1. Six écrivains naturalistes : le groupe de Médan

La « petite bande de Médan »

La naissance des Soirées selon Maupassant

La publication des Soirées de Médan, le 17 avril 1880, fut accompagnée d'une brève campagne destinée à faire connaître le recueil. Dans Le Gaulois du 17 avril 1880, Maupassant publia un article demeuré célèbre, dans lequel il retraçait, à sa manière, la naissance des Soirées, et donnait un aperçu de la vie quotidienne des écrivains réunis à Médan autour de Zola. Les circonstances réelles de publication du recueil ne correspondent pas à ce qu'il décrit : Maupassant, à travers ce récit, s'attache d'abord à construire un mythe1.

Nous nous trouvions réunis, l'été, chez Zola, dans sa propriété de Médan.

Pendant les longues digestions des longs repas (car nous sommes tous gourmands et gourmets, et Zola mange à lui seul comme trois romanciers ordinaires), nous causions. Il nous racontait ses futurs romans, ses idées littéraires, ses opinions sur toutes choses. Quelquefois il prenait un fusil, qu'il manœuvrait en myope, et tout en parlant, il tirait sur des touffes d'herbes que nous lui affirmions être des oiseaux, s'étonnant considérablement quand il ne retrouvait aucun cadavre.

Certains jours on pêchait à la ligne. Hennique alors se distinguant, au grand désespoir de Zola, qui n'attrapait que des savates.

Moi, je restais étendu dans la barque la Nana, ou bien je me baignais pendant des heures, tandis que Paul Alexis rôdait avec des idées grivoises, que Huysmans fumait des cigarettes, et que Céard s'embêtait, trouvant stupide la campagne.

Ainsi se passaient les après-midi ; mais, comme les nuits étaient magnifiques, chaudes, pleines d'odeurs de feuilles, nous allions chaque soir nous promener dans la grande île en face.

Je passais tout le monde dans la Nana.

Or, par une nuit de pleine lune, nous parlions de Mérimée1, dont les dames disaient : « Quel charmant conteur ! » Huysmans prononça à peu près ces paroles : « Un conteur est un monsieur qui, ne sachant pas écrire, débite prétentieusement des balivernes. »

On en vint à parcourir tous les conteurs célèbres et à vanter les raconteurs de vive voix, dont le plus merveilleux, à notre connaissance, est le grand russe Tourgueniev2, ce maître presque français ; Paul Alexis prétendait qu'un conte écrit est très difficile à faire. Céard, un Sceptique, regardant la lune, murmura : « Voici un beau décor romantique, on devrait l'utiliser... » Huysmans ajouta : « ... en racontant des histoires de sentiment ». Mais Zola trouva que c'était une idée, qu'il fallait se dire des histoires. L'invention nous fit rire, et on convint, pour augmenter la difficulté, que le cadre choisi par le premier serait conservé par les autres, qui y placeraient des aventures différentes.

On alla s'asseoir, et, dans le grand repos des champs assoupis, sous la lumière éclatante de la lune, Zola nous dit cette terrible page de l'histoire sinistre des guerres, qui s'appelle « L'attaque du moulin ».

Quand il eut fini, chacun s'écria : « Il faut écrire cela bien vite. »

Lui se mit à rire : « C'est fait. »

Ce fut mon tour le lendemain.

Huysmans, le jour suivant, nous amusa beaucoup avec le récit des misères d'un mobile sans enthousiasme.

Céard, nous redisant le siège de Paris, avec des explications nouvelles, déroula une histoire pleine de philosophie, toujours vraisemblable sinon vraie, mais toujours réelle depuis le vieux poème d'Homère. Car si la femme inspire éternellement des sottises aux hommes, les guerriers, qu'elle favorise plus spécialement de son intérêt, en souffrent nécessairement plus que d'autres.

Hennique nous démontra encore une fois que les hommes, souvent intelligents et raisonnables, pris isolément, deviennent infailliblement des brutes, quand ils sont en nombre. – C'est ce qu'on pourrait appeler : l'ivresse des foules. – Je ne sais rien de plus drôle et de plus horrible en même temps que le siège de cette maison publique et le massacre des pauvres filles.

Mais Paul Alexis nous fit attendre quatre jours, ne trouvant pas de sujet. Il voulait nous raconter des histoires de Prussiens souillant des cadavres. Notre exaspération le fit taire, et il finit par imaginer l'amusante anecdote d'une grande dame allant ramasser son mari mort sur un champ de bataille et se laissant « attendrir » par un pauvre soldat blessé. – Et ce soldat était un prêtre.

Zola trouva ces récits curieux et nous proposa d'en faire un livre3.

Le témoignage d'Alexandrine Zola

Alexandrine Zola, l'épouse de l'écrivain, fut sans conteste l'une des figures centrales de Médan. Dans un entretien publié quelques années après la mort de Zola en 1902, elle se remémore l'époque des Soirées et évoque la « petite bande de Médan » :

Ah ! que Médan était gai dans ce temps-là ! Maupassant animait la maison de son activité joyeuse. J'entends encore ses coups de carabine qui ne finissaient pas de se succéder dans le jardin. On le taquinait sur ses succès dans le monde. C'était un sujet de plaisanteries intarissables. Il se laissait faire, riant beaucoup et se défendant de bonne grâce. Comme il était alors grand amateur de canotage, c'est lui qui fut chargé de nous acheter notre premier bateau, une barque bien popote, une barque de famille, qui reçut un nom assez mal approprié : Nana.

Céard nous ravissait par la finesse de son esprit. Je vous l'ai dit, mon mari l'aimait beaucoup, et lui-même était alors tout à fait charmant, très tendre, très affectueux, oui, très affectueux.

Huysmans nous attachait par ses causeries érudites entremêlées de drôleries et de jolis traits d'observation.

Hennique nous apportait des perroquets, des oiseaux qu'un de ses frères lui envoyait du Sénégal, et nous parlait de son chat qu'il adorait et qu'il avait appelé « Gueule d'Or1 ».

Alexis était de tous le plus paisible. Il n'aimait pas la hâte, la bousculade et nous amusait beaucoup par l'impossibilité où il était d'être exact aux heures des repas. Mon mari le grondait quelquefois de sa nonchalance. Pendant les longs séjours qu'Alexis faisait à Médan, il lui permettait, par une exception qu'il n'a jamais renouvelée pour personne, d'écrire auprès de lui, sur la grande table de l'atelier. Il espérait l'exciter au travail par son exemple. Car il agissait ainsi avec une sollicitude toute paternelle avec ses amis, qui étaient pour la plupart plus jeunes que lui d'une dizaine d'années.

Quelle bonne vie nous menions alors !

Nous allions souvent en promenade dans l'île. On y déjeunait quelquefois. Mon mari même ces jours-là ne nous rejoignait jamais avant le moment du repas, car, qu'il y eût du monde ou qu'il n'y en eût pas, et quelque projet de partie que nous eussions formé, il ne manquait jamais à son travail. À 9 heures, il entrait dans son cabinet et lisait tout d'abord les journaux. Vers 10 heures, il prenait la plume et ne quittait sa table qu'à une heure, après avoir couvert environ quatre ou cinq feuillets de son écriture serrée. C'est alors seulement que nous le retrouvions2.

Petits portraits entre amis

Alors que les journalistes redoublaient d'efforts pour attaquer les écrivains naturalistes, ceux-ci n'hésitèrent pas à faire dans la presse leur éloge mutuel. Ces témoignages amicaux, outre qu'ils nous renseignent sur le tempérament et le style des six écrivains, laissent entrevoir l'opinion, parfois défavorable, que les critiques portaient sur certains d'entre eux.

Zola vu par Céard

Au milieu de ces souvenirs d'art heureux et d'accueillante littérature, M. Émile Zola a posé la maison modeste d'abord, puis, chaque année, augmentée avec le succès, où s'écrit le meilleur de son œuvre, où se révèle un individu qu'en dépit de dix ans de notoriété, Paris ne connaît pas. Car il y a plusieurs Zola. De même que ses portraits photographiques, exécutés à différentes époques, le représentent avec une physionomie d'une déconcertante variabilité, de même, il y a chez lui plusieurs types sociaux. On connaît le Zola bastionné, le Zola armé en guerre des polémiques et des journaux ; on connaît le Zola défensif et réservé des premières représentations, des salons et des dîners publics ; mais ce que le monde ignore, c'est le Zola chez lui, le Zola retiré des batailles théoriques, le Zola libre des conventionnelles entraves de la société, le Zola laissant vagabonder sa parole, rire sa fantaisie et s'épancher son cœur. Il a pu dire de lui qu'il ne savait point être éloquent, on a pu imprimer qu'il manquait d'esprit. Demandez à Goncourt, demandez à Daudet, demandez à tous ceux qui l'ont vu à Médan : ceux-là vous apprendront combien les appréciations de Paris sur Zola deviennent fausses, loin des hypocrisies galantes, loin des tables de café, des bureaux de rédaction, au milieu du laisser-aller des amitiés et de l'indépendance de la campagne. Oui, certes, il est éloquent quand il raconte sans amertume les noires journées de sa jeunesse pleine de misère et d'espérance ; il est spirituel quand il raconte ces événements de 1870 dont il a vu à Marseille et à Bordeaux la navrante tragi-comédie1 ; éloquent et spirituel quand il juge les faits et apprécie les hommes, avec une bonhomie à la fois insinuante et bourrue qui fait songer au comique cruel et pincé de certains personnages de Molière, à la gouaillerie machiavélique et souriante du Père Grandet, dans Balzac. Beaucoup, dans la presse, aux heures des vives discussions et des dures ripostes, ont ressenti les atteintes de ce bon sens, tout ensemble acéré et contondant, de cette ironie à la cuisante indulgence, et c'est merveille que la critique ne les ait jamais signalées, car ils éclatent encore et se montrent en maintes pages des livres du romancier. Que de fois il leur a donné corps dans les personnages de ses romans, et parmi ces personnages, combien d'entre eux, dont la nomenclature serait à la fois trop longue et trop facile, ne sont qu'une représentation méconnue de son individu intime et la pseudonyme mise en scène de son être moral2.

Maupassant vu par Huysmans

J'ai connu Guy de Maupassant par Alexis qui l'amena, un soir, à un dîner où figuraient également Hennique et Céard. Depuis nous nous revîmes chez Flaubert et chez Zola, qui aimaient beaucoup ce jeune homme si franc d'allures, si bon garçon et si gai.

Puis vinrent Les Soirées de Médan où il donna la perle du volume, son petit chef-d'œuvre « Boule de Suif » ; nos relations se serrèrent. Nous nous réunissions tous, Alexis, Céard, Hennique, Maupassant et moi, une fois par semaine, dans une extraordinaire gargote de Montmartre où l'on buvait un reginglat1 terrible. C'était exécrable et c'était périlleux, mais je ne sais pas si, les uns et les autres, nous avons jamais si joyeusement mangé. Maupassant était l'âme de ces fêtes. Il y apportait la bonne humeur de ses histoires cocasses, la bonne franquette de sa gaieté, et, ce qui valait mieux encore, sous une apparence de je m'enfoutisme, une très cordiale et très sûre affection ; et dans le monde des Lettres, où les crics sont sinueux et durs, je ne connais pas un seul des amis de Maupassant qui puisse relever contre lui la moindre méchanceté, la moindre vilenie ; il est un des seuls auxquels on puisse rendre cette justice, sincèrement, nettement, sans même recourir à l'indulgent effort d'une amitié qui date2.

Huysmans vu par Zola

On vous a dit, par exemple, que le romancier Huysmans était un écrivain de la dernière grossièreté, piquant de sa plume les immondices de la langue, se plaisant dans tout ce que l'art a de plus crapuleux. On vous l'a montré coiffé d'une casquette, vêtu d'une blouse sale, vidant les fosses de la littérature. Dans tout le roman des Sœurs Vatard, on n'a vu que les fameuses « pisses de chat » qui se trouvent à la troisième ou quatrième page ; pas un critique n'est allé plus loin, et tous se sont répétés. La légende s'est faite. Huysmans – excusez le mot – écrit comme un cochon.

Eh bien ! il arrive que justement Huysmans est un raffiné de la langue, un des stylistes les plus précieux, les plus délicats que nous ayons. Il a outré encore le rendu intense de ses aînés, il est allé plus avant dans la curiosité des tournures, dans la vie tourmentée des images, dans la traduction nerveuse des choses et des êtres. Voilà les beaux coups de notre critique ; à chaque pas, elle se casse le nez ; quand elle déclare : « Cet homme ne sait pas écrire », dites-vous immédiatement : « Diable ! voilà un fin styliste1 ! »

Céard vu par Zola

Avec Henry Céard, nous entrons en pleine psychologie. C'est le produit d'une race différente, c'est un crâne d'une autre structure. Il peut avoir avec Huysmans une instruction commune, des lectures et des conversations qui les ont rapprochés ; leurs tempéraments n'en restent pas moins très distincts, presque opposés.

Céard est un enfant de Paris, grandi dans le calme d'une famille bourgeoise, venue de province avant sa naissance. Pendant quelque temps, il a fait de la médecine. Il a été touché par la science, il en a gardé un besoin de logique, tout en montrant un fond de scepticisme sur la certitude des vérités acquises. C'est un observateur et un expérimentateur qui considère la méthode scientifique comme la seule digne d'un esprit raisonnable, mais qui s'attend aux déconvenues et qui doute fort du bonheur final de l'humanité. Il y a là un trait général de sa génération : nos sciences commençantes font des sceptiques, mais des sceptiques braves, décidés à aller jusqu'au bout des faits1.

Hennique vu par Huysmans

Après La Dévouée, qui remua la stagnante inertie des Lettres, Hennique inséra dans Les Soirées de Médan « L'attaque du Grand 7 », des souvenirs de la guerre de 1870, tumultueux et horribles, largement brossés, sabrés à grands coups comme les bas de l'une des femmes du Grand 7, de tons vifs. Cette nouvelle est certainement l'une des plus pressantes et des plus tenaces de ce livre, qui n'attendit point les soi-disant vaillances des cavaleries centre-gauche de l'époque actuelle pour frapper avec acharnement dans les ridicules futaies du chauvinisme. Au reste, dans ce genre elliptique et prompt de la nouvelle, enlevée en vivante anecdote, Hennique domine1.

Paul Alexis vu par Zola

Le talent de Paul Alexis est là, dans une sensation très développée. C'est un sensitif qui a besoin d'avoir été ébranlé pour rendre. Il s'analysera lui-même, il analysera les personnes qu'il a coudoyées, avec une pénétration, une souplesse et une abondance tout à fait remarquables ; tandis qu'il hésitera et fera moins bon, s'il cherche à bâtir, en dehors de ce qu'il a vu ou éprouvé. J'insiste, parce que cette question du tempérament classe presque toujours un écrivain. Et, d'ailleurs, mon intention première a été de montrer quels fossés il y a entre ces jeunes romanciers, venus des quatre points cardinaux, et qu'on s'obstine à mettre en tas, pour le plaisir de les « blaguer »1.