans l'immense désastre des rives ruinées, elle passe, affirmant ainsi au milieu des tueries la toute-puissance invincible de sa chair, le triomphe insolent de son sexe.

Longtemps le général, avec sa lorgnette, a suivi dans le lointain quelque chose de noir qui marche et qui doit être l'embarcation ramenant à ses désirs la Pahauën et sa luxure. Un instant, il ne voit plus rien, puis la même tache noire réapparaît, gagnant lentement la rive opposée. Elle y touche, maintenant elle se confond avec la ligne sombre de la rive, et soudain des drapeaux blancs qui flottaient des deux côtés, de place en place, sont abattus, des sonneries de clairons éclatent si furieuses que le bruit en arrive jusqu'à ses oreilles.

« Commencez le feu ! commencez le feu ! » chantent de toutes parts les embouchures de cuivre, et de nouveau des cercles concentriques de fumée s'élèvent, devant, derrière, partout, masquant les collines. Le clocher de Saint-Cloud s'enfonce à nouveau dans une nuée d'ouragan, et la canonnade recommençante roule avec un retentissement si épouvantable, qu'elle donne la sensation d'un tremblement de terre.

L'armistice est fini, Mme de Pahauën est à Paris. Derrière elle, le sang coule à nouveau, les maisons croulent, les ruines s'accumulent. Qu'importe, Mme de Pahauën est à Paris.

Le général brusquement, est descendu. Il a repris son cheval au bas de l'Arc de Triomphe, et à franc étrier il a gagné l'hôtel de l'état-major, essoufflant à sa suite les squelettes galopants des rosses que chevauchent, sinistres dans leurs grands manteaux, d'affamés squelettes de dragons. Il attend. Pris d'impatience, il marche de long en large, tâchant d'user son anxiété dans l'effort d'un mouvement continu. Mme de Pahauën est lente à venir. Il ne peut pas se figurer que, du pont de Sèvres au milieu de Paris, la route soit aussi longue. Il s'inquiète, se reproche des négligences. Peut-être ses ordres donnés là-haut, du sommet de l'Arc de Triomphe, n'ont-ils pas été assez précis. Déjà il songe à en expédier d'autres qui les expliqueraient, d'autres encore qui en précipiteraient l'exécution, quand tout à coup la porte s'ouvre, et Mme de Pahauën, congédiant sur le seuil l'officier qui l'amène, paraît. Avec elle, tout le tintamarre de la ville bombardée et bombardant entre comme une escorte de colère.

Le général s'est précipité les bras en avant, tendus par la passion, et il l'appelle tendrement de son prénom :

« Huberte ! »

Mais Mme de Pahauën est très grave. Debout dans une robe noire, majestueuse et menaçante, elle repousse les lèvres qui s'approchent, les baisers qui s'offrent, et les tendresses, et les étreintes. C'est à son tour de refuser le général. Durement, avec des mots cruels où passe toute l'égoïste rancune de son séjour à Versailles, elle lui demande ce qu'il fait, pourquoi il ne se bat pas. Pour un peu, elle l'accuserait de n'être pas venu la délivrer, là-bas, dans son internement de la maison meublée de l'avenue de Saint-Cloud, et elle se plaint amèrement de son inaction, comme elle se plaindrait d'un rendez-vous auquel il aurait manqué. Oui, certes, il serait venu la chercher s'il avait eu du cœur.

« Ah ! pourtant, tu aurais bien dû t'en douter de ce qu'on s'embête là-bas ? »

Et lui ne trouvant pas de raison à donner, se contente de répéter :

« Huberte, Huberte ! » avec les airs de supplication d'un enfant demandant un jouet qu'on ne veut pas lui rendre.

Mais elle continue :

« Avec ça que la chose était difficile. Il suffisait de vouloir, voilà tout. L'investissement n'était pas tellement serré qu'on ne pût pas le rompre. » Elle le savait bien, elle, elle les avait vues ces fameuses fortifications prussiennes. Ah çà ! est-ce qu'il coupait là-dedans ? Des canons, des canons, mais c'étaient des tuyaux de poêle. Comment ! il n'avait donc pas deviné ? À quoi lui servait sa lunette ? Non, vraiment, on n'était pas myope à ce point. Eh bien ! vrai, si tu savais ce qu'ils se moquent de toi, là-bas, les Kaiserliks8 !

Et prise d'une de ces crises d'éloquence qui sortent parfois de la bouche des femmes passionnées, elle vide devant lui tout ce qu'elle sait, tout ce qu'elle croit savoir sur la position stratégique des Prussiens. Avec une parole endiablée, pleine de trouvailles de mots et de bonheurs d'épithètes, elle répète les cancans, les faux renseignements, tous les racontars niais, toutes les inventions saugrenues, tous les invraisemblables détails qu'elle a ramassés à Versailles sur le palier, dans les conversations avec le garçon d'hôtel, Mme Worimann, la laitière, le charbonnier. À l'entendre, les Prussiens manquent de tout, de vivres, de munitions, même de patience. L'investissement les gêne autant que les Parisiens, même plus. Un jour de combat et ils n'auront plus de cartouches. Un semblant d'échec, seulement, et ils se révolteront contre leurs chefs, demanderont à retourner dans leur pays. C'est la sotte opinion qu'elle a entendu formuler très souvent, et elle la réédite avec une telle sincérité que la solidité de sa bêtise jette des doutes dans l'esprit du général. Peut-être dit-elle vrai ? et sans oser la contredire, désespérant en outre d'obtenir d'elle des renseignements définitifs, il répète câlinement :

« Huberte, Huberte ! »

Mais elle l'imite, fait la charge de sa parole et la parodie de sa tendresse :

« Huberte, Huberte ! Il n'y a pas d'Huberte qui tienne. Et tu te laisses bombarder, là ; tu cuis dans ton jus, nom d'un chien ! sans te retourner ! »

Et elle évoque devant lui la misère des quartiers qu'elle a traversés tout à l'heure, Auteuil saccagé, les pans de murailles écroulés montrant les intérieurs des maisons effondrées et, poussant plus loin avec d'outrageantes apostrophes, elle multiplie les faits : le moindre détail remarqué sur la route, grossi par sa torrentueuse faconde, devient une accusation terrible sous laquelle il baisse la tête.

Pourtant il essaye de se défendre, invoque les difficultés de sa situation, sa responsabilité devant l'histoire.

« L'histoire ! dit-elle, si tu continues comme tu as commencé, tu en auras une chouette de place dans l'histoire, je m'en moque ! »

Et elle rit longuement avec une insistance d'ironie.

Alors, soudainement les vieilles ambitions se réveillent dans l'apathique personne du général. Maintenant que le hasard lui a fait reconquérir Mme de Pahauën, pourquoi n'essayerait-il pas de reconquérir à force de volonté la gloire qui s'en va ? Qui sait ? peut-être y a-t-il du vrai dans toutes ces choses qu'elle raconte. Sans doute, oui, on peut encore trouer les lignes ennemies, et il parle d'activités suprêmes, de sortie en masse, d'efforts irrésistibles. Déjà, il se voit vainqueur, dictant aux Prussiens les conditions de la paix, au pinacle de ses rêves et de ses désirs, acclamé, planant au milieu des admirations humaines et, par-dessus tout, couchant avec Mme de Pahauën.

Comme elle s'est radoucie, il lui explique ses projets et son plan définitif. Il emploiera la garde nationale, jusqu'au dernier homme, tous les bataillons donneront. Il s'accuse, peut-être est-ce là une troupe excellente dont il a eu tort de ne pas employer plus tôt le dévouement et la bonne volonté. La sortie sera formidable, et déjà, selon son habitude, il médite une proclamation pour exciter les courages et ranimer les vivacités de Paris assoupi. À part lui, il songe au mot de cet officier, ce mot qui l'a fait sourire, il y a cinq mois :

« Ces bons escargots de rempart, il faudra leur faire une saignée. »

Eh bien ! cette saignée, il est décidé à la pratiquer, largement. Qu'importe si la fortune s'acharne à se montrer contraire : on ne pourra lui reprocher d'avoir négligé quelque chose des moyens à sa disposition. Si la ville doit capituler, au moins, son honneur à lui sera sauf.

« Tu le veux, dit-il, soit, on se battra. »

Alors, Mme de Pahauën lui saute au cou avec la reconnaissance câline d'un enfant qui voit céder à ses caprices.

« Seulement, tu sais, je veux être bien placée, tu me chercheras un bon endroit, pour que je puisse regarder ça, à l'abri. »

Tout en parlant, elle l'embrasse, et leurs baisers, répétés, sonnent dans l'appartement silencieux.