III
Les premiers qui débouchèrent sur la place d'armes, une trentaine d'hommes à peu près, entraînèrent à leur suite la sentinelle de la grille. D'ailleurs, elle faisait partie de la chambrée du soldat mort. L'habitude de la discipline était cause que l'escouade, malgré tout, marchait sans un cri, presque en bon ordre. Une atmosphère jaune tombait de l'aurore en fusion, traversant des vapeurs transparentes, un peu au-dessus de la solitude des toits. Mille nuées d'or, les unes bordées de cuivre, les autres étendues en une placidité compacte, d'autres encore gonflées, prêtes à s'éventrer, avaient accaparé le ciel. La grande place sablonneuse scintillait avec un rutilement pâle. On avait l'air d'avancer sur des cendres, au fond d'un gigantesque foyer plat, dans un encaissement de fournaise prête à s'éteindre. Les ailes de la caserne et les maisons bâties autour de la place semblaient avoir été chauffées à blanc. Assez loin, dominant un mur, une rangée de jeunes arbres, grâce à ses menues branches, à ses dernières feuilles, donnait l'illusion d'une envolée de sauterelles. Par deux rues visibles, dont la plus large fuyait jusqu'aux remparts, on n'apercevait aucun passant attardé. Une impasse s'enfonçait dans la ville, pareille à une trouée exécutée au fer rouge. Mais le bourdonnement de ruche en émoi continuait à s'exhaler de la caserne, et sous la splendeur du phénomène, il parlait comme un encouragement.
La poignée d'hommes avançait toujours ; on s'arrêta pour charger les fusils, puis rapidement cette fois, on se dirigea vers un des angles de la place, du côté où à la suite d'une rangée de baraques mal crépies, plus loin qu'un petit pont jeté sur la saleté d'un ruisseau, on apercevait une maison de forme sage, debout, avec un aspect tranquille d'honorabilité. Et il s'en échappait des bruits pareils à un clapotement d'eau sur de la boue. Quand on ne fut plus qu'à une trentaine de pas de la maison, le clapotement s'expliqua. Il provenait d'un misérable piano échoué par hasard dans une chambre où languissait à cette heure une lumière brouillée. On tapait sur l'instrument une valse à tour de bras, mais lui, édenté, poussif, accablé par les nuits sans repos, par la stupidité des attouchements poisseux, chevrotait en vieille catin. Cependant, à travers la rougeur douce des rideaux tirés, on voyait tournoyer des ombres. Certes, dans cette chambre chaude, pleine de rires enroués, on devait ignorer le meurtre commis sur Joliot.
Ce fut Verdier qui tira la chaîne de la sonnette. Celle-ci chanta joyeusement. Un guichet s'ouvrit et une voix demanda :
« Qu'est-ce que vous voulez ?
– Entrer, Joséphin.
– Ah ! c'est vous, monsieur Verdier ?… Impossible ! il est trop tard. »
Sous la poussée robuste des trente hommes, la serrure céda et la porte alla frapper rudement un pan de mur. Le piano jouait toujours sa même valse ; on continuait à danser. Les soldats pénétrèrent dans une cour, mais à la vue de leurs armes, Joséphin déguerpit, s'élança vers un escalier béant.
« Feu ! » cria Sauvageot, et il lui lança son coup de fusil.
Joséphin accéléra sa fuite, mais une dizaine de coups de feu éclatèrent encore dans une clarté vibrante, se suivant les uns les autres. Enlevé des marches, Joséphin tomba en arrière sur les épaules. C'était un pauvre boscot1, garçon de la maison, à qui ces mêmes soldats, en temps ordinaire, par bon cœur, payaient des tournées à bouche-que-veux-tu. Le piano avait cessé son tapage canaille ; aucune fenêtre ne s'ouvrait. Pourtant, au fond du trou noir de l'escalier, quelqu'un se mit à crier :
« Qui est là ? »
Une fusillade partit de nouveau, lui faisant une réponse terrible. Des portes se fermèrent, s'ouvrirent au milieu d'un tapage de cris qui s'éloigna. Les soldats se précipitèrent.
Au même instant, un charivari commençait sur la place d'armes, et une grêle de balles venait s'attaquer au toit de la maison. Les ardoises pleuvaient dans la cour. Des camarades arrivèrent au pas de gymnastique.
À la suite du premier emballement, une fois chez eux, ils avaient hésité un instant, sacré, juré sans trop se dépêcher, mais au crépitement des coups de feu amis, ils avaient tous quitté les chambres, brandissant leurs armes, hurlant et sautant comme des sauvages. Une longue file de pantalons garance partait de la caserne, courant vers le 7, où elle s'engouffrait sous la porte ouverte, entraînée par une force irrésistible. Et à tout moment, parmi le fracas déchaîné, zébrant la lueur factice, malgré les heurts de la course, des canons de fusils s'élevaient, soufflaient dans la même direction une mince flamme rouge. On rechargeait, et l'on n'avait pas perdu son temps. Des fumées blanchâtres, au-dessus du ruban d'hommes, restaient d'abord suspendues à la même place, puis elles montaient, tachant les clartés du ciel.
Quant au Grand 7, il paraissait calme sous son toit neuf à peine crevé çà et là, où la nuit flambante se mirait comme dans une pièce d'eau. Mais bientôt la file qui l'envahissait s'arrêta, et elle eut un mouvement de recul. La maison bondée de monde rendait gorge. Un sourd murmure s'éleva, dominé par un cri : « C'est plein ! c'est plein ! » Il remonta jusqu'à la grille de la caserne. Alors on se tassa ; tous hurlaient : « À mort ! » Un clairon sonna la charge. Une clameur lui répondit, clameur de rage et d'impuissance concentrées ! La foule ondulait, hachée de lames brillantes ; elle parut s'assoupir, puis une fusillade l'embrasa encore, s'acharnant de nouveau contre le toit de la maison. Une partie de la place était déserte ; l'autre avait des bouillonnements de cloaque, et le tumulte faisait un lourd ensemble monotone derrière la chanson sèche de la fusillade.
Par la rue qui filait vers les remparts, tout à coup une rumeur se joignit à celle de la place. Les artilleurs venaient d'apprendre l'assassinat de Joliot, et ils accouraient à leur tour. Leurs souliers claquaient sur les pavés. Surpris par une acclamation rude, les fantassins ne tardèrent pas à se retourner ; le renfort débouchait sur la place. Une salve de mousquetons ébranla l'air, continuée par le ronflement des chassepots2 ; mais celle-ci fut tirée pour le plaisir, histoire de se serrer la main entre uniformes, de se réconcilier militairement. Monté à poil, un gros cheval blanc trottait devant l'artillerie. Le clairon sonna de nouveau la charge ; on l'entendit à peine.
Un peu partout, à cette heure, des fenêtres se décidaient à s'ouvrir, des gens montraient le bout de leur nez, mais ils le retiraient vivement, parce que des soldats s'offraient la plaisanterie de les coucher en joue. Petit à petit un sentiment de gaieté sinistre se mêlait aux fureurs de la foule ennuyée de rester là sans agir, et de longs éclats de rire s'échangeaient, des noms se criaient à tue-tête pendant qu'on fraternisait. Le besoin de boire quelque chose commençait à turlupiner tout le monde, et on se le disait, le gosier sec. À un coin de la place, trois officiers très embêtés se consultaient loin de leurs hommes.
Cependant, au premier étage du Grand 7, on se donnait un mal énorme. D'ailleurs, la maison était drôlement bâtie : un interminable couloir flanqué de chambres à droite et à gauche, de maigres chambres où, sur des couchettes en sapin passé à l'acajou, depuis une dizaine d'années, plus d'un régiment avait déversé le trop-plein de ses amours et de ses soûlographies. À présent, les soldats démolissaient tout. Le flot d'hommes avait envahi toutes les chambres, grouillait, à peine éclairé par quelques bougies trouvées dans un tiroir. Il arrachait les rideaux, broyait les meubles, déchirait les pauvres nippes suspendues aux garde-robes, saccageait le linge, fouillait les placards, volait l'argent et les bijoux. Dans une espèce de cabinet honorifiquement appelé salon jaune, parce qu'il servait à messieurs les sous-officiers, Sauvageot se livrait à des actes de vandalisme. Il avait fini par ouvrir une fenêtre sur une petite cour, et par là jetait ce que les camarades lui envoyaient, répétant sans se fatiguer : « pour la noblesse !… pour le clergé ! » On ne riait pas. Une musique d'enfer montait du rez-de-chaussée où l'on tapait contre la muraille, pour les briser, les moindres ustensiles de cuisine. Le toit de la maison craquait, retentissait comme si d'énergiques bâtons le châtiaient. Quand des balles frappaient la gouttière, celle-ci résonnait avec un bruit lent de gong fêlé. Une pluie d'ardoises et de gravats tombait sur les têtes dans la cour, soulevait des blasphèmes. Aucune perquisition n'ayant encore abouti, les nerfs s'agaçaient de plus en plus. Où donc pouvait s'être caché le meurtrier de Joliot ?… Avait-il décampé avec ses femmes ? – Une puanteur d'épicerie s'exhalait de la foule.
Soudain, au fond d'une chambre, une voix terrifiée cria :
« Bon ! voilà qu'on nous tire dessus.
– Comment ça ?
– Je viens d'entendre siffler une balle ; elle doit être dans le mur, là-bas. »
Les camarades se fâchèrent : Bougrement rosses tout de même les gens de la place ! Quel tas de chameaux !… Malheur !
L'endroit n'étant pas bon, il s'agissait de filer. On essaya, mais la poussée du couloir barrait les portes. Les chambres étaient prisonnières.
Un hourvari3 infernal successivement les parcourut ; et cela ressembla au rugissement des fauves dans les ménageries, quand ils se répondent de cage en cage. Il ne troubla rien ; déjà un piétinement lourd avait envahi le deuxième étage de la maison. Là, comme précédemment, on s'acharnait à des fouilles, on pillait les taudis, on volait avec joie ; mais il fallut s'arrêter : une porte fermée empêchait qu'on s'aventurât plus loin.
« Eh bien, quoi ? se demanda-t-on, quoi ?… On n'avance plus ? »
Puis des cris éclatèrent :
« Ne poussez donc pas, nom de Dieu !… Ne poussez pas, on étouffe. »
Verdier, collé contre la porte, en compagnie du grand soldat qui n'en finissait plus, se débattait comme un beau diable. On devait l'entendre jurer de la cour.
« Enfonce la cambuse…4 mais enfonce donc la cambuse ! » disait-on.
Lui, ne pouvait seulement pas remuer les bras. Alors :
« Oh ! hisse !… oh ! hisse ! firent les soldats derrière son dos.
– Oh ! hisse ! » répétèrent les autres jusqu'à l'escalier en s'efforçant de marcher en avant. La porte bâilla. Un grincement aigre déchirait le parquet, tandis qu'un lit roulait par petites secousses.
« Oh ! hisse ! » faisaient les soldats.
Des meubles dégringolèrent.
« Oh ! hisse ! »
Le grincement traînait toujours. La porte entrouverte permettait d'apercevoir un bout de barricade en désordre, un pan de mur éclairé, très rouge.
« Oh ! hisse ! »
La porte s'arrêta net, mais homme par homme, rien n'empêchait plus d'entrer. Verdier pris d'hésitation ne se précipita point ; alors le grand soldat, courbé en deux, lui passa sous le nez tout en armant son chassepot, mais à peine dans la chambre il poussa un cri. Une femme à genoux sur une commode, derrière la porte, lui avait assené un coup de chandelier, et fiévreuse, elle grondait :
« L'as-tu reçu, voyou ? »
Le troupier à demi étourdi la coucha en joue, mais gêné par les chaises autour de lui, maladroitement, il la manqua. Presque aussitôt elle fut debout sur le marbre de la commode, très petite, le corps chétif, la crinière pommadée, une vraie toupie à soldats5. Un costume fantaisiste de cantinière, sali, bariolé, trop court, lui donnait un aspect extravagant d'oiseau des îles éclaboussé. Elle avait des bottines en satin cramoisi, à boutons d'or, et des bas noirs sabrés de vert. Au-dessus d'un nez en lame de couteau, ses yeux brillaient dans une couche de fard bleu.
Une rumeur triste s'élevait du corridor. Personne n'osait braver le danger hasardeux couru par le grand troupier. Le silence de la chambre entre-close était effrayant.
Devant une fenêtre dont les rideaux blancs paraissaient jaunes à cause de l'aurore boréale, comme si un large foyer menaçait de les incendier, sept femmes étaient rangées le long d'un canapé tendu de velours vert, serrées les unes contre les autres, épouvantées, dans le clinquant de leurs coiffures et de leurs sales oripeaux. Par un sentiment de terreur folle, on avait allumé toutes les bougies des flambeaux de la cheminée. Un placard bâillait. Le papier rouge de la chambre était croisillé d'or. Deux nudités, sur les murs, montraient des chairs blafardes au milieu d'un fouillis de draperies blanches.
« Mais entrez donc, vous autres ! » cria le grand soldat aux camarades.
Ceux-ci se décidèrent. Un par un, prudemment, ils se faufilaient, s'embarrassaient parmi les meubles épars.
« Vite ! changeons de flingot6 », dit tout à coup le grand soldat, sans se retourner.
Un voisin lui passa son fusil. Alors il ajusta la petite brune sur la commode. Celle-ci le regardait, ne croyant pas qu'il allait tirer, mais le coup partit, et elle tomba sur un fauteuil, avec un choc mou. Les autres, le long du canapé, ne se lamentèrent pas, seulement elles se serrèrent davantage, les yeux troubles d'une résignation abrutie. À présent, il y avait bien une vingtaine de lignards7 échelonnés parmi le désordre.
« Où est le patron ? » demanda Verdier aux femmes. Elles ne répondirent point.
« Où est le patron ? recommença Verdier, la voix plus dure.
– Le patron ? dit une grosse blonde échevelée, toute flasque et nue dans un peignoir de gaze noire.
– Oui, le patron.
– Je ne sais pas, fit-elle, la poitrine molle, l'œil sans regard, en balançant la tête.
– Tu ne sais pas ?… Eh bien ! attrape. »
Il la fusilla. Des coups de feu partirent de tous côtés sur le misérable groupe, le froissèrent, le couchèrent sur le parquet, dans son coin, en un tas où des jupes et des chemises retroussées permirent d'apercevoir les roseurs mortes de ces pauvres corps à trente sous.
On avait obéi à la passion cruelle du moment, à cette envie qui force les gens armés à vouloir se servir de leurs armes.
Cependant, toutes les femmes n'avaient pas été tuées ; il en restait une, si vieille et l'air si respectable, qu'elle aurait pu être la mère du plus âgé des hommes survenus là, dans cette chambre. Elle était tombée à genoux, avait croisé ses mains dans une attitude suppliante, semblait s'être choisi une place, derrière l'hécatombe, afin d'être épargnée ; et elle sanglotait, la poitrine soulevée par un gloussement ridicule. D'un coup de baïonnette, le grand troupier la culbuta sur les reins. Trois fois elle se releva, aussitôt rejetée. Son sang lui coulait du ventre jusqu'aux chevilles, mais elle s'acharnait à vivre ; et pour la quatrième fois, elle venait de se relever devant le placard béant, lorsqu'un nouvel assaut l'y précipita, l'obligeant à crever pliée en deux, les jambes en l'air dans une posture obscène.
Le massacre accompli, on resta tout bête. Quelques hommes se contentèrent de jeter un lent regard sur le grenier désert. Décidément, le chef de la maison avait disparu.
Une griserie lourde achevait de gagner ce monde suffisamment chauffé pour toutes les besognes, pour tous les tumultes. Les fusils tremblaient dans les mains.
Lasse d'inaction, la foule du couloir résolut de s'amuser un peu. On se dégagea le mieux possible, et au risque d'accidents, on cribla les plafonds de balles. Du plâtre tombait, chacun baissait la tête, essayait de se garer, lâchait des rires, tandis qu'une épaisse fumée tourbillonnait.
La chambre des fusillées s'était emplie ; néanmoins on pouvait s'y retourner. Des vapeurs de poudre planaient au-dessus des képis. Un cercle entourait les martyres, les couvait d'un œil excité, jouant à se pousser sur elles, comme des galopins autour d'une flaque de boue.
On ne sait quel étrange et joyeux vacarme s'échappait de la cour. Des soldats ouvrirent plusieurs fenêtres, émus par une curiosité jalouse. Ils furent stupéfaits. Une centaine de camarades étaient là, en train de s'achever, soûls comme des grives, heureux, incapables de gestes, chahutant du képi dans un frémissement clair de baïonnettes. Un vague remous s'était établi au milieu duquel des bouteilles erraient de main en main, s'arrêtaient à des bouches. Le soupirail de la cave, tout noir, lançait mille refrains de caserne. L'énorme coulée du ciel s'était transformée en une nappe vaporeuse d'un rouge que des chauves-souris traversaient de leur vol effarouché. Des coups de feu éclataient encore sur la place par bordées sonores, faisant rêver aux dernières périodes des feux d'artifice, à l'heure où les pétards s'enflamment parmi les nuages de Bengale, devant la balourdise des foules. Quelque chose comme une respiration, au loin, derrière le grouillement d'hommes et de fusils, animait les maisons. Par les rues, des troupeaux d'habitants arrivaient sans cesse, piétinaient, se renseignaient auprès des soldats. La fusillade ne concernant en rien une tentative des Prussiens sur la ville, le reste leur était bien égal.
Néanmoins, au hasard du moment, une conversation ne tarda pas à s'établir entre certains enragés de la cour et les troupiers penchés aux fenêtres du 7, les uns sur le dos des autres, sous une fumée lente qui s'évaporait.
« Eh bien ! l'avez-vous crevé ?
– Qui ?
– Le patron.
– Jamais !… Pas plus de patron que sur la main… Filé, le patron !… Un malin !
– Et les pucelles ?
– Oh ! celles-là… »
Brusquement, les gens de la fenêtre s'interrompirent.
« Tiens !… une bataille !… Kiss ! kiss ! hardi ! hardi ! »
Mais les encouragements cessèrent, quelqu'un avait murmuré : bon sang, un officier !
En effet, sauvegardé par ses galons, énergique et robuste, le lieutenant qui avait fait l'appel dans la chambrée de Joliot, avait fini par se faufiler jusqu'à l'entrée de la cave. Et il tenait un ivrogne à la gorge, criant :
« Misérable ! misérable !… Vous êtes tous des misérables ! »
Le soldat râlait, tirait la langue, se débattait, pendant qu'une dizaine d'hommes autour de lui s'interposaient de la voix.
Un peu plus loin, les pochards continuaient à s'amuser comme si rien de grave ne s'était passé à côté d'eux, jouissant de leur bombance, s'époumonant pour le plaisir. Contre la porte d'entrée, un gaillard, sans cause raisonnable, simplement parce qu'il était soûl, poussait des cris de paon, voulait mettre le feu aux quatre coins de la ville, parlait d'incendier les magasins à fourrage, tout le bataclan, et l'on commençait à l'écouter sérieusement, quand un coup de feu partit soudain d'une fenêtre, frappa l'officier du haut en bas, lui troua le crâne. On le vit rester un instant debout, balbutier :
« Cochons !… Oh ! les cochons !… Mourir comme ça ! »
Du sang lui coulait sur la figure, puis lentement il s'affaissa, blême, jusqu'à la minute où il disparut dans un ouragan d'épaules, lui et son suprême regret de ne pas être tué à l'ennemi.
La fusillade roulait toujours à travers la maison. Une atmosphère de meurtre, un souffle de destruction échauffaient les têtes. Des artilleurs lâchèrent tous les chevaux du train, et ceux-ci parcoururent la ville en troupe hennissante, tantôt battant les pavés dans un tourbillon d'étincelles, tantôt bouleversant la place d'armes où ils apportaient l'affolement de leur libre galop. De tous côtés, les clairons sonnaient, les trompettes8 groupés devant la grille de la caserne s'entouraient de fanfares joyeuses. Des cabarets s'étaient ouverts et des cohues les avaient envahis. La ville appartenait aux soldats ; on avait déserté les postes, abandonné les guérites9, ouvert la prison. Chassés par les sinistres fumisteries de la garnison en goguette10, les habitants regagnaient leurs lits, se demandant : Comment tout cela va-t-il finir ? De rares coups de fusil éclataient encore, au hasard des fonds de giberne11.
C'est alors que les officiers se séparèrent. Ils s'étaient rejoints chez le commandant de place, une heure auparavant.
« Que faut-il faire ? avaient-ils demandé.
– Rien, avait répondu celui-ci. Nous avons besoin du troupier. »
Et comme on échangeait des poignées de main, au moment de se quitter, sous l'aurore dont il ne restait plus qu'une longue tache pâle, en face de la consternation générale, il eut un petit rire sarcastique dans ses moustaches blanches.
« Vous ne savez pas ? dit-il… Eh bien ! laissons passer une huitaine de jours, vous verrez qui regrettera l'affaire de cette nuit… Plus bêtes que des enfants tous ces clampins-là12 !… Ils ont brisé leur joujou. »